Vices et vicissitudes
cléricales
La corruption qui gagna à
certaines époques le clergé bouddhique se traduisit par un
anticléricalisme assez répandu dans le peuple. Cette attitude
anticléricale trouva à s'exprimer dans des satires ou recueils
pornographiques comme L'océan d'iniquité des moines et des
nonnes (Sengni niehai), en exergue duquel apparaît le poème
suivant, intitulé « Le bonheur des moines » :
Ils extravaguent sur
l'enfer, ils disent qu'il est difficile de l'éviter,
« On a beau faire des
contes sur la" félicité " des moines,
Franchement, ce sont des
fripons lubriques, voilà tout.
Ils endossent la robe noire,
ils se rasent la tète,
Ils se donnent un extérieur
imposant, c'est certain.
Mais ils sont chauves, en
haut et en bas, Le caillou du bas et le caillou du haut reluisent à
l'envi. Tous deux chauves, tous deux luisants —
Ma parole, tout moine a deux
têtes chauves.
Ils ont l’œil brillant,
comme les rats qui lorgnent le suif.
Ils se tortillent comme les
sangsues acharnées à sucer le sang.
Guettant l'occasion, ils
appellent une tendre vierge
Et lui révèlent la
véritable forme de la Dent du Bouddha.
La Terre de Pureté s'est
changée en mer de luxure,
Le froc du moine s'empêtre
dans les jupes de soie.
Ils extravaguent sur
l'enfer, ils disent qu'il est difficile de l'éviter,
Mais ils ne redoutent pas le
grand registre du Roi Yama. »
Dans des romans qui n'ont
souvent de bouddhiques que le dénouement, comme le Jin ping mei,
la veine anticléricale s'avère également riche :
« Dites-vous bien, chers
lecteurs, qu'en ce bas-monde, rares sont les moines éminents dont la
conduite est vertueuse et qui demeurent assis en méditation sans se
laisser troubler. Les anciens disaient : En un mot, "bonze",
en deux, "moine bouddhiste ", en trois, "Officier de
plaisirs démoniaques", en quatre, "démon affamé
d'assouvissements sexuels".
Et selon Su Dongpo : "
Pas prêtre, pas pervers ; pas pervers, pas prêtre; perverti passe à
prêtrise, prêtrise pervertit ! " Que cette argumentation serve
d'avertissement à ceux qui en sentiraient la vocation !... A
habiter ces vastes demeures, dans les cellules attenantes aux temples
de Bouddha, à se gaver des dons et richesses qui leur viennent de
toutes parts, à manger, de plus, trois repas quotidiens sans avoir à
labourer ni semer, et cela sans avoir à se soucier de rien, l'esprit
ne peut que s'attacher aux désirs de la chair ».
Les nonnes n'échappent pas
à la critique, comme en témoigne le portrait peu flatteur que donne
notre auteur de la nonne Xue. Celle-ci, nous dit-on, avait été
autrefois mariée. « Toutefois, les affaires périclitant, la jeune
femme s'était vue acculée à se spécialiser du côté des moines
et novices voisins. Œillades et baisers ne tardèrent pas à lui
assurer la cour assidue de ces religieux qui profitaient de l'absence
du mari. » Cette même nonne est également versée dans les arts
occultes et fournit aux femmes filtres magiques et drogues de
fertilité. L'auteur du Jin ping mei met ses lecteurs en garde
contre ce genre de femmes :
« Sachez, chers lecteurs,
qu'en règle générale les grandes familles ne devraient pas honorer
ce genre de nonnes et d'entremetteuses. Au fond des palais et dans
les vastes cours elles tiennent compagnie aux dames et, sous prétexte
de les édifier par des sermons sur les paradis et les enfers, par
des exposés sur les sûtras et écritures saintes, font dans le dos
des uns et des autres le compte des marmites et des additions,
soufflent le chaud et le froid, ne reculent devant rien de sorte que
nos malheurs et calamités, nous les leur devons neuf fois sur dix ».
« Ne dit-on pas qu'il faut
se méfier par-dessus tout des trois sortes de nonnes et six espèces
de bonnes femmes ? Leur gîte de passage est auprès des moines...
Modestement habillées, elles récitent le nom d'Amitâbha, n'ouvrent
la bouche que pour parler des routes vers l'Ouest sacré. Tête
enveloppée de toile, corps drapé dans robe droite, sanglée d'une
cordelette jaune, elles font le porte à porte pour soutirer or et
argent. Elles s'insinuent dans les cœurs. Ne vous en laissez pas
accroire, ce sont méchantes nonnes : combien de réputations, par
elles, minées !
« Comme le dit excellemment
encore cette chanson : "La nonne au crâne rasé s'affaire à se
donner aux moines nuit après nuit. Trois têtes luisantes semblent
réunir le maître à son collège et disciple : mais pourquoi
frotter leurs cymbales au lit ?
« Chers lecteurs,
sachez qu'il faut se garder comme de la peste des gens à vêtements
de bure. A visage de nonne, cœur de garce, car leurs six sens ne
sont point apaisés et confuse leur conscience de la nature
originelle. Elles ont perdu tout scrupule et vergogne. Bienveillance
et compassion ne leur sont qu'hypocrites prétextes à concupiscence
et soif du profit. Peu leur chaut de s'enfoncer dans le péché et en
alourdir le cycle de la rétribution. Elles ne cherchent que le
plaisir de l'instant, bernent les pauvres filles d'humble origine,
égarent les femmes émotives des grandes familles, reçoivent des
dons à la porte de la façade, mais derrière les coulisses
pratiquent l'avortement et ménagent rendez-vous galants. En témoigne
le poème :
Moines et nonnes forment une
famille
Tourne la roue de la Loi
sans escarbille.
Quant à ce qui sert à la
reproduction.
Pourquoi couper la fleur qui
tombe sans raison ? »
La méfiance du Bouddha
était donc justifiée : voilà que ses disciples, malgré tous les
interdits qui pesaient sur elles, sont devenues des entremetteuses,
des avorteuses et des sorcières ! Il est bien évident qu'on ne
saurait accorder trop de crédit à la rumeur anticléricale. Au
Japon, par exemple, les nonnes ont dû bon gré mal gré observer un
idéal d'ascétisme et de célibat que leurs collègues masculins
avaient tendance à jeter par-dessus les moulins. Toutefois ces
histoires reflètent un certain état d'esprit et donnent une bonne
idée de la façon dont le bouddhisme était perçu. Sans qu'il soit
possible ici de faire la part du réel et de la fiction, il peut être
utile de s'arrêter un instant sur quelques-unes des motivations de
la propagande qui était à l'origine de cette rumeur antibouddhique.
On trouve d'abord un courant confucianiste pour qui le bouddhisme,
dans son rejet des liens familiaux, était une abomination. Nombre
d'histoires anticléricales qui circulaient en Chine relèvent du
genre des enquêtes policières — genre popularisé en Occident par
van Gulik et son juge Di — qui mettent généralement aux prises un
juge confucianiste intègre et des moines dissolus.
Du côté taoïste, après
les quiproquos initiaux qui jusque vers le IVe siècle firent prendre
le bouddhisme pour une forme de taoïsme, les différences apparurent
clairement et la rivalité passa au premier plan. Pendant plusieurs
siècles, jusque sous les Yuan, les deux camps se renvoient, pour la
développer ou la critiquer, la théorie dite de la « conversion des
barbares » — selon laquelle le Bouddha n'était autre que
Laozi, le père fondateur du taoïsme, dont on sait qu'il partit au
soir de sa vie vers l'Occident. C'est alors qu'il aurait, sous une
nouvelle identité, converti les barbares de l'Inde à sa doctrine
rebaptisée bouddhisme pour les besoins de la cause. Au fil des
controverses, l'histoire rebondit : on apprend qu'un roi barbare qui
refusait de croire en Laozi a été soumis par les pouvoirs divins de
ce dernier. En signe de repentir, il doit ainsi que ses sujets se
raser le crâne. Laozi décrète alors que tous les barbares devront
pratiquer l'ascétisme, porter la robe ocre des criminels, mutiler
leur corps, et s'abstenir de toutes relations sexuelles. Sous couvert
d'ascétisme, il s'agirait selon les taoïstes d'une ruse de Laozi
pour interrompre la descendance des barbares et ainsi les anéantir.
En somme, Laozi aurait prêché sa doctrine aux Indiens non pour les
délivrer, mais pour les humilier, les affaiblir, et finalement les
exterminer de la manière la plus économique. Il faudrait donc être
particulièrement stupide, arguent les adversaires chinois du
bouddhisme, pour adopter une telle doctrine en Chine.
Mais c'est surtout dans la
littérature populaire, telle qu'elle se développa après les Song,
que le bouddhisme trouva ses plus sévères détracteurs. Le thème
du « monastère de la débauche » était courant dans les contes
chinois. Certaines de ces histoires tiennent peut-être en partie au
fait que le temple bouddhique ou taoïste, souvent construit dans un
lieu boisé et retiré, était perçu non seulement comme un lieu
sacré, mais aussi comme un espace situé hors des conventions
sociales. La liberté relative qui y régnait le rendait propice aux
rencontres et en faisait un terrain fertile pour l'imaginaire. Dans
l'une de ces histoires, une jeune femme qui s'était abritée d'un
orage sous le porche d'un temple est violée et séquestrée par les
moines, qui seront sévèrement châtiés lorsque l'affaire est
découverte. Dans son commentaire, l'auteur tire des conclusions
radicales de ce fait divers : « Ce sont les offrandes faites aux
moines qui sont à l'origine de la fornication et des meurtres. Le
don est la racine des malheurs. » L'avertissement vaut non seulement
à l'encontre des bouddhistes, mais aussi bien à l'encontre des
sectes « taoïstes et chrétiennes ». Selon une opinion répandue,
les moines ne sont que des preta, esprits faméliques, avides
de sexe : ils rejoignent ainsi les femmes non seulement dans des
étreintes furtives, mais aussi, comme figures négatives, dans
l'imaginaire populaire.
Dans les « recueils
d'histoires » (huaben), on trouve nombre d'histoires qui
mettent en scène des moines bouddhiques, et notamment des maîtres
Chan. L'une des plus connues, intitulée « Le maître Chan Wujie a
des rapports illicites avec Lotus Rouge », a pour protagonistes une
jeune fille, Lotus Rouge, et deux moines Chan, Wujie (« Cinq
Défenses ») et Mingwu (« Claire réalisation »). Wujie était
l'abbé d'un monastère de Hangzhou, et Mingwu était son principal
disciple. L'histoire rapporte qu'un nouveau-né fut un jour abandonné
à la porte du monastère. L'enfant, une fille, fut baptisé Lotus
Rouge et confié à un moine. Le temps passa, et Lotus Rouge devint
une ravissante jeune fille de seize printemps. Wujie, qui avait
oublié son existence, la vit un jour par hasard et fut pris de
passion pour elle. Arguant de son droit de cuissage abbatial, il
ordonna au vieux moine qui l'avait élevée de lui amener
l'adolescente et, la nuit venue, la déflora. La scène suscite chez
le narrateur le commentaire suivant :
« Quel dommage que la douce
rosée de l'éveil
Ait été entièrement
versée dans la corolle de Lotus Rouge ! »
Mais l'histoire ne s'arrête
pas là. Mingwu, plongé dans la concentration, avait vu de son «
œil de sapience » que Wujie, en souillant Lotus Rouge, avait
transgressé l'une des cinq Défenses majeures auxquelles il devait
son nom et ruiné en un moment toute une vie d'austérité. Le
lendemain, il convia Wujie à un de ces concours poétiques dont les
deux amis étaient coutumiers et choisit comme thème les lotus en
fleurs. Son poème se terminait par ces vers :
« En été, admirer les
lotus est vraiment délicieux,
Mais le parfum des lotus
rouges peut-il surpasser celui des blancs ? »
Lorsqu'il lut ces lignes,
Wujie réalisa que son acte n'était pas resté secret. Prenant
congé, il se rendit dans sa cellule, y composa un poème d'adieu et,
s'asseyant en lotus, rendit l'âme. Mingwu, sachant que la
rétribution karmique vaudrait à Wujie de renaître comme ennemi du
bouddhisme, décida de le suivre par-delà la mort. Et tandis qu'il
renaissait pour devenir le maître Chan Foyin Liaoyuan (1032-1098),
Wujie renaquit pour devenir Su Shi, le fameux poète des Song, «
dont les seuls défauts étaient de ne pas croire au bouddhisme et de
détester les moines ». Heureusement, après avoir rencontré Foyin,
Su Shi finit par se convertir et obtenir l'éveil. Quant à Lotus
Rouge, l'objet involontaire du scandale, l'histoire ne dit pas ce
qu'il advint d'elle. Seul la version tardive du Jin ping mei nous
apprend que le vieux moine qui l'avait élevée la maria à un homme
du commun, auprès duquel elle vécut le reste de ses jours.
Toutefois, lorsqu'ils évoquent les rapports de Su Shi et de Foyin
comme un exemple d'initiation Chan, Dôgen et ses disciples se
gardent bien de faire allusion à cette histoire — qu'ils devaient
pourtant connaître.
La critique anticléricale
sévit également au Japon. Une des figures de proue de la décadence
bouddhique est sans doute celle du moine Dôkyô (mort en 772), dont
la tentative d'usurpation du trône ne fut déjouée que de justesse
grâce à un oracle du dieu Hachiman. La carrière de ce personnage
haut en couleurs, qui avait su s'assurer les faveurs de l'impératrice
Kôken, n'est pas sans rappeler celle de Xue Huaiyi, le favori de
l'impératrice Wu Zetian. Tous les deux sont restés célèbres dans
la tradition populaire, non seulement comme exemples de moines
corrompus, mais aussi comme prodiges sexuels. La réputation de Dôkyô
faisait encore à l'époque Edo, près de dix siècles après sa
mort, l'objet de poèmes satiriques comme le suivant :
« Jusqu'à l'arrivée de
Dôkyô, c'était comme si on lavait des racines de bardane » —
racines minces et allongées qu'on lave dans une bassine beaucoup
trop large.
On trouve dans les documents
officiels des Tokugawa, comme dans les romans de l'époque Edo, de
nombreuses descriptions de la corruption du bouddhisme. Dans un
ouvrage intitulé Usa mondô, Kumazawa Banzan (1619-1691) note
: « Ces dernières années, depuis l'ordonnance proscrivant le
christianisme, un bouddhisme sans foi a prospéré. Comme chacun,
dans tout le pays, possède son propre temple de paroisse, à la
différence du passé, les moines peuvent librement s'adonner aux
affaires mondaines sans se soucier de la discipline ou de
l'érudition... La liberté avec laquelle ils mangent de la viande et
s'embarquent dans des aventures amoureuses surpasse celle des hommes
du siècle. » L'anticléralisme trouve son expression littéraire la
plus achevée dans les romans de Saikaku. Dans La femme du moine
dans un temple mondain en particulier, l'héroïne, une
courtisane, se rappelle ainsi ses débuts :
« A la longue, je convertis
à cette religion [le sexe] les temples des huit sectes, et je puis
dire que je n'ai jamais rencontré un seul moine qui ne fût prêt à
casser son rosaire » — autrement dit, à faire une entorse à la
discipline monastique.
Le titre même du roman fait
allusion à la pratique — répandue quoique interdite — qui
consistait pour les moines à entretenir une concubine dans leur
temple. C'est à cette situation que fait allusion le poème
satirique suivant :
« De son Daikoku, l'Abbé a
fait un Hotei, ah quel ennui ! »
Ici, le nom du dieu Daikoku
(« grande obscurité ») désigne une maîtresse que l'on cache,
tandis que Hotei, le Bodhisattva à l'énorme panse, désigne une
femme enceinte. Comme le souligne, non sans ironie, l'érudit
japonais Tominaga Nakamoto : « Shâkya[muni] désirait simplement
que les moines ne se marient pas, et dit que les moines qui n'avaient
pas de femme seraient capables de respecter son intention. Cependant
dans les générations ultérieures, les moines en vinrent souvent à
pendre femme, de sorte que cela ne signifiait rien moins que
l'extinction de la Loi. En outre, le Shûramgama-soûtra et le
Soûtra des dhâranî d'Avalokiteshara... offrent l'un et
l'autre des incantations qui permettent de se délivrer des effets de
la passion ou des cinq légumes aphrodisiaques [poireau, oignon, ail,
échalote, gingembre]. Ces moines des générations ultérieures,
avec leurs femmes, ont dû faire bon usage de ces incantations ! »
[Tominaga 1990, p. 138].
Les préjugés
antibouddhiques (dans le cas des missionnaires chrétiens) ou
anticléricaux (dans le cas des confucianistes ou de Tominaga) de ces
sources sont flagrants. Il faut donc chercher dans les sources
bouddhiques elles-mêmes. Déjà dans le journal de son voyage en
Chine, le moine japonais Ennin (794-864) dénonçait le comportement
laxiste des moines Chan qu'il avait eu l'occasion de rencontrer. On
trouve chez les moines Chan eux-mêmes une critique sévère à
l'égard des « mangeurs de viande » et des fornicateurs. Voici ce
que dit par exemple, à l'époque Song, le maître Chan Puan Yinsu
(1115-1169) :
« Et aujourd'hui... il en
est qui, sans avoir l'éveil approprié, expliquent que boire du vin
ou manger de la viande, et commettre l'adultère, ne constituent pas
un obstacle pour la nature éveillée. »
Cette attitude avait des
lettres de noblesse dans la tradition des « fous » du Chan. Mais
l'heure n'est plus aux associations littéraires sur l'ivresse et la
folie, facteurs de l'éveil. Les moines actuels, qui imitent le
comportement des anciens, le font « sans avoir l'éveil approprié »
— ils ne sont que de vulgaires laxistes, non des tricksters. Cette
critique est reprise mot pour mot à l'époque Edo par le maître
Chôon Dôkai (1630- 1682), un des réformateurs du Zen japonais. Son
contemporain Jiun, quant à lui, écrit :
« Être un novice
bouddhique signifie simplement se raser le crâne et porter la robe
monacale. Certains ne reçoivent mêmes pas les Défenses, d'autres
ne les reçoivent que pour les enfreindre. Ils vendent le Dharma et
aiment la bonne chère, la boisson et les beaux habits. Ils
considèrent la richesse matérielle comme un signe de vertu, et
l'habileté en paroles comme de l'érudition. Ils n'éprouvent ni
culpabilité ni honte. »
Comme on le voit, les
rapports sexuels ne constituaient qu'un des aspects de la
transgression, qui incluait aussi les infractions relatives à la
consommation de boissons alcooliques et au végétarisme. La
consommation de viande et de poisson par les moines était condamnée
par les autorités civiles comme un symptôme de la corruption du
clergé bouddhique. On sait par exemple que plusieurs moines furent
impliqués en 1409 dans un scandale à ce propos et envoyés en exil.
La consommation d'alcool de riz, sous le nom d' « eau de prajña »,
était également courante. En 1419, elle fut strictement interdite
au Shôkokuji, l'un des cinq grands monastères Zen de Kyôto.
L'année suivante, la prohibition s'étendit à tous les monastères
Zen. La même année, un émissaire coréen notait que dans un des
monastères qu'il avait visités moines et nonnes dormaient dans la
même salle. Enfin, l'homosexualité semble avoir été relativement
répandue — à tel point qu'on peut se demander si l'abandon du
célibat monastique ne s'est pas imposé en partie comme une mesure
visant à réduire la pédérastie et les autres formes d'amour
semi-clandestines que décrit Saikaku. Le précédent le plus
prestigieux est bien sûr celui de Shinran (1173-1262), qui justifia
son mariage par un rêve prémonitoire dans lequel le Bodhisattva
Kannon lui apparut sous les traits de sa future femme. La tradition
rapporte que son successeur Rennyo avait plus de trente enfants.
Cependant, le mariage demeura légalement interdit pour les moines
jusqu'à l'époque Meiji — encore que ces derniers aient souvent eu
des servantes ou des concubines qu'ils cachaient ou faisaient passer
pour des disciples — comme l'héroïne du roman de Saikaku
mentionné plus haut. A l'époque Edo, le gouvernement édicta des
règlements contre un type de prostituées surnommées bikuni
(« nonnes ») — et qui étaient effectivement, dans certains cas,
des religieuses déchues. Avec la paix des Tokugawa et l'essor d'une
société urbaine portée aux plaisirs, les abords des temples
bouddhiques et des sanctuaires Shintô s'ornèrent de maisons de thé
dans lesquelles la prostitution mâle et femelle florissait — en
dépit des tentatives gouvernementales pour maintenir un semblant
d'ordre moral confucéen.
La décadence morale n'est
pas un phénomène spécifiquement monastique, mais reflète plutôt
le déclin qui affecte la société des Tokugawa dans son ensemble.
En enrôlant le bouddhisme dans sa lutte contre le christianisme, le
gouvernement des Tokugawa avait lié le destin du bouddhisme au sien
et contribué à faire de cette religion ultra-mondaine une doctrine
mondaine, voire « demi mondaine ». Il ne faut pas pour autant
exagérer la responsabilité des Tokugawa : la déréliction
monastique ne date pas de l'époque Edo. Sans remonter de nouveau
jusqu'à l'Inde bouddhique, on peut noter qu'Ikkyû, déjà,
s'emportait contre les faux pratiquants du Zen qui « convoquent
leurs disciples pour un" éveil mystérieux ", et
pratiquent un" Zen démoniaque ", faisant des monastères
des lieux de luxure ». Il faut néanmoins garder à l'esprit le
contexte polémique de telles critiques qui, dans ce cas précis,
visaient tout particulièrement le condisciple et rival d'Ikkyû, un
maitre Zen du nom de Yôso. L'orthodoxie des uns devient souvent
l'hérésie des autres. L'opposition qu'établissait Ikkyû entre son
« naturalisme » authentique et celui, dépravé, de ses adversaires
passa inaperçue des censeurs, qui mirent son ouvrage à l'index.
Du côté tibétain, la
situation n'est semble-t-il guère meilleure. Le cas du sixième
Dalaï-lama n'est pas sans rappeler celui d'Ikkyû, mais son destin
fut, on le sait, tragique. Par ailleurs, on trouve chez Dugpa Kunleg
de nombreuses allusions aux pratiques sexuelles avec une « femme de
gnose » ou « sceau » (mûdra). La Félicité suprême est
atteinte par ce moyen... Mais l'utilisation de la « machine »
qu'est le corps, et particulièrement le sexe, est dangereuse. Comme
le souligne Rolf Stein, Atisha et les Kadampa, auxquels Dugpa Kunleg
se rattache également, avaient réagi contre les excès des sectes
qui pratiquaient au XIe siècle le meurtre (« libération ») et le
coït (orgie sexuelle). Néanmoins, les techniques sexuelles en tout
cas (et, sur le plan symbolique, la « libération ») ont continué
à être pratiquées chez les Nyingmapa. Kunleg met clairement en
garde contre l'hypocrisie qui consiste à prêcher à autrui des
méthodes qu'on est incapable de pratiquer soi-même :
« Sans renoncer soi-même à
l'amour vulgaire
(on choisit une femme)
Attrayante, belle mais d'esprit mauvais,
On jouit de la Félicité du
coït avec les machines (du corps),
Ces enseignements aussi sont
tromperies du Démon ».
Il ne voit là que duplicité
et mensonge :
« Prêcher à autrui, comme
sainte religion, la méthode de faire remonter la " goutte "
[le sperme], alors qu'on tombe soi-même dans la procréation
d'enfants, cette voie ou " méthode sexuelle " n'est qu'un
mot qu'on porte à la bouche, cela aussi est un exemple d'antinomie.
».
Bernard Faure