jeudi, mai 12, 2011

Assistanat traditionnel




L'assistanat des sadhus.

Le mot sadhu est aussi ancien que la langue sanskrite elle-même. Dans le Rig Veda, le premier des quatre Vedas, textes sacrés anciens à la base des traditions religieuses hindoues, il y a plus de trois mille ans, le mot sadhu était utilisé pour désigner celui qui atteint son but sans se détourner de son chemin. Plus tard, le mot fut employé pour décrire l'homme érudit sur le plan spirituel, doué de grandes qualités religieuses et vertueux en pensée, en paroles et en actions. Le mot sadhu désigne aussi celui qui s'est engagé dans la poursuite de la Vérité, de la Beauté Éternelle et de la Vertu. Lors de son initiation dans l'une des sectes appartenant à un ordre, le sadhu entre dans la vie spirituelle. Il mène une vie exemplaire non pas comme une fin en soi mais comme un moyen de parvenir au but final, le salut (moksha), la libération de toute en entrave terrestre. […]

Selon la tradition védique, le sadhu doit vivre de la charité et des aumônes (bhiksha) des laïcs. Les sectes et sous-sectes de sadhus reçoivent aussi des dons de la part des rois, des rajahs et des riches dévots sous forme de terres et d'argent. Ces dons contribuent à augmenter les revenus des ordres monastiques au profit de la collectivité et permettent le financement de programmes de propagation de la foi. Toutefois, la plupart des communautés pratiquent la mendicité. Les sadhus errants prennent sur leurs activités religieuses le temps de frapper à la porte des gens ordinaires en ne leur demandant rien d'autre qu'un peu de nourriture. Les règles qui les guident sur la manière de mendier sont clairement établies pour leur éviter les tracas de l'existence. Ces lignes de conduite (ayachaka vritti) prévoient qu'un sadhu ne doit pas se présenter à la porte d'un maître de maison pour mendier sa nourriture avant que la fumée du feu de la cuisine ait fini de s'échapper de la cheminée, ce qui signifie que le sadhu ne récoltera que les restes que les membres de la famille auront laissés, leur repas terminé. Il est prévu également qu'un sadhu ne doit pas accepter plus d'une galette (roti, pain indien en forme de crêpe) par maison et qu'après avoir obtenu suffisamment de nourriture pour la journée, il doit regagner sa retraite. Lorsqu'un sadhu arrive devant une maison pour demander l'aumône, il doit rester à l'extérieur, sur le pas de la porte et prononcer les paroles suivantes : « Narayana Hari, bhikshama dehi, mata » (« Gloire à Dieu au nom duquel je demande l'aumône, mère »). La maitresse de maison sait alors qu'un sadhu est à sa porte. Après quoi il récite le Gayatri mantra, la première formule prononcée dans les prières hindoues. Si, après l'avoir récité onze fois, le sadhu ne reçoit aucune aumône, il doit se diriger vers une autre maison. Par ailleurs, le sadhu ne doit pas mendier dans certaines maisons : celle du consommateur d'alcool (madirapayi), du mangeur de viande (mansahari), d'un meurtrier ou d'un criminel, d'un couple sans enfant. Cette dernière restriction s'explique par le fait que, dans une société principalement agricole, un couple sans enfant ne disposera sans doute pas de moyens suffisants pour mettre de côté de la nourriture. N'importe quelle nourriture peut être donnée au sadhu comme aumône. Il n'est pas rare que des maîtresses de maison lui offrent de la farine de blé ou tout autre produit alimentaire de base à partir desquels il se prépare ensuite un repas simple près de sa retraite.

Avant d'entamer son repas, le sadhu fractionne sa nourriture en quatre parts. Il en met de côté une pour le règne animal, la pose à côté du récipient dans lequel il mange et l'y laisse une fois son repas terminé. Une seconde part est prévue pour quiconque viendrait le voir pendant qu'il mange. Il ne garde pour lui-même que deux parts. Ses habitudes alimentaires sont extrêmement frugales. Le souvenir d'un incident survenu il y a cinquante ans me reste particulièrement vif. Près de l'ashram de Kankhal, au bord du Gange sacré, non loin de Haridvvar, un sadhu avait l'habitude, après son maigre repas, de prononcer les paroles suivantes : « Ananda a gaya, kya accha bhojan tha » (« Quel bonheur suprême, quel délicieux repas ! »). Cette habitude attira l'attention de quelques-uns de ses semblables qui l'envièrent. Ils décidèrent de localiser les maisons ou le sadhu mendiait sa nourriture quotidienne. Une fois ces maisons repérées, ils sortirent un jour pour aller y demander l'aumône avant que leur semblable ait commencé sa tournée. Mais lorsqu'ils revinrent et s'installèrent pour manger, ils trouvèrent leur nourriture très ordinaire. Perplexes, ils se rendirent auprès du sadhu pour avoir une explication. Le saint homme se tourna vers eux et leur demanda : « Pourquoi parlez-vous du goût de la nourriture si vous êtes sadhus ? Le bonheur que je ressens après un repas est le bonheur de l'esprit. Il n'a rien à voir avec la nourriture. »

Les lignes de conduite du sadhu errant prévoient aussi qu'il ne doit pas séjourner plus de trois jours dans un village et pas plus d'une semaine dans une ville. Sur un lieu de pèlerinage (tirtha), il peut toutefois s'établir de un à six mois d'affilée. Il ne doit pas passer la nuit dans une maison mais dans un temple ou sur les lieux de crémation où règne la paix de la solitude (ekanta). Son emploi du temps journalier le contraint à huit heures de prières, à réciter le Pranava mantra (la première prière, c'est-à-dire le Gayatri mantra), à ne dormir et se reposer que cinq heures, à consacrer deux heures à son bain et à ses ablutions et les neuf heures restantes à la lecture des saintes écritures, à s'entretenir avec d'autres sadhus des questions religieuses, à rencontrer ses dévots et ceux qui viennent à lui pour recevoir une instruction religieuse. Un sadhu n'est pas autorisé à dormir dans le courant de la journée.

La démarche qui consiste à se retirer de la société et de la cellule familiale et à adopter le mode de vie du sadhu est désignée par les Hindous sous le nom de sannyasa. Dans la vision hindoue du monde, ce renoncement pour mener une vie d'ermite ou d'ascète errant est pour l'homme qui a rempli ses devoirs familiaux un véritable accomplissement.

Ce processus de retrait du monde matériel se réalise en quatre étapes : celle où le sadhu vit retiré dans une hutte et mène une existence sédentaire (kutichara) ; celle où il n'a pas de demeure fixe (parivarjaka) ; celle où il parvient à la prise de conscience de son union avec Dieu, Dieu qui est omniprésent et présent en chacun de nous (hamsa) ; celle enfin où, au terme de sa quête, il accède à la connaissance transcendante (parama hamsa). Une fois entré dans une secte, le sadhu doit se conformer à des règles de discipline personnelle (yama) et à certaines règles de vie (niyama). Les règles de discipline personnelle lui enjoignent de suivre la voie de la liberté, de la non-violence, de faire vœu de célibat, de renoncer au vol et à la possession de biens. Les règles de vie recommandent la pureté de la pensée et des actes (shaucha), le sens du contentement (santosha), le rigorisme, l'auto-abnégation (tapa), l'étude des écritures (swadhyaya) et l'adoration de Dieu, le Tout-Puissant (ishwara pranidhana). Dans sa vie de tous les jours et notamment au contact de la société, le sadhu est quelqu'un qui ne demande rien (ayachaka), qui pratique des actes de dévotion religieuse et des incantations (sadhana) dans le but de parvenir à un état de méditation plus satisfaisant. [...]

Les facteurs étiologiques qui conduisent un individu à devenir sadhu peuvent en gros être classés en facteurs de pression et facteurs d'attraction. Dans bien des cas, ces deux forces peuvent être complémentaires. Les érudits religieux et les sociologues s'accordent généralement pour dire que les facteurs d'attraction qui incitent l'individu à mener le mode de vie d'un sadhu peuvent être répertoriés de la manière suivante :

- Quête de l'enrichissement spirituel : pour la mener à bien, l'individu cherche à s'éloigner des plaisirs de la vie en famille et des plaisirs de ce monde, et à mener une vie qui lui permette de consacrer la majeure partie de son temps à méditer sur les mystères de la création et à chercher des réponses aux questions fondamentales de l'existence humaine.

- Choix d'une vie facile : la vie du sadhu, bien qu'elle soit remplie d'épreuves, de privations et d'austérités, peut être sans souci matériel. Le sadhu ne possède rien si ce n'est sa foi; il n'a donc rien à perdre.

- Amélioration de l'image de marque : après son entrée dans une communauté de sadhus, l'individu bénéficie d'un respect qu'il n'eût jamais obtenu des hommes dans la vie courante sans tenir compte de sa situation matérielle. La marque frontale et les robes caractéristiques de la secte, les longs cheveux enroulés sur le sommet de sa tête, la barbe et les autres symboles du sadhu sont considérés chez les Hindous comme des emblèmes de la réussite personnelle.

- Garantie des moyens de subsistance : une fois entré dans un ordre d'ascètes, le sadhu est pris en charge par la communauté monastique qui lui assure la nourriture et l'entretien. Il existe, il vrai, quelques sadhus qui vivent dans l'opulence mais leur nombre est réellement insignifiant.

- Amour de l'aide sociale : certaines personnes éprouvent le désir de rendre service à la société sur une grande échelle au lieu de se limiter au bien-être de leur seule famille. Ils quittent alors la cellule familiale afin de rendre service à l'humanité.

L'ouverture d'esprit traditionnelle du sadhu védique envers ceux qui viennent à lui pour être bénis, conseillés, trouver un refuge spirituel et le libéralisme avec lequel les ordres monastiques considèrent la venue de l'individu aux pieds de Dieu expliquent l'influence considérable qu'exercent les facteurs de pression. Nous pouvons classer les plus importants de ces facteurs comme suit :

- Don par les parents de leurs enfants mis au service de Dieu : des parents font parfois «don» de leurs jeunes enfants à un ordre monastique pour qu'ils y soient élevés, ultérieurement initiés et qu'ils puissent entrer dans l'une des congrégations de moines. Dans la plupart des cas, les parents offrent leur enfant à Dieu en signe de gratitude.

- Problèmes familiaux : le concept de sannnyasa, ou renonciation au monde matériel et retrait pour se consacrer à Dieu, est tenu en grande estime par les indiens. Lorsqu'un individu est confronté à des problèmes familiaux apparemment insupportables, il peut psychologiquement être poussé à renoncé à la vie de maître de maison (grihastha jivana) qui dans la vision hindoue du monde est l'une des phases importantes de la vie.

- Incapacité à gagner sa vie de nombreuses personnes, en raison de leur âge avancé, d'une invalidité physique ou de leur situation de retraités au terme d'une vie de travail, sont confrontées à de sérieuses difficultés matérielles et, en l'absence d'aide financière ou de soutien moral de la part des membres de leur famille, peuvent décider de se retirer du monde pour devenir sadhus.

- Perte de l'image de marque : la perte de l'image de marque ou d'une position sociale due à une raison précise persuade certains de se faire sannyasis, pour se repentir de leurs erreurs.

- Crises psychologiques : le renoncement aux attaches socio-familiales en raison d'une position sociale fragile permet à l'individu d'échapper à l'extrême fatigue ou à l'humiliation et d'évoluer dans un milieu social moins hostile.

- Difficultés financières : dans de nombreux cas, on se décide à devenir sadhu à la suite d'échecs dans les affaires, de la perte brutale de biens et de richesses ou d'autres coups durs matériels auxquels on n'est pas en mesure de faire face.

Ramesh Bedi, « L'Inde sacrée des sadhus »


L'Inde sacrée des sadhus



Photo :
« Bien que les villageois obéissent à un code moral très strict qui leur prescrit la pudeur, les femmes n'hésitent pas à se prosterner devant les sannyasis nagas nus, fières d'être bénies par ces hommes saints. La ferveur des Hindous à l'égard des sannyasis et des sadhus est telle qu'ils tiennent même en haute estime le novice qui n'est encore qu'un enfant. »
Ramesh Bedi

mercredi, mai 11, 2011

La vie des ermites à Svarga-Ashram




« Mircea Eliade, découvrant l'Inde, est saisi par sa richesse spirituelle et naturelle, par la bonhomie et la malice des hommes.
Au fil des jours, il consigne les moments importants de sa rencontre avec ce monde sous forme de brefs chapitres qui en présentent les diverses facettes : le Temple d'or, Bénarès, un paysage himalayen, Durga, la déesse des Orgies, une conversation avec Tagore, ou encore la chasse aux crocodiles, un enterrement de village, l'arrivée de la mousson...
Une puissante initiation à l'univers de l'Inde. Le journal intime d'une conscience européenne qui s'éveille à un monde fascinant. »


Les cloches sonnent pour la deuxième fois. C'est le matin mais on ne voit pas encore le soleil, car il se lève de l'autre côté des monts. Corneilles et paons ; des croassements monotones et ce cri aigu, métallique, transperçant, des paons sauvages. La jungle est fraîche après le vent de la nuit. Le Gange charrie le même parfum âpre de neige fondue.

Vêtus de leurs robes oranges, les ermites descendent sur la grève pour le bain du matin. Ils plongent complètement plusieurs fois, en se bouchant des doigts oreilles et narines et en répétant des mantras. Après quoi ils lavent leurs robes, les étendent sur des rochers pour les laisser sécher et se retirent dans leurs kutiars. Ils apparaissent une deuxième fois quand on entend le martellement de la khétra : nu-pieds ou chaussés de sandales en bois, la sébile en cuivre du mendiant à la main, ils descendent les sentiers pour aller mendier leur nourriture. Ils mangent avec les doigts, comme tout Indien, sans parler, en se servant uniquement de la main droite, car la nourriture est une offrande du corps des dieux et le repas est avant tout un rituel. Le bras gauche est accoudé à terre et ce serait une grave impolitesse, dans toute l'Inde, si un hôte touchait quoi que ce soit de la main gauche pendant un repas. Ce qui reste est jeté ou donné aux vaches ; nul ne peut toucher aux reliefs. Quand le repas s'achève, les ermites descendent sur la plage pour se laver la figure, la bouche et les mains. Il n'est pas de peuple plus propre que les Indiens. Le bain quotidien n'est simplement nécessaire, mais indispensable. La plupart prennent deux bains complets chaque jour. Avant et après les repas, ils se lavent soigneusement les mains et la figure et, après tout acte impur, quelle qu'en soit la nature, ils répètent les ablutions matinales. Certes, il en est qui exagèrent, parmi les « orthodoxes ». Ceux-ci se baignent et changent de vêtements après chaque visite chez des étrangers et n'acceptent de manger qu'avec des individus de la même caste. Si, dans la rue, l'ombre d'un « shudra » les touche, ils rebroussent chemin et vont se baigner pour se laver de cette impureté...

Svarga-Ashram rappelle la devise de l'abbaye de Thélème: « Fais ce que voudras ». Ne sont même pas obligatoires les services religieux du temple de Shiva, où l'on tresse tous les soirs des guirlandes de fleurs rouges. Plus de cent trente sadhus habitent là mais il n'en vient jamais plus de deux ou trois au temple. Rien n'est obligatoire pour qui a définitivement renoncé aux devoirs et aux joies de ce monde. Leur Dieu est un et unique mais chacun le nomme selon son gré. D'aucuns l'appellent Narayan, d'autres Shiva, d'autres encore Shankara et certains sadhus se contentent de cette mantra divine qu'est Om, qui symbolise en tous lieux l'imprononçable présence du divin. Lorsqu'ils se rencontrent, leur salut est le même: Om ! namo Narayan ! (Om ! respect à Narayan !). Mais s'ils apprennent que quelqu'un adore Dieu sous le nom de Shankara, les autres sadhus, quand ils le croisent, le saluent en prononçant ce nom : Shankara ! Shankara !

Mon voisin est un naga (ascète nu) du Penjab, jeune, bien bâti et pieux. Il ne connaît ni théologie, ni éthique, ni métaphysique. Il ignore également le sanscrit, mais me dit que Dieu serait vraiment bien mesquin s'il ne se révélait qu'aux sanscritistes. Mon naga ne pratique pas une ascèse violente, il se contente d'une simplicité naturelle et passe ses journées à lire l'immense Bhagavad Purana et à prononcer un même mot : Shankara. Quand je l'interroge sur le salut de son âme, il me répond qu'il suffit pour cela de prononcer le nom divin. La nuit, cependant, il pratique le yoga respiratoire (pranayama) et il m'a souvent invité dans sa hutte après le crépuscule pour m'initier à cette technique qui prolonge la conscience dans le sommeil, dans un sommeil sans rêves, et même dans la catalepsie. Sa méthode est celle de l'école du Hatha-Yoga, telle qu'elle est pratiquée dans l'Himalaya et au Tibet. Il se bouche les oreilles avec de la cire et adopte une position stable (asana), les jambes croisées, le dos perpendiculaire (de manière que les plexus sacré, prostatique, solaire, cardiaque, pharyngien et caverneux coïncident sur une même ligne médiane commençant au muladhara et se terminant au sahasrara), les mains en équilibre sur les genoux, les yeux fermés, mais en se concentrant sur le « plexus subtil » (ajna-chakra) situé entre les sourcils. Après avoir obtenu la concentration voulue, il la sature en répétant mentalement la mantra Om, puis il ralentit peu à peu le rythme de sa respiration en prolongeant de plus en plus les intervalles entre deux aspirations, jusqu'à ce qu'il arrive à une aspiration toutes les quatre secondes. Le corps acquiert une immobilité rigide, parfois pré-cataleptique, et l'on peut constater à son rythme respiratoire que l'ascète dort, en ce sens que toutes ses activités sensorielles et mentales sont suspendues. Dans cet état, libéré des obstacles de la conscience diurne éveillée, le naga explore la zone inaccessible du sommeil. Lorsque je quitte la hutte, il garde la même immobilité de statue : pas un muscle facial ne tressaille, et l'on peut suivre avec précision les étapes de sa respiration rythmique - d'abord le gonflement de la partie inférieure des poumons par le retrait du diaphragme, puis de la partie médiane par le soulèvement du sternum et enfin de la partie supérieure par le courbement de l'arc thoracique, comme le précise du reste tout traité de Hatha-Yoga.

La liberté des ermites ne porte pas seulement sur les pratiques religieuses, mais aussi sur leur conduite personnelle. Chacun peut faire ce qu'il veut, prie quand il lui plaît et respecte les croyances de quiconque. Nul ne manifeste cette attitude définitive de l'Occidental, qui croit être le seul à avoir trouvé le vrai Dieu et pense que tout autre est un hérétique. Nul ne cherche à convertir. Leurs conversations portent sur Brahma, Dieu Un, Immanent dans toute la création et la transcendant pourtant, car immuable, non qualifié et non déduisible par relations. Leurs livres sacrés sont : la Bhagavad-Gîtâ, les Upanishads, l'Imitation de Jésus-Christ, les Brahma-Sutras, avec le commentaire de Shankara, et le Yoga-Sutra de Pantanjali. Mais ils ne font pas que lire; ils méditent, pratiquent et actualisent la spiritualité révélée dans ces livres. Ils passent la plus grande partie de leur temps à prier dans leurs kutiars ; la prière n'est cependant pas toujours religieuse dans le sens chrétien du terme, mais plutôt un exercice spirituel de purification intérieure. Certes, tous ne sont pas philosophes mais la plupart pensent par eux-mêmes. Leur pensée est parfois monotone, médiocre et peu imaginative, suivant les canons de la Gîtâ ou de la littérature populaire religieuse et exprimant jusqu'à satiété le même et sempiternel motif de l'identité foncière Atman-Brahman. Les entretiens avec de tels sadhus sont lassants et stériles.

Particulièrement surprenantes toutefois, leur indiscutable sincérité et leur tolérance totale pour toute foi, d'où qu'elle vienne. Jusqu'aux sadhus les plus médiocres qui sont toujours désireux d'entendre parler de Jésus-Christ, de saint François, de Kabir, du Guru Nanak et de tout autre gourou (envoyé de Dieu). Dès que je me suis établi à l'ashram, ils sont venus me poser des questions sur la chrétienté et ils ont tellement aimé les histoires de Fra Lorenzo (dans les Fioretti franciscaines) et quelques-unes des pieuses légendes médiévales qu'ils m'ont prié de les répéter chaque jour. Ils considèrent tous Jésus comme le fils de Dieu et l'appellent « Lord Jesus » à la manière des missionnaires. Ce qui ne les empêche nullement de considérer aussi Bouddha, Krishna et d'autres comme les égaux du Christ. Ils ne peuvent accepter de limites ou de zones géographiques à la manifestation de la divinité. Leur esprit panthéiste est évident jusque dans les plus simples affirmations métaphysiques. Et les résultats en sont émouvants. Un vieux sadhu, maître insurpassable du parler sanscrit, m'a embrassé à notre première rencontre et s'est mis à pleurer en me disant: « Nous sommes tous un ». Ils se sont débarrassés de l'insupportable curiosité des Européens et personne jusqu'ici ne m'a demandé si j'étais protestant, anglican, catholique ou orthodoxe. Un jour, j'ai tenté un swami en lui demandant s'il était nécessaire de s'initier à l'hindouisme pour connaître Dieu. Cette question l'a vivement étonné et il m'a répondu qu'aucune conversion n'était nécessaire, que si j'aimais l'hindouisme je pouvais en accepter les idéaux et voilà tout. Il a néanmoins ajouté que si mon amour de l'hindouisme était sincère cela prouverait une seule chose, à savoir que j'étais Indien dans ma précédente existence...

Ils disent « Nous sommes tous Un » et, ce qui est important, ils ne cessent de mettre en pratique cette affirmation. Ils s'entraident, se dépersonnalisent devant leurs amis et pratiquent le seva (service). Un swami au seuil de la vieillesse est célèbre pour son comportement. Il ne travaille jamais pour lui, bien que besognant sans arrêt nuit et jour. Il nettoie les kutiars de ses voisins, lave. le linge des malades, fait du thé pour tout le monde, allume les lampes, il est le messager de tous - et avec cela, d'une modestie et d'une humilité franciscaines. Quelques jours après mon arrivée à l'ashram, il est venu planter un pied de fleurs sous ma fenêtre pour que chaque matin mon réveil en soit égayé.

Un jour, j'ai accompagné à Brahmapuri, à quelques milles dans la jungle en amont du Gange, une miss venue visiter Svarga-Ashram. Il s'y trouvait de nombreuses grottes et l'une abritait un sadhu de Malabar chez lequel on ne savait quoi admirer davantage : sa science ou sa sainteté. Nous nous sommes assis sur le sable froid et, bien que nous fussions venus apprendre auprès de lui, c'est lui qui s'est mis à nous poser des questions. Il nous a montré les Confessions d'Augustin et a demandé à cette miss si elle avait lu l'Imitation de Jésus-Christ. Sur sa réponse négative, il lui a conseillé avec douceur: « Lisez-la, car c'est l'un des plus grands livres qui aient été jamais écrits sur cette terre. » Alors, j'ai rougi, encore une fois, pour la vanité et les péchés des Européens venus convertir l'Asie.

Mircea Eliade, « L'Inde », 1930.


L'Inde


Commentaire d'un lecteur :

L'occidental aux nombreux préjugés risque certainement de se trouver ridicule après avoir lu cet ouvrage ! Surtout, après avoir lu les chapitres dédiés à Tagore puis au témoignage de Srimati Devi. Ceux qui ont longtemps cru que la femme indienne était soumise seront surpris ! Sauf, bien sûr, ceux qui savent que paradoxalement, elles sont censées être sur un piédestal divin.

A lire et à relire, Mircea Eliade nous offre un excellent travail d'observation et d'écoute, il ne cherche pas à influencer le lecteur, il lui offre l'Inde telle qu'on pouvait la voir à cette époque. Un ouvrage très instructif et enrichissant même pour l'indien d'aujourd'hui...


Photo :
Un sannyasi naga veille sur la divinité de sa confrérie Niranjani Akhada, simplement couvert de cendre sacrée pour se protéger du froid glacial de l'hiver (Rajesh et Ramesh Bedi, « L'Inde sacrée des sadhus »).

lundi, mai 09, 2011

Obstacles spirituels : les inadéquacités


Les inadéquacités sont les attitudes d'esprit qui nous empêchent de voir la nature profonde de notre être et des choses, et, par voie de conséquence, nous mettent dans l'incapacité de répondre adéquatement aux exigences de circonstances et de lieux variés qui se présentent au cours de l'existence.

Parmi elles nous attirerons plus spécialement l'attention sur les fausses concentrations, les processus d'imitation et les attachements.

l°) Les fausses concentrations :

Une abondante littérature vante les mérites de la concentration mentale. Certains auteurs ayant compris la nécessité d'un calme intérieur, nous proposent d'immobiliser le défilé continuel de nos pensées par un acte de volonté. Ils nous conseillent de fixer notre esprit sur un point à l'exclusion de tout autre. Certains comparent le processus de la concentration à l'action d'une loupe réalisant la convergence des rayons solaires en un seul point et permettant ainsi de mettre le feu à toute matière inflammable. D'autres, nous suggèrent de rejeter systématiquement les images qui se présenteraient à notre esprit pour tendre vers une vacuité totale.

Ces pratiques peuvent développer la puissance du mental mais elles ne peuvent amener ni à la délivrance intérieure ni à l’Éveil total.

Le fait de discipliner l'activité mentale en fonction d'un acte de volonté engendre un état de tension psychique considérable. Un tel procédé est doublement faux.

Premièrement, les Éveillés nous demanderont « Qui » discipline ceci ou cela ? et dans quel but ? Nous devrons reconnaître que c'est la « pseudo-entité » du « moi » qui recourt à un tel stratagème pour s'affirmer. Le « moi » est un fait mais tel qu'il s'éprouve actuellement il est une illusion. Tout acte réalisé dans une telle attitude d'illusion psychologique ne fait que renforcer la notion illusoire d'exister en tant que distinct que possède le «moi ».

Deuxièmement, le processus essentiel que nous suggère la Sagesse consiste en un affranchissement de toutes nos tensions intérieures. Nous n'avons rien à construire mais à détruire. L'état de tension provoqué par les fausses concentrations que nous venons de décrire empêche toute possibilité de réalisation spirituelle. Le « Satori » ou Nirvana nécessite de notre part une réceptivité, une disponibilité, une transparence intérieure, une détente totale. Toute discipline résultant d'un acte de volonté nous met dans l'incapacité de « mourir à nous-mêmes ». Elle renforce l'action des « forces de l'habitude » dont il est essentiel que nous nous affranchissions.

Examinons l'attitude de l'homme qui rejette systématiquement les images se présentant à son esprit, Nous verrons qu'elle est fausse.

Les maîtres véritables ne nous ont jamais demandé de « rejeter » que ce soit. Ils nous poseraient immédiatement la question classique des advaïtistes hindous : « Qui » rejette ? et pourquoi ? Nous devrions admettre alors, qu'au delà des oppositions successives de nos rejets et de nos acquisitions, demeure un « moi » qui puise sa substance même dans les tensions inhérentes à ces oppositions elles-mêmes.

Il ne s'agit pas de rejeter quoi que ce soit, mais de comprendre profondément le processus de ses pensées et de sa propre existence. Cette compréhension profonde, ou « Vue Juste » délivre le « penseur » de l'illusion d'être une entité. Dès lors, toutes ses disciplines, ses conquêtes, ses ambitions, ses avidités s'évanouissent pour faire place à la vision du Réel. Les Sages nous font remarquer que tout rejet résulte d'un acte de choix. Par le processus du choix, le « moi » ne peut se libérer de ses limitations. Il se transforme simplement et prend d'autres aspects. Les Sages nous dénoncent clairement le stratagème : le « moi » se réserve au-delà de ses modifications successives. La Sagesse consiste à démasquer les mobiles profonds d'avidité égoïste présidant à tout acte de choix.

2°) Les processus d'imitation :

Les processus d'imitation sont les conformismes physiques ou mentaux tendant à conditionner l'esprit humain. Dans la mesure où nous donnons notre adhésion à un système de pensée déterminée, à des croyances, à des dogmes, nous conditionnons nos esprits. La grande force du Ch'an/Zen d'une part, et de la position krishnamurtienne d'autre part, réside dans le fait qu'ils ne sont pas des systèmes de pensée mais des exposés d'un processus de vie affranchi de l'idéation.

Il existe un abîme entre l'attitude du chrétien qui s'en remet à son directeur de conscience, de l'hindou qui se soumet aux directives de son guru et le processus d'auto-révélation rigoureusement individuel que nous suggèrent le Ch'an, le Zen et Krishnamurti. Dans les deux premiers exemples nous nous trouvons en présence des processus d'imitation nuisant a l'intégrité spirituelle de l'homme. Cette dernière réclame un affranchissement de toute autorité extérieure et par dessus tout de tout conformisme (1).

Le culte des images, des symboles, des clichés mentaux de toutes espèces entre dans le cadre des processus d'imitation.

Dans la mesure de leur ferveur; les mystiques chrétiens qui méditent sur l'image de la Vierge, aboutissent à une auto-hypnose au cours de laquelle ils contempleront, non la Vierge, mais la matérialisation de leur propre projection mentale. De même, en est-il pour les Bouddhistes qui se concentrent avec ferveur sur telle ou telle image du Bouddha.

Toute fixation de la pensée sur une image, sur un symbole, sur une idée quelconque aboutit à des phénomènes dont il n'y a pas lieu de se réjouir, contrairement à ce que font de nombreux chercheurs dont la sincérité n'est pas mise en doute. L'étude de la vie intérieure de certains Sages nous montre les luttes qu'ils ont endurées contre les images cultivées antérieurement. Le rôle des « japas » très courant aux Indes et préconisé par de nombreux auteurs tant hindous qu'occidentaux peut être aussi négatif.

Le fait de prononcer indéfiniment certaines syllabes identiques, choisies par le maître, et souvent différentes pour chaque disciple, aboutit à une sorte de torpeur magnétique voisine de l'auto-hypnose. Ce processus calme le système nerveux mais il s'agit là d'authentiques intoxications mentales aboutissant à des extases mineures n'ayant aucun rapport avec la vraie spiritualité. Elles peuvent être parfois plus nocives sur le plan de l'esprit que l'alcool, les drogues et les stupéfiants sur le plan physique.

Les processus d'imitation comprennent non seulement l'adhésion aux images ou aux idées que nous suggère autrui. Ils englobent la totalité des habitudes mémorielles du passé, et par conséquent nos propres accumulations mentales.

Nous pourrions signaler à titre d'exemple, l'attitude intérieure du lecteur enthousiasmé par la notion d'un « Mental Cosmique » ou par celle de l'unité d'essence universelle. Cet enthousiasme l'inciterait automatiquement à l'expérience effective de la réalité dont il pressent intuitivement la grandeur et l'authenticité. Mais supposons qu'un tel homme se propose d'aller dans la nature pour tenter d'approfondir dans un cadre plus adéquat ce qu'il aurait aperçu dans un éclair. Il est infiniment probable qu'il ressente à nouveau ou qu'il perçoive tout ce qui s'offre à ses regards comme étant baigné dans le « Mental Cosmique ».

Il se peut qu'il pense à la présence du « Mental Cosmique » dans la terre des sentiers qu'il parcourt, dans l'air qu'il respire, qu'il l'entende à travers et au delà du chant des oiseaux, du bruissement du vent dans les arbres. S'il persiste dans une telle attitude il constatera qu'elle aboutit tôt ou tard à une impasse. Aussi longtemps que demeurera en lui l'idée du « Mental Cosmique » et l'automatisme mémoriel intervenant à tout instant entre lui et les circonstances en nommant toutes choses «Mental Cosmique », il ne pourra parvenir effectivement à l'expérience même du Réel. La représentation mentale du Réel qu'il a inconsciemment élaborée en son esprit s'interposera perpétuellement entre lui et la Réalité (2).

L'expérience ne revêtira toute son authenticité qu'à partir de l'instant où : 1° il sera délivré de l'automatisme mémoriel « nommant » ses états ; 2° et lorsque toute attente de quoi que ce soit délivrera son esprit des tensions qui s'opposent à sa parfaite plasticité.

L'observation silencieuse, la lucidité sans idée, l'attention sans « mots pensés », la vigilance dans l'instant constituent les éléments fondamentaux de la « Vue Juste ».

Par leur dénonciation du rôle nocif des « forces d'habitude », des processus d'imagination grossiers ou subtils, les formes supérieures du Bouddhisme et le Zen permettent à la nature humaine d'épanouir ses plus hautes possibilités créatrices.

3°) Les attachements :

Par attachement nous n'entendons pas seulement les attachements psychologiques, tels la dépendance dans laquelle nous pouvons nous trouver à l'égard de certaines personnes déterminées ou de certains objets mais aussi l'attachement à nous-même. Ce dernier concerne autant l'attachement à nos propres pensées que celui du corps (3).

Dans la mesure où nous nous appuyons sur autrui nous nous évadons de la réalité centrale de notre être, nous sommes littéralement en « porte à faux » sur le Réel. L'attachement à des êtres particuliers ou à des objets distincts nous met dans l'impossibilité d'expérimenter la nature réelle des choses. Toute fixation de l'esprit sur un point particulier entraîne une mobilisation d'énergie s'effectuant au détriment de la vision d'ensemble. La localisation de nos énergies psychiques autour d'un point privilégié tend à nous limiter dans la spécialisation d'une perception exclusive. L'expérience du réel ne surgit qu'à partir de l'instant où notre esprit se libère de l'attachement à toute préférence, à toute perception distincte, à toute valeur particulière, à tout point privilégié.

Il s'agit d'une véritable dé-spécialisation mentale.

Encore faut-il dire que cette dernière n'aboutit nullement à une incohérence quelconque ni un rythme de vie intérieure amorphe, empreint de monotonie. Sur le plan affectif notamment, le dépassement des points privilégiés, le détachement des êtres et des objets particuliers ne peuvent être confondus avec l'inertie mortelle d'une glaciale indifférence. Nous avons insisté ailleurs sur le fait que le détachement n'est pas de l'indifférence. Les formes supérieures de l'amour et de la compassion sont réalisées uniquement dans le détachement des exigences égoïstes du « moi ».

Parmi les attachements évidents du moi, nous terminerons en signalant l'identification au corps.

Une certaine maîtrise du corps est indispensable pour que puissent s'exprimer les richesses de l'esprit. L'abus des dépenses sexuelles et alimentaires rend toute acuité de perception spirituelle impossible.

Les différentes nuances sur lesquelles nous avons insisté, telle que l'influence de automatismes mémoriels, les secrètes attentes intérieures, exigent pour être perçues clairement, une vigilance, une souplesse et une acuité de perception qui sont incompatibles avec un manque de contrôle des exigences du corps.

De nombreux monastères bouddhistes attachent une grande importance à la discipline dans la question alimentaire. Dans certains centres, les moines ne prennent qu'un repas par jour ; celui du midi. Le repas du soir est interdit. D'autres, ne peuvent jamais prendre un repas après le coucher du soleil. Les raisons en sont évidentes. En vertu de l'interdépendance existant entre les facteurs physiques et psychiques, les repas pris tardivement entravent le processus normal du sommeil, non seulement du point de vue physiologique mais surtout du point de vue psychique.

La digestion étant une question de nerfs, les énergies nerveuses mobilisées par l'assimilation d'un repas copieux le soir, paralysent toute possibilité de réceptivité psychique et de repos réel durant le sommeil. Le système nerveux est en effet le seul intermédiaire entre le physique et le psychique.

Le triomphe de l'attachement à nos exigences corporelles constitue l'une des premières matérialisations indispensables à notre libération totale.

4°) Les méditations « compartimentées » :

Par « méditations compartimentées » nous entendons les exercices de méditation à heures fixes, auxquels s'appliquent de nombreux religieux, certaines périodes de la journée. Ce processus tend à l'établissement d'une scission rentre la vie « ordinaire » et la vie dite « spirituelle ».

La plénitude de la vie est là, d'instant en instant, et nous devons la saisir au cœur de la seconde qui passe par une vigilante attention (4).

Le processus de la méditation « compartimentée » aboutit à de graves déviations ayant l'inconvénient de surestimer nos possibilités réelles (5).

En effet, si nous nous entraînons à la contemplation, il se peut que certaines expériences cultivées nous procurent diverses joies intérieures.

Nous donnons souvent libre cours à des projections de notre inconscient. Nous sombrons ainsi progressivement dans un processus d'évasion et d'auto-hypnose agissant comme un véritable narcotique spirituel.

Des maîtres Ch'an/Zen insistent beaucoup sur le caractère constant de la méditation.

Hsi-Yun nous conseille de la façon suivante :

« Chaque jour, en marchant, debout, assis ou couché, dans chacune de vos paroles, soyez détaché des objets du monde phénoménal. En parlant ou simplement en clignant de la paupière, que chacun de vos actes soit accompli sans attachement (6). »

Un autre maître Ch'an, Shen-Hui reprochait à son disciple Teng, le caractère artificiel des méditations « arrangées ».

« Teng : - Il est nécessaire tout d'abord de pratiquer la méditation en restant assis calmement les jambes croisées...

« Shen-hui : - Quand on est engagé dans la méditation, n'est-ce pas là un exercice spécialement arrangé ?

« Teng : - Certes...

« Shen-hui : - Dans ce cas, cet arrangement particulier est un acte de la conscience limitée ; comment peut-elle mener là la vision de sa propre nature ?

Cette manière de s'exercer dans la méditation relève en fin de compte d'une recherche mal conduite de la vérité ; tant qu'il en est ainsi de tels exercices ne sauraient aboutir à la vraie méditation (7). »

Et Houeï-nêng disait : « C'est une faute de penser que le fait d'être assis, tranquillement plongé dans la méditation, soit indispensable à la délivrance. »

Il est important de retenir que l'on ne « s'entraîne » pas au « Satori ».

Les travaux d'entraînement peuvent être efficaces dans des domaines matériels ou techniques. On « s'entraîne » à la boxe, au football, à l'escrime ou au tennis... Il est encore possible de « s'entraîner » en vue d'une présentation d'examen de mathématique ou d'histoire. Dans ces domaines, une préparation, une accumulation est nécessaire.

Mais, ainsi que le suggérait Platon, chaque travail demande des outils adéquats. Pour des besognes grossières et lourdes des outils grossiers et lourds seront requis. Un travail délicat, minutieux, léger demandera par contre des outils délicats et raffinés. L'attitude d'un entraînement spirituel comporte précisément quelque chose de « grossier et lourd » par contraste à la condition de légèreté, de jaillissement et de liberté du « Satori (8) ».

La plupart des maîtres du Zen insistent sur le caractère soudain du Satori. Dans la mesure où nous méditons, nous sommes soit consciemment, soit inconsciemment dans une attitude d'attente secrète. En un mot, nous nous préparons à recevoir, mais cette préparation est empreinte d'un caractère subtil d'avidité et de préfiguration. Elle est trop consciente d'elle-même.

Le « Satori » arrive à l'improviste. Il possède un caractère de spontanéité, de jaillissement incompatible avec toute préparation minutieuse. Son foudroiement spirituel ne peut atteindre que l'esprit totalement détendu, libéré de ses attentes, de ses espoirs les plus secrets (9).

L'avantage de la méditation continue, inséparable de la vie elle-même, réside dans la détente intérieure authentique qu'elle apporte à celui qui la pratique. Au début, les résultats paraissent moins spectaculaires mais ils sont plus conformes à la nature des choses. S'ils sont plus lents ils sont plus durables comme le sont les processus de la nature.

Il n'existe aucun instant particulier qui mérite davantage d'attention plutôt qu'un autre. L'éternité est là, dans sa totalité, de moments en moment.

Nous devons donc être présents au Présent, de moment en moment, sans préférence aucune.

5°) Les interprétations erronées du « Vide » :

Ainsi que nous l'avons signalé à diverses reprises la notion du « Vide » prête souvent à confusion. Nombreuses sont les personnes qui l'interprètent à la lettre et tentent de réaliser le « vide mental » par l'exercice de concentrations intenses. Une telle vacuité est absolument négative et ne contient aucune possibilité révélatrice.

L'activité mentale est naturelle. Elle fait partie des processus de la vie. Il n'est pas question de la supprimer mais de lui assigner un mode de fonctionnement différent, répondant adéquatement à la nature profonde des choses.

Le fonctionnement mental actuel est inadéquat en vertu de ses identifications et de ses attachements. Le « vide » doit être compris dans le sens d'une absence des fausses valeurs résultant de l'attachement et de l'identification. Toute autre interprétation peut conduire à de graves erreurs. Cette façon de voir se retrouve d'ailleurs confirmée dans les commentaires de la doctrine de Hsi-Yun :

« Accordez-lui juste l'attention superficielle appropriée aux circonstances »... De nombreuses personnes y compris des bouddhistes chinois, on fait l'erreur de supposer que la pratique de « dhyâna » vise à rendre le mental complètement vide. Cette doctrine a été entièrement réfutée par un moine contemporain, Yeh Ch'i, qui vit actuellement dans le Yunnan ; il mit en évidence le fait qu'un état de vide mental ne peut être maintenu continuellement... Le but de « Dhyâna » est d'éliminer du processus mental tout sentiment d'attraction ou de répulsion suscité par la croyance que les choses sont des entités indépendantes et permanentes en elles-mêmes.

« Le vide mental permanent conduirait à des absurdités, telles que par exemple, le fait d'être nourri par une tierce personne, et très probablement se terminerait par la folie. »

« Suivant les bouddhistes de la secte « Dhyâna », il est cependant possible de réagir aux circonstances de la vie quotidienne de telle sorte que l'on soit capable d'y prendre part d'une manière satisfaisante, tandis que l'on demeure absolument détaché et essentiellement non-affecté par les circonstances (10). »

Les diverses formes de « Vide » obtenues par concentration, par une discipline du « moi » constituent une sorte de refus à la vie, empreint d'un caractère d'auto-défense et de fuite vis-à-vis des problèmes que pose l'existence. Fuir n'est pas résoudre. La solution véritable de nos problèmes ne peut être trouvée qu'en les affrontant et non en les fuyant.

6°) Manque de discernement :

L'exemple le plus saisissant des contradictions inhérentes au manque de discernement nous est fourni par les théologiens. Tout en admettant que «la déité dépasse infiniment toute image sensible» et que pour la voir « il faudrait qu'elle se montrât elle-même sans intermédiaire aucun » l’Église se pose non seulement en intermédiaire mais prétend à l'exclusivité d'un tel rôle et impose l'adhésion à des dogmes, croyances, rites constituant la négation absolue des vérités essentielles qu'elle semble parfois admettre d'autre part.

Nous avons vu ailleurs saint Thomas reconnaître que le don d'intelligence « ne nous fait certes pas voir l'essence divine mais nous montre ce qu'elle n'est pas ». Il nous dit ensuite que « nous connaissons Dieu ici-bas d'autant plus parfaitement que nous comprenons qu'il dépasse tout ce que notre esprit peut saisir ». Pourquoi dès lors, non seulement proposer mais imposer aux esprits, dès leur plus tendre enfance, un ensemble de notions et d'attributs paralysant désormais toute possibilité d'une approche quelconque du divin (11).

Lorsque nous posons de telles questions à ceux qui sont rompus au disciplines obscures des théologies, nous trouvons dans leur façon de réagir la réponse à notre enquête. La clarté de l'expérience directe, non-mentale est absente. Elle a cédé la place aux spéculations intellectuelles ; à l'interprétation adroite des textes (12).

L'endroit précis où s'est produite cette coupure entre la réalité vivante elle-même et les représentations de plus en plus erronées qui nous sont rapportées par les théologies actuelles se situe à la racine même du mental. Nous retrouvons une fois de plus ici, toute la signification de cette pensée du Zen nous disant qu' « une différence d'un dixième de pouce » suffit à séparer le Ciel et la Terre. La plus modeste absence d'attention, le moindre manque discernement nous conduisent imperceptiblement sur la pente fatale des fausses valeurs.

Si nous disons que le «peuple » ne peut accéder aux enseignements abstraits, qu'il lui faut des symboles concrets nous commettons une erreur assez grave.

D'abord, le Zen, n'est pas un « enseignement abstrait » puisqu'il est essentiellement pratique et tend au contraire à nous dépouiller l'esprit de toute abstraction. Ensuite, ce serait reconnaître à notre civilisation actuelle un caractère de dégénérescence inquiétant comparativement à celles qui ont existé entre la mort du Bouddha et l'avènement du Christianisme. L'histoire nous enseigne en effet, qu'à l'époque du Bouddha ainsi qu'à celle d'Ashoka les enseignements dépouillés de la doctrine étaient pleinement assimilés par le peuple.

C'est donc par manque de discernement que les organisateurs de la plupart des grandes religions ont encouragé la paresse mentale de la « masse » en tentant de rabaisser la Vérité à son niveau alors qu'il eût au contraire fallu tout mettre en œuvre pour élever la collectivité à la hauteur des purs enseignements énoncés par les Maîtres.

La force de la position du Ch'an et du Zen réside dans l'absence de spéculations métaphysiques. Le terme « Dieu » est inexistant dans les diverses formes du Bouddhisme. Seul existe le « Mental Cosmique » dont tous les êtres sont parties intégrantes. Cette Réalité se suffit à elle-même. Sa réalisation en nous-même et par nous-même nous délivre de tout manque de discernement...

Robert Linssen




(1) « Ceux qui connaissent par eux-mêmes ne cherchent rien l'extérieur. S'ils adhèrent à l'opinion que la libération vient par l'aide extérieure, par l'office d'un ami bon et sage ; ils se trompent entièrement. Lorsque la confusion règne en vous et que des vues fausses y sont conservées, nulle somme de connaissance appartenant aux autres, si bons et sages amis qu'ils puissent être pour vous ; ne servira à votre salut. » (Vimalakirti-Sûtra, in : Suzuki, Bouddhisme Zen. I, p. 317.)

(2) « Là où notre intellect ne peut atteindre, en vérité je vous dis d'éviter d'en parler. »
(Iueh-chan, in : Suzuki, Bouddhisme Zen, p. 120.

(3) « O mes amis, n'ayez aucune résidence fixe, à l'extérieur ni à l'intérieur, et votre conduite sera parfaitement libre et sans entrave. Chassez votre attachement. et votre marche ne connaîtra pas le moindre obstacle. » (Houeï-nêng, Sûtra de l'Estrade, in : Suzuki, Bouddhisme Zen, I, p. 3l6.)

(4) « Puisque nous ne faisons déjà qu'un avec l'Absolu, nous n'avons rien à pratiquer, rien à accomplir. La seule chose nécessaire est un éveil soudain à cette Unité. » (Hsi Yun,
« Mental cosmique », p. 44.)

(5) « N'imagine pas, ne pense pas, n'analyse pas, ne médite pas, ne réfléchis pas, demeure dans l’État Naturel. » (Les six règles de Tilopa - Bouddhisme Tibétain.)

(6) Mental Cosmique, p. 131.

(7) D. Suzuki, Le Non-mental, p. 41.

(8) « Lorsque la doctrine abrupte est comprise, il n'est plus besoin de se discipliner dans les choses extérieures. » (Houeï-nêng, in : Suzuki, Bouddhisme Zen, I, p. 3l5.)
(9) « Quand nous demeurons en Dhyâna nous sommes esclaves de Dhyâna. Si excellents que soient les mérites de ces exercices spirituels, ils nous mènent inévitablement à un état d'asservissement. Il n'y a pas là de libération. Aussi peut-on considérer toute la discipline du Zen comme consistant en une série d'efforts pour nous rendre absolument libres de toutes formes d'asservissement. » (D. T. Suzuki, Le Non-mental, p. 40.)

(10) Le Mental cosmique.

(11) « Un Dieu compris n'est plus un Dieu. » (Terstegen, in : Suzuki, Bouddhisme Zen. II. p. l05.)

(12) « Les choses divines sont d'autant plus obscures pour nous qu'elles sont plus intelligibles et plus lumineuses en elles-mêmes. » (Aristote.)


Les Essais sur le Bouddhisme Zen

D.T. Suzuki (1870 - 1966) a consacré sa vie à l'étude du Zen. Universitaire de renommée internationale, il a entretenu un dialogue fécond avec les plus grands philosophes, et a largement contribué à la diffusion de la pensée zen dans le monde occidental du XXe siècle.Les Essais sur le Bouddhisme Zen, aujourd'hui des classiques, constituent le cœur de son œuvre. Suzuki y présente la voie du Zen comme une discipline de l'être tout entier consistant à se libérer des jougs qui nous maintiennent dans l'illusion. Apprendre à maîtriser les énergies du corps et à dépasser les cadres mentaux qui nous empêchent de vivre pleinement l'instant, tel est le chemin du Zen vers la liberté intérieure.
Rassemblée pour la première fois en un seul volume, cette fresque encyclopédique demeure l'ouvrage de référence sur une tradition qui a structuré historiquement la civilisation japonaise, et qui a bouleversé depuis quelques décennies notre vision du monde.



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