jeudi, mai 05, 2011

Contemplation & action




Le travail et l'argent sont devenus les valeurs centrales de notre société. Selon la présentation de l'éditeur du livre de Dominique Méda consacré au travail (1) : « Hommes politiques, experts et économistes rivalisent aujourd'hui pour trouver les moyens d'augmenter le volume du travail. Tous semblent tenir pour acquis que l'homme a besoin de travail et que celui-ci non seulement a toujours été mais encore demeurera au fondement de notre organisation sociale. Et si cela était faux ? Si le travail n'était qu'une «invention» récente dont nos sociétés ont ressenti la nécessité dans un contexte historique particulier, une solution datée dont nous pourrions désormais nous passer ? La volonté farouche des pouvoirs établis de «sauver le travail» ne trahit-elle pas la difficulté que nous éprouvons à passer à une autre époque où le travail ne constituerait peut-être plus une valeur centrale ? ». Notre société retrouvera-t-elle l'harmonie entre le travail (action) et la contemplation ?


Nous considérerons maintenant, d'une façon plus particulière, un des principaux aspects de l'opposition qui existe actuellement entre l'esprit oriental et l'esprit occidental, et qui est, plus généralement, celle de l'esprit traditionnel et de l'esprit antitraditionnel, ainsi que nous l'avons expliqué. A un certain point de vue, qui est d'ailleurs un des plus fondamentaux, cette opposition apparaît comme celle de la contemplation et de l'action, ou, pour parler plus exactement, comme portant sur les places respectives qu'il convient d'attribuer à l'un et à l'autre de ces deux termes. Ceux-ci peuvent, dans leur rapport, être envisagés de plusieurs manières différentes sont-ils vraiment deux contraires comme on semble le penser le plus souvent, ou ne seraient-ils pas plutôt deux complémentaires, ou bien encore n'y aurait il pas en réalité entre eux une relation, non de coordination, mais de subordination ? Tels sont les différents aspects de la question, et ces aspects se rapportent à autant de points de vue, d'ailleurs d'importance fort inégale, mais dont chacun peut se justifier à quelques égards et correspond à un certain ordre de réalité.

Tout d'abord, le point de vue le plus superficiel, le plus extérieur de tous, est celui qui consiste à opposer purement et simplement l'une à l'autre la contemplation et l'action, comme deux contraires au sens propre de ce mot. L'opposition, en effet, existe bien dans les apparences, cela est incontestable ; et pourtant, si elle était absolument irréductible, il y aurait une incompatibilité complète entre contemplation et action, qui ainsi ne pourraient jamais se trouver réunies. Or, en fait, il n'en est pas ainsi ; il n'est pas, du moins dans les cas normaux, de peuple, ni même peut-être d'individu, qui puisse être exclusivement contemplatif ou exclusivement actif. Ce qui est vrai, c'est qu'il y a là deux tendances dont l'une ou l'autre domine presque nécessairement, de telle sorte que le développement de l'une paraît s'effectuer au détriment de l'autre, pour la simple raison que l'activité humaine, entendue en son sens le plus général, ne peut pas s'exercer également et à la fois dans tous les domaines et dans toutes les directions. C'est là ce qui donne l'apparence d'une opposition ; mais il doit y avoir une conciliation possible entre ces contraires ou soi-disant tels ; et, du reste, on pourrait en dire autant pour tous les contraires, qui cessent d'être tels dès que, pour les envisager, on s'élève au-dessus d'un certain niveau, celui où leur opposition a toute sa réalité. Qui dit opposition ou contraste dit, par-là même, disharmonie ou déséquilibre, c'est-à-dire quelque chose qui, nous l'avons déjà indiqué suffisamment, ne peut exister que sous un point de vue relatif, particulier et limité.

En considérant la contemplation et l'action comme complémentaires, on se place donc à un point de vue déjà plus profond et plus vrai que le précédent, parce que l'opposition s'y trouve conciliée et résolue, ses deux termes s'équilibrant en quelque sorte l'un par l'autre. Il s'agirait alors, semble t il, de deux éléments également nécessaires, qui se complètent et s'appuient mutuellement, et qui constituent la double activité, intérieure et extérieure, d'un seul et même être, que ce soit chaque homme pris en particulier ou l'humanité envisagée collectivement. Cette conception est assurément plus harmonieuse et plus satisfaisante que la première ; cependant, si l'on s'y tenait exclusivement, on serait tenté, en vertu de la corrélation ainsi établie, de placer sur le même plan la contemplation et l'action, de sorte qu'il n'y aurait qu'à s'efforcer de tenir autant que possible la balance égale entre elles, sans jamais poser la question d'une supériorité quelconque de l'une par rapport à l'autre ; et ce qui montre bien qu'un tel point de vue est encore insuffisant, c'est que cette question de supériorité se pose au contraire effectivement et s'est toujours posée, quel que soit le sens dans lequel on a voulu la résoudre.

La question qui importe à cet égard, du reste, n'est pas celle d'une prédominance de fait, qui est, somme toute, affaire de tempérament ou de race, mais celle de ce qu'on pourrait appeler une prédominance de droit ; et les deux choses ne sont liées que jusqu'à un certain point. Sans doute, la reconnaissance de la supériorité de l'une des deux tendances incitera à la développer le plus possible, de préférence à l'autre ; mais, dans l'application, il n'en est pas moins vrai que la place que tiendront la contemplation et l'action dans l'ensemble de la vie d'un homme ou d'un peuple résultera toujours en grande partie de la nature propre de celui-ci, car il faut en cela tenir compte des possibilités particulières de chacun. Il est manifeste que l'aptitude à la contemplation est plus répandue et plus généralement développée chez les Orientaux; il n'est probablement aucun pays où elle le soit autant que dans l'Inde, et c'est pourquoi celle-ci peut être considérée comme représentant par excellence ce que nous avons appelé l'esprit oriental. Par contre, il est incontestable que, d'une façon générale, l'aptitude à l'action, ou la tendance qui résulte de cette aptitude, est celle qui prédomine chez les peuples occidentaux, en ce qui concerne la grande majorité des individus, et que, même si cette tendance n'était pas exagérée et déviée comme elle l'est présentement, elle subsisterait néanmoins, de sorte que la contemplation ne pourrait jamais être là que l'affaire d'une élite beaucoup plus restreinte ; c'est pourquoi on dit volontiers dans l'Inde que, si l'Occident revenait à un état normal et possédait une organisation sociale régulière, on y trouverait sans doute beaucoup de Kshatriyas, mais peu de Brahmanes (2). Cela suffirait cependant, si l'élite intellectuelle était constituée effectivement et si sa suprématie était reconnue, pour que tout rentre dans l'ordre, car la puissance spirituelle n'est nullement basée sur le nombre, dont la loi est celle de la matière ; et d'ailleurs, qu'on le remarque bien, dans l'antiquité et surtout au moyen âge, la disposition naturelle à l'action, existant chez les Occidentaux, ne les empêchait pourtant pas de reconnaître la supériorité de la contemplation, c'est-à-dire de l'intelligence pure ; pourquoi en est il autrement à l'époque moderne ? Est ce parce que les Occidentaux, en développant outre mesure leurs facultés d'action, en sont arrivés à perdre leur intellectualité, qu'ils ont, pour s'en consoler, inventé des théories qui mettent l'action au-dessus de tout et vont même, comme le « pragmatisme », jusqu'à nier qu'il existe quoi que ce soit de valable en dehors d'elle, ou bien est-ce au contraire cette façon de voir qui, ayant prévalu tout d'abord, a amené l'atrophie intellectuelle que nous constatons aujourd'hui ? Dans les deux hypothèses, et aussi dans le cas assez probable où la vérité se trouverait dans une combinaison de l'une et de l'autre, les résultats sont exactement les mêmes ; au point où les choses en sont arrivées, il est grand temps de réagir, et c'est ici, redisons le une fois de plus, que l'Orient peut venir au secours de l'Occident, si toutefois celui-ci le veut bien, non pour lui imposer des conceptions qui lui sont étrangères, comme certains semblent le craindre, mais bien pour l'aider à retrouver sa propre tradition dont il a perdu le sens.

On pourrait dire que l'antithèse de l'Orient et de l'Occident, dans l'état présent des choses, consiste en ce que l'Orient maintient la supériorité de la contemplation sur l'action, tandis que l'Occident moderne affirme au contraire la supériorité de l'action sur la contemplation. Ici, il ne s'agit plus, comme lorsqu'on parlait simplement d'opposition ou de complémentarisme, donc d'un rapport de coordination entre les deux termes en présence, il ne s'agit plus, disons nous, de points de vue dont chacun peut avoir sa raison d'être et être accepté tout au moins comme l'expression d'une certaine vérité relative ; un rapport de subordination étant irréversible par sa nature même, les deux conceptions sont réellement contradictoires, donc exclusives l'une de l'autre, de sorte que forcément, dès que l'on admet qu'il y a effectivement subordination, l'une est vraie et l'autre fausse. Avant d'aller au fond même de la question, remarquons encore ceci : alors que l'esprit qui s'est maintenu en Orient est vraiment de tous les temps, ainsi que nous le disions plus haut, l'autre esprit n'est apparu qu'à une époque fort récente, ce qui, en dehors de toute autre considération, peut déjà donner à penser qu'il est quelque chose d'anormal. Cette impression est confirmée par l'exagération même où tombe, en suivant la tendance qui lui est propre, l'esprit occidental moderne, qui, non content de proclamer en toute occasion la supériorité de l'action, en est arrivé à en faire sa préoccupation exclusive et à dénier toute valeur à la contemplation, dont il ignore ou méconnaît d'ailleurs entièrement la véritable nature. Au contraire, les doctrines orientales, tout en affirmant aussi nettement que possible la supériorité et même la transcendance de la contemplation par rapport à l'action, n'en accordent pas moins à celle-ci sa place légitime et reconnaissent volontiers toute son importance dans l'ordre des contingences humaines (3).

Les doctrines orientales, et aussi les anciennes doctrines occidentales, sont unanimes à affirmer que la contemplation est supérieure à l'action, comme l'immuable est supérieur au changement (4). L'action, n'étant qu'une modification transitoire et momentanée de l'être, ne saurait avoir en elle même son principe et sa raison suffisante ; si elle ne se rattache à un principe qui est au-delà de son domaine contingent, elle n'est qu'une pure illusion ; et ce principe dont elle tire toute la réalité dont elle est susceptible, et son existence et sa possibilité même, ne peut se trouver que dans la contemplation ou, si l'on préfère, dans la connaissance, car, au fond, ces deux termes sont synonymes ou tout au moins coïncident, la connaissance elle-même et l'opération par laquelle on l'atteint ne pouvant en aucune façon être séparées (5). De même, le changement, dans son acception la plus générale, est inintelligible et contradictoire, c'est à dire impossible, sans un principe dont il procède et qui, par là même qu'il est son principe: ne peut lui être soumis, donc est forcément immuable ; et c'est pourquoi, dans l'antiquité occidentale, Aristote avait affirmé la nécessité du « moteur immobile » de toutes choses. Ce rôle de « moteur immobile », la connaissance le joue précisément par rapport à l'action ; il est évident que celle-ci appartient tout entière au monde du changement, du «devenir »; la connaissance seule permet de sortir de ce monde et des limitations qui lui sont inhérentes, et, lorsqu'elle atteint l'immuable, ce qui est le cas de la connaissance principielle ou métaphysique qui est la connaissance par excellence, elle possède elle-même l'immutabilité, car toute connaissance vraie est essentiellement identification avec son objet. C'est là justement ce qu'ignorent les Occidentaux modernes, qui, en fait de connaissance, n'envisagent plus qu'une connaissance rationnelle et discursive, donc indirecte et imparfaite, ce qu'on pourrait appeler une connaissance par reflet, et qui même, de plus en plus, n'apprécient cette connaissance inférieure que dans la mesure où elle peut servir immédiatement à des fins pratiques ; engagés dans l'action au point de nier tout ce qui la dépasse, ils ne s'aperçoivent pas que cette action même dégénère ainsi, par défaut de principe, en une agitation aussi vaine que stérile.

C'est bien là, en effet, le caractère le plus visible de l'époque moderne : besoin d'agitation incessante, de changement continuel, de vitesse sans cesse croissante comme celle avec laquelle se déroulent les événements eux-mêmes. C'est la dispersion dans la multiplicité, et dans une multiplicité qui n'est plus unifiée par la conscience d'aucun principe supérieur; c'est, dans la vie courante comme dans les conceptions scientifiques, l'analyse poussée à l'extrême, le morcellement indéfini, une véritable désagrégation de l'activité humaine dans tous les ordres où elle peut encore s'exercer ; et de là l'inaptitude à la synthèse, l'impossibilité de toute concentration, si frappante aux yeux des Orientaux. Ce sont les conséquences naturelles et inévitables d'une matérialisation de plus en plus accentuée, car la matière est essentiellement multiplicité et division, et c'est pourquoi, disons le en passant, tout ce qui en procède ne peut engendrer que des luttes et des conflits de toutes sortes, entre les peuples comme entre les individus. Plus on s'enfonce dans la matière, plus les éléments de division et d'opposition s'accentuent et s'amplifient ; inversement, plus on s'élève vers la spiritualité pure, plus on s'approche de l'unité, qui ne peut être pleinement réalisée que par la conscience des principes universels.

Ce qui est le plus étrange, c'est que le mouvement et le changement sont véritablement recherchés pour eux-mêmes, et non en vue d'un but quelconque auquel ils peuvent conduire ; et ce fait résulte directement de l'absorption de toutes les facultés humaines par l'action extérieure, dont nous signalions tout à l'heure le caractère momentané. C'est encore la dispersion envisagée sous un autre aspect, et à un stade plus accentué : c'est, pourrait on dire, comme une tendance à l'instantanéité, ayant pour limite un état de pur déséquilibre, qui, s'il pouvait être atteint, coïnciderait avec la dissolution finale de ce monde ; et c'est encore un des signes les plus nets de la dernière période du Kali-Yuga.

Sous ce rapport aussi, la même chose se produit dans l'ordre scientifique : c'est la recherche pour la recherche, beaucoup plus encore que pour les résultats partiels et fragmentaires auxquels elle aboutit; c'est la succession de plus en plus rapide de théories et d'hypothèses sans fondement, qui, à peine édifiées, s'écroulent pour être remplacées par d'autres qui dureront moins encore, véritable chaos au milieu duquel il serait vain de chercher quelques éléments définitivement acquis, si ce n'est une monstrueuse accumulation de faits et de détails qui ne peuvent rien prouver ni rien signifier. Nous parlons ici, bien entendu, de ce qui concerne le point de vue spéculatif, dans la mesure où il subsiste encore ; pour ce qui est des applications pratiques, il y a au contraire des résultats incontestables, et cela se comprend sans peine, puisque ces applications se rapportent immédiatement au domaine matériel, et que ce domaine est précisément le seul où l'homme moderne puisse se vanter d'une réelle supériorité. Il faut donc s'attendre à ce que les découvertes ou plutôt les inventions mécaniques et industrielles aillent encore en se développant et en se multipliant, de plus en plus vite elles aussi, jusqu'à la fin de l'âge actuel ; et qui sait si, avec les dangers de destruction qu'elles portent en elles-mêmes, elles ne seront pas un des principaux agents de l'ultime catastrophe, si les choses en viennent à un tel point que celle-ci ne puisse être évitée ?

En tout cas, on éprouve très généralement l'impression qu'il n'y a plus, dans l'état actuel, aucune stabilité ; mais, tandis que quelques-uns sentent le danger et essaient de réagir, la plupart de nos contemporains se complaisent dans ce désordre où ils voient comme une image extériorisée de leur propre mentalité. Il y a, en effet, une exacte correspondance entre un monde où tout semble être en pur « devenir », où il n'y a plus aucune place pour l'immuable et le permanent, et l'état d'esprit des hommes qui font consister toute réalité dans ce même « devenir », ce qui implique la négation de la véritable connaissance, aussi bien que de l'objet même de cette connaissance, nous voulons dire des principes transcendants et universels. On peut même aller plus loin : c'est la négation de toute connaissance réelle, dans quelque ordre que ce soit, même dans le relatif, puisque, comme nous l'indiquions plus haut, le relatif est inintelligible et impossible sans l'absolu, le contingent sans le nécessaire, le changement sans l'immuable, la multiplicité sans l'unité ; le « relativisme » enferme une contradiction en lui-même, et, quand on veut tout réduire au changement, on devrait en arriver logiquement à nier l'existence même du changement; au fond, les arguments fameux de Zénon d'Élée n'avaient pas d'autre sens. Il faut bien dire, en effet, que les théories du genre de celles dont il s'agit ne sont pas exclusivement propres aux temps modernes, car il ne faut rien exagérer ; on peut en trouver quelques exemples dans la philosophie grecque, et le cas d'Héraclite, avec son «écoulement universel», est le plus connu à cet égard ; c'est même ce qui amena les Eléates à combattre ces conceptions, aussi bien que celles des atomistes, par une sorte de réduction à l'absurde. Dans l'Inde même, il s'est rencontré quelque chose de comparable, mais, bien entendu, à un autre point de vue que celui de la philosophie; certaines écoles bouddhiques, en effet, présentèrent aussi le même caractère, car une de leurs thèses principales était celle de la «dissolubilité de toutes choses» (6). Seulement, ces théories n'étaient alors que des exceptions, et de telles révoltes contre l'esprit traditionnel, qui ont pu se produire pendant tout le cours du Kali-Yuga, n'avaient en somme qu'une portée assez limitée ; ce qui est nouveau, c'est la généralisation de semblables conceptions, telle que nous la constatons dans l'Occident contemporain. Il faut noter aussi que les « philosophies du devenir », sous l'influence de l'idée très récente de «progrès», ont pris chez les modernes une forme spéciale, que les théories du même genre n'avaient jamais eue chez les anciens : cette forme, susceptible d'ailleurs de variétés multiples, est ce qu'on peut, d'une façon générale, désigner par le nom d' «évolutionnisme » Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons déjà dit ailleurs à ce sujet; nous rappellerons seulement que toute conception qui n'admet rien d'autre que le «devenir» est nécessairement, par là même, une conception naturaliste », impliquant comme telle une négation formelle de ce qui est au-delà de la nature, c'est-à-dire du domaine métaphysique, qui est le domaine des principes immuables et éternels. Nous signalerons aussi, à propos de ces théories antimétaphysiques, que l'idée bergsonienne de la « durée pure » correspond exactement à cette dispersion dans l'instantané dont nous parlions plus haut ; la prétendue intuition qui se modèle sur le flux incessant des choses sensibles, loin de pouvoir être le moyen d'une véritable connaissance, représente en réalité la dissolution de toute connaissance possible.

Ceci nous amène à redire une fois de plus, car c'est là un point tout à fait essentiel et sur lequel il est indispensable de ne laisser subsister aucune équivoque, que l'intuition intellectuelle, par laquelle seule s'obtient la vraie connaissance métaphysique, n'a absolument rien de commun avec cette autre intuition dont parlent certains philosophes contemporains : celle-ci est de l'ordre sensible, elle est proprement infra-rationnelle, tandis que l'autre, qui est l'intelligence pure, est au contraire supra-rationnelle. Mais les modernes, qui ne connaissent rien de supérieur à la raison dans l'ordre de l'intelligence, ne conçoivent même pas ce que peut être l'intuition intellectuelle, alors que les doctrines de l'antiquité et du moyen âge, même quand elles n'avaient qu'un caractère simplement philosophique et, par conséquent, ne pouvaient pas faire effectivement appel à cette intuition, n'en reconnaissaient pas moins expressément son existence et sa suprématie sur toutes les autres facultés. C'est pourquoi il n'y eut pas de « rationalisme » avant Descartes ; c'est là encore une chose spécifiquement moderne, et qui est d'ailleurs étroitement solidaire de l' « individualisme », puisqu'elle n'est rien d'autre que la négation de toute faculté d'ordre supra-individuel. Tant que les Occidentaux s'obstineront à méconnaître ou à nier l'intuition intellectuelle, ils ne pourront avoir aucune tradition au vrai sens de ce mot, et ils ne pourront non plus s'entendre avec les authentiques représentants des civilisations orientales, dans lesquelles tout est comme suspendu à cette intuition, immuable et infaillible en soi, et unique point de départ de tout développement conforme aux normes traditionnelles.

René Guénon, « La crise du monde moderne ».


(1) « Le travail, une valeur en voie de disparition »

(2) La contemplation et l'action, en effet, sont respectivement les fonctions propres des deux premières castes, celle des Brahmanes et celle des Kshatriyas ; aussi leurs rapports sont ils en même temps ceux de l'autorité spirituelle et du pouvoir temporel ; mais nous ne nous proposons pas d'envisager spécialement ici ce côté de la question, qui mériterait d'être traité à part.

(3) Ceux qui douteraient de cette importance très réelle, quoique relative, que les doctrines traditionnelles de l'Orient, et notamment celle de l'Inde, accordent à l'action, n'auraient, pour s'en convaincre, qu'à se reporter à la Bhagavad-Gîtâ, qui est d'ailleurs, il ne faut pas l'oublier si l'on veut en bien comprendre le sens, un livre spécialement destiné à l'usage des Kshatriyas.

(4) C'est en vertu du rapport ainsi établi qu'il est dit que le Brahmane est le type des êtres stables, et que le Kshatriya est le type des êtres mobiles ou changeants ; ainsi, tous les êtres de ce monde, suivant leur nature, sont principalement en relation avec l'un ou avec l'autre, car il y a une parfaite correspondance entre l'ordre cosmique et l'ordre humain.

(5) II faut noter, en effet, comme conséquence du caractère essentiellement momentané de l'action, que, dans le domaine de celle-ci, les résultats sont toujours séparés de ce qui les produit, tandis que la connaissance, au contraire, porte son fruit en elle-même.

(6) Peu de temps après son origine, le Bouddhisme dans l'Inde devint associé à une des principales manifestations de la révolte des Kshatriyas contre l'autorité des Brahmanes ; et, comme il est facile de le comprendre d'après les indications qui précèdent, il existe, d'une façon générale, un lien très direct entre la négation de tout principe immuable et celle de l'autorité spirituelle, entre la réduction de toute réalité au « devenir » et l'affirmation de la suprématie du pouvoir temporel, dont le domaine propre est le monde de l'action; et l'on pourrait constater que l'apparition de doctrines « naturalistes » ou antimétaphysiques se produit toujours lorsque l'élément qui représente le pouvoir temporel prend, dans une civilisation, la prédominance sur celui qui représente l'autorité spirituelle.


LE TRAVAIL
Une valeur en voie de disparition
Dominique Méda

Le travail n'a pas toujours été au cœur du lien social.
C'est un concept moderne, inventé au dix-huitième siècle pour répondre au double problème que constituait la fondation et la régulation d'une société laïcisée. Il n'est pas une catégorie anthropologique fondamentale, il ne constitue pas l'essence de l'homme.
La pensée économique a pris une place considérable dans nos sociétés modernes
Elle a éliminé la politique, puisqu'elle se veut une science des comportements humains, dont les lois permettent une régulation automatique de la société. Fondée sur une vision réductrice de l'homme et de ses richesses, elle nous entraîne dans une course au développement qui a oublié ses fins.
Nous vivons aujourd'hui une situation paradoxale.
Nous avons enfin la possibilité de réduire le temps consacré au travail et nous faisons tout pour ne pas le faire. Seule l'étude des origines et de l'évolution du concept de travail nous permettra de comprendre qu'il n'est pas le fondement de notre lien social et que nous pouvons nous en désinvestir au profit de la création d'un véritable espace public géré collectivement.



Lee Ransaw, Contemplation :

mardi, mai 03, 2011

La grande parodie spirituelle




L'assassinat de ben Laden ravive des scénarios conspirationnistes autour du thème de la dictature mondiale, mélange de collectivisme stalinien et d'élitisme nazi. Or l'avènement du nouvel ordre mondial sera fondé sur une imposture spirituelle. C'est ce qu'affirme René Guénon dans ses écrits où le Nouvel Ordre Mondial est nommé « contre-tradition ».

Par tout ce que nous avons déjà dit, il est facile de se rendre compte que la constitution de la «contre-tradition» et son triomphe apparent et momentané seront proprement le règne de ce que nous avons appelé la «spiritualité à rebours» qui, naturellement, n’est qu’une parodie de la spiritualité, qu’elle imite pour ainsi dire en sens inverse, de sorte qu’elle paraît en être le contraire même; nous disons seulement qu’elle le paraît, et non pas qu’elle l’est réellement car, quelles que puissent être ses prétentions, il n’y a ici ni symétrie ni équivalence possible.
Il importe d’insister sur ce point car beaucoup, se laissant tromper par les apparences, s’imaginent qu’il y a dans le monde comme deux principes opposés se disputant la suprématie, conception erronée qui est, au fond, la même chose que celle qui, en langage théologique, met Satan au même niveau que Dieu, et que, à tort ou à raison, on attribue communément aux Manichéens; il y a certes actuellement bien des gens qui sont, en ce sens, «manichéens» sans s’en douter, et c’est là encore l’effet d’une «suggestion» des plus pernicieuses.
Cette conception, en effet, revient à affirmer une dualité principielle radicalement irréductible ou, en d’autres termes, à nier l’Unité suprême qui est au delà de toutes les oppositions et de tous les antagonismes; qu’une telle négation soit le fait des adhérents de la «contre-initiation», il n’y a pas lieu de s’en étonner, et elle peut même être sincère de leur part puisque le domaine métaphysique leur est complètement fermé; qu’il soit nécessaire pour eux de répandre et d’imposer cette conception, c’est encore plus évident, car c’est seulement par là qu’ils peuvent réussir à se faire prendre pour ce qu’ils ne sont pas et ne peuvent pas être réellement, c’est-à-dire pour les représentants de quelque chose qui pourrait être mis en parallèle avec la spiritualité et même l’emporter finalement sur elle.
Cette «spiritualité à rebours» n’est donc, à vrai dire, qu’une fausse spiritualité, fausse même au degré le plus extrême qui se puisse concevoir; mais on peut aussi parler de fausse spiritualité dans tous les cas où, par exemple, le psychique est pris pour le spirituel, sans aller forcément jusqu’à cette subversion totale; c’est pourquoi, pour désigner celle-ci, l’expression de «spiritualité à rebours» est en définitive celle qui convient le mieux, à la condition d’expliquer exactement comment il convient de l’entendre.
C’est là, en réalité, le «renouveau spirituel» dont certains, parfois fort inconscients, annoncent avec insistance le prochain avènement, ou encore l’«ère nouvelle» dans laquelle on s’efforce par tous les moyens de faire entrer l’humanité actuelle (1), et que l’état d’«attente» générale créé par la diffusion des prédictions dont nous avons parlé peut lui-même contribuer à hâter effectivement.
L’attrait du «phénomène», que nous avons déjà envisagé comme un des facteurs déterminants de la confusion du psychique et du spirituel, peut également jouer à cet égard un rôle fort important, car c’est par là que la plupart des hommes seront pris et trompés au temps de la «contre-tradition», puisqu’il est dit que les «faux prophètes» qui s’élèveront alors «feront de grands prodiges et des choses étonnantes, jusqu’à séduire, s’il était possible, les élus eux-mêmes (2) ». C’est surtout sous ce rapport que les manifestations de la «métapsychique» et des diverses formes du «néo-spiritualisme» peuvent apparaître déjà comme une sorte de «préfiguration» de ce qui doit se produire par la suite, quoiqu’elles n’en donnent encore qu’une bien faible idée; il s’agit toujours, au fond, d’une action des mêmes forces subtiles inférieures, mais qui seront alors mises en œuvre avec une puissance incomparablement plus grande; et quand on voit combien de gens sont toujours prêts à accorder aveuglément une entière confiance à toutes les divagations d’un simple «médium», uniquement parce qu’elles sont appuyées par des «phénomènes», comment s’étonner que la séduction doive être alors presque générale ?
C’est pourquoi on ne redira jamais trop que les «phénomènes», en eux-mêmes, ne prouvent absolument rien quant à la vérité d’une doctrine ou d’un enseignement quelconque, que c’est là le domaine par excellence de la «grande illusion» où tout ce que certains prennent trop facilement pour des signes de «spiritualité» peut toujours être simulé et contrefait par le jeu des forces inférieures dont il s’agit; c’est même peut-être le seul cas où l’imitation puisse être vraiment parfaite, parce que, en fait, ce sont bien les mêmes «phénomènes», en prenant ce mot dans son sens propre d’apparences extérieures, qui se produisent dans l’un et l’autre cas, et que la différence réside seulement dans la nature des causes qui y interviennent respectivement, causes que la grande majorité des hommes est forcément incapable de déterminer, si bien que ce qu’il y a de mieux à faire, en définitive, c’est de ne pas attacher la moindre importance à tout ce qui est «phénomène», et même d’y voir plutôt a priori un signe défavorable; mais comment le faire comprendre à la mentalité «expérimentale» de nos contemporains, mentalité qui, façonnée tout d’abord par le point de vue «scientiste» de l’«antitradition», devient ainsi finalement un des facteurs qui peuvent contribuer le plus efficacement au succès de la «contre-tradition» ?
Le «néo-spiritualisme» et la «pseudo-initiation» qui en procède sont encore comme une «préfiguration» partielle de la «contre-tradition» sous un autre point de vue : nous voulons parler de l’utilisation, que nous avons déjà signalée, d’éléments authentiquement traditionnels dans leur origine, mais détournés de leur véritable sens et mis ainsi en quelque sorte au service de l’erreur; ce détournement n’est, en somme, qu’un acheminement vers le retournement complet qui doit caractériser la «contre-tradition» (et dont nous avons vu, d’ailleurs, un exemple significatif dans le cas du renversement intentionnel des symboles); mais alors, il ne s’agira plus seulement de quelques éléments fragmentaires et dispersés, puisqu’il faudra donner l’illusion de quelque chose de comparable, et même d’équivalent selon l’intention de ses auteurs, à ce qui constitue l’intégralité d’une tradition véritable, y compris ses applications extérieures dans tous les domaines. On peut remarquer, à ce propos, que la «contre-initiation», tout en inventant et en propageant, pour en arriver à ses fins, toutes les idées modernes qui représentent seulement l’«antitradition» négative, est parfaitement consciente de la fausseté de ces idées, car il est évident qu’elle ne sait que trop bien à quoi s’en tenir là-dessus; mais cela même indique qu’il ne peut s’agir là, dans son intention, que d’une phase transitoire et préliminaire, car une telle entreprise de mensonge conscient ne peut pas être, en elle-même, le véritable et unique but qu’elle se propose; tout cela n’est destiné qu’à préparer la venue ultérieure d’autre chose qui semble constituer un résultat plus «positif», et qui est précisément la «contre-tradition».
C’est pourquoi on voit déjà s’esquisser notamment, dans des productions diverses dont l’origine ou l’inspiration «contre-initiatique» n’est pas douteuse, l’idée d’une organisation qui serait comme la contrepartie, mais aussi, par là même, la contrefaçon, d’une conception traditionnelle telle que celle du «Saint-Empire», organisation qui doit être l’expression de la «contre-tradition» dans l’ordre social ; et c’est aussi pourquoi l’Antéchrist doit apparaître comme ce que nous pouvons appeler, suivant le langage de la tradition hindoue, un Chakravartî à rebours (3).
Ce règne de la «contre-tradition» est en effet, très exactement, ce qui est désigné comme le «règne de l’Antéchrist»: celui-ci, quelque idée qu’on s’en fasse d’ailleurs, est en tout cas ce qui concentrera et synthétisera en soi, pour cette œuvre finale, toutes les puissances de la «contre-initiation», qu’on le conçoive comme un individu ou comme une collectivité; ce peut même, en un certain sens, être à la fois l’un et l’autre car il devra y avoir une collectivité qui sera comme l’«extériorisation» de l’organisation «contre-initiatique» elle-même apparaissant enfin au jour, et aussi un personnage qui, placé à la tête de cette collectivité, sera l’expression la plus complète et comme l’«incarnation» même de ce qu’elle représentera, ne serait-ce qu’à titre de «support» de toutes les influences maléfiques que, après les avoir concentrées en lui-même, il devra projeter sur le monde (4). Ce sera évidemment un «imposteur» (c’est le sens du mot dajjâl par lequel on le désigne habituellement en arabe), puisque son règne ne sera pas autre chose que la «grande parodie» par excellence, l’imitation caricaturale et «satanique» de tout ce qui est vraiment traditionnel et spirituel; mais pourtant, il sera fait de telle sorte, si l’on peut dire, qu’il lui serait véritablement impossible de ne pas jouer ce rôle. Ce ne sera certes plus le «règne de la quantité», qui n’était en somme que l’aboutissement de l’«antitradition»; ce sera au contraire, sous le prétexte d’une fausse «restauration spirituelle», une sorte de réintroduction de la qualité en toutes choses, mais d’une qualité prise au rebours de sa valeur légitime et normale ; après l’«égalitarisme» de nos jours, il y aura de nouveau une hiérarchie affirmée visiblement, mais une hiérarchie inversée, c’est-à-dire proprement une «contre-hiérarchie» dont le sommet sera occupé par l’être qui, en réalité, touchera de plus près que tout autre au fond même des «abîmes infernaux».
Cet être, même s’il apparaît sous la forme d’un personnage déterminé, sera réellement moins un individu qu’un symbole, et comme la synthèse même de tout le symbolisme inversé à l’usage de la «contre-initiation» qu’il manifestera d’autant plus complètement en lui-même qu’il n’aura dans ce rôle ni prédécesseur ni successeur; pour exprimer ainsi le faux à son plus extrême degré, il devra, pourrait-on dire, être entièrement «faussé» à tous les points de vue, et être comme une incarnation de la fausseté même (6). C’est d’ailleurs pour cela même, et en raison de cette extrême opposition au vrai sous tous ses aspects, que l’Antéchrist peut prendre les symboles mêmes du Messie mais, bien entendu, dans un sens également opposé (7) ; et la prédominance donnée à l’aspect «maléfique», ou même, plus exactement, la substitution de celui-ci à l’aspect «bénéfique» par subversion du double sens de ces symboles, est ce qui constitue sa marque caractéristique.
De même, il peut et il doit y avoir une étrange ressemblance entre les désignations du Messie (El-Mesîha en arabe) et celles de l’Antéchrist (El-Mesîkh) (8) ; mais celles-ci ne sont réellement qu’une déformation de celles-là, comme l’Antéchrist lui-même est représenté comme difforme dans toutes les descriptions plus ou moins symboliques qui en sont données, ce qui est encore bien significatif. En effet, ces descriptions insistent surtout sur les dissymétries corporelles, ce qui suppose essentiellement que celles-ci sont les marques visibles de la nature même de l’être auquel elles sont attribuées, et effectivement elles sont toujours les signes de quelque déséquilibre intérieur; c’est d’ailleurs pourquoi de telles difformités constituent des «disqualifications» au point de vue initiatique, mais en même temps on conçoit sans peine qu’elles puissent être des «qualifications» en sens contraire, c’est-à-dire à l’égard de la «contre-initiation».  Celle-ci, en effet, allant au rebours de l’initiation, par définition même, va par conséquent dans le sens d’un accroissement du déséquilibre des êtres dont le terme extrême est la dissolution ou la «désintégration» dont nous avons parlé; l’Antéchrist doit évidemment être aussi près que possible de cette «désintégration», de sorte qu’on pourrait dire que son individualité, en même temps qu’elle est développée d’une façon monstrueuse, est pourtant déjà presque annihilée, réalisant ainsi l’inverse de l’effacement du «moi» devant le «Soi» ou, en d’autres termes, la confusion dans le «chaos» au lieu de la fusion dans l’Unité principielle; et cet état, figuré par les difformités mêmes et les disproportions de sa forme corporelle, est véritablement sur la limite inférieure des possibilités de notre état individuel, de sorte que le sommet de la «contre-hiérarchie» est bien la place qui lui convient proprement dans ce «monde renversé» qui sera le sien. D’autre part, même au point de vue purement symbolique, et en tant qu’il représente la «contre-tradition», l’Antéchrist n’est pas moins nécessairement difforme: nous disions tout à l’heure, en effet, qu’il ne peut y avoir là qu’une caricature de la tradition, et qui dit caricature dit par là même difformité; du reste, s’il en était autrement, il n’y aurait en somme extérieurement aucun moyen de distinguer la «contre-tradition» de la tradition véritable, et il faut bien, pour que les «élus» tout au moins ne soient pas séduits, qu’elle porte en elle-même la «marque du diable».
Au surplus, le faux est forcément aussi l’«artificiel», et à cet égard, la «contre-tradition» ne pourra pas manquer d’avoir encore, malgré tout, ce caractère «mécanique» qui est celui de toutes les productions du monde moderne dont elle sera la dernière; plus exactement encore, il y aura en elle quelque chose de comparable à l’automatisme de ces «cadavres psychiques» dont nous avons parlé précédemment, et elle ne sera d’ailleurs, comme eux, faite que de «résidus» animés artificiellement et momentanément, ce qui explique encore qu’il ne puisse y avoir là rien de durable; cet amas de «résidus» galvanisé, si l’on peut dire, par une volonté «infernale», est bien, assurément, ce qui donne l’idée la plus nette de quelque chose qui est arrivé aux confins mêmes de la dissolution.
Nous ne pensons pas qu’il y ait lieu d’insister davantage sur toutes ces choses; il serait peu utile, au fond, de chercher à prévoir en détail comment sera constituée la «contre-tradition», et d’ailleurs ces indications générales seraient déjà presque suffisantes pour ceux qui voudraient en faire par eux-mêmes l’application à des points plus particuliers, ce qui ne peut en tout cas rentrer dans notre propos.
Quoi qu’il en soit, nous sommes arrivés là au dernier terme de l’action antitraditionnelle qui doit mener ce monde vers sa fin; après ce règne passager de la «contre-tradition», il ne peut plus y avoir, pour parvenir au moment ultime du cycle actuel, que le «redressement» qui, remettant soudain toutes choses à leur place normale, alors même que la subversion semblait complète, préparera immédiatement l’«âge d’or» du cycle futur.
René Guénon, « Le règne de la quantité et les signes des temps ».



Lire en ligne Le règne de la quantité et les signes des temps :





(1) On ne saurait croire à quel point cette expression d'«ère nouvelle» a été, en ces derniers temps, répandue et répétée dans tous les milieux, avec des significations qui souvent peuvent sembler assez différentes les unes des autres, mais qui toutes ne tendent en définitive qu'à établir la même persuasion dans la mentalité publique
(2) Saint Matthieu, XXIV, 24.
(3) Sur le Chakravarti ou «monarque universel», voir L’Ésotérisme de Dante, p. 76, et Le Roi du Monde, pp. 17-18. -  Le Chakravarti est littéralement «celui qui fait tourner la roue», ce qui implique qu'il est placé au centre même de toutes choses, tandis que l'Antéchrist est au contraire l'être qui sera le plus éloigné de ce centre; il prétendra cependant aussi «faire tourner la roue», mais en sens inverse du mouvement cyclique normal (ce que «préfigure» d'ailleurs inconsciemment l'idée moderne du «progrès»), alors que, en réalité, tout changement dans la rotation est impossible avant le «renversement des pôles», c'est-à-dire avant le «redressement» qui ne peut être opéré que par l'intervention du dixième Avatâra; mais justement, s'il est désigné comme l'Antéchrist, c'est parce qu'il parodiera à sa façon le rôle même de cet Avatâra final qui est représenté comme le «second avènement du Christ» dans la tradition chrétienne.

(4) Il peut donc être considéré comme le chef des awliyâ esh-Shaytân, et comme il sera le dernier à remplir cette fonction, en même temps que celui avec lequel elle aura dans le monde l'importance la plus manifeste, on peut dire qu'il sera comme leur «sceau» (khâtem), suivant la terminologie de l'ésotérisme islamique; il n'est pas difficile de voir par là jusqu'où sera poussée effectivement la parodie de la tradition sous tous ses aspects.

(5) La monnaie elle-même, ou ce qui en tiendra lieu, aura de nouveau un caractère qualitatif de cette sorte puisqu'il est dit que «nul ne pourra acheter ou vendre que celui qui aura le caractère ou le nom de la Bête, ou le nombre de son nom» (Apocalypse, XIII, 17), ce qui implique un usage effectif, à cet égard, des symboles inversés de la «contre-tradition».

(6) C'est encore ici l'antithèse du Christ disant : «Je suis la Vérité», ou d'un walî comme El-Hallâj disant de même: «Anâ el-Haqq».

(7) «On n'a peut-être pas suffisamment remarqué l'analogie qui existe entre la vraie doctrine et la fausse ; saint Hippolyte, dans son opuscule sur l'Antéchrist, en donne un exemple mémorable qui n'étonnera point les gens qui ont étudié le symbolisme : le Messie et l'Antéchrist ont tous deux pour emblème le lion» (P. Vulliaud, La Kabbale juive, t. II, p. 373). - La raison profonde, au point de vue kabbalistique, en est dans la considération des deux faces lumineuse et obscure de Metatron ; c'est également pourquoi le nombre apocalyptique 666, le «nombre de la Bête», est aussi un nombre solaire (cf. Le Roi du Monde, pp. 34-35).

(8) Il y a ici une double signification qui est intraduisible: Mes'kh peut être pris comme une déformation de Mesîha par simple adjonction d'un point à la lettre finale ; mais en même temps, ce mot lui-même veut dire aussi «difforme», ce qui exprime proprement le caractère de l’Antéchrist.


Illustration :



lundi, mai 02, 2011

René Guénon en quête de la tradition primordiale




La tradition, dans son intégralité. forme un ensemble parfaitement cohérent, ce qui ne veut point dire systématique[...]. Si l'exposition peut suivant les époques, se modifier jusqu'à un certain point dans sa forme extérieure pour s'adapter aux circonstances, il n'en est pas moins vrai que le fond reste toujours rigoureusement le même et que ces modifications extérieures n'affectent en rien l'essence de la doctrine.

René Guénon, « L'homme et son devenir selon le Védanta ».



René Guénon naquit à Blois le 15 novembre 1886, dans une famille de catholiques fervents, et mourut au Caire le 7 janvier 1951, dans l'islam, sous le nom de 'Abd al-Wâhid Yahyâ (Jean [Baptiste] serviteur de l'Unique). Ce parcours inscrit dans l'espace l'orientation (au propre et au figuré) fondamentale de la doctrine exposée par Guénon : une quête de la réalisation spirituelle dans le cadre de ce qu'il appelait la métaphysique traditionnelle.

L'orientation métaphysique

Lue diachroniquement, l'œuvre écrite de cette éminente figure du courant ésotérique « traditionaliste » ou « traditioniste » (ou encore, de l'anglais, « pérennialiste ») recoupe les principales étapes de la vie de son auteur. De 1905 à 1909-1910, il fréquenta les milieux occultistes, puis, quand il se rapprocha des milieux catholiques, jusqu'en 1928, il entreprit de réfuter, d'une part, les interprétations néo-spiritualistes de l'ésotérisme et, d'autre part, les déviations modernes. Ensuite, pendant sa « période catholique » et les premières années de sa vie cairote, il exposa les éléments doctrinaux propres à réveiller la conscience de l'homme moderne occidental et à l'ouvrir à des dimensions supérieures. Enfin, jusqu'à sa mort, alors qu'il s'immergeait totalement dans l'islam (auquel il aurait peut-être été rattaché dès 1911 ou 1912 dans le cadre de la lignée Shâdhiliyya), il présenta les voies normales de rattachement à la tradition et de réalisation spirituelle - ce qui correspond à autant de thèmes majeurs de la métaphysique guénonienne : la tradition, la doctrine des états multiples de l'être et l'initiation.

La tradition primordiale apparaît comme l'exact contraire d'une modernité qui nie tout principe supérieur à l'individualité humaine. On y accède par l'ésotérisme (voie vers la connaissance pure et cette connaissance elle-même) présent au cœur des traditions authentiques.

La doctrine des états multiples de l'être, que René Guénon aborda particulièrement dans les termes du non-dualisme védantin, lui permit d'articuler métaphysique et cosmologie et de préciser le statut et la méthode de la réalisation spirituelle. La connaissance réalise par identification les degrés de réalités, jusqu'au suprême, le Non-Être, à partir duquel se déploient les différents modes et degrés de la manifestation.

L'initiation est alors ce processus réglé et rituel par lequel une influence spirituelle, force attractive vers la divinité, descend l'axe de la hiérarchie des états de l'être pour déposer en l'initié une virtualité de réalisation, qu'un travail intérieur devra ensuite actualiser.

La fonction de René Guénon et sa réception

Face aux obstacles que le monde moderne oppose à la réalisation, Guénon a appelé de ses vœux la constitution d'une élite intellectuelle occidentale, stimulée et vivifiée, au sein de sa propre tradition, par des apports orientaux. C'est dans cette perspective que se situe la seule mission qu'il se soit reconnue: éveiller par ses écrits les Occidentaux à la nécessité de retrouver la tradition obscurcie par la modernité. À ce titre, il s'est toujours défendu d'avoir ou de vouloir des disciples. Il n'en reste pas moins que la rencontre de l'œuvre de Guénon fut pour plusieurs de ses contemporains « l'événement majeur de leur existence » (Jean Reyor), qui les a conduits à vouloir mettre en pratique les orientations doctrinales qui y étaient exposées.

La question de la qualité initiatique du christianisme fut ici cruciale. En effet, dès lors que Guénon refusait tout caractère initiatique aux sacrements tels que nous les connaissons et qu'il soulignait la nécessité d'un rattachement à une organisation initiatique, des catholiques se tournèrent vers le groupement hermétique chrétien de la Fraternité du Paraclet, peut-être d'origine médiévale ou renaissante, rétabli en 1938 et mis en sommeil en 1951. Quelques-uns rentrèrent dans la franc-maçonnerie, où une loge d'inspiration guénonienne, la Grande Triade, fut constituée en 1946. Toutefois, Guénon ayant relevé des insuffisances de ces organisations occidentales, certains, parfois encouragés par Guénon lui-même, rejoignirent l'islam où l'articulation nécessaire de l'ésotérisme et de l'exotérisme semblait plus naturelle. Dès les années 1940, des turuk (confréries initiatiques) occidentales souvent imprégnées par la pensée de 'Ibn Arabî furent mises sur pied. Dans l'ensemble de ces courants, catholiques, maçonniques et musulmans, la réception des exposés de Guénon fut diverse, de la simple référence parmi d'autres, quoique privilégiée, et sujette à la critique, à la conception que les écrits de Guénon sont l'aune infaillible à laquelle mesurer la validité traditionnelle de toute doctrine.

L'influence de Guénon ne s'est pas limitée à cette mouvance quantitativement faible et essentiellement occidentale ; plusieurs historiens de l'art (Ananda Kentish Coomaraswamy) ou des religions (Mircea Eliade), ainsi que des philosophes (Georges Vallin et Jean Borella), des écrivains (Artaud, Breton, Daumal, Bosco, Paulhan), des politiques furent marqués par le traditionalisme, quitte à n'en retenir que certains aspects (critique de la modernité, symbolisme, réévaluation de l'Orient). En revanche, la doctrine guénonienne n'a que peu pénétré les milieux ecclésiastiques (signalons toutefois ici les abbés Gircourt, Châtillon et Boon, et le trappiste « Elie Lemoine »), la plupart des critiques catholiques lui reprochant d'être anhistorique et gnostique.

Jérôme Rousse-Lacordaire, « Le livre des sagesses ».


L’Ermite de Duqqi
René Guénon en marge des milieux francophones égyptiens

La vie intellectuelle de la communauté francophone de l'époque est extrêmement développée et le journalisme littéraire est alors encore une parole littéraire forte. Ces articles présentent un grand intérêt, d'une part, en raison des informations qu'ils apportent sur la vie et la personne du Sheikh Abdel Wahed Yahya au Caire : témoignages personnels, récits d'initiatives oubliées qui se sont développées autour de Guénon ; la description de sa bibliothèque. D'autre part, le moment de la mort de Guénon est l'acmé de la vie de cette communauté. Elle atteint, en effet, sa plus grande intensité dans un contexte politique dramatique. Guénon apparaît comme révélateur de cette crise et, d'un autre côté, ce contexte fait apparaître la mort de Guénon comme un signe des temps à un moment charnière pour la question Orient/Occident.



Extrait :

Témoignages de Jean-Louis Michon, Cheikh Abd al-Halim Mahmoud, Martin Lings

Je ressentais un grand désir de rencontrer celui qui, par son œuvre et sa discrète orientation, avait tant contribué à nous frayer un chemin vers la Vérité. La Providence facilita ce dessein en me procurant un poste de professeur d’anglais au Lycée franco-arabe de Damas. Et c’est de là qu’à l’occasion de mes premières vacances scolaires, à Pâques de l’année 1947, je pus me rendre au Caire où Guénon avait accepté de me recevoir. Ce fut mon ami Martin Lings, alors lecteur de littérature anglaise à l’Université Fuad, qui me conduisit chez René Guénon avec lequel il était en contact quasi quotidien. Guénon habitait, dans le quartier de Duqqi, une modeste villa qu’il avait baptisée " Fatima " du nom de son épouse, une chérifa - descendante du Prophète Muhammed -, qui lui avait déjà donné deux filles : Khadija et Layla, alors âgées de 3 et 1 an environ. […]
Le souvenir de cette première visite à la villa Fatima se fond aujourd’hui avec celui de toutes celles que j’ai eu le privilège de lui rendre par la suite, au cours de la même semaine de Pâques, puis durant l’été de la même année 1947, et, plus tard, en mars-avril 1948, et en juillet 1949. Pour en restituer l’atmosphère, je ne puis faire mieux que citer ce que j’écrivais de Damas à mes parents le 5 avril 1947 à mon retour du Caire : " Ce séjour m’a permis de rendre souvent visite à René Guénon, dont la santé est maintenant rétablie et qui est certes un des hommes les plus simplement bienveillants que l’on puisse rencontrer ".
J’ai passé bien des heures, au cours de ces trois années, dans la pièce où travaillait Cheikh Abd al-Wahid, assis dans un fauteuil à la droite du bureau sur lequel il travaillait et qu’il ne quittait à aucun moment, sauf pour aller prier dans le salon voisin aux heures prescrites. Il écrivait de son écriture régulière, légèrement penchée vers l’avant, bien appuyée et sans ratures, ne s’interrompant que pour allumer une fine cigarette tirée de la boîte posée sur sa table ou pour émettre de sa voix sourde, un peu tremblante, quelques réflexions sur l’objet de sa lettre ou sur le sujet de l’article qu’il était en train de rédiger pour le prochain numéro des Études traditionnelles. Parfois, son épouse ou le jeune serviteur attaché à la maison venait lui demander un des menus objets qu’il tenait serrés dans un tiroir de son bureau : des allumettes, une paire de ciseaux, une pelote de ficelle… Son épouse s’adressait à lui avec douceur, l’interpellant avec le titre de " ustadh ", " professeur ". Elle pouvait être accompagnée de l’aînée des fillettes et porter la plus petite dans ses bras. Le Cheikh les accueillait avec tendresse, le visage éclairé d’un grand sourire et il ne manquait pas d’extraire du tiroir à surprises quelque sucrerie dont les fillettes s’emparaient avec ravissement…Ainsi, je me sentais comme faisant partie de la famille, en partageant les préoccupations de René Guénon écrivain et celles du chef de famille. […]
Au temps où je l’ai connu, Cheikh Abd al-Wahid ne sortait plus de chez lui que deux fois par an : une fois en compagnie d’un " frère dans la voie ", Seyyid Ramadan, pour aller prier au tombeau de son maître, le Cheikh Abd ar-Rahman ILLaysh al-Kabir, à qui est dédié Le symbolisme de la Croix. De ce maître soufi, d’origine maghrébine, il m’a un jour montré la photographie : un beau visage de vieillard très basané, drapé dans un Hayk. Quant à la seconde sortie hors de la villa Fatima, il s’agissait d’une partie de campagne où la famille était au complet : tous se rendaient en taxi dans le jardin et la maison de Martin Lings, près des pyramides de Gizeh. J’ai eu le bonheur de participer pendant l’été 1947 à l’une de ces journées où Cheikh Abd al-Wahid, loin de ses préoccupations habituelles, se montrait détendu et attentif à tout ce qui se passait autour de lui. […]
En juillet 1949, au début du mois de Ramadan, je fus invité à venir rompre le jeûne. Je le trouvai étendu sur le divan du salon, et il m’expliqua que le jeûne le fatiguait au point qu’il ne pouvait travailler que la nuit, la journée étant consacrée à la prière et au repos. Dès que retentit le coup de canon annonçant le coucher du soleil, Hajja Fatima nous apporta une tasse de café turc, qui fut bue en même temps que nous allumions une cigarette. Ensuite de quoi, Cheikh Abd al-Wahid accomplit la prière du maghreb, dont je suivis les mouvements derrière lui. Après un excellent repas à l’égyptienne et une paisible veillée, je pris congé du Cheikh et de sa famille. […] Un an plus tard, en novembre 1950, il tombait sérieusement malade, en même temps que ses trois enfants. Tous furent soignés avec un dévouement admirable par Hajja Fatima, pourtant enceinte pour la quatrième fois. Mais son corps déjà affaibli par d’anciens épisodes de maladie et par le manque de mouvement ne résista pas à cette ultime agression…
Jean-Louis Michon (Ali Abd al-Khaliq)


Ma thèse de doctorat soutenue, je quittais Paris pour rentrer en Égypte. Dès mon arrivée au Caire, je n’eus rien de plus pressé que de me rendre dans la banlieue de Dokki à la recherche de Cheikh Abd al-Wahid Yahia. A la rue Nawal, je frappai à la porte de la villa Fatima […] et demanda à la bonne de prier le Cheikh de me recevoir. Quelques instants après, la bonne apparut de nouveau portant un banc en bois d’aspect bien modeste et me pria de m’y asseoir et d’attendre un moment. J’attendis à la porte, presque dans la rue. Les minutes passèrent et je commençais à trouver l’attente longue. La bonne faisait des apparitions dans l’entrée, et dès que je la voyais, je me levais de mon siège, croyant qu’elle venait m’introduire auprès de son maître. Quelque temps après, elle vint me demander de retourner le lendemain à onze heures du matin. Je quittais la maison, non sans un sentiment de surprise et de honte, mais avec l’attention bien arrêtée de voir ce Cheikh qui faisait attendre ses visiteurs dans la rue et qui les congédiait en leur demandant de retourner le lendemain.
Je fus le jour suivant exact au rendez-vous, mais pas plus heureux que la fois précédente. Le Cheikh me fit prier par sa bonne de lui écrire ce que j’avais à lui demander ; il me répondrait aux questions que je lui poserais. Je me retirais après l’échec de cette seconde tentative. Je ne lui écrivis pas. Les réponses qu’il pouvait faire aux questions que je lui aurais posées ne m’intéressaient pas autant que sa rencontre. […]
Nous prîmes un jour la résolution, M. Madero, le ministre de l’Argentine au Caire, et moi, de forcer le barrage que le Cheikh Abd al-Wahid avait élevé entre lui et le monde. Je me souviendrais toujours de ce jour où nous étions allés frapper à la porte de la villa Fatima. Un vieillard, haut de taille, le visage illuminé, l’allure imposante, les yeux brillants, nous ouvrit. Après l’échange traditionnel de salut, il nous demanda l’objet de notre visite. Le ministre lui transmit les salutations d’un ami. A peine le vieil homme eut-il entendu le nom de ce dernier, qu’il nous invita à entrer chez lui. Il garda durant notre visite le silence, et sans la diplomatie du ministre, nous nous serions trouvés dans une situation bien embarrassante. M. Madero rompit en effet le silence en rendant un vif hommage aux opinions du Cheikh Abd al-Wahid. Mais celui-ci ne se départit pas pour autant de son mutisme. Avant de nous retirer, nous lui demandâmes s’il nous permettait de lui rendre une autre visite, ce qu’il accepta fort aimablement. […]
Nos visites au Cheikh se suivirent par la suite. Il nous parla longuement et tint surtout à nous signaler que seuls les importuns qui ont du temps à perdre dans les propos personnels et futiles, croient qu’il se confine dans la solitude. Nous fûmes flattés de l’entendre dire qu’ayant perçu chez nous le désir sincère de comprendre, nous pouvions venir le voir à n’importe quel moment.
Par la suite, nous parvînmes à le sortir de son gîte et à l’accompagner à la mosquée du Sultan Abul-Ala où nous organisions des cérémonies pour la récitation du nom d’Allah. On le voyait, au cours de ces réunions, murmurer d’abord des mots inintelligibles et pris de légères secousses. Puis les mots qu’il prononçait devenait plus nets et les secousses plus fortes, pour faire place ensuite à un profond recueillement . Quand il m’arrivait de lui rappeler que l’heure du départ était venue, il se réveillait en sursaut comme s’il revenait de régions bien lointaines.
Le temps passa. Le ministre quitta l’Égypte et le Cheikh mourut, me laissant les plus beaux souvenirs.

Cheikh Abd al-Halim Mahmoud


Je pense que vous avez déjà reçu la nouvelle de la mort de Cheikh Abd al-Wahid qui j’en suis certain repose dans la Grâce de la Bénédiction Divine. Tout ceci a été pour nous inattendu. Après la visite de Abd as-Sabur, je l’ai persuadé de voir un docteur. Il a tout à fait refusé de faire analyser son sang, mais cependant il s’est entièrement soumis à un traitement médical. Sa jambe qui lui avait causé de grandes douleurs paraissait de nouveau se rétablir et quatre jours avant sa mort le docteur paraissait penser qu’il était hors de danger. Il semble être rentré dans le coma vingt-quatre heures avant sa mort qui est due, pense le docteur, moins à quel qu’affection particulière qu’à une déficience générale de différents organes, une espèce de sénilité corporelle prématurée, conséquence d’une complète sédentarité combinée avec une diététique inopportune.
Sa dernière maladie a duré un mois. Pendant ce temps, il fut tout à fait inapte à écrire et il ne lut pratiquement rien, ne paraissant prendre aucun intérêt à son courrier. Pendant les derniers jours, il eut évidemment conscience qu’il était perdu et le dernier soir - il mourut vers deux heures dans la nuit du 7 au 8 janvier 1951- il fit entièrement un violent dhikr (soutenu par les bras de sa femme et de sa parenté) qui l’épuisa d’autant qu’il l’était auparavant. On dit que sa sueur avait le parfum des fleurs durant ce jour. Vers la fin, il leur demanda la permission de mourir comme s’il pouvait choisir le moment de sa mort, mais comme ils le suppliaient de rester encore un peu de temps, finalement il dit à sa femme : " Je dois mourir maintenant ; j’ai suffisamment souffert " et il dit " avec la protection d’Allah " et il mourut immédiatement après deux invocations.
Son chat, apparemment en parfaite santé, commença à gémir et quelques heures après, il mourait aussi.
J’ai oublié de dire que le cheikh Abd al-Wahid le jour de sa mort déconcerta sa femme en lui disant qu’après sa mort elle devait tout laisser dans sa chambre exactement comme c’était. Personne ne devait toucher à ses livres et à ses papiers. Il dit qu’autrement il ne serait plus capable de la voir, ni ses enfants, mais que si sa chambre n’était pas dérangée il pourrait toujours les voir bien qu’eux ne le verraient point.

Martin Lings (Abu Bakr Siraj ad-din), 




Le site soufisme.org a mis en ligne des documents inédits sur René Guénon.
http://www.soufisme.org/site/spip.php?rubrique31





Illustration :
Le livre des sagesses.

Ils veulent nos âmes

  Henry Makow : "Ils veulent nos âmes. Les mondialistes veulent nous faire subir à tous ce que les Israéliens font aux Palestiniens. Et...