samedi, août 11, 2012

Société & psychose maniaco-dépressive





La caractéristique même de notre humanité est que nous ne sommes pas seulement des mammifères fonctionnels, animaux dotés de besoins de conservation et de reproduction auxquels on aurait rajouté une couche de rationalité. L'élément même qui fait notre humanité, la conscience de la mort, change y compris dans notre rapport aux besoins. Certes, nous restons des mammifères et en tant que tels si nous arrêtons de respirer, de nous nourrir, de boire, de nous vêtir, etc., nous nous mettons en danger. Mais alors que nous répondons à ce qui est stricto sensu de l'ordre des besoins vitaux, la conscience de la mort crée en nous une autre énergie, une énergie de vie, et plus seulement de survie, qui est l'autre nom du désir — ou son double, l'angoisse. Or, le terrain du désir est beaucoup plus difficile à traiter que celui des besoins. En effet, le besoin est autorégulé par la satisfaction — une fois que je n'ai plus faim, même si l'on m'emmène dans le plus grand restaurant de la ville, il y a un moment où je ne pourrai plus manger; le désir lui, comme il se situe sur l'axe du rapport vie/mort, est par nature illimité. Si ce désir est orienté uniquement sur l'avoir, on finit par croire que la façon de lutter contre la mort est d'acquérir plus de richesses monétaires, de pouvoir de domination sur autrui, de gloire, etc. Trouvant dans ces agissements trompeurs un moyen de compenser sa dépression intérieure, on entre en vérité dans un processus de toxicomanie au sens propre du terme.

Car il s'agit bel et bien d'une dépression, l'individu rejoignant alors le cas de figure qu'évoquait Alexander Lowen, à fond de cale. Percevant autrui comme une menace, un rival ou un compétiteur permanent, il vit non seulement dans la dépression et la solitude, mais également dans l'angoisse du non-sens puisque son modèle de développement, un capitalisme forcené, le force à un projet de vie d'une extraordinaire superficialité et pauvreté, dont le discours économique et médical dominant se caractérise par la sentence suivante: « La vie est un combat et la mort est un échec. » Il a conscience qu'il doit ainsi passer une quinzaine d'années à se préparer à être producteur compétitif, puis les vingt ans suivants à produire, à être finalement condamné à s'installer dans ce qui sera l'échec final de la mort, elle-même préparée par le naufrage de la vieillesse et anticipée par une retraite, au sens plutôt militaire du terme. Sacrée perspective, n'est-ce pas? Comment voulez-vous que les personnes et les collectivités auxquelles on propose un tel projet de vie et qui n'ont pas d'espace public pour en débattre ne soient pas dans une profonde dépression ? Si la nature des produits censés compenser cette torpeur se situe simplement dans l'ordre de l'avoir, on ne fait qu'entretenir le couple dépression/excitation, autrement appelé sur le plan personnel la psychose maniaco-dépressive... Celle-ci n'est pas seulement une pathologie individuelle, mais fonde le mal-développement de nos sociétés.

Il n'est pas surprenant que cette psychose maniaco-dépressive produise ses effets les plus impressionnants et les plus dangereux dans l'économie financière. Dans une salle de marchés, le phénomène excitation/dépression est majeur. Lors du krach de 1987, le Wall Street Journal titrait dans son éditorial: « Wall street ne connaît que deux sentiments, l'euphorie ou la panique. » Cette dépression ne doit pas être prise au sens économique du terme, mais psychique, spirituel, affectif, celle-là même qu'en 1930, Freud a décrite dans son Malaise dans la civilisation. C'est Thanatos par rapport à Éros, mais c'est aussi la dépression que Keynes appréhende dans ses Essais sur la monnaie et l'économie où, dessinant dans une vision absolument prophétique ses Perspectives économiques pour nos petits-enfants, il affirme que si nous n'avons pas une mutation culturelle qui soit à la hauteur de la mutation technique économique qui nous a faits rentrer dans le règne de l'abondance, nous allons vers une dépression nerveuse généralisée. Keynes prend l'exemple des catégories aisées et oisives qui, ne sachant plus répondre à cette question centrale, « que faisons-nous de notre vie ? », stagnent dans la dépression qu'ils neutralisent par de l'excitation à travers l'accaparement et la domination — modalités somme toute classiques chez les riches et les puissants. On retrouve ici la profonde justesse de la phrase de Gandhi, prononcée dans les années cinquante et toujours d'actualité: « Il y a assez de ressources sur cette planète pour répondre au besoin de tous, mais il n'y en a pas assez pour répondre au désir de possession de chacun. »

Traiter la question du mal-développement ne Consiste donc plus seulement à savoir comment des pays dits sous-développés ou en voie de développement rattraperaient le niveau de croissance des .pays supposés développés. C'est tout autant la question de l'aggravation du sous-développement de notre propre modèle, notamment affectif, éthique et spirituel qui doit être posée. Du terme spirituel, je n'entends guère de sens religieux, mais le fait que les individus sont, avant tout, des êtres de conscience et d'esprit. Leur élévation dépend d'ailleurs moins de la pratique savante ou non de leur foi (on sait d'ailleurs les terribles répercussions qu'elle peut avoir sur l'humanité) que d'un retour vers la tolérance et le respect de l'autre. Si l'on ne crée pas des conditions pour que le débat pluraliste sur le sens que nous donnons à nos vies soit alimenté, nous sommes nécessairement voués à une formidable insatisfaction où seront accumulés le sous-développement affectif — la peur de la solitude — et le sous-développement éthique et spirituel — la peur même que nos existences soient un pur non-sens.

Patrick Viveret

Illustration :

mercredi, août 08, 2012

Le Golem





L’œuvre de Meyrink pose toutes sortes de problèmes au spécialiste des doctrines et des pratiques dites « occultes » ; il est facile de se rendre compte que toutes sortes de traditions secrètes s'y sont rencontrées : la Kabbale juive, tout d'abord, qui était alors très répandue dans le Ghetto de Prague — ce quartier si mystérieux rassemblé autour de la vieille synagogue et du cimetière israélite, où se trouve la tombe du rabbin Lôw, le constructeur du légendaire Golem ; l'alchimie aussi mais, aussi, d'autres doctrines, plus troubles, empruntées à la Théosophie de Mrs Besant, à l'enseignement de l'initié hindou Ramana Maharishi (le maître de Paul Brunton) et à certaines loges paramaçonniques se réclamant de l'ésotérisme égyptien.

Le Pr Scholem a reproché à Meyrink son syncrétisme, préjudiciable, à ses yeux, à la pureté de la tradition rabbinique, mais il reconnaît, néanmoins, le grand intérêt « occulte » du roman « Le Golem ». […]

« Le Golem » est, de tous les ouvrages de Meyrink, le plus célèbre et, sans conteste, l'un des plus fascinants. Trois artistes se sont essayés à l'illustrer : Hugo Steiner, Fritz Schwimheck, Alfred Kubin. Il a fait l'objet d'une traduction française remarquable.

« Le Golem » peut, si l'on veut, être rangé parmi les chefs-d’œuvre de l'expressionnisme ou, encore, du « réalisme magique » ; mais c'est, en fait, un roman inclassable, dont l’originalité est éclatante ce roman est une vaste épopée du Ghetto de Prague, où le réalisme, la satire sociale, le mystère, l'insolite se mêlent à l'analyse psychologique et, même aux expériences mystiques. Réalité et irréalité s'interpénètrent sans cesse : au réalisme le plus décidé, le plus cruel, se mêlent des visions, des rêves, des illuminations qui sont la synthèse d'éléments mystiques juifs, slaves, germaniques et, même « égyptiens ».

La légende du rabbin de Prague et de son « Golem », cet homme artificiel formé d'argile et animé à l'aide de formules kabbalistiques, n'est que le prétexte de l'ouvrage : le « Golem » du chef-d’œuvre de Meyrink n'est pas, en fait, cette sorte de statue animée : le « Golem » de Meyrink c'est, d'une part, une sorte de « Matérialisation », d'égrégore de l'âme collective du Ghetto ; c'est, d'autre part, le « double » du héros : il permet à Pernath de prendre conscience de la nécessité de purifier, de « délivrer » son moi singulier. Meyrink a voulu montrer que le but à rechercher par l'initié. est d'être un citoyen des deux mondes — un homme qui, tout en vivant ici-bas, participe à l'au-delà.

Toute l'action du « Golem » — et Dieu sait qu'elle est complexe, entrecroisée d'intrigues amoureuses, financières, policières ! — se déroule à Prague, et le vieux Ghetto de cette merveilleuse cité, les vieilles ruelles pleines de mystère y sont décrits avec un réalisme hallucinant. Mais, chez Meyrink, Prague n'est pas seulement la cité de ce nom : c'est un lieu sacré, un lieu d'initiation ; « Le Golem » décrit, en même temps que les aventures d'Athanase Pernath dans le vieux Prague, les pérégrinations de Gustav Meyrink dans les secrets de l'âme ; Prague devient un gigantesque symbole. destiné à montrer à l'initiable la voie qui mène à l'éducation supérieure de l'âme. On peut rappeler, à ce propos, qu'il existe une Égypte mythologique, avec ses villes et ses sanctuaires — une sorte de « double » céleste de l’Égypte terrestre. On retrouve d'ailleurs de telles « géographies mythiques » dans toutes les traditions ésotériques (à commencer par la « Jérusalem céleste » de saint Jean).

Par ailleurs, le Ghetto de Prague n'est pas, dans le roman de Meyrink une réalité passive : c'est un véritable être collectif. Les vieilles maisons, les vieilles ruelles semblent dotées d'une vie louche et inquiétante :

« J'eus l'impression, remarque le héros au chapitre IV (« Prague »), que toutes les maisons se raidissaient devant moi, avec de perfides visages pleins d'une méchanceté indicible. Les portes : des gueules béantes et noires, auxquelles manquait la langue. Des gorges qui à chaque instant pouvaient jeter un cri strident, si perçant, si haineux, qu'il devait causer l'effroi jusqu'au plus profond de notre être ». […]

L'un des thèmes favoris de Meyrink est le sommeil dans lequel vit l'âme qui n'a pas encore été illuminée. Voici, à cet égard, les paroles que le romancier met dans la bouche de l'archiviste Chemajah Hillel, initié aux secrets de la Kabbale :

« Lorsque l'homme se lève de son lit, il croit avoir secoué le sommeil sans savoir qu'il devient la proie de ses sens et la victime d'un sommeil nouveau, plus profond encore que le précédent, auquel il a échappé. Il n'existe qu'un vrai état de veille, celui duquel tu t'approches maintenant ».

Le chapitre IX, « Spectres », est l'un des plus profonds, des plus significatifs de tout le livre. On y voit Maître Pernath parvenir, à la suite de pérégrinations souterraines (le labyrinthe joue, ne l'oublions pas, un rôle dans beaucoup de légendes initiatiques), dans la chambre secrète à la fenêtre grillagée. Le héros y découvre les vêtements du Golem, et un vieux jeu de Tarots. Survient alors l'une des scènes les plus extraordinaires, au cours de laquelle l'une des cartes du jeu de tarots — le Pagad — devient le « double » du héros :

« Je restai là accroupi, des heures et des heures — immobile — dans mon coin, le squelette raidi par le froid avec des habits étrangers et moisis. Et lui vis-à-vis : moi-même ».

Le thème du « double » se retrouvera au chapitre XIX, quand Pernath, sorti de prison, retrouve le Ghetto bouleversé par la pioche des démolisseurs :

« ...je me retournai tout à coup et : MON IMAGE SE TROUVAIT SUR LE SEUIL, MON SECOND MOI, DANS UN MANTEAU BLANC, UNE COURONNE SUR LA TETE ».

Au même chapitre se retrouve le symbolisme du Pendu :

« Je veux sauter sur le barreau de la grille, la manque, perds l'appui de la corde. Un instant je reste suspendu, la TÊTE EN BAS, LES JAMBES CROISEES, entre le ciel et la terre ».

Dans un article, Réflexions sur les Tarots et essai d'interprétation (1956), notre ami Louis Bresson fait remarquer à propos de l'arcane XII, le Pendu, symbole du Sacrifice initiatique :

« C'est cette vie active ou tout au moins la primauté de cette vie, qu'il abandonne dans son sacrifice volontaire, symbolisé par les jambes croisées en forme de quatre, signe astrologique de Jupiter, dispensateur des biens matériels ».

Pour Meyrink, porte-parole de toutes les traditions initiatiques, l'homme ordinaire n'est pas libre :

« Un noir soupçon me prit alors : n'en serait-il pas de nous, simples mortels, comme des papiers ? Peut-être qu'un vent insaisissable nous pousse ça et là et détermine nos actions, tandis que, dans notre naïveté, nous croyons dépendre de notre propre et libre arbitre. Si en nous la vie n'était autre chose que le tourbillon énigmatique d'un vent ? ». Et la rançon de la Connaissance, c'est la haine, la jalousie des profanes : voyez le passage où Pernath, revêtu des vêtements du Golem est poursuivi par la foule haineuse et terrifiée.

La Kabbale indique la clef du salut, mais, cette clef, chacun doit la découvrir par soi-même :

« Pensez-vous donc, remarque l'archiviste Hillel que nos écrits juifs soient mis en consonnes simplement par bon plaisir ? — Chacun doit soi-même trouver les voyelles mystérieuses qui, à lui seul, révèle le sens exact — le mot vivant ; ne doit pas se figer en dogme mort ».

Cette vérité est corroborée par le Tarot. Et Meyrink, pour mieux préciser sa pensée, nous rappelle une vieille légende des rabbins kabbalistes :

« La tradition raconte que trois hommes descendirent un jour dans le royaume des ténèbres ; l'un devint fou, le second aveugle ; seul le troisième, Rabbi ben Akiba, revient sain et sauf à la maison et dit qu'il se serait rencontré lui-même ».

Le « second moi », symbolisé par le Golem, est comme le leitmotiv de tout le roman :

« Elle [la feue épouse de l'archiviste Hiller] se disait fermement convaincue qu'il [le Golem] avait été sa propre âme, laquelle, échappée de son corps, lui avait fait face un instant et l'aurait fixée avec les traits d'une personne étrangère ».

L'initiation fait de l'homme un être différent de ses semblables, séparé d'eux par une solitude radicale :

« Comme quelqu'un qui se trouve, tout à coup, transporté dans un immense désert de sable, je me rendis compte en une fois de la solitude profonde et gigantesque qui me séparait de mes semblables ».

Et Pernath nous dit encore « Alors renaît en moi la légende du Golem mystérieux, cet homme artificiel que jadis au Ghetto, un rabbin kabbaliste avait créé de l'élément et voué à une présence automatique sans pensée, en lui mettant un mot magique entre les dents. Et comme le Golem, à l'instant où on lui retira de la bouche cette syllabe secrète, redevint une rigide statue de terre, ainsi doivent s'évanouir je crois — ces personnages au moment où on effacera de leur cerveau ou une idée minuscule, ou une habitude sans but, ou une attente résignée ». […]

Mais le problème le plus énigmatique que Meyrink a voulu traiter dans son roman est celui de l'unité existant entre certaines âmes, qui, bien que réparties entre diverses personnalités corporelles, sont, en fait, une seule et même. âme (la métapsychique a retrouvé ce vieux problème, qu'elle appelle « polypsychisme »). Il convient, à ce propos, de méditer cette phrase, qui est beaucoup plus lourde de conséquences qu'elle ne le paraît :

« Si je ne me trompe pas, il [Pernath] passait à son époque pour un fou. Une fois il prétendait s'appeler.., attendez donc, oui Laponder ! Et ensuite il se fit passer pour un certain Charousek ».

Gustav Meyrink a médité sur les secrets de la « scission » (Spaltung) des âmes humaines, illustrée par les trois personnages, apparemment distincts. d'Athanase Pernath, de Charousek et de Laponder. Il existe, entre certaines âmes, une étrange symbiose, qui montre que la même entité psychique peut être dissociée entre diverses personnalités corporelles. Meyrink est allé, d'ailleurs, plus loin encore, et a redécouvert un grand secret traditionnel : l'illumination soudaine permet de reconnaître qu'un lien secret unit les hommes.

Dans sa doctrine de l'illumination. Meyrink a retrouvé l'enseignement des divers ésotérismes, et il y aurait de très intéressants parallèles à faire avec de nombreuses traditions. Rappelons, en particulier, ce que nous dit Mme Alexandra David-Néel à propos des méthodes illuminatrices des initiés tibétains :

« ...l'initié aux enseignements secrets considère ses vies précédentes comme étant multiples. Non point multiples seulement dans une succession qui se prolonge dans le temps, mais multiples en directions différentes, en épisodes coexistants, en rayons divisés émanant de multiples faisceaux de forces — faisceaux que nous dénommons individus ».

La clef de toute illumination est à rechercher dans l'âme humaine elle-même. Villiers de l'Isle-Adam nous le rappelle, dans Axel : « Car tu possèdes l'être réel de toutes choses en ta pure volonté, et tu es le Dieu que tu peux devenir — Oui, tel est le dogme et l'arcane premier du réel Savoir » — « Tu n'es que ce que tu penses : pense-toi donc éternel » — « Le tombeau de Salomon, c'est la poitrine même de celui qui peut concevoir la Lumière-incréée »

Sous une forme très différente mais, au fond, voisine, cette idée se retrouve chez l'un des maîtres de l' « insolite », Marcel Béalu :

« La plupart des hommes ne voient pas parce qu'ils sont trop accoutumés à voir... Il faut déplacer le regard, changer l'angle de vision pour que la vérité essentielle apparaisse dans un nouveau relief. Donner à chacun regard à sa mesure, puisqu'il est impossible de transformer le monde à la mesure de chaque regard... ».

En somme, l'auteur du « Golem » n'a fait que retrouver le point de départ même de l'expérience illuminatrice.

Serge Hutin
Le Golem

Quatrième de couverture :

1915. Tandis que la Première Guerre mondiale ensanglante l'Europe, un auteur quasiment inconnu publie son premier roman, qui connaît un succès foudroyant. Placé sous le signe du Golem, cette créature d'argile façonnée jadis par un rabbin, et qui revient hanter la ville tous les trente-trois ans, le livre ressuscite la Prague du tournant du siècle : Prague et son ghetto, rasé quelques années avant la guerre par des autorités soucieuses d' " assainissement ". Dans ses rues tortueuses où sont tapis des êtres fantastiques, dévorés par la passion et la haine, des crimes se commettent, tandis que les couples dansent dans des cabarets sordides. La folie sourd des vieilles pierres... elle poisse les songes et les souvenirs, elle sème sous les pas des passants des arcanes indéchiffrables. jusqu'où le narrateur ira-t-il pour se libérer de son emprise et connaître enfin son destin ?

lundi, août 06, 2012

Mon éveil à la voyance




Caricature de Gustav Meyrink par Olaf Gülbranston.

On m'a souvent demandé comment j'ai pu, d'homme d'affaires que j'étais, me transformer en écrivain du jour au lendemain. La première impulsion fut la circonstance suivante : au sanatorium Lehmann j'avais fait la connaissance de l'écrivain Oscar A.-H. Schmitz ; lorsque je lui racontai deux ou trois expériences remarquables qui m'étaient arrivées, il me dit : « Pourquoi n'écrivez-vous pas cela ? » — « Comment fait-on ? » demandai-je. « Écrivez donc tout simplement comme vous parlez », répondit-il. Je me mis au travail et composai la nouvelle « le Soldat brûlant », et l'envoyai au Simplicissimus qui l'accepta aussitôt. Depuis lors, tout ce que j'ai écrit a été immédiatement publié soit par les revues, soit par les éditeurs.

Un jour, le maître de mon destin m’asséna un coup de fouet...

L'impulsion interne qui éveilla en moi ce talent de conteur est infiniment plus curieuse. Je veux la décrire en détail, car elle m'a amené à cette conviction que tout talent sommeille en tout homme, mais il faut apprendre la méthode qui permet de l'éveiller. Quand on applique la méthode inconsciemment, on ne peut développer qu'un don dont les premières manifestations existaient déjà, de quelque manière, dans la prime jeunesse. Pour ma part, je n'eus jamais dans mon enfance aucune inclination pour la littérature ou pour la poésie, je lisais sans discrimination tout ce qui me tombait sous la main. Par la suite, mon amour de la lecture disparut complètement, et je considérai que le sens de la vie résidait dans les intrigues amoureuses, le jeu d'échecs et le canotage. Le maître de mon destin, apparemment en grand souci à mon sujet en présence de tels débuts, m'asséna un jour un coup de fouet si énergique que, à la suite d'un chagrin d'amour et d'autres causes d'ordre sentimental, je décidai de mettre fin à ma brève existence (j'avais alors vingt-trois ans) en me faisant sauter la cervelle avec un revolver. Un frôlement à la porte de ma chambre de célibataire interrompit mon geste : le destin, sous les espèces d'un commis de librairie, me glissait une brochure sous la porte. S'il y avait eu une boîte à lettres à l'extérieur, il y a peu de chances que j'eusse été vivant aujourd'hui. Je ramassai la brochure et la feuilletai : spiritisme, histoires de revenants, sorcellerie ! Ce domaine, que je n'avais connu jusqu'à ce jour que par ouï-dire, éveilla immédiatement mon intérêt à tel point que j'enfermai le revolver dans le tiroir en vue d'une occasion meilleure et que je décidai, au lieu de bannir définitivement de ma vue, comme l'arme, mes trois intrigues sentimentales révolues, de lancer avant tout l'embarcation de ma vie à la découverte de ces régions inconnues dont la brochure évoquait une si large part. Je mis à la mer. Une mer sans limites d'ouvrages sur l'occultisme.

J'appris à mes dépens que l'expérience vivante ne se trouve pas dans les livres morts...

Au début les vagues se soulevaient à des hauteurs terrifiantes : le destin sous les espèces du libraire me submergeait littéralement d'ouvrages spécialisés. Ce qui, au début, aurait pu être considéré comme de la curiosité ou comme un intérêt superficiel devint avec les années un ardent besoin de savoir, une soif inextinguible qui me dévorait ! Je fus longtemps en proie à ce besoin fatal commun à tous les hommes, et qui est de demander conseil à d'autres dans l'illusion de s'enrichir de leurs connaissances. Cela peut être valable dans une certaine mesure dans le domaine des choses extérieures, mais échoue à chaque fois qu'il s'agit de l'évolution intérieure de l'être humain. Ayant appris que l'expérience vivante ne se trouve pas dans les livres morts, je me mis à la recherche d'hommes susceptibles de me donner quelque conseil. Le maître camouflé de mon destin prit l'initiative de m'en donner l'occasion : il réussit à me faire entrer en contact de la manière la plus curieuse avec des gens intéressants, pour la plupart des étrangers, des Asiatiques, — car en Allemagne, qui aurait bien pu posséder quelque expérience dans le domaine de l'occultisme ? — des voyants, de vrais et de faux prophètes, des extatiques et des médiums. Des « Loges occultes » plus ou moins secrètes, anciennes et nouvelles, me furent ouvertes. Et chaque fois au bout de quelques années, je les quittais sans en avoir été entamé, après la même expérience : rien ici non plus ! du temps perdu ! des redites sans rien de précis ; des propos superficiels, un théisme fanatique ! Et dans les cas les plus graves : l'eau de rose d'une piété quiétiste !

En Inde, je menai pendant trois mois une vie de fou...

Enfin, je crus avoir trouvé ce que j'avais cherché si longtemps : une communauté d'hommes, européens et orientaux, dans l'Inde centrale, qui prétendaient posséder le véritable secret du yoga, cette méthode asiatique remontant à la plus haute antiquité qui découvre le seul chemin permettant d'accéder aux degrés qui se situent loin au-delà du niveau de la faible, imparfaite et impuissante humanité. Je fus admis, après avoir répondu de manière apparemment satisfaisante à des questions extrêmement pertinentes d'ordre métaphysique et dont la solution relevait plus de l'intuition que de la raison. Il est écrit entre autres dans mon certificat d'admission : « Il y a en vous le véritable esprit d'un mystique.» Ensuite, je reçus toute une série de conseils au sujet du « visage vert ». A partir de cette époque je menai pendant trois mois une vie de fou, ne mangeant que des légumes, ne dormant pas plus de trois heures par nuit, « savourant » deux fois par jour deux cuillerées à soupe de gomme arabique dissoute dans un potage clair, — moyen particulièrement efficace pour éveiller la voyance ! — m'exerçant à minuit à de douloureuses postures d'Asana, les jambes croisées, retenant mon souffle au point que mon corps se couvrait d'écume et que je me débattais contre une asphyxie mortelle.

Je manquais, à un degré surprenant, de la faculté de penser par images...

Par une nuit d'hiver où la neige paraissait trop haute pour me permettre de remonter sur ma colline, je me trouvais assis au bord de la Moldau. J'avais derrière moi une vieille tour ornée d'une grosse horloge. J'étais là depuis quelques heures, grelottant malgré ma fourrure, fixant le ciel noirâtre et m'efforçant par tous les moyens d'arriver à ce que mes « frères » de l'Inde appelaient dans leurs lettres la vision intérieure. De nouveau tous mes efforts étaient vains. Jusqu'à ce jour-là, et cela depuis ma plus tendre enfance, je manquais à un degré surprenant de cette faculté qui est accordée à bien des hommes de pouvoir se représenter, en fermant les yeux, une image ou un visage. Ainsi, il m'aurait été impossible de dire, par exemple, si telle ou telle personne de mes connaissances avait les yeux bleus, marrons ou gris, ou un nez droit ou aquilin. Autrement dit, j'avais coutume de penser avec des mots et non par images. J'avais décidé, ayant bien présenté à la mémoire, pour autant que mes facultés me le permettaient, l'image du Bouddha Gautama, de ne pas quitter l'endroit où j'étais assis avant d'avoir réalisé fût-ce le moindre petit progrès.

Soudain, je vis apparaître une horloge géante...

Je devais bien être là depuis au moins cinq heures lorsque subitement s'imposa à moi cette question très humaine : quelle heure peut-il bien être ? Et voilà que, de la manière la plus curieuse, à ce moment précis où je m'arrachai à ma torpeur, je vis apparaître dans le ciel une horloge géante projetant une vive lumière, et cela avec une netteté que je n'avais pas expérimentée dans ma vie lorsque j'observais des objets réels. Les aiguilles indiquaient deux heures moins douze. Je sentis nettement les battements de mon cœur ralentir, et je crus que c'était là une conséquence de l'émotion ressentie ; c'était une erreur, comme je ne tardai pas à m'en apercevoir, et le ralentissement du pouls n'était pas la conséquence, mais la cause de la vision ! J'avais l'impression extraordinaire qu'une main retenait mon cœur. Je me retournai pour regarder derrière moi l'horloge réelle de la tour. Elle marquait aussi deux heures moins douze ! Il est exclu que j'aie pu auparavant me retourner et avoir ainsi un certain point de repère quant à l'heure, car j'étais resté assis parfaitement immobile au bord du fleuve tout au long de ces cinq heures, ainsi qu'il est strictement prescrit pour les exercices de concentration. J'étais heureux, à part une légère crainte qui s'insinuait en moi : l'œil intérieur resterait-il ouvert ?

En maîtrisant les battements de mon cœur, j'atteins un état d'éveil anormal...

Je repris mon exercice. Un moment le ciel demeura noirâtre et fermé comme auparavant. Subitement l'idée jaillit en moi d'essayer de réprimer les battements de mon cœur au point où ils avaient été ralentis lors de la vision, ou même, très probablement, avant la vision. Ou plutôt, ce n'était pas tellement une « idée » qu'une déduction à demi formulée du sens d'une phrase du Bouddha Gautama qui s'était imposée à moi comme une suggestion émise par une voix en moi : « C'est du cœur que » viennent toutes choses, nées du cœur et au cœur soumises... » Grâce aux exercices de yoga pratiqués jusqu'alors j'avais quelque idée de la manière de m'y prendre pour influer dans une certaine mesure sur les battements du cœur. Ma tentative réussit. Pour la première fois de ma vie. Immédiatement je me trouvai dans un état qui m'avait été totalement étranger jusqu'alors : l'impression intense d'un état d'éveil anormal. En même temps je vis s'éloigner à ma vue une portion circulaire du ciel nocturne, comme si une lanterne magique se mettait à tourner. Comme si elle se détachait de l'atmosphère pour reculer jusqu'à des profondeurs de plus en plus lointaines, incommensurables, de l'espace ; tout à coup, il n'y eut plus d'arrière-plan nulle part, et à mon grand étonnement je me rendis compte qu'à tout moment et constamment dans la vie nous sommes environnés d'arrière-plans : le bleu d'azur ou la brume du ciel, des murs sous quelque forme que ce soit, — et cela sans que nous nous en apercevions jamais !

Je considérai les formes géométriques comme un apprentissage à la voyance...

Dans cette trouée circulaire qui venait de se former dans le ciel se trouvait une figure géométrique. Je ne la voyais pas comme on voit les objets dans la vie courante, de face ou de profil : je la voyais de tous les côtés en même temps, aussi extraordinaire que cela puisse paraître comme si mon œil intérieur, au lieu d'une lentille, était pour ainsi dire un cercle tout autour de la vision. D'où aussi cette impression nouvelle de l'absence d'arrière-plan ! Cette figure géométrique était le symbole de « in hoc signa vinces », une croix dans un H. Je la regardai d'un cœur froid et sans émotion ; aucune trace en moi d'exaltation ou de quoi que ce fût de semblable. Ce qui est d'ailleurs tout naturel, car je n'avais guère alors de notion de l'extase. Au bout d'un moment je vis apparaître d'autres formes géométriques. Je les considérai comme un a b c de l'apprentissage à la voyance. L'acquisition permanente que je remportais en rentrant chez moi était de savoir de façon certaine comment m'y prendre pour obtenir la vision intérieure : ralentir les battements du cœur, me mettre dans un état d'éveil très poussé, regarder droit devant moi le plus loin possible pour réaliser le parallélisme des axes oculaires, etc. Mais tous ces moyens n'étaient nullement nécessaires bientôt je n'eus qu'a évoquer mon expérience au bord de la Moldau pour voir les images se former de nouveau dans l'espace devant mes yeux. Peu de temps après, j'eus aussi des visions en couleurs d'une telle splendeur et d'un tel éclat et animées d'une telle vie qu'elles m'aidèrent à traverser bien des heures difficiles de mon existence. Jamais lors de visions je ne tombai dans des rêveries ou autres états de conscience inférieurs à l'état normal de veille. Les visions dont il s'agit ne dépendent pas de notre libre arbitre ; elles apparaissent selon le bon plaisir d'une volonté qu'il n'est pas en notre pouvoir de manifester, bien que ce soit assurément notre volonté et non point la manifestation d'une puissance extérieure, d'un « Dieu » ou de quelque nom qu'on l'appelle... C'est cette faculté de voyance qui fut la cause première de mon activité d'écrivain ; l'impulsion extérieure mentionnée au début de cet article ne fit que mettre en marche le mouvement d'horlogerie remonté. Les idées qui me poussèrent à écrire des histoires fantastiques furent toujours, au début, des images, des situations ou des personnages aperçus en vision, qui constituèrent le noyau autour duquel je construisais mes nouvelles. Bref, j'avais appris à penser par images. Je puis mentionner en passant que très souvent j'ai eu des visions qui nie donnaient symboliquement ou ouvertement des avertissements, des conseils ou des enseignements.

Gustav Meyrink


Texte extrait de la revue Merlin, n° 3, de 1949. Verlag Langen-Muller, Munich, titre original Mein Erwachen als Medium. Traduction A.-D. Sarnpieri.


Le visage vert

1916 - Amsterdam est devenue la plaque tournante de l'émigration européenne. Une foule interlope et grotesque se bouscule dans les bouges à matelots, les cabarets douteux et une mystérieuse boutique de prestidigitation au cœur du ghetto. Aristocrates en exil, escrocs, illusionnistes, kabbalistes et sorciers, tous rêvent à une nouvelle vie dans un autre monde. Certains fondent leurs espoirs sur une terre promise au-delà de l'océan, d'autres, au moyen de forces occultes, cherchent à briser le miroir des apparences dans l'attente d'une Vérité révélée.

Beaucoup cèdent à la tentation des sectes et des charlatans mais, dans le labyrinthe de l'aventure intérieure, seul l'initié au cœur pur trouvera l'issue. L'ingénieur Hauberisser et la jeune Eva sont de ceux-ci, ils vivent leur amour comme une quête spirituelle. Le Visage vert leur apparaît pour les guider, symbole ésotérique qui donne la vraie dimension de ce roman à clés ; chacun l'interprète en fonction de ce qu'il est lui-même, accomplissant cette alchimie qui selon C. G. Jung conduit au Soi, à la part du divin en l'homme.


Le succès du Golem a trop souvent fait considérer Gustav Meyrink (1868-1932) comme un maître du fantastique avec ce que cela comporte de restrictif. Il importe aujourd'hui de lui rendre sa place dans l'histoire de la littérature. Très marqué par l'expressionnisme, chef de file du groupe pragois des écrivains allemands, il fut l'ami de Rilke, de Max Brod et influença Kafka.

vendredi, août 03, 2012

Impasse du chômage





La défaite la plus dramatique de notre société est son incapacité à donner une place à chacun. Étrangement, le constat de cette défaite est brouillé par l'emploi d'un mot qui désignait autrefois une circonstance agréable, le chômage. Les journées chômées étaient les repos accordés en l'honneur de la fête d'un saint ou en l'honneur d'un événement glorieux, victoire ou naissance d'un prince. Ce même mot définit maintenant l'impossibilité de jouer un rôle actif dans la collectivité. Être en chômage, c'est être en trop.

Paradoxalement, l'extension de cette plaie est le résultat d'un magnifique succès de notre intelligence : faire reculer la malédiction du travail. Les machines, maintenant aidées par les outils informatiques, font la plus grande part des tâches autrefois nécessaires, et cette heureuse évolution va certainement se prolonger. La conséquence normale devrait être de permettre à chacun d'étendre dans son parcours de vie la place des activités choisies. Par une aberration monstrueuse, nos sociétés ont fait du travail la principale clé d'entrée dans la société. Celui qui ne trouve pas de travail se trouve exclu.

En fait, durant la plus grande partie de l'histoire humaine, le concept même de travail ne correspondait à aucune réalité. Les chasseurs-cueilleurs qu'étaient nos lointains ancêtres ne connaissaient que des activités considérées aujourd'hui comme des loisirs. Ils n'ont imaginé de retourner le sol, de le semer, de récolter, de mettre à l'abri la nourriture produite que depuis à peine quinze mille ans. Pour cela, il a fallu créer des outils, construire des greniers, défendre ceux-ci contre les voleurs, faire la guerre. Certes, ce statut d'éleveurs-agriculteurs permettait de disposer d'une plus grande quantité de nourriture, mais le prix à payer, l'obligation de travailler, a pu paraître à certains bien lourd. Pour alléger ce poids, nos sociétés ont imaginé de sacraliser ce qui n'est qu'une contrainte douloureuse.

L'accès de chacun aux biens produits par l'effort de tous a été conditionné jusqu'à présent par sa participation à cet effort : « à chacun selon ses mérites ». Mais, pour produire, il faut désormais moins d'efforts ; un jour viendra où il n'en faudra presque plus ; les machines s'en chargeront. Nous devrions nous en réjouir; stupidement, par manque d'imagination devant ces conditions nouvelles, nous le déplorons. Pour maintenir le système de répartition d'autrefois, nous inventons de produire des biens rigoureusement inutiles, les « gadgets », dont nous nous efforçons de persuader les consommateurs qu'ils sont nécessaires; cela donne du travail à ceux qui les produisent, à ceux qui en font la publicité, à ceux qui les vendent, à ceux qui les détruisent; mais ce travail n'est qu'une fatigue inutile et dévore souvent des ressources non renouvelables de la planète. Cette fuite en avant vers la consommation aboutit à une véritable obésité des sociétés les plus riches.

Donner du travail à tous, est-ce vraiment l'objectif ? Pour le mettre en doute, il suffit de remarquer que la disparition des malfaiteurs, privant de travail tous ceux qui luttent contre eux, serait un facteur d'accroissement du chômage.

Il est temps de s'interroger sur la finalité de la vie en commun.

Albert Jacquard



Illustration :

jeudi, août 02, 2012

Le bonheur, désespérément





« Qu'est-ce que je serais heureux si j'étais heureux ! »
Woody Allen

Il y a une formule de Spinoza qui m'a laissé perplexe pendant des années. Dans l'Éthique on peut lire que la béatitude est éternelle et donc ne peut être dite commencer que « fictivement ». La béatitude ne commence pas, puisqu'elle est éternelle. Mais alors, me disais-je, pour moi qui ne l'ai pas, c'est raté définitivement... C'est une autre phrase, historiquement et géographiquement très éloignée de Spinoza, qui m'a aidé à sortir de cette difficulté — une phrase de Nâgârjuna, grand penseur et mystique bouddhiste. Vous savez que l'équivalent de la béatitude chez Spinoza, c'est ce que les bouddhistes appellent le nirvâna, le salut, l'éveil. Et le contraire du nirvâna, c'est-à-dire notre vie telle qu'elle est, ratée, gâchée, manquée (comme dit Alain à propos de George Sand, qu'il admire), bref la vie quotidienne dans sa dureté, dans sa finitude, dans ses échecs, c'est ce qu'ils appellent le samsâra, le cycle de la naissance, de la souffrance et de la mort. Or, Nâgârjuna écrit : « Tant que tu fais une différence entre le nirvâna et le samsâra, tu es dans le samsâra. » Tant que vous faites une différence entre le salut et votre vie réelle, entre la sagesse et votre vie telle qu'elle est, ratée, gâchée, manquée, vous êtes dans votre vie telle qu'elle est. La sagesse n'est pas une autre vie, où soudain tout irait bien dans votre couple, dans votre travail, dans la société, mais une autre façon de vivre cette vie-ci, telle qu'elle est. Il ne s'agit pas d'espérer la sagesse comme une autre vie ; il s'agit d'apprendre à aimer cette vie comme elle est — y compris, j'y insiste, en se donnant les moyens, pour la part qui dépend de nous, de la transformer. Le réel est à prendre ou à laisser, disais-je. La sagesse, c'est de le prendre. Le sage est partie prenante et agissante de l'univers.

Cela me fait penser (quoique dans l'instant je ne perçoive pas le rapport, mais peut-être que cela viendra en l'exposant...) à une histoire orientale, qui me fascine depuis longtemps. C'est l'histoire d'un moine, taoïste ou bouddhiste, je ne sais plus et cela n'a pas d'importance, qui chemine dans la montagne... Ce n'est pas un sage, pas un éveillé, pas un libéré vivant, comme on dit là-bas, mais un moine tout à fait ordinaire. Il est perturbé, soucieux. Pourquoi ? Parce qu'il a appris que son maître, le vénérable Untel, qui, lui, était un sage, un éveillé, un libéré vivant, qui avait connu l'illumination, etc., que son maître, donc, était mort. Ce n'est pas cela qui le perturbe ; sans être un sage, notre moine sait bien qu'il faut mourir un jour. Un témoin, qui a assisté à la scène, lui a rapporté que le maître avait été attaqué par des brigands, qui l'avaient tué à coups de bâtons. Ce n'est pas cela non plus qui perturbe notre moine : dès lors qu'il faut mourir, peu importe la cause... Non, ce qui le perturbe, c'est que le même témoin, qui était là, qui a tout vu, tout entendu, lui a confié que, sous les coups de bâtons, le sage, le vénérable, avait crié atrocement. Et cela, notre moine ne peut le comprendre. Comment quelqu'un qui a connu l'illumination, un éveillé, un libéré vivant, peut-il crier atrocement pour quelques coups de bâtons impermanents et vides ? Cela perturbe tellement notre moine qu'il ne fait pas attention, en cheminant, à ce qui se passe derrière lui... Arrive une bande de brigands, qui l'attaquent à coups de bâtons. Sous les coups de bâtons, notre moine cria atrocement. En criant, il connut l'illumination.

Je suis toujours embarrassé devant cette histoire. Je la trouve si belle et si forte que je voudrais m'arrêter là et éviter tout commentaire... Mais essayons, malgré tout, de voir s'il y a un rapport entre la citation de Nâgârjuna et cette histoire. Peut-être que le rapport, s'il y en a un, est le suivant : si notre moine espérait que la sagesse était une protection, un grigri ou une panacée, par exemple un antalgique souverain contre les coups de bâtons, il se racontait évidemment des histoires. La sagesse ne peut rien contre les coups de bâtons. En revanche, quand il en reçoit lui-même, si ce qu'il comprend, sous les coups de bâtons, c'est que, lorsqu'il a très mal, ce qu'un sage peut faire de mieux c'est de crier, et que le mieux, quand on a atrocement mal, est de crier atrocement, s'il comprend qu'il s'agit de faire un avec ce qu'on est, comme dit Prajnânpad, avec ce qu'on fait, de se battre quand il le faut, de crier quand on a mal, etc., alors je saisis pourquoi cela me faisait penser à l'identité, chez Nâgârjuna, du nirvâna et du samsâra. La sagesse n'est pas un idéal de plus, encore moins une religion. La sagesse, c'est cette vie-ci, telle qu'elle est, mais vécue en vérité. Bien sûr, il n'y a pas de vérité absolue, ou nous n'y avons pas accès : on n'est jamais totalement dans le vrai, comme on est rarement totalement dans l'erreur. La sagesse, disais-je en commençant, c'est le maximum de bonheur dans le maximum de lucidité. C'est moins un absolu qu'un processus. On se rapproche de la sagesse à chaque fois qu'on est un peu plus lucide en étant un peu plus heureux, à chaque fois qu'on est un peu plus heureux — ou un peu moins malheureux — en étant un peu plus lucide. Ne faisons pas de la sagesse une espérance, un idéal qui nous séparerait du réel. Comprenons que la philosophie — c'est-à-dire la vie, puisque la philosophie n'est que la vie essayant de se penser, le mieux qu'elle peut — est un processus, un effort, comme dirait Spinoza, et que lorsqu'on a atrocement mal, il est tout à fait sage de crier atrocement, comme il est sage, quand on jouit, de jouir gaiement, joyeusement. Tant que vous faites une différence entre la sagesse et votre vie telle qu'elle est, vous êtes séparés de la sagesse par l'espérance que vous en avez. Cessez d'y croire : c'est une façon de vous en approcher.

André Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément.



Le bonheur, désespérément

" Qu'est-ce que je serais heureux si j'étais heureux ! " Cette formule de Woody Allen dit peut-être l'essentiel : que nous sommes séparés du bonheur par l'espérance même qui le poursuit. La sagesse serait au contraire de vivre pour de bon, au lieu d'espérer vivre. C'est où l'on rencontre les leçons d’Épicure, des stoïciens, de Spinoza, ou, en Orient, du Bouddha. Nous n'aurons de bonheur qu'à proportion du désespoir que nous serons capables de traverser. La sagesse est cela même : le bonheur, désespérément.

mardi, juillet 31, 2012

Les réseaux occultes du Dalaï-lama





Les hiérarques lamaïstes, agents de la CIA, ont toujours bénéficié du soutien de réseaux proches de l'extrême droite.

Le 30 septembre 1972, le XIVe Dalaï-lama est reçu par le pape Paul VI. La photo de la rencontre paraît dans la revue Question de dirigée par Louis Pauwels. Louis Pauwels appartient à la Nouvelle Droite Française dont l'objectif est d'entraîner par tous les moyens, légaux ou illégaux, la chute de l’État républicain et égalitaire afin d'imposer un régime hiérarchique qui n'est pas sans rappeler le féodalisme tibétain.

Dans le numéro 3 de Question de, Joël Bouëssée, de la Fondation européenne, signe l'article intitulé « Le Dalaï-lama chef temporel, souverain spirituel ». Bouëssée, qui rédige son article d'après des notes envoyées par un prétendu tibétologue, le prince Pierre de Grèce expulsé du territoire indien à cause de sa haine viscérale du communisme chinois, n'hésite pas à affirmer que les fonctions du Dalaï-lama, sacerdoce et royauté, sont octroyées par la grâce divine. Il écrit :

« C'est le cinquième Dalaï-lama, connu sous le nom de Gaden-Phodrang, qui, le premier, a assumé le pouvoir temporel pour tout le Tibet, dotant son pays d'une forme de gouvernement qui se perpétua jusqu'à l'invasion chinoise.

Depuis plus de trois cents ans, dix Dalaï-lamas successifs ont été souverains temporels et spirituels, leur minorité étant assurée par des régents laïques ou moines qui gouvernèrent en leur nom. Ainsi le Dalaï-lama est-il le chef spirituel du bouddhisme tibétain, également révéré par des bouddhistes d'autres pays, le Père supérieur de l'ordre des moines Gelougpas et, encore il y a quelques années, le roi temporel d'une nation ; il demeure pour la plupart des Tibétains le souverain de son peuple.

Des fonctions de grâce divine : sacerdoce et royauté. En effet, essayer de séparer la fonction spirituelle du Dalaï-lama de sa fonction temporelle, prétendant que l'on peut reconnaître l'une sans l'autre, est difficilement concevable à l'intérieur de cette culture ancienne. Depuis le règne du « Grand Cinquième », les Tibétains reconnaissent que leur « dieu-roi » gouverne en vertu du fait qu'il est le porteur de la « compassion divine », ce qui l'habilite à agir sur les affaires humaines. La présence du Dalaï-lama est, pour ses sujets, une invitation permanente à la recherche de la lumière du Bouddha. C'est en fonction de cette grâce qu'il règne. Pour le bouddhiste tibétain, en effet, toutes questions temporelles ne sont que des étapes du voyage vers la lumière. »

Dès la création de ce blog, les pratiques occultes du « Grand Cinquième » et la déliquescence du lamaïsme ont été dévoilées. Il faut rappeler que des lamas tibétains dissidents dénoncent eux-aussi les erreurs du cinquième Dalaï-lama et de l'actuel Dalaï-lama. Ces dissidents réclament la liberté de culte et considèrent que la dictature religieuse instaurée par le cinquième Dalaï-lama, et perpétuée par l'actuel Dalaï-lama, est une gigantesque imposture. Ils expliquent la raison de la publication de leur livre « Une Grande Imposture » et de leur dénonciation de la « Politique du Lama » :

« Les explications données dans ce livre ont pour but d'encourager les gens à ne pas suivre, ou à ne pas se laisser influencer par la « Politique du Lama » qui, telle une drogue, sème la confusion dans l'esprit des gens quant à la nature réelle de la pratique bouddhiste. Dans ce contexte, « Lama » se réfère à trois Dalaï-lamas du Tibet : le cinquième, le treizième et le quatorzième. Ces lamas utilisèrent la religion à des fins politiques, provoquant ainsi la souffrance de millions de personnes, génération après génération. Le cinquième Dalaï-lama mélangea religion et politique et, de ce fait, les traditions bouddhistes tibétaines nyingma, kagyu et sakya déclinèrent rapidement. En résultat, des millions de personnes suivant ces traditions éprouvèrent de grandes difficultés pendant des centaines d'années. Aujourd'hui, certaines personnes dans ces traditions affirment que les adeptes de la tradition guéloug ont provoqué le déclin de leur tradition, mais cela est inexact. Les guélougpas eux-mêmes n'avaient aucun pouvoir politique. C'est bien le cinquième Dalaï-lama qui, lui seul, utilisa son pouvoir politique pour anéantir le développement de ces traditions, tant spirituellement que matériellement.

Le cinquième Dalaï-lama a toujours montré deux visages, celui d'un nyingmapa pour une part et celui d'un guélougpa pour une autre part. En fait, il ne suivait ni l'une ni l'autre de ces deux traditions, mais demeura entre les deux sans jamais trouver une voie spirituelle pure. De ce point de vue, il ressemblait au Dalaï-lama actuel, le quatorzième, qui lui aussi montre deux visages et n'a jamais trouvé de voie spirituelle pure.

Le cinquième Dalaï-lama prit le pouvoir politique au XVIIe siècle, grâce à l'appui militaire de Gushri Khan, souverain des Mongols Qoshot, qui l'aida à faire la guerre contre Karma Tenkyong Wangpo, souverain principal du Tibet à cette époque. À la demande du cinquième Dalaï-lama, Gushri Khan envoya ses armées mongoles au Tibet et remporta ainsi la guerre. Karma Tenkyong Wangpo fut capturé, et plus tard exécuté, et le cinquième Dalaï-Lama prit ainsi le pouvoir politique et devint le souverain du Tibet. Cet événement, à lui seul, montre la nature de la Politique du Lama. Le cinquième Dalaï-lama était un moine bouddhiste qui avait l'engagement de ne pas tuer et de ne pas nuire aux autres. Il contrevint donc directement aux engagements spirituels établis par Bouddha. Il s'agit là d'un exemple particulièrement honteux pour un moine bouddhiste occupant la position d'un grand lama, un être supposé saint.

Dans leurs enseignements, les cinquième et treizième Dalaï-lamas parlèrent de compassion, mais ils se comportèrent comme des dictateurs, créant de nombreux problèmes au sein de leur société. Cela est également vrai pour le Dalaï-lama actuel. En dépit de cette hypocrisie, de nombreuses personnes, dont l'opinion religieuse est extrême et la foi est aveugle, croient encore que ces lamas sont des êtres saints. Dans la société tibétaine, toute personne dont les points de vue et les intentions diffèrent de celles du Dalaï-lama est immédiatement accusée de ne pas être tibétaine et elle subit critiques, menaces et ostracisme. Cela s'est produit dans le passé et cela se passe maintenant pour les pratiquants de Dordjé Shougdèn. À partir de ce seul fait, nous pouvons voir que cette Politique du Lama continue à avoir un effet dévastateur sur la société. Ce problème pourra être résolu seulement si le Lama lui-même change sa propre attitude.

Le cinquième Dalaï-lama fut l'instigateur de la Politique du Lama, qu'il appela l'« union de la religion et de la politique ». La nature de la Politique du Lama est trompeuse, et son unique fonction est de duper les gens et d'utiliser la religion à des fins politiques. Elle ressemble à un arc-en-ciel qui, vu de loin, semble beau mais, examiné de plus près, est perçu complètement vide et faux. Les treizième et quatorzième Dalaï-lamas sont ceux qui ont le plus soutenu la politique établie par le cinquième Dalaï-lama et la politique de l'actuel Dalaï-lama est, des deux, la pire. […]

Depuis plus de 360 ans, il n'a jamais été vraiment certain qu'un des occupants du Potala, y compris l'actuel Dalaï-lama, ait été une véritable réincarnation de Gendun Droub. » (Gendun Droub, 1391-1474, était le premier Dalaï-lama.)

Un courant contre-initiatique, œuvrant à l'avènement du règne d'un « Chakravartin à rebours », cet inquiétant roi du monde dénoncé par René Guénon dans son livre « Le règne de la quantité », a-t-il pris le contrôle du lamaïsme au XVIIe siècle ?



Nouvelle Droite Française




lundi, juillet 30, 2012

Une psychothérapie rénovée





Si l'on écarte les gourous, les hiérarques lamaïstes, les déviations cultuelles, scolastiques et culturelles, le bouddhisme, notamment dans ses formes essentielles (ch'an, dzogchen, mahamoudra...), peut être utile au monde occidental.

Les lignes qui suivent sont extraites du livre d'Alan Watts, « Psychothérapie orientale et occidentale ». Elles pourraient être comme le manifeste spirituel d'une psychanalyse et d'une psychothérapie rénovées, enrichies, enfin pleinement lumineuses parce que ayant découvert la dimension qui, paradoxalement, leur manquait : celle de l'esprit.

Si nous examinons de près des règles de vie comme le bouddhisme et le taoïsme, le vedanta et le yoga, nous sommes bien obligés de constater qu'il ne s'agit nullement de philosophies ou de religions, au sens où nous l'entendons en Occident. Elles seraient plutôt comparables à notre psychothérapie. Cela peut sembler surprenant, car nous pensons à cette dernière comme à une forme de la science, c'est-à-dire une démarche pratique et matérialiste, tandis que nous regardons les disciplines orientales comme des religions extrêmement ésotériques et en rapport avec des régions de l'esprit presque entièrement extérieures à ce monde. Cela vient de ce que notre méconnaissance des cultures orientales, jointe à leur habituelle falsification, les entoure d'une aura de mystère où nous projetons nos propres fantasmes. Pourtant, le but fondamental de ces règles de vie est d'une simplicité presque stupéfiante, auprès de laquelle toutes les complexités de la réincarnation, des pouvoirs psychiques, des mahatmas surhumains et des écoles de technologie occulte forment un écran de fumée où l'observateur crédule peut s'égarer définitivement. Ajoutons, pour être franc, que cet observateur crédule peut être un Asiatique aussi bien qu'un Occidental, encore que le premier atteigne rarement le degré de crédulité de l'amateur occidental d'ésotérisme. La fumée commence à se dissiper, mais son épaisseur a longtemps caché l'importance réelle des contributions que la pensée orientale a apportées à la connaissance psychologique.

Les états multiples de la conscience

La principale ressemblance entre les règles de vie orientales et la psychothérapie occidentale réside dans un but commun, qui est d'opérer certains changements de conscience, changements dans notre manière de ressentir notre propre existence et dans nos relations avec la société humaine et le milieu naturel. Certes, la plupart du temps, le psychothérapeute se donne pour tâche d'agir sur la conscience d'individus particulièrement perturbés, alors que les disciplines du bouddhisme et du taoïsme se préoccupent de changer celle de gens normaux et socialement adaptés. Mais les psychothérapeutes ont de plus en plus nettement tendance à penser que l'état de conscience normal, dans notre culture, est à la fois le contexte et le terrain nourricier des malaises mentaux. Un ensemble de sociétés jouissant d'une grande prospérité matérielle et acharnées à leur destruction mutuelle ne saurait favoriser la santé sociale.

L'aberration psychologique de Freud

Néanmoins, le parallèle entre la psychothérapie et ce que j'ai nommé les « moyens de libération » orientaux ne peut être complet, et l'une des différences essentielles est suggérée par le préfixe psycho-. D'un point de vue historique, la psychologie occidentale s'est appliquée à l'étude de la psyché ou de l'esprit en tant qu'entité clinique, tandis que les cultures orientales ignorent les catégories de l'esprit et de la matière, de l'âme et du corps, telles du moins que les a établies l'Occident. Mais la psychologie occidentale a, dans une certaine mesure, dépassé ses origines historiques, au point de ne plus se satisfaire du terme même de « psychologique» pour désigner ce domaine essentiel du comportement humain. Non qu'il soit devenu possible, comme Freud lui-même l'avait espéré à un moment donné, de réduire la psychologie à la neurologie et l'esprit au corps. Non que l'on puisse substituer à l'entité « esprit » l'entité « système nerveux ». Le fait est, plutôt, que la psychologie ne peut se tenir à l'écart du bouleversement qui a affecté l'ensemble des définitions scientifiques au cours de ce XXe siècle, bouleversement à la suite duquel les concepts d'entités et de « substances », mentales ou matérielles, sont tombés en désuétude. Qu'il s'agisse de décrire les transformations chimiques ou les formes biologiques, les structures nucléaires ou le comportement humain, c'est tout simplement l'avènement de nouveaux systèmes de relations qui caractérise le langage de la science moderne.

Le bouddhisme est-il une psychothérapie ?

Bien que les cultures asiatiques anciennes n'aient jamais atteint, dans le domaine de la connaissance physique, l'exactitude rigoureuse qui est celle de l'Occident moderne, elles ont saisi beaucoup de choses que nous abordons tout juste maintenant. L'hindouisme et le bouddhisme ne se laissent qualifier ni de religion, ni de philosophie, ni de science, ni de mythologie, ni d'amalgame de toutes ces diverses catégories, dont la notion même leur est étrangère jusque sous une forme aussi élémentaire que la distinction de l'esprit et de la matière. L'hindouisme, comme l'islam et le judaïsme, constitue en réalité une culture complète. On ne peut en dire autant du bouddhisme, qui a ceci de commun avec des aspects de l'hindouisme tels que le vedanta et le yoga, et avec le taoïsme chinois, qu'il n'est pas une culture mais une critique de la culture, une révolution pacifique et permanente, ou encore une « opposition loyale » à l'égard de la culture où il se trouve impliqué. C'est ce qui donne à ces moyens de libération un aspect commun avec la psychothérapie, outre l'intérêt de transformer les états de conscience. La tâche du psychothérapeute est en effet d'opérer une réconciliation entre le sentiment individuel et les normes sociales, sans toutefois sacrifier l'intégrité de l'individu. Il essaie d'aider l'individu à être lui-même et à suivre sa voie propre sans se heurter inutilement à sa communauté, à être dans le monde (celui de la convention sociale), mais non pas du monde.

Répression sociale, liberté spirituelle

Depuis Freud, la psychothérapie se préoccupe de la violence faite à l'organisme humain et à ses fonctions par la répression sociale. Si le psychothérapeute prend le parti de la société, il envisagera son travail comme une tentative d'adapter l'individu et de dériver ses « tendances inconscientes » de manière à les faire rentrer dans les normes de la respectabilité sociale. Mais cette « psychothérapie officielle » manque d'intégrité et devient un instrument au service des puissances armées, des bureaucraties, des Églises, des corps constitués, et de toute organisation requérant le lavage de cerveau individuel. Au contraire, un thérapeute qui cherche en toute sincérité à aider l'individu sera nécessairement amené à la critique sociale. Cela ne signifie pas qu'il doive s'engager directement dans la révolution politique ; cela signifie qu'il doit aider l'individu à se libérer lui-même des diverses formes de conditionnement social, et par conséquent aussi de la haine de ce conditionnement — celle-ci étant encore une forme d'asservissement à l'objet haï. Mais de ce point de vue, les troubles et les symptômes auxquels le patient cherche un soulagement — et derrière eux les facteurs inconscients — cessent d'être purement psychologiques. Ils s'inscrivent dans le système entier des relations du patient avec autrui, et plus particulièrement dans les institutions sociales qui gouvernent ces relations : les règles de communication utilisées par la communauté culturelle ou par le groupe. Celles-ci incluent les conventions du langage et de la loi, celles de l'éthique et de l'esthétique, celles du rang, de la fonction et de l'identité, celles de la cosmologie, de la philosophie, de la religion. C'est en effet ce complexe social tout entier qui fournit à l'individu sa conception de lui-même, son mode de conscience, le sentiment même de son existence. Qui plus est, il est à l'origine de l'idée que l'organisme humain se fait de son individualité, cette même idée pouvant prendre un certain nombre de formes très différentes.

Le psychothérapeute doit donc se rendre compte que sa science, ou son art, porte un nom impropre, car l'objet en est beaucoup plus vaste qu'une psyché et ses troubles privés. C'est justement cela que tant de psychothérapeutes sont en train de reconnaître et qui, en même temps, rend si appropriés à leur tâche les moyens de libération orientaux. Car ils ont affaire à des gens dont la détresse provient de ce qu'on peut désigner du nom de maya, mot hindou-bouddhiste dont la signification exacte n'est pas seulement « illusion », mais englobe toute la conception du monde que se fait une culture, conception envisagée comme illusoire, au sens strictement étymologique du mot qui vient du latin ludere (jouer). Le but de la libération est non de détruire la maya, mais de la voir pour ce qu'elle est, d'en dépasser l'apparence. Un jeu ne doit pas être pris au sérieux, ou, en d'autres termes, une idée du monde et de soi-même qui n'est qu'une convention et une institution sociale ne doit pas se confondre avec la réalité. Les règles de la communication ne sont pas nécessairement celles de l'univers, et l'homme n'est pas la fonction ou l'identité que la société lui impose. En effet, dès qu'un homme cesse de se confondre lui-même avec la définition que les autres donnent de lui, il devient à la fois universel et unique. Il est universel en vertu du lien indissoluble de son organisme au cosmos. Il est unique en ce qu'il est précisément cet organisme et non un quelconque stéréotype de la fonction, de la classe ou de l'identité assumées pour la nécessité de la communication sociale.

L'idée occidentale de « communauté »

L'idée juive et chrétienne du salut implique l'appartenance à une communauté, la Communion des Saints. Idéalement et théoriquement, l’Église est le corps du Christ, c'est-à-dire l'univers entier, et puisque en Christ « il n'y a ni Grec, ni Juif, ni esclave, ni homme libre », l'appartenance au Christ pourrait signifier la libération de la maya et de ses catégories. Elle pourrait signifier que la définition et la classification conventionnelles de quelqu'un ne sont pas son moi réel, que « Je vis, » bien que je ne vive plus ; c'est Christ qui vit en moi. » Mais dans la pratique, elle ne signifie rien de tel et, sur ce point, il est même très peu question de la théorie. Dans la pratique, elle signifie que le sous-groupe chrétien doit accepter la religion ou la soumission, et considérer son système particulier de conventions et de définitions comme les réalités les plus sérieuses. Une des conventions chrétiennes essentielles est la conception de l'homme en tant que « moi enfermé dans sa peau », pour reprendre une expression que j'ai déjà utilisée, l'âme indépendante et son enveloppe de chair constituant par leur assemblage une personnalité unique et suprêmement précieuse aux yeux de Dieu. Cette conception représente sans aucun doute la base historique du modèle occidental de l'individualité, conception qui nous donne le sentiment de nous-mêmes comme îles de conscience isolées, confrontées avec des expériences objectives que l'on peut définir sous le nom d'« autrui ». Nous avons porté ce sentiment à un degré particulièrement aigu. Mais le système de conventions qui nous inculque ce sentiment exige également, de ce moi définitivement isolé, qu'il se comporte en membre d'un corps et qu'il se soumette sans réserve au système social de l’Église.

Faut-il absolument vivre dans un monastère zen ?

Jusqu'ici, nous avons donc vu que la psychothérapie et les moyens de libération spirituelle ont en commun deux points d'intérêt : d'abord, la transformation de la conscience, du sentiment interne de l'existence personnelle ; ensuite, l'affranchissement de l'individu par rapport aux formes de conditionnement que lui imposent les institutions sociales. Quels sont les moyens d'explorer utilement ces ressemblances afin d'aider le psychothérapeute dans sa tâche ? Doit-il tirer des enseignements de la pratique du yoga ou faire un séjour dans un monastère zen du Japon — ajoutant à cela de nombreuses années d'études dans une école médicale, un institut psychiatrique ou d'entraînement à l'analyse ? Je ne crois pas du tout que ce soit là une solution. Je dirai plutôt que même une connaissance théorique d'autres cultures nous aide à comprendre la nôtre, parce que nous pouvons acquérir une certaine clarté et une certaine objectivité dans l'examen de nos propres institutions sociales en les comparant à d'autres. Nous distinguons ainsi plus facilement entre les fictions sociales d'une part, et les systèmes de relations naturels d'autre part. Enfin, s'il existe dans d'autres cultures des disciplines comparables en certains points à la psychothérapie, une connaissance théorique de leurs méthodes, de leurs buts et de leurs principes peut amener le thérapeute à une meilleure appréciation de sa propre tentative.
Il a, de cette meilleure appréciation, un besoin urgent.

La psychothérapie peut-elle se développer ?

S'il doit y avoir une voie de développement fructueux pour la science de la psychothérapie, aussi bien que pour la vie de ceux qu'elle entend aider, il lui faut s'affranchir des obstructions inconscientes, des principes non examinés, des faux problèmes non démasqués, qui résident dans son contexte social. Là encore, un des instruments les plus efficaces est la comparaison interculturelle, en particulier avec des cultures hautement complexes comme celles de la Chine et de l'Inde, qui au cours de leur évolution sont restées relativement isolées de la nôtre, et surtout avec les tentatives qui ont été faites à l'intérieur de ces cultures pour atteindre l'affranchissement de leurs propres structures. On ne peut guère imaginer une entreprise plus constructive pour le psychothérapeute que l'occasion ainsi fournie. Mais pour en tirer profit, il doit surmonter l'idée, qu'il entretient couramment, de n'avoir rien à apprendre de disciplines « préscientifiques », car dans le cas de la psychothérapie une telle attitude pourrait rappeler celle de la fourmi qui trouve le ciron trop petit. En tout cas il n'est pas question ici qu'il adopte des pratiques bouddhistes ou taoïstes, au sens d'une conversion religieuse. Pour l'Occidental qui veut tant soit peu comprendre et utiliser les moyens de libération orientaux, il est d'une extrême importance de conserver ses réflexes scientifiques ; faute de quoi, c'est le marécage du romantisme ésotérique qui attend le non-initié.

Alan Watts

Chacun est un éveillé qui s’ignore

Le buffle représente notre nature propre, la nature de l’éveil,  la nature de Buddha, l’Ainsité (et la vacuité) Le Chemin de l’Eveil Le dres...