L'intrigue
d'Inferno, le nouveau roman de Dan Brown, se résume ainsi :
« Au cœur de l'Italie, Robert Langdon, professeur de symbologie à Harvard, plonge dans un monde centré sur l'un des chef d'œuvre historique et mystérieux de la littérature classique, L'Enfer de Dante. Dans ce contexte, Langdon se bat contre un adversaire redoutable et doit résoudre une énigme complexe qui le propulse dans le domaine de l'art, des passages secrets et de la science. À partir du poème épique de Dante, Langdon démarre une course pour trouver les réponses à ses questions avant que le monde n'en soit changé à jamais. »
O voi che avete gl’ intelleti
sani,
Mirate la dottrina che s’asconde
Sotto il velame delli versi strani !
(Purgatorio,
XXVI, 121-123)
Par ces mots, Dante indique d’une
façon fort explicite qu’il y a dans son œuvre un sens caché,
proprement doctrinal, dont le sens extérieur et apparent n’est
qu’un voile, et qui doit être recherché par ceux qui sont
capables de le pénétrer. Ailleurs, le poète va plus loin encore,
puisqu’il déclare que toutes les écritures, et non pas seulement
les écritures sacrées, peuvent se comprendre et doivent s’exprimer
principalement suivant quatre sens : « si possono intendere e
debbonsi sponere massimamente per quattro sensi ». Il est évident,
d’ailleurs, que ces significations diverses ne peuvent en aucun cas
se détruire ou s’opposer, mais qu’elles doivent au contraire se
compléter et s’harmoniser comme les parties d’un même tout,
comme les éléments constitutifs d’une synthèse unique.
Ainsi, que la Divine Comédie,
dans son ensemble, puisse s’interpréter en plusieurs sens, c’est
là une chose qui ne peut faire aucun doute, puisque nous avons à
cet égard le témoignage même de son auteur, assurément mieux
qualifié que tout autre pour nous renseigner sur ses propres
intentions. La difficulté commence seulement lorsqu’il s’agit de
déterminer ces différentes significations, surtout les plus élevées
ou les plus profondes, et c’est là aussi que commencent tout
naturellement les divergences de vues entre les commentateurs.
Ceux-ci s’accordent généralement à reconnaître, sous le sens
littéral du récit poétique, un sens philosophique, ou plutôt
philosophico-théologique, et aussi un sens politique et social ;
mais, avec le sens littéral lui-même, cela ne fait encore que
trois, et Dante nous avertit d’en chercher quatre ; quel est donc
le quatrième ? Pour nous, ce ne peut être qu’un sens proprement
initiatique, métaphysique en son essence, et auquel se rattachent de
multiples données qui, sans être toutes d’ordre purement
métaphysique, présentent un caractère également ésotérique.
C’est précisément en raison de ce caractère que ce sens profond
a complètement échappé à la plupart des commentateurs ; et
pourtant, si on l’ignore ou si on le méconnaît, les autres sens
eux-mêmes ne peuvent être saisis que partiellement, parce qu’il
est comme leur principe, en lequel se coordonne et s’unifie leur
multiplicité.
Ceux mêmes qui ont entrevu ce côté
ésotérique de l’œuvre de Dante ont commis bien des méprises
quant à sa véritable nature, parce que le plus souvent, la
compréhension réelle de ces choses leur faisait défaut, et parce
que leur interprétation fut affectée par des préjugés qu’il
leur était impossible d’écarter. par l’effet d’un
«syncrétisme» superficiel, que Dante a employé indifféremment,
selon les cas, un langage emprunté soit au christianisme, soit à
l’antiquité gréco-romaine. […]
Voyages
extra-terrestres dans différentes traditions
Une
question qui semble avoir fortement préoccupé la plupart des
commentateurs de Dante est celle des sources auxquelles il convient
de rattacher sa conception de la descente aux Enfers, et c’est
aussi un des points sur lesquels apparaît le plus nettement
l’incompétence de ceux qui n’ont étudié ces questions que
d’une façon toute « profane ». Il y a là, en effet, quelque
chose qui ne peut se comprendre que par une certaine connaissance des
phases de l’initiation réelle, et c’est ce que nous allons
essayer maintenant d’expliquer.
Sans
doute, si Dante prend Virgile pour guide dans les deux premières
parties de son voyage, la cause principale en est bien, comme tout le
monde s’accorde à le reconnaître, le souvenir du chant VI de
l’Enneide ; mais
il faut noter que c’est parce qu’il y a là, chez Virgile, non
une simple fiction poétique, mais la preuve d’un savoir
initiatique incontestable. Ce n’est pas sans raison que la pratique
des sortes virgilianoe fut si répandue au moyen âge ; et, si
on a voulu faire de Virgile un magicien, ce n’est là qu’une
déformation populaire et exotérique d’une vérité profonde, que
sentaient probablement, mieux qu’ils ne savaient l’exprimer, ceux
qui rapprochaient son œuvre des Livres sacrés, ne fût-ce que pour
un usage divinatoire d’un intérêt très relatif.
D’autre
part, il n’est pas difficile de constater que Virgile lui-même,
pour ce qui nous occupe, a eu des prédécesseurs chez les Grecs, et
de rappeler à ce propos le voyage d’Ulysse au pays des Cimmériens,
ainsi que de la descente d’Orphée aux Enfers ; mais la concordance
que l’on remarque en tout cela ne prouve-t-elle rien de plus qu’une
série d’emprunts ou d’imitations successives ? La vérité est
que ce dont il s’agit a le plus étroit rapport avec les mystères
de l’antiquité, et que ces divers récits poétiques ou
légendaires ne sont que des traductions d’une même réalité : le
rameau d’or qu’Énée, conduit par la Sibylle, va d’abord
cueillir dans la forêt (cette même «selva selvaggia» où Dante
situe aussi le début de son poème), c’est le rameau que portaient
les initiés d’Éleusis, et que rappelle encore l’acacia de la
Maçonnerie moderne, « gage de résurrection et d’immortalité ».
Mais il y a mieux, et le Christianisme même nous présente aussi un
pareil symbolisme : dans la liturgie catholique, c’est par la fête
des Rameaux que s’ouvre la semaine sainte, qui verra la mort du
Christ et sa descente aux Enfers, puis sa résurrection, qui sera
bientôt suivie de son ascension glorieuse ; et c’est précisément
le lundi saint que commence le récit de Dante, comme pour indiquer
que c’est en allant à la recherche du rameau mystérieux qu’il
s’est égaré dans la forêt obscure où il va rencontrer Virgile ;
et son voyage à travers les mondes durera jusqu’au dimanche de
Pâques, c’est-à-dire jusqu’au jour de la résurrection.
Mort
et descente aux Enfers d’un côté, résurrection et ascension aux
Cieux de l’autre, ce sont comme deux phases inverses et
complémentaires, dont la première est la préparation nécessaire
de la seconde, et que l’on retrouverait également sans peine dans
la description du « Grand Œuvre » hermétique ; et la même chose
est nettement dans toutes les doctrines traditionnelles. C’est
ainsi que, dans l’Islam, nous rencontrons l’épisode du « voyage
nocturne » de Mohammed, comprenant pareillement la descente aux
régions infernales (isrâ), puis l’ascension dans les
divers paradis ou sphères célestes (mirâj); et certaines
relations de ce « voyage nocturne » présentent avec le poème de
Dante des similitudes particulièrement frappantes, à tel point que
quelques-uns ont voulu y voir une des sources principales de son
inspiration. Don Miguel Asín Palacios a montré les multiples
rapports qui existent, pour le fond et même pour la forme, entre
Divine Comédie (sans parler de certains passages de la Vita
Nuova et du Convito), d’une part, et d’autre part, le
Kitâb el-isrâ (Livre du voyage nocturne) et les Futûhât
el-Mekkiyah (Révélations de la Mecque) de Mohyiddin ibn Arabi,
ouvrages antérieurs de quatre-vingts ans environ, et il conclut que
ces analogies sont plus nombreuses à elles seules que toutes celles
que les commentateurs sont parvenus à établir entre l’œuvre de
Dante et toutes les autres littératures de tout pays. En voici
quelques exemples : « Dans une adaptation de la légende musulmane,
un loup et un lion barrent la route au pèlerin, comme la panthère,
le lion et la louve font reculer Dante…Virgile est envoyé à Dante
et Gabriel à Mohammed par le Ciel ; tous deux, durant le voyage,
satisfont à la curiosité du pèlerin. L’Enfer est annoncé dans
les deux légendes par des signes identiques : tumulte violent et
confus, rafale de feu…L’architecture de l’Enfer dantesque est
calquée sur celle de l’Enfer musulman : tous deux sont un
gigantesques entonnoir formé par une série d’étages, de degrés
ou de marches circulaires qui descendent graduellement jusqu’au
fond de la terre ; chacun d’eux recèle une catégorie de pécheurs,
dont la culpabilité et la peine s'aggravent à mesure qu’ils
habitent un cercle plus enfoncé. Chaque étage se subdivise en
différents autres, effectués à des catégories variées de
pécheurs ; enfin, ces deux Enfers sont situés tous les deux sous la
ville de Jérusalem… Afin de se purifier au sortir de l’Enfer et
de pouvoir s’élever vers le Paradis, Dante se soumet à une triple
ablution. Une même triple ablution purifie les âmes dans la légende
musulmane : avant de pénétrer dans le Ciel, elles sont plongées
successivement dans les eaux des trois rivières qui fertilisent le
jardin d’Abraham…L’architecture des sphères célestes à
travers lesquelles s’accomplit l’ascension est identique dans les
deux légendes ; dans les neuf cieux sont disposées, suivant leurs
mérites respectifs, les âmes bienheureuses qui, à la fin, se
rassemblent toutes dans l’Empyrée ou dernière sphère… De même
que Béatrice s’efface devant saint Bernard pour guider Dante dans
les ultimes étapes, de même Gabriel abandonne Mohammed près du
trône de Dieu où il sera attiré par une guirlande lumineuse…
L’apothéose finale des deux ascensions est la même : les deux
voyageurs, élevés jusqu’à la présence de Dieu, nous décrivent
Dieu comme un foyer de lumière intense, entouré de neuf cercles
concentriques formés par les files serrées d’innombrables esprits
angéliques qui émettent des rayons lumineux ; une des filles
circulaires les plus proches du foyer est celle des Chérubins ;
chaque cercle entoure le cercle immédiatement inférieur, et tous
les neuf tournent sans trêve, autour du centre divin… Les étages
infernaux, les cieux astronomiques, les cercles de la rose
mystique,
les chœurs angéliques qui entourent le foyer de la lumière divine,
les trois cercles symbolisant la trinité de personnes, sont
empruntés mot pour mot par le poète florentin à Mohyiddin ibn
Arabi.»
De
telles coïncidences, jusque dans des détails extrêmement précis,
ne peuvent être accidentelles, et nous avons bien des raisons
d’admettre que Dante s’est effectivement inspiré, pour une part
assez importante, des écrits de Mohyiddin; mais comment les a-t-il
connus ? On envisage comme intermédiaire possible Brunetto Latini,
qui avait séjourné en Espagne, et il mourut à Damas; d’un autre
côté, ses disciples étaient répandus dans tout le monde
islamique, mais surtout en Syrie et en Égypte, et enfin il est peu
probable que ses œuvres aient été dès lors dans le domaine
public, où même certaines d’entre elles n’ont jamais été. En
effet, Mohyiddin fut tout autre chose que le «poète mystique»
qu’imagine M. Asín Palacios ; ce qu’il convient de dire ici
c’est que, dans l’ésotérisme islamique, il est appelé
Esh-Sheikh el-akbar, c’est-à-dire le plus grand des Maîtres
spirituels, le Maître par excellence, que sa doctrine est d’essence
purement métaphysique, et que plusieurs des principaux Ordres
initiatiques de l’Islam, parmi ceux qui sont les plus élevés et
les plus fermés en même temps, procèdent de lui directement. Nous
avons déjà indiqués que de telles organisations furent au XIIIe
siècle, c’est-à-dire à l’époque même de Mohyiddin, en
relation avec les Ordres de chevalerie, et, pour nous, c’est par là
que s’explique la transmission constatée; s’il en était
autrement, et si Dante avait connu Mohyiddin par des voies
«profanes», pourquoi ne l’aurait-il jamais nommé, aussi bien
qu’il nomme les philosophes exotériques de l’Islam, Avicenne et
Averroès ? De plus, il est reconnu qu’il y eut des influences
islamiques aux origines du Rosicrucianisme, et c’est à cela que
font allusion les voyages supposés de Christian Rosenkreutz en
Orient ; mais l’origine réelle du Rosicrucianisme, nous l’avons
déjà dit, ce sont précisément les Ordres de chevalerie, et ce
sont eux qui formèrent, au moyen âge, le véritable lien
intellectuel entre l’Orient et l’Occident.
Les
critiques occidentaux modernes, qui ne regardent le «voyage
nocturne» de Mohammed que comme une légende plus ou moins poétique,
prétendent que cette légende n’est pas spécifiquement islamique
et arabe, mais qu’elle serait originaire de la Perse, parce que le
récit d’un voyage similaire se trouve dans un livre mazdéen,
l’Ardâ Vîrâf Nâmeh. Certains pensent qu’il faut
remonter encore plus loin, jusqu’à l’Inde, où l’on rencontre
en effet, tant dans le Brâhmanisme que dans le Bouddhisme, une
multitude de descriptions symboliques des divers états d’existence
sous la forme d’un ensemble hiérarchiquement organisé de Cieux et
d’Enfers; et quelques-uns vont même jusqu’à supposer que Dante
a pu subir directement l’influence indienne. Chez ceux qui ne
voient en tout cela que de la «littérature», cette façon
d’envisager les choses se comprend, quoiqu’il soit assez
difficile, même du simple point de vue historique, d’admettre que
Dante ait pu connaître quelque chose de l’Inde autrement que par
l’intermédiaire des Arabes. Mais, pour nous, ces similitudes ne
montrent pas autre chose que l’unité de la doctrine qui est
contenue dans toutes les traditions; il n’y a rien d’étonnant à
ce que nous trouvions partout l’expression des mêmes vérités,
mais précisément, pour ne pas s’en étonner, il faut d’abord
savoir que ce sont des vérités, et non pas des fictions plus ou
moins arbitraires. Là où il n’y a que des ressemblances d’ordre
général, il n’y a pas lieu de conclure à une communication
directe ; cette conclusion n’est justifiée que si les mêmes idées
sont exprimées sous une forme identique, ce qui est le cas pour
Mohyiddin et Dante. Il est certain que ce que nous trouvons chez
Dante est en parfait accord avec les théories hindoues des mondes et
des cycles cosmiques, mais sans pourtant être revêtu de la forme
qui seule est proprement hindoue; et cet accord existe nécessairement
chez tous ceux qui ont conscience des mêmes vérités, quelle que
soit la façon dont ils en ont acquis la connaissance.
René
Guénon, L'ésotérisme de Dante.
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de Dante :