La
défaite la plus dramatique de notre société est son incapacité à
donner une place à chacun. Étrangement, le constat de cette défaite
est brouillé par l'emploi d'un mot qui désignait autrefois une
circonstance agréable, le chômage. Les journées chômées étaient
les repos accordés en l'honneur de la fête d'un saint ou en
l'honneur d'un événement glorieux, victoire ou naissance d'un
prince. Ce même mot définit maintenant l'impossibilité de jouer un
rôle actif dans la collectivité. Être en chômage, c'est être en
trop.
Paradoxalement,
l'extension de cette plaie est le résultat d'un magnifique succès
de notre intelligence : faire reculer la malédiction du travail. Les
machines, maintenant aidées par les outils informatiques, font la
plus grande part des tâches autrefois nécessaires, et cette
heureuse évolution va certainement se prolonger. La conséquence
normale devrait être de permettre à chacun d'étendre dans son
parcours de vie la place des activités choisies. Par une aberration
monstrueuse, nos sociétés ont fait du travail la principale clé
d'entrée dans la société. Celui qui ne trouve pas de travail se
trouve exclu.
En fait,
durant la plus grande partie de l'histoire humaine, le concept même
de travail ne correspondait à aucune réalité. Les
chasseurs-cueilleurs qu'étaient nos lointains ancêtres ne
connaissaient que des activités considérées aujourd'hui comme des
loisirs. Ils n'ont imaginé de retourner le sol, de le semer, de
récolter, de mettre à l'abri la nourriture produite que depuis à
peine quinze mille ans. Pour cela, il a fallu créer des outils,
construire des greniers, défendre ceux-ci contre les voleurs, faire
la guerre. Certes, ce statut d'éleveurs-agriculteurs permettait de
disposer d'une plus grande quantité de nourriture, mais le prix à
payer, l'obligation de travailler, a pu paraître à certains bien
lourd. Pour alléger ce poids, nos sociétés ont imaginé de
sacraliser ce qui n'est qu'une contrainte douloureuse.
L'accès
de chacun aux biens produits par l'effort de tous a été conditionné
jusqu'à présent par sa participation à cet effort : « à
chacun selon ses mérites ». Mais, pour produire, il faut désormais
moins d'efforts ; un jour viendra où il n'en faudra presque plus ;
les machines s'en chargeront. Nous devrions nous en réjouir;
stupidement, par manque d'imagination devant ces conditions
nouvelles, nous le déplorons. Pour maintenir le système de
répartition d'autrefois, nous inventons de produire des biens
rigoureusement inutiles, les « gadgets », dont nous nous efforçons
de persuader les consommateurs qu'ils sont nécessaires; cela donne
du travail à ceux qui les produisent, à ceux qui en font la
publicité, à ceux qui les vendent, à ceux qui les détruisent;
mais ce travail n'est qu'une fatigue inutile et dévore souvent des
ressources non renouvelables de la planète. Cette fuite en avant
vers la consommation aboutit à une véritable obésité des sociétés
les plus riches.
Donner
du travail à tous, est-ce vraiment l'objectif ? Pour le mettre en
doute, il suffit de remarquer que la disparition des malfaiteurs,
privant de travail tous ceux qui luttent contre eux, serait un
facteur d'accroissement du chômage.
Il est
temps de s'interroger sur la finalité de la vie en commun.
Albert
Jacquard
Illustration :