vendredi, avril 15, 2011

La dé-professionnalisation de la médecine




A l'image de ce que fit la Réforme en arrachant le monopole de l'écriture aux clercs, nous pouvons arracher le malade aux médecins. Il n'est pas besoin d'être très savant pour appliquer les découvertes fondamentales de la médecine moderne, pour déceler et soigner la plupart des maux curables, pour soulager la souffrance d'autrui et l'accompagner à l'approche de la mort. Nous avons du mal à le croire, parce que, compliqué à dessein, le rituel médical nous voile la simplicité des actes. J'ai une amie noire de dix-sept ans qui est récemment passée en jugement pour avoir soigné la syphilis primaire de cent trente camarades d'école. Un détail d'ordre technique, souligné par un expert, lui a valu l'acquittement : ses résultats étaient statistiquement meilleurs que ceux du Service de Santé américain. Six semaines après le traitement, elle a pu faire des examens de contrôle sur tous ses patients, sans exception. Il s'agit de savoir si le progrès doit signifier une indépendance accrue ou une croissante dépendance.

La possibilité de confier des soins médicaux à des non-spécialistes va à l'encontre de notre conception du mieux-être, due à l'organisation régnante de la médecine. Conçue comme une entreprise industrielle, elle est aux mains de producteurs (médecins, hôpitaux, laboratoires pharmaceutiques) qui encouragent la diffusion des procédés de pointe coûteux et compliqués, et réduisent ainsi le malade et son entourage au statut de clients dociles. Organisée en système de distribution sociale de bienfaits, la médecine incite la population à lutter pour obtenir toujours plus de soins dispensés par des professionnels en matière d'hygiène, de prévention, d'anesthésie ou d'assistance aux mourants. Jadis le désir de justice distributive se fondait sur la confiance dans l'autonomie. Aujourd'hui, figée dans le monopole d'une hiérarchie monolithique, la médecine protège ses frontières en encourageant la formation de para-professionnels auxquels sont sous-traités les soins autrefois dispensés par l'entourage du malade. Ce faisant, l'organisation médicale protège son monopole orthodoxe de la concurrence déloyale de toute guérison obtenue par des moyens hétérodoxes. En fait, chacun peut soigner son prochain et, dans ce domaine, tout n'est pas nécessairement matière à enseignement. Simplement, dans une société où chacun pourrait et devrait soigner son prochain, certains seraient plus experts que d'autres. Dans une société où l'on naîtrait et mourrait chez soi, où l'infirme et l'idiot ne seraient pas bannis de la place publique, où l'on saurait distinguer la vocation médicale de la profession de plombier, il se trouverait des gens pour aider les autres à vivre, à souffrir et à mourir.

L'évidente complicité du professionnel et de son client ne suffît pas à expliquer la résistance du public à l'idée de dé-professionnaliser les soins. A la source de l'impuissance de l'homme industrialisé, on trouve l'autre fonction de la médecine présente qui sert de rituel pour conjurer la mort. Le patient se confie au médecin non seulement à cause de sa souffrance, mais par peur de la mort, pour s'en protéger. L'identification de toute maladie à la menace de mort est d'origine assez récente. En perdant la distinction entre la guérison d'une maladie curable et la préparation à l'acceptation du mal incurable, le médecin moderne a perdu le droit de ses prédécesseurs à se distinguer clairement du sorcier et du charlatan; et son client a perdu la capacité de distinguer entre le soulagement de la souffrance et le recours à la conjuration. Par la célébration du rituel médical, le médecin masque la divergence entre le fait qu'il professe et la réalité qu'il crée, entre la lutte contre la souffrance et la mort d'un côté et l'éloignement de la mort au prix d*une souffrance prolongée de l'autre. Le courage de se soigner seul n'appartient qu'à l'homme qui a le courage de faire face à la mort.

Ivan Illich, « La convivialité »


Némésis médicale

Lorsque leur développement dépasse certains seuils critiques, les grands services institutionnalisés deviennent les principaux obstacles à la réalisation des objectifs qu'ils visent. Ce contresens tragique, cette « contre-productivité paradoxale », version moderne du mythe grec de la Némésis, Ivan lllich nous l'a déjà fait percevoir dans ses travaux antérieurs sur l'école (Société sans école), les transports (Énergie et équité), la société industrielle en général (La Convivialité et Libérer l'avenir). Il en fait ici la théorie systématique à propos de la médecine.

La diminution de la santé des hommes par le développement morbide de l'institution médicale, Illich l'appelle : iatrogène, en empruntant ce mot au vocabulaire médical : maladie iatrogène = maladie engendrée par le médecin. Et il distingue trois niveaux de iatrogenèse :

- l'inefficacité globale et le danger de la médecine coûteuse (iatrogenèse clinique),

- la perte de la capacité personnelle de s'adapter à son environnement, et de refuser des environnements intolérables (iatrogenèse sociale),

- le mythe selon lequel la suppression de la douleur, du handicap et le recul indéfini de la mort, sont des objectifs désirables et réalisables grâce au développement sans limites du système médical - mythe qui compromet la capacité autonome des hommes de faire face justement à la douleur, à l'infirmité et à la mort en leur donnant un sens (iatrogenèse structurelle).



Né à Vienne en 1926, a fait des études de cristallographie, d'histoire et de philosophie à Florence, Salzbourg et Rome. Après avoir travaillé à New York, dirigé l'Université catholique de Porto Rico, et traversé l'Amérique latine à pied, il a fondé à Cuernavaca (Mexique) le Cidoc, centre d'initiation à la culture latino-américaine et d'analyse critique de la société industrielle.


Dessin :

jeudi, avril 14, 2011

Dieu, sexe & anarchie




Les Enfants de Dieu

La secte des Enfants de Dieu était au départ constituée d'un groupe de hippies californiens, les Adolescents du Christ, sorte de club dirigé par un fanatique de Jésus aux cheveux longs, un ancien prêcheur méthodiste, qui se nommait David Berg. Il offrait un mélange enivrant de musique pop, de drogues, de sexe, d'anarchie et de religion fait maison à une population qui fut prompte à y répondre.

Berg reprit le discours éculé des prêcheurs en brandissant le spectre du jour du Jugement dernier à une Amérique corrompue par sa politique impérialiste et son obsession du matérialisme ; le salut passait par l'adhésion aux doctrines de Moïse David ou du « Père » David, comme il aimait s'appeler. Il était, selon ses propres mots, le « Prophète de la fin des temps », qui était prêt à montrer le chemin du salut grâce à sa « Loi de l'amour ». Un tel chemin coûterait inévitablement de l'argent. Cet argent servait à maintenir le train de vie fastueux de Berg et de sa famille, tandis que ses ouailles vivaient dans la pauvreté, dans des communautés religieuses. On inculqua tout d'abord aux membres du culte les bienfaits du célibat mais, lorsque les appétits sexuels de Berg débordèrent suffisamment pour que soient impliquées les épouses des adeptes, le nouveau message fut celui de la promiscuité sans restriction. On dit que cela incluait l'homosexualité, l'inceste et la pédophilie. Presque toutes les déviances sexuelles étaient admises et les ouvrages pornographiques circulaient librement car ils entraient dans la catégorie de « l'Amour de Dieu ».

Des filles de joie pour Jésus

Dès le début des années 70, le culte avait dépassé les plages de Californie. Des communautés s'étaient installées partout aux États-Unis avec l'aide de prêcheurs itinérants.

La doctrine grossièrement travaillée de Berg, d'abord proclamée à travers une série de démonstrations pacifiques dans plusieurs villes des États-Unis, allait par la suite évoluer et adopter une stratégie de séduction pour recruter de nouveaux membres. À cette fin, Berg créa un bataillon de « Filles de joie pour Jésus », constitué de jolies femmes, mariées ou célibataires, qui avaient pour mission de « recruter » des hommes dans les clubs et les bars. Cette pratique était appelée le « Flirty Fishing » (la pêche par le flirt).

Berg vivait à l'époque en Angleterre et s'adressait à ses fidèles par l'intermédiaire d'un flux constant de lettres. Ces lettres étaient diffusées à ses acolytes et vendues au public sous forme de pamphlets et de journaux. L'argent était reversé à l'organisation et à Berg, qui était considéré par ses fidèles comme une sorte de Messie des temps modernes.

Parmi les femmes qui « recrutaient » de nouveaux membres dans les bars, beaucoup se retrouvèrent enceintes et donnèrent naissance à des enfants dont les pères n'étaient pas toujours identifiés. La secte, qui était censée s'occuper de ces jeunes victimes, manqua le plus souvent à ses obligations. Les membres qui réussirent à s'enfuir se virent menacés de la damnation éternelle et d'une vie misérable pour eux-mêmes et leur progéniture illégitime..

Enfants maltraités

Vers la fin des années 70, un peu partout dans le monde, la police fut alertée par des personnes affirmant que des enfants étaient maltraités dans le cadre des activités du culte. Berg s'employa à donner à la secte une allure plus respectable en la rebaptisant Famille d'amour - et en en modifiant le régime. Dès le début des années 90, les membres du culte reçurent des instructions strictes stipulant que les travaux internes et les adhésions devaient être tenus secrets. La police n'en continua pas moins ses recherches et il fut établi que, dans le sud de 1'Angleterre, environ un millier d'enfants avaient été recrutés sur une période de dix ans, parmi lesquels au moins 116 étaient morts de causes diverses.

Les poursuites judiciaires commencèrent en septembre 1994 et des dommages et intérêts furent versés à l'une de ces victimes. La secte continua cependant à clamer son innocence. En novembre 1995, Lord Justice Ward déclara devant la Haute Cour que Berg était un pervers sexuel et qu'il avait sacrifié les droits des enfants sur un faux autel. Il prononça un jugement à l'encontre de la secte et autorisa une adepte âgée de 28 ans à garder son enfant de 3 ans si elle acceptait de dénoncer les enseignements de Berg. A l'issue du procès, une porte-parole de la secte déclara que le verdict était une victoire.

M. Jordan, "Sectes".


« Il n'y a pas de lois contre l'inceste au Royaume de Dieu. »
David Berg




Purulence

Extrait : " - Moi j'aime bien... Le revers puissant que m'a destiné "papa" m'envoie tournoyer et brise la claire euphorie qui animait mes paroles. - Que je ne te reprenne pas à dire "moi je" ! Ça ne doit plus sortir de ta bouche. On te l'a déjà dit, non ? - Le "moi je", c'est l'ego, et c'est mal. Ton corps et ton esprit appartiennent à Jésus et à la Famille. Le "moi je", tu le fais disparaître. C'est le Seigneur à travers toi qui doit briller, explique ma mère. J'ai quatre ans et je m'oublie beaucoup. J'ai quatre ans, et "moi je" ne doit plus exister ".

Livre de la nécessité, Purulence est le récit à hauteur d'enfant d'une survivante dont la lucidité transforme le témoignage en une œuvre d'une présence effroyable.

mercredi, avril 13, 2011

La notion de temps à l'est et à l'ouest




Helmuth von Glasenapp, indologue à l'université de Tübingen, avait l'habitude de dire à ses étudiants : « A l'ouest de l'Hindou-Kouch le temps court, à l'est il se tient coi. »

En Occident, puisque notre temps « court », nous devons concevoir un commencement et une fin à notre univers. Nos religions comportent des mythes de création et nos sciences naturelles partent de cette supposition.

C'est ainsi que le judaïsme, le christianisme et l'islam sont des religions prophétiques qui attendent, ou ont attendu, leur Messie. Nous regardons vers l'extérieur, donnant la primauté à ce que nous percevons avec nos sens. Nous pensons de façon analytique, en subdivisant toujours davantage. Nous devenons tous des spécialistes, c'est-à-dire des gens qui savent de mieux en mieux de moins en moins de choses. Notre science surdéveloppée est le fruit de cette façon de penser.

Au XXe siècle seulement, notre vision mécanique du monde a commencé à être ébranlée par la théorie de la relativité d”Einstein et les découvertes des physiciens : le temps et l'espace forment une unité inséparable, l'espace est courbe et notre univers, bien que sans limite, n'est néanmoins pas infini.

Comment pouvons-nous donc nous imaginer le temps autrement ?

Les chemins de la connaissance ont toujours mené à la perception d'un temps immobile. Il est ici et maintenant. Tout ce qui est arrivé ou va arriver se produit dans l'ici, dans le moment présent. Le moment présent, «maintenant››, est la seule partie de ce que nous appelons le « déroulement » du temps à laquelle nous pouvons directement prendre part. « Avant »et « après » sont déjà des réflexions de notre cerveau. Saint Augustin décrit exactement cela quand il dit : « Le temps existe d'une triple présence : le présent comme nous le vivons, le passé comme souvenir présent et l'avenir comme attente présente. »

Il est étonnant que même un philosophe profondément matérialiste comme Wittgenstein écrive à la fin d'un de ses exposés : « Quand on comprend par « éternité » non une durée de temps infinie, mais bien la « non-temporalité », alors celui qui vit dans le présent vit éternellement. »

Peter Grieder, « Pays entre ciel et terre ».


 Pays entre ciel et terre

En guise de présentation :

Ce livre est le fruit de ma recherche de vérité. J'y présente des images et des textes qui, en se répondant, donnent naissance à une cohérence intérieure. Tout au long des pages se déroule comme un fil sur lequel les perles sont progressivement enfilées, un sutra qui graduellement conduit la méditation du lecteur de l'extérieur vers l'intérieur.

Par ce livre, je désire vous inviter à un voyage intérieur.

Le voyage commence avec des vues de fleurs, de lacs, d'enfants et de paysages. Il se termine avec le Livre des Morts tibétain. Comme dans le mandala, le chemin part de la périphérie pour aboutir au centre où est gardé le mystère.

Je ne suis pas un tibétologue scientifique de formation. Ce qui m'autorise à écrire sur le peuple du « pays entre ciel et terre », sur sa culture et sa religion, ce sont les expériences que j'ai pu rassembler comme directeur de l'Institut Monastique du Tibet à Rikon/Zurich, en Suisse, ainsi que les expériences de ma vie.

Je tiens à remercier tous ceux qui m'ont accompagné sur mon chemin de vie. Sans leur aide, ce livre n'aurait jamais vu le jour.

Peter Grieder.


mardi, avril 12, 2011

Le refus de l'officiel



Par Michel Maffesoli

L'ambiance générale est bien au scepticisme. Scepticisme vis-à-vis des grands systèmes théoriques, la chose est entendue. Mais, également, vis-à-vis de ceux qui, de diverses manières, ont la prétention de parler pour et au nom des autres.

L'intellectuel est passé du statut de maître-penseur à celui d'« expert ». C'est dire la haute idée que l'on a de lui : il a été a la soupe.

Le politique est, globalement, déconsidéré. Et quand il n'est pas soupçonné de corruption, il est vu comme un histrion aux gesticulations et au langage étranges, pour lequel on n'a que commisération. Sa préoccupation essentielle d'ailleurs, est de se produire dans les divers médias, de privilégier la « communication », et de participer à des « talk-shows » insipides. C'est dire le niveau atteint par les représentants de la chose publique !

Quant aux journalistes, hélas ! ils se contentent de mettre en scène la débilité ambiante. « Sans subjectivité, ni objectivité », ainsi que le notait, déjà, le philosophe G. Lukács, leur principal souci est, dans tous les sens du terme, de rendre « passable » le débat public.

Et l'on pourrait continuer à égrener la longue liste des protagonistes de l'intelligentsia, de tous ceux qui ont (quelque) pouvoir de dire et de faire, et dont l'ultime ambition est bien l'impérieuse nécessité de préserver les pauvres privilèges de petites sectes en voie de décomposition avancée.

Il n'y a pas lieu, dès lors, de s'étonner du fossé faramineux existant entre les représentants et les représentés. Désamour s'exprimant dans la désaffection vis-à-vis du politique, vis-à-vis de la presse, vis-à-vis du débat d'idées. Toutes choses qui furent la spécificité de la modernité.

Ce n'est pas la première fois qu'existe une telle « secessio plebis ». Le peuple fait sécession d'une manière bruyante ou silencieuse, quand il n'y a plus de pensées hardies capables de traduire l'aspect aventureux de son existence réelle.

Et il ne s'agit pas, ici, d'un simple problème d'école. Car c'est dans l'écart existant entre ceux qui disent et ceux qui vivent que peuvent se nicher les diverses formes de fanatismes, de xénophobies ou de racismes. Le succès des démagogues de tout poil repose, essentiellement, sur l'incapacité de rendre compte de l'imaginaire à l'œuvre dans la vie sociale. L'animal humain a besoin de se dire. Mais le propre des « discours » (mythes, représentations, histoires) est d'être impermanents, de se saturer.

D'où la nécessité de reconnaître cette saturation et de repérer ce qui, d'une manière balbutiante, tend à émerger. Pars destruens, pars construens. La vie est faite de destruction et de construction. La pensée, aussi, n'y échappe pas qui doit révéler l'inanité des analyses de ces « experts » dont on sait, d'avance, ce qu'ils vont dire, et dont le conformisme atterrant va de pair avec leur ignorance de ce qui est l'existence en son quotidien.

Il faut rompre le cercle vertueux des analyses convenues. De ces analyses fades faites plus de virtuosité que d'amour. Analyses élaborées dans ces endroits protégés que sont les lieux de pouvoir (symbolique, économique, politique). Analyses sectaires, c”est-à-dire coupées de la réalité, à usage des tribus de ces mêmes pouvoirs, qui se contentent soit de conforter un statu quo bien fragile, soit de le critiquer d'une manière bienséante et polie.

Voilà bien l'enjeu, épistémologique et éthique, d'une pensée forte, en congruence avec son temps. Et dès lors lucide, roborative, et quelque peu amorale. Au-delà et en deçà de la critique et avant l'action, il faut savoir célébrer le monde tel qu'il est, pour ce qu'il est. Et dès lors oublier la critique hargneuse des esprits malheureux. Ce, non par mépris (l'on sait qu'il faut être économe de ce sentiment), mais bien parce que c”est en rompant avec l'opinion, fût-elle savante, que l'on peut apporter son tribut à l'édification d'une pensée qui soit en congruence avec son temps.

Exciter les clameurs et les haines importe peu dès lors que l'on s'emploie à être fidèle à l'exigence intellectuelle que l'on s'est fixée : contre l'automatisme des idées abstraites et diverses analyses convenues, indiquer une démarche stéréoscopique, sachant tout à la fois rendre compte des rêves les plus fous et du pragmatisme terre à terre qui sont, de tout temps, les essentielles caractéristiques de ce que Montaigne nommait, avec quelque tendresse, cette « hommerie » qui est la nôtre.

Faire le relevé d'une topographie dont les contours ne varient pas, mais dont il importe, toujours et à nouveau, de rappeler les méandres. D'où un questionnement, quelque peu répétitif, se déroulant en volutes autour d'une idée centrale : penser la singulière métamorphose de la vie en son déroulement, faisant revenir ou réactualisant ce qui a toujours été.

Pour reprendre un terme que j'ai proposé il y a fort longtemps, et qui tend, de plus en plus, à s'imposer, il y a bien une logique « sociétale » à l'œuvre dans notre espèce animale. Mais cette logique n'est réductible à rien. Surtout pas à la raison, à la conscience, à l'individu. Pas plus qu'à un savoir censé leur donner statut scientifique. C'est une logique de l'entre-deux, c'est-à-dire du multiple. Non plus un sujet maître de lui, agissant sur un objet soumis, mais bien un trajet en constante évolution. D'où le balancement entre la connaissance et la vie quotidienne, entre l'esprit et les sens.

« Connaissance ordinaire » (1985), avais-je dit. Ou encore « Raison sensible » (1996). En bref il n'y a de savoir qu'enraciné dans l'existence courante. « Être à la hauteur du quotidien », disait, à sa manière, Max Weber. Et il est vrai que l'éthique, fondement du lien social, dépend, structurellement, de l'esthétique : cette capacité d'éprouver des émotions, de les partager, de les constituer en ciment de toute société.

Tout cela peut sembler académique, et il est vrai que l'affairisme dominant, dans ses aspects journalistiques, bien sûr, mais également universitaires ou politiques, s'accommode des simplismes convenus : la doxa dont il a été question. L'endurance ou l'exigence de la pensée est pourtant affaire de tous, si l'on veut que cesse cette étonnante et dangereuse déconnexion existant de nos jours entre ceux qui vivent et ceux qui sont censés dire ce que cette vie doit être.

Résistance et soumission. Résister au conformisme qui se contente de dire ce qu'il aimerait qui soit, ou ce que la morale devrait être. Se soumettre, ce qui est faire preuve d'invention : cette créatrice capacité de faire venir au jour (in venire) ce qui est. Paradoxe, certes, faisant des amateurs du monde les plus farouches opposants de tout institué : conformisme intellectuel et/ou institution sclérosée.

La pensée n'est intéressante que quand elle est dangereuse. Dangereuse pour l'opinion établie et ronronnante servant de fondement à toutes ces « expertises » dont se repaît le pouvoir. Bavardage tonitruant. Jargon en folie tenant lieu de pensée. De plus en plus nombreux sont ceux qui n'ont rien à dire et le disent bien haut.Voilà bien ce qui tend à dominer. Une écœurante vulgate où se complaisent la médiocrité et la médiacratie unies en un spasme incestueux.

Il est des mots que l'on attend pour conforter ses certitudes. C°est bien cela la doxa intellectuelle dominante. Il en est d'autres dont on pressent l'impérieuse nécessité pour se mettre en question. Pour participer à la question qu'au travers de leurs plus authentiques expressions : mythes et symboles divers, les sociétés se posent à elles-mêmes. L'intranquilité de l'être n'a, fondamentalement, que faire des veules et benoîtes assurances. Bien plus lui plaît l'inquiétante inquiétude qu'est toute vie. L'énigme plus que la solution.

Et ce d”autant plus que ces certitudes, ces assurances tous risques, intellectuelles et politiques furent élaborées en un temps qui ne fut pas sans intérêt mais qui semble, empiriquement, bien daté. Les incantations républicaines et autres développements sur le contrat social, aussi tonitruants soient-ils, n'en sont pas moins désuets.

« Monnaie usée, toujours utilisée » (Husserl). Les mots deviennent futiles lorsqu'ils sont déconnectés de la réalité vécue. Ils n'ont plus d'énergie propre. Et sont, dès lors, impuissants à rendre compte de l'énergie, qui peut être choquante mais pas moins vivace, à l'œuvre dans la socialité contemporaine.

Le conformisme de pensée est de tout temps qui se satisfait des certitudes acquises et n'entend pas remettre en question la sécurité de ses forteresses de pensée. Ainsi tel éminent professeur de physique à la Sorbonne traitant Edison de « ventriloque » lorsque ce dernier présenta son phonographe à Paris. Ainsi les détracteurs de Galilée qui refusèrent son invitation à regarder dans son télescope afin de vérifier, par eux-mêmes, l'existence des satellites de Jupiter. Quand la science s'institutionnalise elle devient dogmatique, et a besoin d'être bousculée pour retrouver son dynamisme originel et original.

Octavio Paz rappelle, dans Sor Juana Inés de la Cruz, qu'à chaque époque il y a ces « lecteurs terribles » que sont les archevêques, les inquisiteurs et autres secrétaires généraux du parti veillant à « ce qu'on ne peut pas dire ». Il note, aussi, que certains transgressent et disent, tout de même, la parole perdue ou interdite. Ce n'est donc pas chose nouvelle. Mais il est important, en reprenant le flambeau de la résistance, que l'on fasse entendre, dans le conformisme ambiant, et face aux divers censeurs, cette voix autre. Cette voix de l'autre, ennemie des notaires, des chefs de bureau, des caporaux de tout poil. Important que l'on sache s'opposer au matois jargon de la moralité bien pensante.

En bref, ne plus juger. Ne plus mesurer les choses à l'aune de nos représentations modernes. Se contenter de les présenter. Est-il encore possible que celui qui a le pouvoir de dire soit le « magister humanitatis » indiquant le sens du monde ? Certainement pas. Les systèmes représentatifs semblant, pour l'instant, saturés, il faut se contenter de
poser des jalons, indiquer quelques repères sur le cheminement personnel et collectif.

En un moment où prédomine le nomadisme existentiel,doit répondre, comme en écho, l'errance intellectuelle. La question plus que la solution. La précaution, soi-disant (se disant) scientifique, doit laisser la place à l'audace de la pensée.

C'est Luther qui qualifie, quelque part, la philosophie de « part du diable », et propose de brûler Aristote. Subtilité de théologue avec ses gros sabots ! Bien étrangère à ce sens de la nuance habitant ceux qui préfèrent le questionnement, douteux, doutant, aux certitudes dogmatiques. Et pourtant Luther est bien l'homme du « non possumus » qui ne pouvait pas ne pas dire, contre la scolastique catholique, les doutes dont il était plein. Étrange drame de la pensée faisant des plus intrépides révoltés, lorsqu'ils institutionnalisent leur hétérodoxie, les plus farouches défenseurs d'une nouvelle orthodoxie !

Le refus de l'officiel ne se partage pas. Toute pensée qui accepte fermeté et vigueur secoue, toujours, les opinions admises. Et le fait qu'elle soit refusée ou mal comprise est, immanquablement, un bon signe. Celui de son adéquation à la centralité souterraine animant, en profondeur, le dynamisme du sociétal. Échappant à l'enfermement que voudraient leur faire subir leurs interprètes universitaires, Nietzsche lorsqu'il s'en prenait aux « gestionnaires de la pensée » (Considérations intempestives) ou Wittgenstein vantant le « charme des destructeurs d'illusion » sont de ceux qui nous appellent à réagir à l'absence d'inquiétude qui tend à prévaloir en une époque érigeant en « expert » patenté n”importe quel petit histrion !

Les illusions ne manquent pas, qui s'emploient à mesurer la pensée à l'aune de la professionnalisation, de l'utilitarisme, de la politique voire de la simple critique. Seule la hardiesse est son lot. Et contre les trafiquants de l'esprit, avec leurs semelles de plomb, elle rappelle qu'un fait est un fait. Et qu'il ne sert à rien de le nier ou de le dénier.

« Le rythme de la vie » (avant-propos).


Le rythme de la vie

D'un côté, le reflux du politique, la disparition du peuple, la déroute des savoirs et des intellectuels. De l'autre, l'avènement de la Toile, le retour des tribus, le règne de la télé-réalité, des parades, des corps tatoués, percés. Une nouvelle barbarie ? Non, répond Michel Maffesoli. Au contraire. Par-delà ses excès, ce renversement nous invite à retrouver le rythme de la vie au plus profond de nos vies. Car l'effondrement des idolâtries de la Raison, de l'Histoire, du Progrès nous rouvre à l'altérité, au quotidien, à l'anomie. Car, en unissant l'archaïque à la technique, notre imaginaire renoue avec la sensibilité. Car notre Moi, rompant avec les illusions binaires du public et du privé, des racines et du nomadisme, de la nation et du cosmopolitisme, se redécouvre multiple. Comment penser, dans l'entre-deux, notre identité ? Décryptant les idéologies anciennes et les censures contemporaines comme les paradoxes postmodernes, convoquant Platon ou Nietzsche comme les sagesses d'hier et les mythes d'aujourd'hui ; c'est une leçon dionysiaque de gai savoir que donne ici Michel Maffesoli. A rebours du pessimisme ambiant, un maître livre pour enfin comprendre et vivre notre monde tel qu'il va.


Sommaire

Avant-propos
1. Le refus de l'officiel
2. Les galeries du social

I. Une sensibilité primitive
1. L'art de la répétition
2. Le présent progressif
3. Le triomphe de la vie

II. La communauté localisée
1. Une éthique non verbale
2. La conscience objective
3. Jugement d'un sens commun
4. De la fission à la fusion

III. Du moi au Soi
1. Osmose avec l'autre
2. L'enracinement dynamique
3. La psyché objective
4. Subjectivité de masse
5. Au cœur du pathétique
6. Logique de l'ombre

IV Présentation des choses
1. Les formes du fond
2. Excursus sur l'avènement
3. Le chemin de l'expérience

Index nominum


Professeur à la Sorbonne, directeur du Centre d'études sur l'actuel et le quotidien (Paris-V), directeur du Centre de recherche sur l'imaginaire (MSH), Michel Maffesoli est l'auteur du « Temps des tribus », du « Nomadisme », de « La Part du diable », entre autres ouvrages, qui l'ont consacré comme l'un des grands philosophes et sociologues contemporains, en France comme à l'étranger.

Photo :
Conférence de Michel Maffesoli au Centre Social Du Chemillois. Le thème de la conférence : "Des lavoirs d’antan à Facebook ou l’évolution des réseaux sociaux en milieu rural".

lundi, avril 11, 2011

La structure de l'ordre Gelug





Lama

Dans toutes les traditions bouddhistes tibétaines le titre «lama» (bLa-ma) est strictement réservé aux lamas incarnés, c'est-à-dire aux tulkus (Trul-ku ; sPrulsku) et aux gurus qui donnent des discours formels qu'ils soient moines (gélong; dge-slong, bhiksu) ou Geshé (dGe-bshes). Ainsi le terme «lama» ne devrait jamais être pris pour un synonyme de «moine».

Geshé

Le mot «geshé» provient du terme «ge-wai she-nyen» (dge-ba'i bshes-gnyen ; kalyanamitra), ami spirituel, utilisé par exemple dans le chapitre 22 de l'Astasahasrika prajnaparamita sutra pour signifier un grand enseignant ou guru. Historiquement au Tibet de nombreux grands lamas de différentes traditions ont été appelés «geshé››. Par exemple dans la tradition Ka-dam. (bKa'-gdams) ce titre fut largement utilisé, même pour un laïc comme ce fut le cas pour le disciple d'Atisa, Geshé Drom-tönpa (dGe-bshes 'Brom-ston-pa).

Sept monastères

Ce ne fut qu'après les réformes monastiques de Sa Sainteté le Treizième Dalaï-lama (1876 à 1934) que le programme formel du diplôme de geshé avec ses divers degrés fut institué. D'après ces réformes tout candidat qualifié venant de toutes les traditions bouddhistes et originaire de n'importe laquelle des régions géographiques pouvait se préparer au diplôme de geshé, à la condition qu'il fut au minimum, moine novice (ge-tsül, dge-tsul ; sramanera). De plus le candidat devait recevoir son entraînement avancé dans un des sept monastères (Dr'a-tsang grva-tsang) situés dans un des trois centres monastiques (gönpa, dgon-pa) majeur Gélug (dGe-lugs) des environs de Lhasa : Ga-dän (dGa'-ldan dGon-pa), Sera (Se-ra dGon-pa) ou Drä-pung ('Bras-spungs dGon-pa). Ces sept monastères se nomment :

Ga-dän J'ang-tze (dGa'ldan Byang-rtze Grva-tsang),
Ga-dän shar-tze (dGa'-ldan Shar-rtze Grva-tsang),
Sera J'e (Se-ra Byes Grva-tsang),
Sera Mä (Se-ra sMad Grva-tsang),
Drä-pung Go-mang ('Bras-spungs sGo-mang Grva-tsang),
Drä-pung Lo-säl-ling ('Bras-spungs bLo-gsal-glin, Grva-tsang) et
Drä-pung De-yang ('Bras-spungs bDe-yangs Grva-tsang).

Bien que pour devenir un moine novice, il faille d'une part être assez âgé pour pouvoir faire fuir un corbeau et avoir pour le moins vingt ans afin d'être pleinement ordonné, pour correspondre aux qualifications nécessaires au grade de geshé, on doit non seulement être pleinement ordonné mais être âgé d'au moins vingt-cinq ans.

Les études

Les cinq sujets à maîtriser pour le diplôme de geshé sont le Vinaya (dül-wa 'Dal-ba), l'Abhidharma (ch'ö-ngön-pa chos-mngon-pa), le Pramana (tsä-ma, tsad-ma), le Madhyamaka (u-ma, dbuma) et la Prajnaparamita (sher-ch'in, sher-phyin). Le Vinaya comporte l'étude des règles de discipline et de la loi de cause et effet. Parmi les Écritures, le texte principal sur lequel les études du Vinaya se basent est le Vinaya Sutra, de Gunaprabha. L'Abhidarma est l'étude de la métaphysique et de la cosmologie basé sur l'«Abhidharmakosa» de Vasubandu.

Le Pramana est l'étude de la logique, de l'esprit et des classifications de la connaissance (théorie de la progression spirituelle ; elle se base sur le Pramanavarttika de Dharmakirti. Le Madhyamaka est l'étude des enseignements de la vacuité concernant la vue profonde (tong-pa-nyi, ston-pa-nyid ; sunyata) et des dix perfections ; il est basé sur le Madhyamakavatara de Candrakîrti. La Prajnaparamita est l'étude des sens cachés des enseignements de la vacuité dans le contexte de l'enseignement des vastes pratiques associées à la motivation vers l'illumination (j'ang-ch'ub-kyi sem, byang-chub-kyi sems ; bodhicitta) et des stades et des sentiers vers l'illumination, elle se fonde sur L'Abhisamayalamkara de Maitreya.

Les examens

Le candidat au titre de geshé passera premièrement des examens oraux et se prêtera à des débats formels sur ces cinq sujets à son propre collège. Il devra en outre se présenter à une nouvelle série d'examens devant l'entière assemblée de son centre monastique. Pour pouvoir prétendre au titre de geshé de degré Lha-ram-pa (dGe-bshes Lha-ram-pa), le plus élevé des nombreuses sortes de geshé, le candidat devra se soumettre encore à un examen oral sur ces cinq sujets au Potala, la résidence d'hiver de Sa Sainteté le Dalaï-lama. Il y est soumis à interrogation devant Sa Sainteté elle-même, le Ga-dän tr'i-pa (dGa'-ldan khripa), le Doyen (Yong-'dzin chung-ba), le Cadet (Yong-dzin ch'ung-wa, Yongs-dzin chung-ba) et sept Tuteurs Assistants (Tsän-zhab, mTsan-shabs) de Sa Sainteté, le J'ang-tze ch-ö-je (Byang-rtze chos-rje) et enfin le Shar-pa ch'ö-je (Shar-pa chos-rje).

Les Tuteurs

Les Tuteurs qui assistent le Dalaï-lama portent le titre de “Tsän-zhab”. Les sept monastères mentionnés ci-dessus délèguent un Tuteur-Assistant choisi par l'abbé (K'än-po, Mkhan-po) de chacun des monastères parmi les éminents geshés du lieu. Les Tuteurs Aîné et Cadet sont détenteurs du titre “Yong-dzin”. Lorsque le Tuteur Aîné meurt, il est remplacé par le Tuteur en second et le nouveau Tuteur Cadet est recruté.

Le recrutement du Tuteur junior

A partir du groupe de Tuteurs-Assistants, abbés et autres Lamas et geshés éminents, une liste de candidats est dressée. Cette liste est réduite à quelques postulants par un comité de Lamas et d'Oracles (sung-ma, srung-ma) spécialement nommés, incluant en priorité les oracles d'état de Nä-chung (Nä-ch'ung ch'ö-kyong, gNas-chung Chos-skyong) et de Ga-dong (Ga-dong Ch'ö-kyong, dGa'-gdong Chos-skyong). Guru Rinpoche, Padmasambhava, fut à l'origine de l'institution des oracles vers la fin du huitième siècle de cette ère lorsqu'il en nomma cinq, correspondant aux cinq Bouddhas de méditation, afin qu'ils protègent le Tibet.

Les noms des candidats pour le poste de Tuteur junior sont ensuite inscrits sur des petits papiers roulés, puis placés à l'intérieur de boulettes de farine d'orge grillée, toutes de taille égale. Au cours d'une cérémonie spéciale ces boulettes sont placées dans un bol devant une statue de Bouddha ou la peinture d'une divinité de méditation (yi-dam, yi-dam ; ishtadevata). Lors de la cérémonie, la boulette extraite du bol désigne le nouveau Tuteur cadet de S.S. le Dalaï-lama ; il reçoit de cette manière l'assentiment de la divinité de méditation. En ce qui concerne les rangs du J'ang-tze ch'ö-je et du Shar-pa chö-je, desquels est issu le Ga-dän tr'i-pa, le lama le plus élevé de la tradition Ge-lug, ils seront expliqués ultérieurement.

Gueshé lha-ram-pa

Après avoir brillamment passé ses examens au Potala, le candidat au titre de geshé lha-ram-pa doit ensuite subir un dernier ensemble d'épreuves orales et de débats formels. Ceci se fait pendant le festival de prières, Mön-lam (sMon-lam), célébré pendant trois semaines à la suite du nouvel an tibétain. (Lo-sar, Lo-gsar). Pendant cette période les moines des trois grands centres monastiques Ga-dän, Se-ra et Drä-pung ainsi que ceux d'autres monastères se trouvent tous rassemblés à Lhasa. Pour les épreuves orales, les candidats sont à la disposition de tous les geshés et abbés de l'assemblée dans la cour du Tzug-la k'ang (gTzug-lag khang) également nommé le J'o-khang (Jo-khang) la cathédrale de Lhasa, un grand ensemble de temples. Si le candidat réussit tous ces
examens, il obtient alors le diplôme de geshé lha-ram-pa de première division.

Monastères tantriques

Si telles sont ses tendances, le nouveau geshé pourra continuer sa formation et son éducation selon la règle en entrant au Gyü-mä (rGyud-smad Grva-tsang) ou au Gyü-tö (rGyud-stod Gwa-tsang), les monastères tantriques du Bas et du Haut Lhasa localisés en haut et en bas d'une colline de Lhasa. Il suivra de cette façon le modèle cérémoniel mis en place par Je Tzong-k'a-pa (rJe Tzong-kha-pa) au début et à la fin de sa carrière.

Dans ces lieux, le geshé se concentre sur les enseignements du Tantrayana jusqu'à la réussite des examens tantriques; il mérite alors un siège permanent au monastère, pouvant ensuite devenir membre exécutif du conseil de discipline, censeur, (ge-kö, dGe-skos) une position occupée à tour de rôle pendant plusieurs mois par les titulaires des examens tantriques. Une fois cette obligation terminée, il redevient un membre ordinaire de son monastère tantrique. Les geshés accomplissent des cérémonies tantriques dans ces monastères pendant six mois chaque année et le reste du temps, aux centres monastiques de Ga-dän, Se-ra et Drä-pung.

Tous les trois ans, S.S. le Dalaï-lama choisit dans la liste des geshés lha-ram-pa ayant occupés la fonction de censeur, un abbé assistant (La-ma u-dzä, bLa-ma dbu-mdzad) pour chacun des monastères tantriques. La règle selon laquelle seuls des geshés lha-ram-pa peuvent, après être obligatoirement devenus abbés assistants des monastères tantriques, s'élever à des fonctions supérieures, fut une des réformes de S.S. le Treizième Dalaï-lama.

Deux autres monastères Ge-lug en dehors de Ga-den, Se-ra et Drä-pung, décernent des diplômes similaires à celui de geshé sur la base de la maîtrise des cinq mêmes sujets cités ci-dessus. Il s'agit de celui de Tra-shi lhün-po (bK'ra-shis lhun-po dGon-pa), le siège du Panchen Lama qui attribue le diplôme Ka-ch'en (bKa'-chen) et du monastère Shä-drub-ling (bshad-bsgrub-gling dGon-pa) donnant celui de Rab-jam-pa (Rab-'byams-pa). Bien que des moines détenteurs de ces diplômes puissent entrer aux monastères tantriques supérieurs et inférieurs afin d'y suivre une formation avancée, leur statut diffère de celui de geshé lha-ram-pa issu de Ga-dän, Se-ra et Drä-pung.

Ceux qui entrent dans les monastères tantriques munis des diplômes Ka-ch'en ou Rab-jam-pa sont appelés Kye-rim-pa (bsKyed-rim-pa). Si au bout de neuf années de formation un Kye-rim-pa réussit les examens tantriques, il reçoit le titre de “Ngag-ram-pa” (sNgags-ram-pa). A l'inverse, un geshé lha-ram-pa après avoir passé ses examens ne reçoit aucun autre titre. Un Ngag-ram-pa peut accéder à la charge de censeur d'un des monastères tantriques, cependant depuis les réformes de S.S. le Treizième Dalaï-lama, il ne peut pas parvenir plus haut dans la structure monastique Gé-lug. Seul un geshé lha-ram-pa de la première classe peut gravir les étapes suivantes jusqu'à devenir Ga-dän tr'i-pa.

Rinpoche

Au bout de trois années de fonction, un abbé assistant devient automatiquement l'abbé du monastère tantrique dont il est issu. A partir de là, il est apte à être appelé “rinpoche” (Rin-po-che) et, si telle est sa volonté, il peut être à l'origine d'une lignée incarnée. Ses successeurs réincarnés portent également le titre de “Rin-po-che” dès leur naissance, et sont considérés comme des Lamas. A la fin de trois années de fonction en tant qu'abbé de monastère tantrique, il doit se retirer et devient un abbé honoraire (K'än-zur Rinpoche, mKhan-zur rin-po-che). Désormais, il continue d'enseigner en tant que grand Guru ou, s'il le souhaite, se retire dans les montagnes (ri-tr'ö, ri-khrod) afin de mener à bien sa quête ou accomplir une retraite tantrique (nyen-tsam, bsnyen-tsams) selon les règles.

L'abbé honoraire aîné du monastère tantrique supérieur atteint le niveau de Shar-pa ch'ö-je suite à la promotion ou mort du précédent détenteur de ce poste et prend la succession de ce trône au monastère de Ga-dän Shar-tze. Similairement, l'abbé honoraire aîné du monastère tantrique inférieur prend la succession du trône du J'ang-tze ch'ö-je au monastère de Ga-dän J'ang-tze.

Le trône de Je Tsong-K'ä-pa

En tant que chef de la tradition Ge-lug le détenteur de Ga-dän tr'i-pa hérite du trône de Je Tsong-K'ä-pa et reçoit le titre de “Tr'i-ch'en” (Khri-chen). Depuis l'époque du huitième Ga-dän tr'i-pa il est coutumier lors de la mort du détenteur de cette position, ou suite à la conclusion de sept années de fonction, que le trône de Je Tsong-kä-pa alterne entre le J'ang-tze ch'ö-je et le Shar-pa ch'ö-je.


Notes :

Des titres spécifiques sont souvent associés avec certaines désignations tibétaines. Quelques unes sont honorifiques telles Gön-po (dGon-po, le Protecteur), Je (rJe ; le Vénérable), Je-tzün (Rje-btzun ; le Plus Vénérable), Kyab-je, sKyabs-rje ; le Vénérable Refuge) et Päl-dän, dPal-ldan; le Glorieux).

D'autres appellations sont l'indication de réalisations comme Dr'ub-ch'en (Grub-chen ; le Grandement Réalisé ; Mahasiddha), Drub-t'ob (sG1ub-thob) ; le Maître Réalisé), Dzog-ch'en (rDzogs-chen ; Celui de la Grande Perfection), Gyü-ch'en (rGyud-chen ; Le Grand Maitre Tantrique), K'ä-dr'ub (mKhas-grub ; l’Érudit Réalisé), Long-ch'en (Klong-chem ; Le Grand au Centre), Rä-pa (Ras-pa) ; Celui Vêtu de Coton) et Tog-dän (rTogs-ldan, Celui possédant la Vision Intérieure). D'autres encore comme K'on ('Khon) sont des noms patronymiques ; d'autres tel que Lho-dr'ag (Lho-brag) font références à des lieux; Certains indiquent des monastères tel D'ag-po (Dvags-po) pour un ancien de Shä-drub-ling, ou marquent des positions spécifiques tenues par la personne comme K'än-ch'en (mKhan-chen ; Le Grand Abbé), Lo-tza-wa (Lo-rtza-ba), Lo-ch'en (Lo-chen) ou Dra-gyur (sG'ra-bsgyur; le Traducteur), Rinpoche (rin-po-che ; l'Ancien Abbé ou le Lama incarné, le Précieux), Tr'ich'en (Khri-chen ; le Détenteur de la Grande Lignée), Tsän-zhab (mtsan-shabs ; le Tuteur Assistant), Yong-dzin (Yongs-'dzin ; le Tuteur) ; d'autres indiquent l'incarnation d'une divinité de méditation tel que Jam-gön ('Jam-mgon ; le Protecteur Manjushri). Et enfin, certains titres sont appliqués en référence à des personnages particuliers tel que Gyäl-wang (rGyal-dbang ; les Dalaï-lamas), Pän-ch'en (Pan-ch'en ; les Panchen Lamas) et Sa-ch'en (Sa-chen ; les Sakya Panditas).

The Tibet Journal, Vol. II, n° 3, Autumn 1977



Photo : "Pays entre ciel et terre", Peter Grieder.

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