vendredi, avril 29, 2011

L'âge sombre



La doctrine hindoue enseigne que la durée d'un cycle humain, auquel elle donne le nom de Manvantara, se divise en quatre âges, qui marquent autant de phases d'un obscurcissement graduel de la spiritualité primordiale; ces sont ces mêmes périodes que les traditions de l'antiquité occidentale, de leur côté, désignaient comme les âges d'or, d'argent, d'airain et de fer. Nous sommes présentement dans le quatrième âge, le Kali- Yuga ou « âge sombre », et nous y sommes, dit-on, depuis déjà plus de six mille ans, c'est-à-dire depuis une époque bien antérieure à toutes celles qui sont connues de l'histoire « classique ». Depuis lors, les vérités qui étaient autrefois accessibles à tous les hommes sont devenus de plus en plus cachées et difficiles à atteindre ; ceux qui les possèdent sont de moins en moins nombreux, et, si le trésor de la sagesse « non humaine », antérieure à tous les âges, ne peut jamais se perdre, il s'enveloppe de voiles de plus en plus impénétrables, qui le dissimulent aux regards et sous lesquels il est extrêmement difficile de le
découvrir.

C'est pourquoi il est partout question, sous des symboles divers, de quelque chose qui a été perdu, en apparence tout au moins et par rapport au monde extérieur, et que doivent retrouver ceux qui aspirent à la véritable connaissance ; mais il est dit aussi que ce qui est ainsi caché redeviendra visible à la fin de ce cycle, qui sera en même temps, en vertu de la continuité qui relie toutes choses entre elles, le commencement d'un cycle nouveau Mais, demandera t on sans doute, pourquoi le développement cyclique doit il s'accomplir ainsi, dans un sens descendant, en allant du supérieur à l'inférieur, ce qui, comme on le remarquera sans peine, est la négation même de l'idée de « progrès » telle que les modernes l'entendent ? C'est que le développement de toute manifestation implique nécessairement un éloignement de plus en plus grand du principe dont elle procède ; partant du point le plus haut, elle tend forcément vers le bas, et, comme les corps pesants, elle y tend avec une vitesse sans cesse croissante, jusqu'à ce qu'elle rencontre enfin un point d'arrêt. Cette chute pourrait être caractérisée comme une matérialisation progressive, car l'expression du principe est pure spiritualité; nous disons l'expression, et non le principe même, car celui-ci ne peut être désigné par aucun des termes qui semblent indiquer une opposition quelconque, étant au delà de toutes les oppositions. D'ailleurs, des mots comme ceux d' «esprit» et de «matière », que nous empruntons ici pour plus de commodité au langage occidental, n'ont guère pour nous qu'une valeur symbolique; ils ne peuvent, en tout cas, convenir vraiment à ce dont il s'agit qu'à la condition d'en écarter les interprétations spéciales qu'en donne la philosophie moderne, dont « spiritualisme» et «matérialisme» ne sont, à nos yeux, que deux formes complémentaires qui s'impliquent l'une l'autre et qui sont pareillement négligeables pour qui veut s'élever au-dessus de ces points de vue contingents. Mais d'ailleurs ce n'est pas de métaphysique pure que nous nous proposons de traiter ici, et c'est pourquoi, sans jamais perdre de vue les principes essentiels, nous pouvons, tout en prenant les précautions indispensables pour éviter toute équivoque, nous permettre l'usage de termes qui, bien qu'inadéquats, paraissent susceptibles de rendre les choses plus facilement compréhensibles, dans la mesure où cela peut se faire sans toutefois les dénaturer.

Ce que nous venons de dire du développement de la manifestation présente une vue qui, pour être exacte dans l'ensemble, est cependant trop simplifiée et schématique, en ce qu'elle peut faire penser que ce développement s'effectue en ligne droite, selon un sens unique et sans oscillations d'aucune sorte ; la réalité est bien autrement complexe. En effet, il y a lieu d'envisager en toutes choses, comme nous l'indiquions déjà précédemment, deux tendances opposées, l'une descendante et l'autre ascendante, ou, si l'on veut se servir d'un autre mode de représentation, l'une centrifuge et l'autre centripète et de la prédominance de l'une ou de l'autre procèdent deux phases complémentaires de la manifestation, l'une d'éloignement du principe, l'autre de retour vers le principe, qui sont souvent comparées symboliquement aux mouvements du cœur ou aux deux phases de la respiration. Bien que ces deux phases soient d'ordinaire décrites comme successives, il faut concevoir que, en réalité, les deux tendances auxquelles elles correspondent agissent toujours simultanément, quoique dans des proportions diverses ; et il arrive parfois, à certains moments critiques où la tendance descendante semble sur le point de l'emporter définitivement dans la marche générale du monde, qu'une action spéciale intervient pour renforcer la tendance contraire, de façon à rétablir un certain équilibre au moins relatif, tel que peuvent le comporter les conditions du moment, et à opérer ainsi un redressement partiel, par lequel le mouvement de chute peut sembler arrêté ou neutralisé temporairement (1).

Il est facile de comprendre que ces données traditionnelles, dont nous devons nous borner ici à esquisser un aperçu très sommaire, rendent possibles des conceptions bien différentes de tous les essais de « philosophie de l'histoire » auxquels se livrent les modernes, et bien autrement vastes et profondes. Mais nous ne songeons point, pour le moment, à remonter aux origines du cycle présent, ni même plus simplement aux débuts de Kali-Yuga ; nos intentions ne se rapportent, d'une façon directe tout au moins, qu'à un domaine beaucoup plus limité, aux dernières phases de ce même Kali-Yuga. On peut en effet, à l'intérieur de chacune des grandes périodes dont nous avons parlé, distinguer encore différentes phases secondaires, qui en constituent autant de subdivisions ; et, chaque partie étant en quelque façon analogue au tout, ces subdivisions reproduisent pour ainsi dire, sur une échelle plus réduite, la marche générale du grand cycle dans lequel elles s'intègrent; mais, là encore, une recherche complète des modalités d'application de cette loi aux divers cas particuliers nous entraînerait bien au-delà du cadre que nous nous sommes tracé pour cette étude. Nous mentionnerons seulement, pour terminer ces considérations préliminaires, quelques-unes; des dernières époques particulièrement critiques qu'a traversées l'humanité, celles qui rentrent dans la période que l'on a coutume d'appeler « historique », parce qu'elle est effectivement la seule qui soit vraiment accessible à l'histoire ordinaire ou « profane » ; et cela nous conduira tout naturellement à ce qui doit faire l'objet propre de notre étude, puisque la dernière de ces époques critiques n'est autre que celle qui constitue ce qu'on nomme les temps modernes.

Il est un fait assez étrange, qu'on semble n'avoir jamais remarqué comme il mérite de l'être : c'est que la période proprement «historique », au sens que nous venons d'indiquer ; remonte exactement au VIe siècle avant l'ère chrétienne, comme s'il y avait là, dans le temps, une barrière qu'il n'est pas possible de franchir à l'aide des moyens d'investigation dont disposent les chercheurs ordinaires. A partir de cette époque, en effet, on possède partout une chronologie assez précise et bien établie ; pour tout ce qu: est antérieur, au contraire, on n'obtient en général qu'une très vague approximation, et les dates proposées pour les mêmes événements varient souvent de plusieurs siècles. Même pour les pays où l'on a plus que de simples vestiges épars, comme l'Égypte par exemple, cela est très frappant; et ce qui est peut-être plus étonnant encore, c'est que, dans un cas exceptionnel et privilégié comme celui de la Chine, qui possède, pour des époques bien plus éloignées, des annales datées au moyen d'observations astronomiques qui ne devraient laisser de place à aucun doute, les modernes n'en qualifient pas moins ces époques de « légendaires », comme s'il y avait là un domaine où ils ne se reconnaissent le droit à aucune certitude et où ils s'interdisent eux-mêmes d'en obtenir. L'antiquité dite « classique » n'est donc, à vrai dire, qu'une antiquité toute relative, et même beaucoup plus proche des temps modernes que de la véritable antiquité, puisqu'elle ne remonte même pas à la moitié du Kali-Yuga, dont la durée n'est elle-même, suivant la doctrine hindoue, que la dixième partie de celle du Manvantara ; et l'on pourra suffisamment juger par là jusqu'à quel point les modernes ont raison d'être fiers de l'étendue de leurs connaissances historiques ! Tout cela, répondraient ils sans doute encore pour se justifier, ce ne sont que des périodes « légendaires », et c'est pourquoi ils estiment n'avoir pas à en tenir compte ; mais cette réponse n'est précisément que l'aveu de leur ignorance, et d'une incompréhension qui peut seule expliquer leur dédain de la tradition; l'esprit spécifiquement moderne, ce n'est en effet, comme nous le montrerons plus loin, rien d'autre que l'esprit antitraditionnel.

Au VIe siècle avant l'ère chrétienne, il se produisit, quelle qu'en ait été la cause, des changements considérables chez presque tous les peuples ; ces changements présentèrent d'ailleurs des caractères différents suivant les pays. Dans certains cas, ce fut une réadaptation de la tradition à des conditions autres que celles qui avaient existé antérieurement, réadaptation qui s'accomplit en un sens rigoureusement orthodoxe ; c'est ce qui eut lieu notamment en Chine, où la doctrine, primitivement constituée en un ensemble unique, fut alors divisée en deux parties nettement distinctes : le Taoïsme, réservé à une élite, et comprenant la métaphysique pure et les sciences traditionnelles d'ordre proprement spéculatif; le Confucianisme, commun à tous sans distinction, et ayant pour domaine les applications pratiques et principalement sociales. Chez les Perse, il semble qu'il y ait eu également une réadaptation du Mazdéisme, car cette époque fut celle du dernier Zoroastre (2). Dans l'Inde, on vit naître alors le Bouddhisme, qui, quel qu'ait été d'ailleurs son caractère originel (3), devait aboutir, au contraire, tout au moins dans certaines de ses branches, à une révolte contre l'esprit traditionnel, allant jusqu'à la négation de toute autorité, jusqu'à une véritable anarchie, au sens étymologique d'« absence de principe », dans l'ordre intellectuel et dans l'ordre social. Ce qui est assez curieux, c'est qu'on ne trouve, dans l'Inde, aucun monument remontant au-delà de cette époque, et les orientalistes, qui veulent tout faire commencer au Bouddhisme dont ils exagèrent singulièrement l'importance, ont essayé de tirer parti de cette constatation en faveur de leur thèse; l'explication du fait est cependant bien simple : c'est que toutes les constructions antérieures étaient en bois, de sorte qu'elles ont naturellement disparu sans laisser de traces (4) ; mais ce qui est vrai, c'est qu'un tel changement dans le mode de construction correspond nécessairement à une modification profonde des conditions générales d'existence du peuple chez qui il s'est produit.

En nous rapprochant de l'Occident, nous voyons que la même époque fut, chez les Juifs, celle de la captivité de Babylone ; et ce qui est peut-être un des faits les plus étonnant qu'on ait à constater, c'est qu'une courte période de soixante-dix ans fut suffisante pour leur faire perdre jusqu'à leur écriture, puisqu'ils durent ensuite reconstituer les Livres sacrés avec des caractères tout autres que ceux qui avaient été en usage jusqu'alors. On pourrait citer encore bien d'autres événements se rapportant à peu près à la même date : nous noterons seulement que ce fut pour Rome le commencement de la période proprement « historique », succédant à l'époque « légendaire » des rois, et qu'on sait aussi, quoique d'une façon un peu vague, qu'il y eut alors d'importants mouvements chez les peuples celtiques ; mais, sans y insister davantage, nous en arriverons à ce qui concerne la Grèce. Là également, le VIe siècle fut le point de départ de la civilisation dite « classique », la seule à laquelle les modernes reconnaissent le caractère « historique », et tout ce qui précède est assez mal connu pour être traité de « légendaire », bien que les découvertes archéologiques récentes ne permettent plus de douter que, du moins, il y eut là une civilisation très réelle ; et nous avons quelques raisons de penser que cette première civilisation hellénique fut beaucoup plus intéressante intellectuellement que celle qui la suivit, et que leurs rapports ne sont pas sans offrir quelque analogie avec ceux qui existent entre l'Europe du moyen âge et l'Europe moderne. Cependant, il convient de remarquer que la scission ne fut pas aussi radicale que dans ce dernier cas, car il y eut, au moins partiellement, une réadaptation effectuée dans l'ordre traditionnel, principalement dans le domaine des « mystères » ; et il faut y rattacher le Pythagorisme, qui fut surtout, sous une forme nouvelle, une restauration de l'Orphisme antérieur, et dont les liens évidents avec le culte delphique de l'Apollon hyperboréen permettent même d'envisager une filiation continue et régulière avec l'une des plus anciennes traditions de l'humanité. Mais, d'autre part, on vit bientôt apparaître quelque chose dont on n'avait encore eu aucun exemple, et qui devait, par la suite, exercer une influence néfaste sur toast le monde occidental: nous voulons parler de ce mode spécial de pensée qui prit et garda le nom de « philosophie » ; et ce point est assez important pour que nous nous y arrêtions quelques instants.

Le mot « philosophie », en lui-même, peut assurément être pris en un sens fort légitime, qui fut sans doute son sens primitif, surtout s'il est vrai que, comme on le prétend, c'est Pythagore qui l'employa le premier : étymologiquement, il ne signifie rien d'autre qu' « amour de la sagesse » ; il désigne donc tout d'abord une disposition préalable requise pour parvenir à la sagesse, et il peut désigner aussi, par une extension toute naturelle, la recherche qui, naissant de cette disposition même, doit conduire à la connaissance. Ce n'est donc qu'un stade préliminaire et préparatoire, un acheminement vers la sagesse, un degré correspondant à un état inférieur à celle-ci (5) ; la déviation qui s'est produite ensuite a consisté à prendre ce degré transitoire pour le but même, à prétendre substituer la «nphilosophie » à la sagesse, ce qui implique l'oubli ou la méconnaissance de la véritable nature de cette dernière. C'est ainsi que prit naissance ce que nous pouvons appeler la philosophie «profane», c'est-à-dire une prétendue sagesse purement humaine, donc d'ordre simplement rationnel, prenant la place de la vraie sagesse traditionnelle, suprarationnelle et « non humaine ». Pourtant, il subsista encore quelque chose de celle-ci à travers toute l'antiquité; ce qui le prouve, c'est d'abord la persistance des « mystères », dont le caractère essentiellement « initiatique » ne saurait être contesté, et c'est aussi le fait que l'enseignement des philosophes eux-mêmes avait à la fois, le plus souvent, un côté « exotérique » et un côté « ésotérique », ce dernier pouvant permettre le rattachement à un point de vue supérieur, qui se manifeste d'ailleurs d'une façon très nette, quoique peut-être incomplète à certains égards, quelques siècles plus tard, chez les Alexandrins. Pour que la philosophie « profane » fût définitivement constituée comme telle, il fallait que l' « exotisme » seul demeurât et qu'on allât jusqu'à la négation pure et simple de tout « ésotérisme » ; c'est précisément à quoi devait aboutir, chez les modernes, le mouvement commencé par les Grecs ; les tendances qui s'étaient déjà affirmées chez ceux-ci devaient être alors poussées jusqu'à leurs conséquences les plus extrêmes, et l'importance excessive qu'ils avaient accordée à la pensée rationnelle allait s'accentuer encore pour en arriver au « rationalisme », attitude spécialement moderne qui consiste, non plus même simplement à ignorer, mais à nier expressément tout ce qui est d'ordre supra rationnel ; mais n'anticipons pas davantage, car nous aurons à revenir sur ces conséquences et à en voir le développement dans une autre partie de notre exposé.

Dans ce qui vient d'être dit, une chose est à retenir particulièrement au point de vue qui nous occupe : c'est qu'il convient de chercher dans l'antiquité « classique » quelques-unes des origines du monde moderne; celui-ci n'a donc pas entièrement tort quand il se recommande de la civilisation gréco-latine et s'en prétend le continuateur. Il faut dire, cependant, qu'il ne s'agit que d'une continuation lointaine et quelque peu infidèle, car il y avait malgré tout, dans cette antiquité, bien des choses, dans l'ordre intellectuel et spirituel, dont on ne saurait trouver l'équivalent chez les modernes ; ce sont, en tout cas, dans l'obscuration progressive de la vraie connaissance, deux degrés assez différents. On pourrait d'ailleurs concevoir que la décadence de la civilisation antique ait amené, d'une façon graduelle et sans solution de continuité, un état plus ou moins semblable à celui que nous voyons aujourd'hui; mais, en fait, il n'en fut pas ainsi, et, dans l'intervalle, il y eut, pour l'Occident, une autre époque critique qui fut en même temps une de ces époques de redressement auxquelles nous faisions allusion plus haut.

Cette époque est celle du début et de l'expansion du Christianisme, coïncidant, d'une part, avec la dispersion du peuple juif, et, d'autre part, avec la dernière phase de la civilisation gréco-latine ; et nous pouvons passer plus rapidement sur ces événements, en dépit de leur importance, parce qu'ils sont plus généralement connus que ceux dont nous avons parlé jusqu'ici, et que leur synchronisme a été plus remarqué, même des historiens dont les vues sont les plus superficielles. On a aussi signalé assez souvent certains traits communs à la décadence antique et à l'époque actuelle ; et, sans vouloir pousser trop loin le parallélisme, on doit reconnaître qu'il y a en effet quelques ressemblances assez frappantes. La philosophie purement « profane » avait gagné du terrain.

L’apparition du scepticisme d'un côté, le succès du « moralisme » stoïcien et épicurien de l'autre, montrent assez à quel point l'intellectualité s'était abaissée. En même temps, les anciennes doctrines sacrées, que presque personne ne comprenait plus, avaient dégénéré, du fait de cette incompréhension, en « paganisme » au vrai sens de ce mot, c'est à dire qu'elles n'étaient plus que des « superstitions », des choses qui, ayant perdu leur signification profonde, se survivent à elle-même par des manifestations tout extérieures. Il y eut des essais de réaction contre cette déchéance : l'hellénisme lui-même tenta de se revivifier à l'aide d'éléments empruntés aux doctrines orientales avec lesquelles il pouvait se trouver en contact ; mais cela n'était plus suffisant, la civilisation gréco-latine devait prendre fin, et le redressement devait venir d'ailleurs et s'opérer sous une tout autre forme. Ce fut le Christianisme qui accomplit cette transformation ; et, notons le en passant, la comparaison qu'on peut établir sous certains rapports entre ce temps et le nôtre est peut-être un des éléments déterminants du messianisme désordonné qui se fait jour actuellement. Après la période troublée des invasions barbares, nécessaire pour achever la destruction de l'ancien état de choses, un ordre normal fut restauré pour une durée de quelques siècles ; ce fut le moyen âge, si méconnu des modernes qui sont incapables d'en comprendre l'intellectualité, et pour qui cette époque paraît certainement beaucoup plus étrangère et lointaine que l'antiquité « classique ».

Le vrai moyen âge, pour nous, s'étend du règne de Charlemagne au début du XIVe siècle ; à cette dernière date commence une nouvelle décadence qui, à travers des étapes diverses, ira en s'accentuant jusqu'à nous. C'est là qu'est le véritable point de départ de la crise moderne : c'est le commencement de la désagrégation de la « Chrétienté », à laquelle s'identifiait essentiellement la civilisation occidentale du moyen âge ; c'est, en même temps que la fin du régime féodal, assez étroitement solidaire de cette même « Chrétienté », l'origine de la constitution des « nationalités ». Il faut donc faire remonter l'époque moderne près de deux siècles plutôt qu'on ne le fait d'ordinaire; la Renaissance et la Réforme sont surtout des résultantes, et elles n'ont été rendues possibles que par la décadence préalable; mais, bien loin d'être un redressement, elles marquèrent une chute beaucoup plus profonde, parce qu'elles consommèrent la rupture définitive avec l'esprit traditionnel, l'une dans le domaine des sciences et des arts, l'autre dans le domaine religieux lui-même, qui était pourtant celui où une telle rupture eût pu sembler le plus difficilement concevable.

Ce qu'on appelle la Renaissance fut en réalité, comme nous l'avons déjà dit en d'autres occasions, la mort de beaucoup de choses ; Sous prétexte de revenir à la civilisation gréco-romaine, on n'en prit que ce qu'elle avait eu de plus extérieur, parce que cela seul avait pu s'exprimer clairement dans des textes écrits ; et cette restitution incomplète ne pouvait d'ailleurs avoir qu'un caractère fort artificiel, puisqu'il s'agissait de formes qui, depuis des siècles, avaient cessé de vivre de leur vie véritable. Quant aux sciences traditionnelles du moyen âge, après avoir eu encore quelques dernières manifestations vers cette époque, elles disparurent aussi totalement que celles des civilisations lointaines qui furent jadis anéanties par quelque cataclysme ; et, cette fois, rien ne devait venir les remplacer. Il n'y eut plus désormais que la philosophie et la science « profanes », c'est-à-dire la négation de la véritable intellectualité, la limitation de la connaissance à l'ordre le plus inférieur, l'étude empirique et analytique de faits qui ne sons rattachés à aucun principe, la dispersion dans une multitude indéfinie de détails insignifiants, l'accumulation d'hypothèses sans fondement, qui se détruisent incessamment les unes les autres, et de vues fragmentaires qui ne peuvent conduire à rien, sauf à ces applications pratiques qui constituent la seule supériorité effective de la civilisation modem ; supériorité peu enviable d'ailleurs, et qui, en se développant jusqu'à étouffer toute autre préoccupation, a donné à cette civilisation le caractère purement matériel qui en fait une véritable monstruosité.
Ce qui est tout à fait extraordinaire, c'est la rapidité avec laquelle la civilisation du moyen âge tomba dans le plus complet oubli ; les hommes du XVIIe siècle n'en avaient plus la moindre notion, et les monuments qui en subsistaient ne représentaient plus rien à leurs yeux, ni dans l'ordre intellectuel, ni même dans l'ordre esthétique ; on peut juger par-là combien la mentalité avait été changée dans l'intervalle. Nous n'entreprendrons pas de rechercher ici les facteurs, certainement fort complexes, qui concoururent à ce changement, si radical qu'il semble difficile d'admettre qu'il ait pu s'opérer spontanément et sans l'intervention d'une volonté directrice dont la nature exacte demeure forcément assez énigmatique ; il y a, à cet égard, des circonstances bien étranges, comme la vulgarisation, à un moment déterminé, et en les présentant comme des découvertes nouvelles, de choses qui étaient connues en réalité depuis fort longtemps, mais dont la connaissance, en raison de certains inconvénients qui risquaient d'en dépasser les avantages, n'avait pas été répandue jusque là dans le domaine public (6). Il est bien invraisemblable aussi que la légende qui fit du moyen âge une époque de « ténèbres », d'ignorance et de barbarie, ait pris naissance et se soit accréditée d'elle-même, et que la véritable falsification de l'histoire à laquelle les modernes se sont livrés ait été entreprise sans aucune idée préconçue; mais nous n'irons pas plus avant dans l'examen de cette question, car, de quelque façon que ce travail se soit accompli, c'est, pour le moment, la constatation du résultat qui, en somme, nous importe le plus.

Il y a un mot qui fut mis en honneur à la Renaissance, et qui résumait par avance tout le programme de la civilisation moderne : ce mot est celui d' « humanisme ». Il s'agissait en effet de tout réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d'ordre supérieur, et, pourrait on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre; les Grecs, dont on prétendait suivre l'exemple, n'avaient jamais été aussi loin en ce sens, même au temps de leur plus grande décadence intellectuelle, et du moins les préoccupations utilitaires n'étaient elles jamais passées chez eux au premier plan, ainsi que cela devait bientôt se produire chez les modernes. L' «humanisme», c'était déjà une première forme de ce qui est devenu le « laïcisme » contemporain ; et, en voulant tout ramener à la mesure de l'homme, pris pour une fin en lui-même, on a fini par descendre, d'étape en étape, au niveau de ce qu'il y a en celui-ci de plus inférieur, et par ne plus guère chercher que la satisfaction des besoins inhérents au côté matériel de sa nature, recherche bien illusoire, du reste, car elle crée toujours plus de besoins artificiels qu'elle n'en peut satisfaire.

Le monde moderne ira-t-il jusqu'au bas de cette pente fatale, ou bien, comme il est arrivé à la décadence du monde gréco-latin, un nouveau redressement se produira-t-il, cette fois encore, avant qu'il n'ait atteint le fond de l'abîme où il est entraîné ? Il semble bien qu'un arrêt à mi chemin ne soie plus guère possible, et que, d'après toutes les indications fournies par les doctrines traditionnelles, nous soyons entré vraiment dans la phase finale du Kali-Yuga, dans la période la plus sombre de cet « âge sombre », dans cet état de dissolution dont il n'est plus possible de sortir que par un cataclysme, car ce n'est plus un simple redressement qui es alors nécessaire, mais une rénovation totale. Le désordre et la confusion règnent dans tous les domaines ; ils ont été portés à un point qui dépasse de loin tout ce qu'on avait vu précédemment, et, partis de l'Occident, ils menacent maintenait d'envahir le monde tout entier (7) ; nous savons bien que leu triomphe ne peut jamais être qu'apparent et passager, mais à un tel degré, il paraît être le signe de la plus grave de toutes les crises que l'humanité ait traversées au cours de son cycle actuel. Ne sommes-nous pas arrivés à cette époque redoutable annoncée par les Livres sacrés de l'Inde, « où les castes seront mêlées, où la famille même n'existera plus » ? Il suffit de regarder autour de soi pour se convaincre que cet état est bien réellement celui du monde actuel, et pour constater partout cette déchéance profonde que l'Évangile appelle « l'abomination de la désolation ». Il ne faut pas se dissimuler la gravit de la situation; il convient de l'envisager telle qu'elle est sans aucun «optimisme », mais aussi sans aucun « pessimisme » puisque, comme nous le disions précédemment, la fin de l'ancien monde sera aussi le commencement d'un monde nouveau.

Maintenant, une question se pose : quelle est la raison d'être d'une période comme celle où nous vivons? En effet, si anormales que soient les conditions présentes considérées en elle mêmes, elles doivent cependant rentrer dans l'ordre général: des choses, dans cet ordre qui, suivant une formule extrême-orientale, est fait de la somme de tous les désordres ; cette époque, si pénible et si troublée qu'elle soit, doit avoir aussi comme toutes les autres, sa place marquée dans l'ensemble du développement humain, et d'ailleurs le fait même qu'elle était prévue par les doctrines traditionnelles est à cet égard une indication suffisante. Ce que nous avons dit de la marche générale d'un cycle de manifestation, allant dans le sens d'une matérialisation progressive, donne immédiatement l'explication d'un tel état, et montre bien que ce qui est anormal et désordonné à un certain point de vue particulier n'est pourtant que la conséquence d'une loi se rapportant à un point de vus supérieur ou plus étendu. Nous ajouterons, sans y insister que, comme tout changement d'état, le passage d'un cycle à un autre ne peut s'accomplir que dans l'obscurité ; il y a encore une loi fort importante et dont les applications sont multiples, mais dont, par cela même, un exposé quelque peu détaillé nous entraînerait beaucoup trop loin (8).

Ce n'est pas tout: l'époque moderne doit nécessairement correspondre au développement de certaines des possibilités qui, dès l'origine, étaient incluses dans la potentialité du cycle actuel; et, si inférieur que soit le rang occupé par ces possibilités dans la hiérarchie de l'ensemble, elles n'en devaient pas moins aussi bien que les autres, être appelées à la manifestation selon l'ordre qui leur était assigné. Sous ce rapport, ce qui, suivant la tradition, caractérise l'ultime phase du cycle, c'est, pourrait-on dire, l'exploitation de tout ce qui a été négligé ou rejeté au cours des phases précédentes; et, effectivement c'est bien là ce que nous pouvons constater dans la civilisation moderne, qui ne vit en quelque sorte que de ce dont les civilisations antérieures n'avaient pas voulu. Il n'y a, pour s'en rend compte, qu'à voir comment les représentants de celles de ces civilisations qui se sont maintenues jusqu'ici dans le monde oriental apprécient les sciences occidentales et leurs applications industrielles. Ces connaissances inférieures, si vainc au regard de qui possède une connaissance d'un autre ordre devaient pourtant être « réalisées », et elles ne pouvaient l'être qu'à un stade où la véritable intellectualité aurait disparu ces recherches d'une portée exclusivement pratique, au sens le plus étroit de ce mot, devaient être accomplies, mais elle ne pouvait l'être qu'à l'extrême opposé de la spiritualité primordiale, par des hommes enfoncés dans la matière au point de ne plus rien concevoir au-delà, et devenant d'autant plus esclaves de cette matière qu'ils voudraient s'en servir davantage, ce qui les conduit à une agitation toujours croissante, sans règle et sans but, à la dispersion dans la pure multiplicité, jusqu'à la dissolution finale.

Telle est, esquissée dans ses grands traits et réduite à l'essentiel, la véritable explication du monde moderne ; mais, déclarons le très nettement, cette explication ne saurait aucunement être prise pour une justification. Un malheur inévitable n'est est pas moins un malheur; et, même si du mal doit sortir un bien, cela n'enlève point au mal son caractère ; nous n'employons d'ailleurs ici, bien entendu, ces termes de « bien » et de « mal » que pour nous faire mieux comprendre, et en dehors de toute intention spécifiquement « morale ». Les désordres partiels ne peuvent pas ne pas être, parce qu'ils sont des éléments nécessaires de l'ordre total; mais, malgré cela une époque de désordre est, en elle-même, quelque chose de comparable à une monstruosité, qui, tout en étant la conséquence de certaines lois naturelles, n'en est pas moins une déviation et une sorte d'erreur, ou à un cataclysme, qui, bien que résultant du cours normal des choses, est tout de même, si on l'envisage isolément, un bouleversement et une anomalie. La civilisation moderne, comme toutes choses, a forcément sa raison d'être, et, si elle est vraiment celle qui termine un cycle, on peut dire qu'elle est ce qu'elle doit être, qu'elle vient en son temps et en son lieu; mais elle n'en devra pas moins être jugée selon la parole évangélique trop souvent mal comprise : « Il faut qu'il y ait du scandale ; mais malheur à celui par qui le scandale arrive ! »




1) Ceci se rapporte à la fonction de « conservation divine », qui, dans la tradition hindoue, est représentée par Vishnu, et plus particulièrement à la doctrine des Avatâras ou « descentes » du principe divin dans le monde manifesté, que nous ne pouvons naturellement songer à développer ici.

2) Il faut remarquer que le nom de Zoroastre désigne en réalité, non un personnage particulier, mais une fonction, à la fois prophétique et législatrice ; il y eut plusieurs Zoroastres, qui vécurent à des époques fort différentes; et il est même vraisemblable que cette fonction dut avoir un caractère collectif, de même que celle de Vyâsa dans l'Inde, et de même aussi que, en Égypte, ce qui fut attribué à Thot ou Hermès représente l’œuvre de toute la caste sacerdotale.

3) La question du Bouddhisme est, en réalité, loin d'être aussi simple que pourrait le donner à penser ce bref aperçu; et il est intéressant de noter que, si les Hindous, au point de vue de leur propre tradition, ont toujours condamné les Bouddhistes, beaucoup d'entre eux n'en professent pas moins un grand respect pour le Bouddha lui-même, quelques-uns allant même jusqu'à voir en lui le neuvième Avatara tandis que d'autres identifient celui-ci avec le Christ. D'autre part, en ce qui concerne le Bouddhisme tel qu'il est connu aujourd'hui, il faut avoir bien soin de distinguer entre ses deux formes du Mahayana et du Hînayana ou du «Grand Véhicule» et du «Petit Véhicule» ; d'une façon générale, on peut dire que le Bouddhisme hors de l'Inde diffère notablement de sa forme indienne originelle, qui commença à perdre rapidement du terrain après la mort d'Ashoka et disparut complètement quelques siècles plus tard.

4) Ce cas n'est pas particulier à l'Inde et se rencontre aussi en Occident; c'est exactement pour la même raison qu'on ne trouve aucun vestige des cités gauloises, dont l'existence est cependant incontestable, étant attesté par des témoignages contemporains; et, là également, les historiens modernes ont profité de cette absence de monuments pour dépeindre les Gaulois comme des sauvages vivant dans les forêts.

5) Le rapport est ici à peu près le même que celui qui existe, dans la doctrine taoïste, entre l'état de « l'homme doué » et celui de l' « homme transcendant.

6) Nous ne citerons que deux exemples, parmi les faits de ce genre qui devaient avoir les plus graves conséquences : la prétendue invention de l'imprimerie, que les Chinois connaissaient antérieurement à l'ère chrétienne et la découverte « officielle » de l'Amérique, avec laquelle des communications beaucoup plus suivies qu'on ne le pense avaient existé durant tout le moyen âge.

7) René Guénon a écrit ce livre dans les années 1930.

8) Cette loi était représentée, dans les mystères d'Éleusis, par le symbolise du grain de blé ; les alchimistes la figuraient par la « putréfaction » et par couleur noire qui marque le début du Grand Œuvre » ; ce que les mystiques chrétiens appellent la « nuit obscure de l'âme » n'en est que l'application au développement spirituel de l'être qui s'élève à des états supérieurs; et il serait facile de signaler encore bien d'autres concordances.

René Guénon, « La crise du monde moderne ».

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La crise du monde moderne

Un des caractères particuliers du monde moderne, c'est la scission qu'on y remarque entre l'Orient et l'Occident. [...] Il peut y avoir une sorte d'équivalence entre des civilisations de formes très différentes, dès lors qu'elles reposent toutes sur les mêmes principes fondamentaux, dont elles représentent seulement des applications conditionnées par des circonstances variées. Tel est le cas de toutes les civilisations que nous pouvons appeler normales, ou encore traditionnelles ; il n'y a entre elles aucune opposition essentielle, et les divergences, s'il en existe, ne sont qu'extérieures et superficielles. Par contre, une civilisation qui ne reconnaît aucun principe supérieur, qui n'est même fondée en réalité que sur une négation des principes, est par là même dépourvue de tout moyen d'entente avec les autres, car cette entente, pour être vraiment profonde et efficace, ne peut s'établir que par en haut, c'est-à-dire précisément par ce qui manque à cette civilisation anormale et déviée. Dans l'état présent du monde, nous avons donc, d'un côté, toutes les civilisations qui sont demeurées fidèles à l'esprit traditionnel, et qui sont les civilisations orientales, et, de l'autre, une civilisation proprement antitraditionnelle, qui est la civilisation occidentale moderne.




A propos du Sowelo de feu (à la fin de la première partie) :


La rune Sowelo est la rune du soleil et de la réalisation de soi ; doublée sa signification s'inverse. Le double Sowelo des SS, l'ordre noir du nazisme, symbolisait la force ténébreuse et maléfique qui a ravagé le monde au XXe siècle.




Illustration :

jeudi, avril 28, 2011

La réalisation du grand transfert





La réalisation du grand transfert ou du corps de lumière est l'étape ultime du Dzogchen. Le corps de lumière constitue le fruit particulier de la pratique du Franchissement du Pic (thod-rgal).

Shardza Tashi Gyaltsen (1859-1935) enseignait le Dzogchen de la tradition du Zhang Zhung. Dans l'année du chien de bois, alors qu'il était âgé de soixante-seize ans, Kelzang Yungdrung, l'un de ses disciples, priait pour bénir des médicaments quand Shardza lui dit qu'il devait terminer avant le quatrième mois, car, après, ils ne se rencontrerait plus. Au deuxième jour du quatrième mois, Shardza reçut les médicaments bénis, et une fois la prière terminée, dit : « Je dois maintenant me rendre dans des endroits retirés ». Il alla alors s'installer dans un lieu appelé Rabzhi Teng, et y construisit une petite tente.[...]

Le treizième jour du quatrième mois, il fit une offrande de ganapûja selon le Tsewang Bö Yulma (tshe dbang bad yul ma), et chanta de nombreux enseignements. Puis il donna l'ordre à ses disciples de coudre la tente de sorte qu'elle soit complètement fermée, et de ne pas 1'ouvrir avant plusieurs jours. Il entra dans la tente, dit quelques prières, souhaita « bonne chance! » à ceux qui étaient là, et s'assit, à l'intérieur, dans la posture en cinq points.

Le lendemain, ses disciples virent de nombreux arcs-en-ciel au-dessus de sa tente : des grands, des très petits, des ronds, des droits, des horizontaux, des verticaux, tous très colorés. La nuit, en particulier, tout le monde pouvait voir briller des lumières blanches, étirées comme de longues écharpes. Le quatrième jour, il y eut un tremblement de terre, des sons étranges et très bruyants et des pluies de fleurs. De nombreuses lumières de différentes couleurs - monochromes ou quinticolores - sortirent, comme de la vapeur, à travers les orifices de la tente. Tsultrim Wangchug, un de ses étudiants, dit: « Si nous laissons le corps plus longtemps il n'en restera rien et nous n'aurons pas les reliques pour notre culte. » Il ouvrit donc la tente et se prosterna. Le corps de Shardza réduit à la taille d'un enfant d'un an, tout auréolé de lumière, lévitait d'une coudée au-dessus du matelas. Entrant dans la tente, le disciple vit que les ongles, détachés des doigts, s'étaient répandus sur le matelas. Lorsqu'il toucha le corps, le cœur était encore chaud. Il recouvrit le corps d'un tissu, le garda pendant quarante-neuf jours, puis fit une pûja des mille noms des Bouddhas, de nombreuses ganapûjas et toutes sortes d'offrandes. Lorsqu'ensuite les visiteurs virent le corps et le touchèrent, ils éprouvèrent tous des sensations très particulières. Tout le monde vit, chaque jour, des lumières, des arcs-en-ciel, et des pluies de fleurs. Les gens de la région vinrent voir le corps et il naquit chez eux une dévotion et ils eurent foi en Shardza. […]

Un des principaux disciples de Shardza Tashi Gyaltsen s'appelait Tsewang Gyurme (tse dbang 'gyur med). Il mourut entre 1969 et 1970 dans une geôle chinoise. Cela se passa au Nyarong, dans le Kham ; on ne sait pas ce qu'il advint de lui. Quatre jeunes moines vinrent du Khyungpo pour le voir avant son arrestation, et ils en reçurent tous les enseignements Dzogchen, y compris toutes les œuvres de Shardza et toutes les initiations. Ils y demeurèrent très longtemps. Ces moines se nommaient Tsultrim Tarchen (tshul khrims thar phyin), Tsewang Dechen N yingpo (tshe dbang de chen snying po), Tsupu Özer (gtsud phud 'od zer) et Sonam Kelsang (bso nams skal sangs).

Ils restèrent avec lui pendant neuf ans, mais, en 1958-1959, quand les Chinois commencèrent à gouverner le Tibet directement, ils repartirent au Khyungpo. Le premier moine, Tsultrim, fut porté disparu dans le chaos de 1969. Le second, Tsewang, fut caché par des villageois durant la Révolution Culturelle de 1969-1970, mais n'étant pas en bonne santé il mourut à cette époque. Pendant dix jours son corps rétrécit, ensuite on le cacha dans une cuvette ; il était réduit à la taille d'une assiette de dix pouces.

Cette dissimulation avait représenté un danger considérable pour les villageois, mais, plus tard en 1984, ils purent le montrer, car, à cette période, les Chinois avaient levé les restrictions concernant la pratique religieuse. Le troisième disciple, Tsupu Özer, mourut en 1983. Au bout de sept jours, son corps avait également rétréci à une petite taille puis il cessa de diminuer, et son corps fut conservé pendant deux mois aux côtés de celui de Tsewang.

Puis ces deux corps furent incinérés ensemble, lors d'une grande cérémonie. Deux moines, Yeshe Ozer (ye shes 'od zer) et Sangye Monlam (sangs rgyas smon lam), qui vivent à Kathmandu avec Lopön Tenzin Namdak, assistèrent à ces crémations.

Au moins dix mille personnes vinrent participer à la cérémonie; Yeshe vit les deux corps de très près ; ils étaient presque nus, assis en posture du lotus. Les corps étaient très légers, parfaits mais de petite taille, toutes les parties de chaque corps ayant rétréci proportionnellement. Ces deux moines étaient dans le village où et quand Tsupu Özer mourut, et ils furent témoins de beaucoup d'autres manifestations inhabituelles, telles que des arcs-en-ciel s'étalant à ras de terre, malgré un ciel dégagé. Ce fut d'autant plus surprenant que Tsupu Ozer n'était pas considéré comme un grand pratiquant, parce qu'il était porté sur le chang (boisson alcoolisée) !

Un autre disciple de Shardza appelé Tsondru Rinpoche (brtson 'grus rin po che) en 1985 dans le centre Bönpo de Dolanji. Tous ceux qui y habitaient ont vu des arcs-en-ciel, droits ou courbes, certains blancs, d'autres quinticolores. À sa mort, ils sont apparus dans un ciel sans nuage. Même quand la nuit tombait, des arcs-en-ciel blancs luisaient dans le ciel. Beaucoup de gens ont vu cela à. Dolanji. Après son incinération, ils furent nombreux à rechercher des reliques dans les cendres. Les moines en charge de la crémation ont trouvé beaucoup de grosses « pilules-reliques » ; d'autres, aperçues tandis qu'on cherchait à les prélever, disparaissaient au moment où on les saisissait. Les « pilules » sont conservées par l'Abbé de Dolanji. »

Les Sphères du Cœur.


Feuilleter Les Sphères du Cœur :


Illustration :
Franchissement du Pic, fresque du Lukhang.

La transformation de transfert de P'ou-houa

Monter au ciel en plein jour

La transformation de transfert de P'ou-houa




P'ou-houa, écrit Paul Demiéville, un moine aux comportement extravagant qui secoua Lin-tsi lorsque celui-ci vint s'installer dans le Nord-Est. […] Il passe pour avoir appartenu à la lignée de Tao-yi dit Ma-tsou, de même que Lin-tsi. Son nom signifie « conversion universelle » et lui aurait été donné parce qu'il agitait sa clochette pour tout le monde, sans distinction de rang haut ou bas. […] Sans cesse P'ou-houa, dans les marchés des rues, agitait une clochette en disant :

« Pour qui vient dans l'obscurité, je la bats dans l'obscurité ; pour qui vient dans la clarté, je la bats dans la clarté. Pour qui vient des dix directions et des huit côtés, je la bats en trombe ; pour qui vient du vide et de l'espace, je la bats en fléau à faisceau. »

Les circonstances miraculeuses de la mort de P'ou-houa

Un jour, au marché de la rue, P'ou-houa mendiait aux gens un vêtement cousu d'un seul tenant. Tout le monde lui en donnait, mais il n'en voulut aucun. Le maître dit à l'administrateur du monastère de lui acheter un cercueil. Lorsque P'ou-houa s'en revint, le maître dit :

« Je t'ai fait faire un vêtement cousu d'un seul tenant. »
Alors P'ou-houa le chargea sur son épaule et fit le tour du marché de la rue, criant :

« Lin-tsi m'a fait faire un vêtement cousu d'un seul tenant. Je m'en vais à la porte de l'Est pour ma transformation de transfert. » Les gens du marché le suivirent à l'envi, pour regarder. P'ou-houa dit :

« Ce n'est pas encore pour aujourd'hui. Demain j'irai à la porte du Sud pour ma transformation de transfert. »

Et ainsi pendant trois jours. Le quatrième jour, sans personne pour le suivre et regarder, il sortit tout seul hors des murs et entra lui-même dans le cercueil, requérant un passant pour le clouer. Aussitôt la nouvelle se répandit, et les gens du marché allèrent à l'envi ouvrir le cercueil. Ils virent qu'il avait disparu en se dépouillant de son corps intact, et ils n'entendirent qu'un bruit de clochette, dans les airs, qui s'en allait obscurément.

Notes de Paul Demiéville :

Un vêtement cousu d'un seul tenant : bâti d'une seule pièce. Apparemment un linceul - mais Lin-tsi comprend l'allusion : il lui offre un cercueil.

Transformation de transfert : ts'ien-houa, la mort en terminologie taoïste (et aussi confucianiste). Les bouddhistes ont emprunté ce terme et ont même voulu interpréter le mot houa au sens de conversion ! l'œuvre de conversion se prolongeant dans l'autre monde après la mort...

En se dépouillant de son corps intact : comme la cigale qui se transforme en abandonnant sa dépouille. C'est ainsi que meurent les immortels taoïstes, qui montent au ciel en laissant leur dépouille. Mais celle-ci, dans le taoïsme, n'est en général qu'un objet leur ayant appartenu, une épée, une canne, des sandales (dans le cercueil de Bodhidharma, on trouva une seule sandale), non pas le corps lui-même qui est immortalisé au ciel. Le cas de P'ou-houa rappelle celui du thaumaturge, mi-bouddhiste mi-taoïste, Chan Tao-k'ai qui, sous les Tsin Orientaux, en 359, mourut « en se dépouillant comme une cigale » sur le mont Lo-feou, près de Canton, où l'on trouva son corps intact auquel on rendit un culte comme à une momie.

Le mot t'o, « se dépouiller ››, a été emprunté par les bouddhistes pour rendre la notion de délivrance (vimoksha).

Photo :
Boîte de laque (fin du XVIIIe siècle) représentant les Huit Immortels, chacun tenant son attribut distinctif. 

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Monter au ciel en plein jour

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Trois lamas du temple Kagyu Ling sur le banc des accusés


Une femme de 56 ans accuse trois lamas du temple Kagyu Ling d’avoir abusé de sa vulnérabilité psychologique. Des manipulations qui pourraient être d’ordre financier... LIRE LA SUITE :

http://www.lejsl.com/fr/permalien/article/5001796/Sur-le-banc-des-accuses.html?





Les Trois lamas incriminés dans cette affaire appartiennent à l'école de Kalou Rinpoché. Kalou était un important hiérarque du lamaïsme qui n'hésitait pas à recourir à la manipulation pour assouvir ses pulsions sexuelles.



Kalou Rinpoché & June Campbell


"June Campbell « a raconté son histoire dans un très beau livre paru en 1996 (relié) et réédité en 2002 (broché) sous le titre Traveller in Space: Gender, Identity and Tibetan Buddhism [Voyageur de l’espace : sexe, identité et bouddhisme tibétain], Athlone Press.

Elle était l'interprète du très regretté Kalou Rinpoché. Ce moine est sans doute l'un des plus vénérés du tantrisme bouddhique. Étant directement à son service, elle ne souffrait pas de la pression des échelons intermédiaires souvent très perceptible et dérangeante dans ces écoles. Elle était donc dans des conditions parfaites pour faire un beau voyage spirituel au service de ce très digne moine. Cependant, il lui fallut, raconte-t-elle dans son livre paru en anglais, accepter les relations sexuelles que le maître exigea d'elle (il était un "chaste" moine portant la robe et visiblement astreint à leurs vœux), puis les relations sexuelles avec l'un de ses proches, un parent à lui, c'est à dire sans doute une forme simple de la polyandrie répandue dans les cultures himalayennes. Enfin une deuxième maîtresse beaucoup plus jeune fut introduite dans cette intimité des deux hommes et June dut accepter la nouvelle venue (qui mourut d'ailleurs prématurément). A l'issue de l'expérience, c'est à dire après la mort du vénérable, June mit je crois près de quatorze années avant de pouvoir se résoudre à raconter son histoire. Et ce n'est pas un merveilleux voyage qu'elle raconte, mais l'histoire d'un douloureux secret. Les deux hommes ayant exigé d'elle l'absolu secret sur ces relations qui auraient terni l'image du maître si elles étaient venues à la connaissance des disciples, June se sentit selon ses mots "abused", abusée, et mit longtemps pour se reconstruire."

Marc BOSCHE


Traveller in Space: Gender,

Identity and Tibetan Buddhism


mardi, avril 26, 2011

La Psychanalyse, une théorie zéro




Pour le philosophe Mikkel Borch-Jacobsen, l'immense succès de la psychanalyse, malgré la révélation des impasses et des mensonges, vient de ce qu'elle est une théorie « zéro », une nébuleuse en perpétuelle mouvement dans laquelle chacun peut lire ce qu'il veut.

« Pourquoi la psychanalyse a-t-elle eu un tel succès ? » Il y a plusieurs réponses possibles à cette question. Si vous interrogez un défenseur de la psychanalyse, comme le philosophe Thomas Nagel par exemple, il vous dira que c'est tout bonnement parce que Freud était dans le vrai. Comment expliquer, sinon, que ses théories aient eu un tel impact sur la culture occidentale, de la psychiatrie à la pédagogie en passant par la sexologie, la philosophie, les arts et la littérature ? L'argument est massif, mais il est aussi parfaitement creux. Si la validité d'une théorie se mesurait à l'aune de son succès culturel, nous devrions compter les diverses religions parmi les théories scientifiques. Même s'il est vrai, en pratique, que c'est l'accord entre experts qui nous fait dire qu'une théorie est vraie, il reste que le consensus ne fournit pas en lui-même la preuve de sa validité, et c'est ce qui apparaît immédiatement dans les cas où ce consensus s'effrite ou s'effondre.

Or c'est précisément ce qui se passe aujourd'hui : le consensus ne tient plus. Nous ne nous demanderions pas pourquoi la psychanalyse a eu un tel succès si nous étions persuadés de sa validité. En réalité, la question suggère implicitement que nous n'y croyons pas, ou que nous
n'y croyons plus : « Comment expliquer qu'une théorie fausse comme la psychanalyse ait eu un tel succès ? » Autrement dit : « Comment avons-nous pu nous tromper à ce point ? »

Les raisons de notre erreur

Première réponse qui vient à l'esprit : c'est parce que nous avons été trompés. On incrimine alors le Grand Menteur qui manipulait ses données cliniques et claironnait des succès inexistants, ou encore le Grand Rhéteur qui est parvenu à nous faire prendre des vessies pour des lanternes et l'inconscient pour une réalité psychique. Le problème avec cette réponse, c'est qu'elle échoue à expliquer pourquoi tant de gens continuent à accorder créance aux théories freudiennes alors même que celles-ci ont été déconsidérées. Cela fait en effet longtemps que les incohérences de la légende freudienne ont été mises en évidence, mais cela n'a pas empêché pour autant psychanalystes et intellectuels d'en réciter les éléments comme si de rien n'était, avec une volonté d'ignorance tout à fait sidérante.

Il est tentant alors de se tourner vers telle ou telle explication psychologique ou sociologique. On dira que la psychanalyse, si erronée soit-elle, a répondu (et répond encore) à de très profonds besoins : le besoin, par exemple, de trouver un substitut aux solides certitudes de la religion ; le besoin de donner un sens au mal-être et à l'angoisse existentielle dans un monde déserté par Dieu ; le besoin d'une théorie justifiant la libération sexuelle à l'époque du déclin de la famille nucléaire et de l'autorité paternelle-masculine. On dira encore que la montée de la psychanalyse au début du XXe siècle a correspondu à la propagation du darwinisme, ou bien qu'elle a fourni une idéologie à la société capitaliste et à l'individualisme moderne, ou bien qu'elle a servi de refuge aux déçus du marxisme lorsque celui-ci s'est effondré.

Une théorie vide

Pourquoi pas, en effet ? Toutes ces explications sont sans doute valables. Reste toutefois à comprendre comment il se fait qu'elles soient toutes valables. Comment la psychanalyse a-t-elle pu répondre à des besoins aussi divers et contradictoires ? Qu'y a-t-il dans la théorie psychanalytique qui la rende capable de remplir tant de fonctions ? Rien, à mon sens : c'est précisément parce qu'elle est parfaitement vide, parfaitement creuse, que cette théorie a pu se propager comme elle l'a fait et s'adapter à des contextes si différents. On fait fausse route lorsqu'on se demande ce qui, dans la psychanalyse, explique son succès, car il n'y a jamais rien eu de tel que la psychanalyse, si du moins on entend par là un corps de doctrine cohérent, organisé autour de thèses clairement définies et par conséquent potentiellement réfutables. La psychanalyse n'existe pas - c'est une nébuleuse sans consistance, une cible en perpétuel mouvement. Qu'y a-t-il de commun entre les théories de Freud et celles de Rank, de Ferenczi, de Reich, de Melanie Klein, de Karen Horney, d'Imre Hermann, de Winnicot, de Bion, de Bowlby, de Kohut, de Lacan, de Laplanche, d'André Green, de Slavoj Zizek, de Julia Kristeva, de Juliet Mitchell ? Mieux encore, qu'y a-t-il de commun entre la théorie de l'hystérie professée par Freud en 1895, la théorie de la séduction des années 1896-1897, la théorie de la sexualité des années 1900, la seconde théorie des pulsions de 1914, la seconde topique et la troisième théorie des pulsions des années 1920 ? Il suffit de consulter n'importe quel article du Dictionnaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis pour se rendre compte que la « psychanalyse » a dès le départ été une théorie en renouvellement (ou en flottement) permanent, capable de prendre les virages les plus inattendus.

La seule chose qui soit restée constante, c'est l'affirmation de l'inconscient, couplée avec la prétention des psychanalystes à en interpréter les messages. Les deux vont ensemble. L'inconscient, par définition, ne se présente jamais à la conscience, et nous ne pouvons donc le connaître, comme l'explique Freud, qu'une fois qu'il a été « traduit » ; en conscient. Or comment s'opère cette « traduction » ? Uniquement grâce aux interprétations de l'analyste qui dit qu'il y a quelque chose à traduire là où les principaux intéressés n'en savent rien. L'analyste peut par conséquent faire dire à l'inconscient ce qu'il veut, sans craindre d'être démenti puisque l'inconscient ne parle jamais qu'à travers lui (et que le témoignage des patients, quant à lui, est disqualifié comme « résistance »). De là les multiples conflits d'interprétation qui ont immédiatement surgi entre les premiers psychanalystes : là où Freud disait « Œdipe », d'autres disaient « Électre » ; là où il disait. « libido », d'autres disaient « pulsion d'agression » ou « infériorité d'organe » ; là où il disait «complexe paternel », d'autres disaient. « complexe maternel » ou « traumatisme de la naissance ».

Or comment décider qui avait raison, qui était le traducteur autorisé de l'inconscient ? Rien ne permettant de choisir entre les interprétations divergentes, la seule façon de trancher le débat a été l'argument d'autorité, institutionnalisé sous la forme de l'analyse didactique : en psychanalyse, est
vrai ce que l'Association psychanalytique internationale ou n'importe quelle autre école de psychanalyse décide de considérer comme tel à un moment donné. C'est évidemment fort peu satisfaisant d'un point de vue épistémologique, et les philosophes des sciences ont eu beau jeu de souligner le caractère complètement inconsistant, parce que « infalsifiable », des théories psychanalytiques. La psychanalyse est proprement irréfutable car elle peut dire tout et son contraire - il lui suffit pour cela d'invoquer l'obligeant « témoignage » de l'inconscient, toujours prêt à se plier aux exigences du moment.

Les « progrès » de la psychanalyse

Or tout cela, qui signe le caractère pseudo-scientifique de la psychanalyse aux yeux d'un falsificationniste comme Popper, est justement la raison de son incroyable succès. La théorie psychanalytique étant parfaitement vide, elle est aussi, du même coup, suprêmement adaptable. Tel ou tel aspect de la théorie s'avère-t-il difficilement défendable, voire franchement embarrassant, comme le lien établi par Freud entre neurasthénie et masturbation, par exemple, ou l'« envie de pénis » censée régir la sexualité féminine, ou le caractère de « perversion » de l'homosexualité ? Eh bien, il suffit de le laisser tomber silencieusement et de sortir un nouveau lapin théorique de l'inépuisable chapeau de l'inconscient. C'est ce que les psychanalystes aiment à décrire comme les « progrès » de la psychanalyse, comme si chaque analyste explorait plus avant le continent inconscient, en rectifiant les erreurs de ses prédécesseurs. En fait, chaque école de psychanalyse a sa propre idée de ce qu'est le progrès, vigoureusement contestée par les autres, et c'est en vain qu'on chercherait dans ces disputes un quelconque développement cumulatif. De ce point de vue, rien n'a changé depuis les monumentales batailles entre Freud et Adler, Jung, Stekel, Rank, Melanie Klein ou Ferenczi. Ce qui est donné comme un progrès-de-la-psychanalyse n'est jamais que la dernière interprétation en date, c'est-à-dire la plus acceptable dans un contexte institutionnel, historique et culturel donné.

Mais c'est aussi ce qui permet à la psychanalyse de rebondir chaque fois et de creuser sa petite « niche écologique », comme dit Ian Hacking, dans les environnements les plus divers. N 'étant rien en particulier, elle peut tout envahir. La psychanalyse est comme le « symbole zéro » dont parle Lévi-Strauss : c'est un « truc », un « machin » qui peut servira désigner n'importe quoi, une théorie vide dans laquelle il est loisible de fourrer ce qu'on veut. On objectait de toutes parts à Freud son insistance unilatérale sur la sexualité ? Qu'à cela ne tienne, il a développé la théorie du narcissisme et l'analyse du moi, en empruntant silencieusement à certains de ses critiques (Jung, Adler). Les névroses traumatiques de la guerre de 1914-1918 avaient montré qu'on pouvait souffrir de symptômes hystériques pour des raisons non sexuelles ? Freud a immédiatement sorti de son chapeau la théorie de la compulsion de répétition et de la pulsion de mort. On loue souvent Freud d'avoir su changer ses théories lorsqu'il s'avisait qu'elles étaient invalidées par les faits (Clark Glymour, Adolf Grünbaum), mais on confond rigueur falsificationniste et opportunisme théorique. Aucun « fait » n'était susceptible de réfuter les théories de Freud, il adaptait seulement celles-ci aux objections qui lui étaient faites.

On retrouve le même opportunisme chez ses successeurs. Lorsque les émigrés viennois sont arrivés aux États-Unis, la première chose qu'ils ont faite a été d'amender la doctrine en promouvant une « ego psychology » compatible avec la psychologie développementale de l'époque. Inversement, lorsque le positivisme de Freud s'est avéré difficile à vendre auprès d'un public européen imbu de phénoménologie et de dialectique, les partisans de la réforme « herméneutique » de la psychanalyse (Habermas, Ricœur) ont décidé qu'il s'agissait d'une « auto-mécompréhension scientiste » de sa part, qu'il suffisait simplement de rectifier. Lacan, de même, a laissé tomber le biologisme freudien au profit d'un concept de « désir » entendu comme pure négativité, bien fait pour plaire aux lecteurs d'Alexandre Kojève et aux « existentialistes » des années 1950, après quoi il a mixé cela aux théories de Saussure et de Lévi-Strauss lorsque le structuralisme a envahi les sciences humaines. De nos jours, les narrativistes américains ne croient plus à la « vérité historique » de ce que leur racontent leurs patients, car ils sont devenus résolument postmodernes et ne jurent plus que par les récits et la « vérité narrative ». Leurs collègues « thérapeutes de la mémoire retrouvée », par contre, retournent à la vieille théorie de la séduction du fondateur et exhument chez leurs patients des souvenirs d'abus sexuel infantile parfaitement conformes aux prédictions des féministes américaines radicales des années 1980. Quant aux plus malins, ils esquissent à présent un rapprochement entre psychanalyse et neurosciences, afin de ne pas rater le coche du XXIe siècle.

Quoi d'étonnant, dans ces conditions, si la psychanalyse recrute toujours autant de patients et d'alliés ? C'est qu'elle fait dire à l'inconscient ce que chacune de ses clientèles veut bien entendre, en créant chaque fois un petit univers thérapeutique où l'offre correspond exactement à la demande. Qu'il y ait autant d'univers de cette sorte que de demandes, cela n'est aucunement dérangeant pour la psychanalyse car c'est justement ainsi qu'elle se propage et survit à sa propre inconsistance théorique. Voilà le grand secret du succès de la psychanalyse, que la légende freudienne a si longtemps caché : il n'y a jamais eu la « psychanalyse », seulement une myriade de conversations thérapeutiques aussi diverses que leurs participants. La psychanalyse, c'est très exactement tout et n'importe quoi - tout parce que n'importe quoi.

Mikkel Borch-Jacobsen, « Le livre noir de la psychanalyse ».
Propos recueillis par Catherine Meyer.

 Le livre noir de la psychanalyse
La France est - avec l’Argentine- le pays le plus freudien du monde. A l’étranger, la psychanalyse est devenue marginale.
Quarante auteurs parmi les meilleurs spécialistes du monde ouvrent un débat nécessaire. Pourquoi refuser en France le bilan critique que tant d’autres nations ont dressé avant nous ? 
Le livre noir de la psychanalyse dresse le bilan d’un siècle de freudisme. Un ouvrage international de référence pour tous ceux qui s’intéressent à l’humain et au psychisme.


Catherine Meyer est ancienne élève de L'Ecole normale supérieure. Mikkel Borch-Jacobsen est philosophe, historien de la psychanalyse et professeur à l'Université de Washington. Jean Cottraux, psychiatre honoraire des Hôpitaux, et chargé de cours à l'Université Lyon 1. Didier Pleux, docteur en psychologie, directeur de l'Institut français de thérapie cognitive. Jacques Van Rillaer, professeur émérite de psychologie de l'Université de Louvain-la-Neuve, Belgique.

Les méfaits de la psychanalyse :



Révélations d'un lama dissident

Le lama tibétain Kelsang Gyatso (1931-2022) était un enseignant important parmi les guélougpa restés fidèles à des pratiques proscrites ...