Gurdjieff parle à ses élèves
George Gurdjieff
Le
Prieuré, 13 février 1923
La
libération mène à la libération. Telles sont les premières
paroles de Vérité, non de la vérité entre guillemets, mais de la
vérité au vrai sens du terme - la vérité qui n'est pas seulement
théorique, qui n'est pas un simple mot, mais qui peut être
effectivement mise en pratique.
Le
sens caché de ces mots peut être expliqué de la manière suivante.
Par
libération, nous entendons cette libération qui est le but de
toutes les écoles, de toutes les religions, à toutes les époques.
Cette
libération peut être vraiment très grande. Tous les hommes la
désirent, tous les hommes s'efforcent de l'obtenir. Mais elle ne
peut être atteinte sans une première libération - une petite
libération. La grande libération est une libération des influences
extérieures. La petite libération est une libération des
influences intérieures.
Dans
les premiers temps, cette petite libération semble très grande,
parce qu'un débutant dépend très
peu des influences extérieures. Seul un homme déjà libéré des
influences intérieures tombe sous l'emprise
des influences extérieures.
Les
influences intérieures empêchent l'homme de tomber sous les
influences extérieures. Peut-être est ce mieux ainsi.
Les
influences intérieures, l'esclavage intérieur, viennent de sources
variées ainsi que de nombreux facteurs
indépendants. Indépendants, en ce sens qu'il s'agit tantôt d'une
chose, tantôt d'une autre, car nous
avons beaucoup d'ennemis.
Ces
ennemis sont en si grand nombre que la vie ne serait pas assez longue
s'il fallait lutter séparément contre chacun d'eux afin de nous en
libérer. Il nous faut donc trouver une méthode, une ligne de
travail, qui nous permette de détruire simultanément le plus grand
nombre possible de ces ennemis intérieurs qui sont à l'origine de
ces influences.
J'ai
dit que nous avions toutes sortes d'ennemis. Mais les principaux et
les plus actifs sont la vanité et l'amour-propre. Il existe même un
enseignement qui les qualifie de représentants et de messagers du
Diable.
Pour
certaines raisons, on les appelle aussi Madame Vanité et Monsieur
Amour-propre. Comme je l'ai dit, ces ennemis sont nombreux. Je n'ai
mentionné que ces deux-là en raison de leur caractère fondamental.
Pour le moment, on aurait du mal à les énumérer tous. Il serait
difficile de travailler sur
chacun d'eux spécifiquement et de manière directe, et cela
prendrait trop de temps puisqu'ils sont
si nombreux. Aussi devons-nous agir sur eux indirectement de manière
à nous libérer de plusieurs d'entre eux à la fois.
Ces
représentants du Diable se tiennent constamment sur le seuil qui
nous sépare de l'extérieur et empêchent aussi bien les bonnes que
les mauvaises influences extérieures de pénétrer en nous. De sorte
qu'ils ont à la fois un bon et un mauvais côté.
Pour
un homme qui veut faire un choix entre les influences qu'il reçoit,
c'est un avantage d'avoir ces gardiens. En revanche, celui qui veut
accueillir toutes les influences, quelles qu'elles soient – car il
est impossible de ne retenir que les bonnes – doit se libérer du
plus grand nombre de ces gardiens, et pour finir les éliminer
complètement.
Pour
cela, il y a de nombreuses méthodes, et un grand nombre de moyens.
Personnellement, je vous conseillerais
de tenter de vous libérer, et cela sans échafauder de théories
inutiles, mais à l'aide d'une simple réflexion, d'une réflexion
active.
Par
une réflexion active, la chose est possible. Mais pour celui qui n'y
arrive pas, qui ne parvient pas à ses fins par cette méthode, il
n'y aura pas d'autre moyen d'aller plus loin.
Prenons,
par exemple, l'amour-propre qui occupe pratiquement la moitié du
temps de notre vie. Si, du dehors, quelqu'un ou quelque chose a
blessé notre amour-propre, la force du choc reçu ferme toutes les
portes, nous coupant ainsi de la vie, non seulement au moment même,
mais pour très longtemps.
Lorsque
je suis en relation avec l'extérieur, je vis. Si je ne vis qu'à
l'intérieur, ce n'est pas la vie. Mais tout le monde vit de cette
manière. Quand je m'observe, je me relie à l'extérieur.
Par
exemple, je suis assis ici. M ... est là, ainsi que K ... - nous
vivons ensemble. M ... m'a traité d'idiot,
je suis offensé. K ... m'a regardé de travers... Je suis offensé.
Je « considère », je suis blessé, et je ne retrouverai pas mon
calme ni mon équilibre avant longtemps.
Nous
sommes tous aussi susceptibles, nous passons tous sans cesse par des
expériences semblables. A
peine une épreuve commence-t-elle à s'atténuer qu'une autre, de
même nature, a déjà pris sa place.
Notre
machine est ainsi faite qu'elle ne comporte pas d'aires distinctes
pour des expériences simultanées.
Nous
n'avons qu'une seule place pour nos expériences psychiques. De sorte
que si cette place est occupée par des épreuves comme celles dont
je viens de parler, il n'est pas question pour nous d'avoir les
expériences que nous désirons. Car ces expériences, auxquelles
devraient nous faire accéder certains comportements intérieurs, ne
pourront pas avoir lieu, tant que les choses resteront ce qu'elles
sont.
M...
m'a traité d'idiot. Pourquoi serais-je offensé ? Je ne me sens pas
offensé, de telles choses ne m'atteignent pas. Non que je n'aie pas
d'amour-propre, j'en ai peut-être plus que n'importe qui. C'est
peut-être cet amour-propre lui-même qui m'empêche d'être offensé.
Je
réfléchis, je raisonne exactement à l'opposé de la manière
habituelle. Il m'a traité d'idiot. Et lui, qui est-il donc ? Un sage
? Peut-être est-il un idiot ? ou un fou ? On ne peut pas attendre
d'un gamin qu'il
soit un sage. Je ne peux donc pas exiger de lui qu'il soit un sage.
Son raisonnement était stupide. Quelqu'un lui aura parlé de moi, ou
bien il s'est forgé lui-même l'idée que j'étais un idiot. Tant
pis pour lui. Je sais bien que je ne suis pas un idiot, donc cela ne
m'offense pas. Qu'un idiot m'ait traité d'idiot, cela ne m'affecte
pas intérieurement.
Mais
si, à un moment donné, je me suis comporté comme un idiot, et que
quelqu'un me traite d'idiot, je ne suis pas blessé non plus puisque
ma tâche est de ne pas en être un – je suppose que c'est là le
but de chacun. Ce quelqu'un me rappelle donc mon but, il m'aide à
voir que je suis un idiot et que j'ai agi comme un idiot. J'y
réfléchirai, et peut-être que la prochaine fois je n'agirai pas
comme
un idiot.
Ainsi,
ni dans un cas ni dans l'autre, je ne suis blessé.
K
... m'a regardé de travers. Cela ne m'offense pas ; au contraire,
j'ai pitié de K ... J'ai pitié de lui
à cause du sale regard qu'il m'a lancé. Pour un sale regard
il doit y avoir un motif. Quel motif peut-il bien
avoir ?
Je
me connais. Je peux juger d'après cette connaissance que j'ai de
moi.
Quelqu'un
a pu lui dire quelque chose qui lui a donné une fausse opinion de
moi. Je le plains d'être esclave
au point de ne me regarder qu'à travers les yeux d'autrui. Cela
prouve qu'il n'est pas. C'est un esclave, donc il ne peut pas
me blesser.
Tout
cela comme un exemple d'une certaine manière de réfléchir.
En
réalité, la cause secrète de toutes ces réactions réside dans le
fait que nous ne nous possédons pas nous-mêmes et que nous ne
possédons pas non plus de véritable amour-propre. L'amour-propre
est une grande chose. Si l'amour-propre, tel que nous le considérons
d'habitude, est une chose répréhensible, le vrai amour-propre, que
par malheur nous ne possédons pas, est désirable et nécessaire.
L'amour-propre
ordinaire est le signe d'une haute opinion de soi-même. Qu'un homme
ait cet amour-propre, cela montre ce qu'il est.
Comme
nous l'avons déjà dit, l'amour-propre est un représentant du
Diable ; c'est notre pire ennemi, le
frein principal à nos aspirations et à nos accomplissements.
L'amour-propre est l'arme maîtresse du représentant de l'Enfer.
Mais
l'amour-propre est un attribut de l'âme. A travers l'amour-propre on
peut entrevoir l'esprit. L'amour-propre
indique et prouve que l'homme est une parcelle du Paradis.
L'amour-propre est Je, et Je est Dieu. Par conséquent,
il est désirable d'avoir un amour-propre.
L'amour-propre
est enfer, et l'amour-propre est paradis. Tous deux portent le même
nom ; extérieurement ils sont semblables, et cependant totalement
différents et opposés dans leur essence. Mais si nous regardons
superficiellement, nous pourrons les regarder toute notre vie sans
jamais les distinguer l'un de l'autre.
Selon
une sentence très ancienne, « Celui qui a de l'amour-propre est à
mi-chemin de la liberté». Pourtant, si nous prenons ceux qui sont
ici, chacun d'eux est plein d'amour-propre à en éclater. Et en dépit
du fait que nous regorgeons d'amour-propre, nous n'avons pas encore
obtenu la moindre bribe de
liberté. Notre but doit être d'avoir de l'amour-propre. Si nous
avons de l'amour-propre, par cela seul
nous serons libérés de quantité d'ennemis. Nous pourrons même
nous rendre libres de ces deux ennemis majeurs – Monsieur
Amour-propre et Madame Vanité.
Comment
distinguer une sorte d'amour-propre de l'autre ? Nous avons dit
qu'extérieurement c'était très difficile. La distinction est déjà
très difficile à faire quand nous regardons les autres, et quand
nous nous regardons nous-mêmes, c'est encore plus difficile.
Dieu
merci, nous qui sommes ici, nous sommes à l'abri de toute confusion
entre l'une et l'autre sorte
d'amour-propre... Nous avons de la chance ! Le vrai amour-propre
manque totalement, de sorte qu'aucune confusion n'est possible.
Au
début de cet entretien, j'ai employé le terme de « réflexion
active ».
La
réflexion active s'apprend par la pratique. Il faut la pratiquer
pendant longtemps et sous des formes très diverses.
George Gurdjieff
4ème
de couverture :
Le
nom de Gurdjieff est aujourd'hui reconnu comme celui d'un grand
maître spirituel, tel qu'il en apparaît dans l'histoire de
l'humanité, à des époques de transition. Voyant
la direction que prenait la civilisation moderne, Gurdjieff s'était
donné comme tâche d'éveiller ses contemporains à la nécessité
d'un développement intérieur qui leur ferait prendre conscience du
sens réel de leur présence sur terre.
Les notes rassemblées dans cet ouvrage se rapportent à
quelques-unes des réunions qui se tenaient chaque soir autour de
Gurdjieff, quelles que soient les circonstances. Ces textes ne sont
pas une transcription directe. En effet, Gurdjieff ne permettait pas
à ses élèves de prendre des notes au cours des réunions. Quelques
auditeurs prévoyants, doués d'une mémoire exceptionnelle,
s'efforçaient ensuite de reconstituer ce qu'ils avaient entendu.
Sans chercher à présenter une synthèse des idées développées
par Gurdjieff - comme P. D. Ouspensky l'a tenté avec maîtrise dans
Fragments d'un enseignement inconnu - ces notes, si incomplètes
soient-elles, ont été reconnues par ceux qui avaient assisté aux
réunions comme aussi fidèles que possible à la parole de leur
maître. Ces comptes rendus sont précédés de trois autres textes
de caractère différent. Lueurs de vérité, datant de 1914, est le
récit que fait un élève russe de sa première rencontre avec
Gurdjieff, près de Moscou, avant la Révolution. Les deux autres
textes, datant respectivement de 1918 et de 1924, sont des
conférences données par Gurdjieff.