La
finance, la mondialisation et les multinationales ont instauré ce que Jean Ziegler
appelle « l'ordre cannibale du monde ».
Vandana
Shiva, physicienne
nucléaire indienne, militante des droits de l'Homme et écologiste
de rang international, n'hésite pas à déclarer :
« Aujourd'hui, la démocratie est morte ». La
scientifique indienne dénonce aussi les brevets sur le vivant :
« Le
fait qu'il soit possible de breveter des formes de vie modifiées
soulève de nombreuses questions politiques non résolues au regard
de la propriété et du contrôle des ressources génétiques. En
effet, en manipulant des formes de vie, on ne part pas de zéro, mais
d'autres formes de vie qui appartiennent à des tiers, peut-être en
vertu d'un droit coutumier. Deuxièmement, la manipulation génétique
ne crée pas de nouveaux gènes, mais déplace simplement des gènes
qui préexistent dans les organismes. En attribuant de la valeur à
ces gènes à travers le système des brevets, on franchit un pas
dangereux en matière d'accès aux ressources génétiques.
Donner
de la valeur aux gènes en les brevetant est un non-sens du point de
vue biologique. Des organismes complexes qui ont évolué au cours
des millénaires dans la nature, grâce aussi aux efforts des
paysans, nomades et guérisseurs du tiers monde sont décomposés en
parties et traités comme de simples apports à la manipulation
génétique. Breveter des gènes aboutit ainsi à la dévalorisation
de formes de vie en les réduisant à leurs parties constitutives et
en permettant leur possession répétée comme bien privé. Ce
réductionnisme et cette fragmentation peuvent servir les intérêts
commerciaux, mais ils violent l'intégrité de la vie au même titre
que le droit de propriété collectif des peuples du tiers monde. Ce
sont ces notions erronées en matière de ressources génétiques et
de leur contrôle via la législation sur la propriété
intellectuelle qui sont à l'origine des «bio-conflits» à la FAO
et des guerres commerciales au GATT. Des pays comme les États-Unis
utilisent le commerce comme un moyen pour imposer leur législation
en matière de brevets et de propriété intellectuelle aux nations
souveraines du tiers monde. Les États-Unis accusent les pays du
tiers monde de «pratiques commerciales déloyales» dès que ceux-ci
refusent d'adopter le droit américain en matière de brevets qui
accorde des droits monopolistiques sur des formes de vie. Or, ce sont
les États-Unis qui ont des pratiques commerciales déloyales au
regard de leur utilisation des ressources génétiques du tiers
monde. Les États-Unis ont pris librement la diversité biologique du
tiers monde pour réaliser des bénéfices se chiffrant par millions
de dollars sans rétrocéder le moindre dollar aux pays du tiers
monde, propriétaires d'origine du plasma germinatif. Une variété
sauvage de tomates (Lycopersicon chomrelewskii) prélevée au
Pérou en 1962 a rapporté 8 millions de dollars par année au
conserveries américaines grâce à une meilleure concentration en
solides solubles. Or, aucun profit ou bénéfice n'a été partagé
avec le Pérou, source originale du matériel génétique.
Selon
Prescott-Allen, les variétés sauvages ont rapporté 340 millions de
dollars par année entre 1976 et 1980 au secteur agricole américain.
La contribution totale du plasma germinatif sauvage à l'économie
américaine s'est montée à 66 milliards de dollars, soit une somme
supérieure au total de la dette internationale combinée du Mexique
et des Philippines. Ce matériel sauvage «appartient» aux États
souverains et à des gens du pays.
La
plupart des pays du tiers monde considèrent les ressources
génétiques comme un patrimoine collectif. La majorité d'entre eux
n'a pas inclus les animaux et les plantes dans le système des
brevets jusqu'à ces derniers temps où l'avènement des
biotechnologies a bouleversé la notion de propriété de la vie.
Avec les nouvelles bio-technologies, la vie est un bien qu'on peut
posséder. Le potentiel inhérent dans la manipulation génétique
réduit l'organisme à ces composantes génétiques. Des siècles
d'innovations sont totalement dévalorisées afin d'accorder des
droits monopolistiques sur des formes de vie à ceux qui manipulent
les gènes à l'aide de nouvelles technologies en plaçant leur
contribution au dessus de tous les efforts intellectuels que des
générations de paysans du tiers monde ont accomplis pendant plus de
dix mille ans en matière de conservation, d'élevage, de
domestication et de développement de ressources génétiques
végétales et animales. Ainsi que Pat Mooney l'a dit «l'argument
selon lequel la propriété intellectuelle est seulement
reconnaissable lorsqu'elle s'exerce dans un laboratoire par des gens
vêtus de blouses blanches est une vision fondamentale-ment raciste
du développement scientifique.»
Deux
préjugés sont inhérents à cet argument. Tout d'abord que le
travail des paysans du tiers monde est sans valeur tandis que le
travail des scientifiques occidentaux ajoute de la valeur.
Deuxièmement, que la valeur ne se mesure que sur le marché. Or, il
est admis que le changement total introduit par les paysans au cours
des millénaires est infiniment supérieur à celui qui a
résulté ces cent ou deux cents dernières années des efforts plus
systématiques fondés sur la science. Les phytobiologistes ne sont
pas les seuls producteurs d'utilité dans les semences.
Cette
utilité des semences paysannes et tribales a une valeur sociale et
écologique élevée, même si aucune valeur marchande ne s'y
rattache. Les critères d'assignation de valeur propres à l'économie
de marché ne sauraient justifier que l'on refuse d'accorder de la
valeur aux semences produites par les paysans ou issues de la nature.
Le procédé dénote davantage les failles de la logique du marché
qu'il ne caractérise le statut des semences ou le niveau
d'intelligence des paysans.
Aucune
raison épistémologique ne justifie que l'on considère certains
plasmas germinatifs comme étant sans valeur et appartenant au
patrimoine commun alors que d'autres sont traités de biens marchands
et de propriété privée. Cette distinction n'est pas fondée sur la
nature du plasma germinatif, mais sur la nature du pouvoir politique
et économique. »
Vandana Shiva
La
vie n'est pas une marchandise
La
dérive des droits de propriété intellectuelle
Jusqu'aux
années 1980, seuls les déposants et les examinateurs d'une demande
de brevet, ainsi que leurs avocats, se préoccupaient de la propriété
intellectuelle des inventions, alors essentiellement des machines et
des produits chimiques. Deux événements ont transformé la question
des brevets en un enjeu politique crucial. Le premier a été la
décision de la Cour suprême des États-Unis de traiter la vie comme
une invention et, par conséquent, de permettre à l'Office des
brevets de ce pays d'accorder des brevets sur le vivant. Le second a
été l'insertion par les États-Unis des droits de propriété
intellectuelle (DPI) dans l'Accord général sur les tarifs douaniers
et le commerce (GATT). Les brevets sur les formes de vie découlant
de la biotechnologie ont engendré des conflits d'ordre moral,
écologique, économique et politique. Très souvent, ce sont le
savoir indigène et les innovations traditionnelles qui font l'objet
de ces brevets détenus par des multinationales. Ces brevets servent
de mécanisme de contrôle aussi bien des matières premières que
des marchés du tiers-monde.
Vandana
Shiva dirige la Fondation de recherches pour les sciences, la
technologie et l'écologie. Parmi ses nombreux livres, mentionnons,
traduits en français, La
guerre de l'eau
(Parangon), Le
terrorisme alimentaire
(Fayard) et La
biopiraterie ou le pillage de la nature et de la connaissance
(Alias etc.). Elle est également rédactrice en chef adjointe de la
revue The Ecologist.
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