mercredi, mai 11, 2011

La vie des ermites à Svarga-Ashram




« Mircea Eliade, découvrant l'Inde, est saisi par sa richesse spirituelle et naturelle, par la bonhomie et la malice des hommes.
Au fil des jours, il consigne les moments importants de sa rencontre avec ce monde sous forme de brefs chapitres qui en présentent les diverses facettes : le Temple d'or, Bénarès, un paysage himalayen, Durga, la déesse des Orgies, une conversation avec Tagore, ou encore la chasse aux crocodiles, un enterrement de village, l'arrivée de la mousson...
Une puissante initiation à l'univers de l'Inde. Le journal intime d'une conscience européenne qui s'éveille à un monde fascinant. »


Les cloches sonnent pour la deuxième fois. C'est le matin mais on ne voit pas encore le soleil, car il se lève de l'autre côté des monts. Corneilles et paons ; des croassements monotones et ce cri aigu, métallique, transperçant, des paons sauvages. La jungle est fraîche après le vent de la nuit. Le Gange charrie le même parfum âpre de neige fondue.

Vêtus de leurs robes oranges, les ermites descendent sur la grève pour le bain du matin. Ils plongent complètement plusieurs fois, en se bouchant des doigts oreilles et narines et en répétant des mantras. Après quoi ils lavent leurs robes, les étendent sur des rochers pour les laisser sécher et se retirent dans leurs kutiars. Ils apparaissent une deuxième fois quand on entend le martellement de la khétra : nu-pieds ou chaussés de sandales en bois, la sébile en cuivre du mendiant à la main, ils descendent les sentiers pour aller mendier leur nourriture. Ils mangent avec les doigts, comme tout Indien, sans parler, en se servant uniquement de la main droite, car la nourriture est une offrande du corps des dieux et le repas est avant tout un rituel. Le bras gauche est accoudé à terre et ce serait une grave impolitesse, dans toute l'Inde, si un hôte touchait quoi que ce soit de la main gauche pendant un repas. Ce qui reste est jeté ou donné aux vaches ; nul ne peut toucher aux reliefs. Quand le repas s'achève, les ermites descendent sur la plage pour se laver la figure, la bouche et les mains. Il n'est pas de peuple plus propre que les Indiens. Le bain quotidien n'est simplement nécessaire, mais indispensable. La plupart prennent deux bains complets chaque jour. Avant et après les repas, ils se lavent soigneusement les mains et la figure et, après tout acte impur, quelle qu'en soit la nature, ils répètent les ablutions matinales. Certes, il en est qui exagèrent, parmi les « orthodoxes ». Ceux-ci se baignent et changent de vêtements après chaque visite chez des étrangers et n'acceptent de manger qu'avec des individus de la même caste. Si, dans la rue, l'ombre d'un « shudra » les touche, ils rebroussent chemin et vont se baigner pour se laver de cette impureté...

Svarga-Ashram rappelle la devise de l'abbaye de Thélème: « Fais ce que voudras ». Ne sont même pas obligatoires les services religieux du temple de Shiva, où l'on tresse tous les soirs des guirlandes de fleurs rouges. Plus de cent trente sadhus habitent là mais il n'en vient jamais plus de deux ou trois au temple. Rien n'est obligatoire pour qui a définitivement renoncé aux devoirs et aux joies de ce monde. Leur Dieu est un et unique mais chacun le nomme selon son gré. D'aucuns l'appellent Narayan, d'autres Shiva, d'autres encore Shankara et certains sadhus se contentent de cette mantra divine qu'est Om, qui symbolise en tous lieux l'imprononçable présence du divin. Lorsqu'ils se rencontrent, leur salut est le même: Om ! namo Narayan ! (Om ! respect à Narayan !). Mais s'ils apprennent que quelqu'un adore Dieu sous le nom de Shankara, les autres sadhus, quand ils le croisent, le saluent en prononçant ce nom : Shankara ! Shankara !

Mon voisin est un naga (ascète nu) du Penjab, jeune, bien bâti et pieux. Il ne connaît ni théologie, ni éthique, ni métaphysique. Il ignore également le sanscrit, mais me dit que Dieu serait vraiment bien mesquin s'il ne se révélait qu'aux sanscritistes. Mon naga ne pratique pas une ascèse violente, il se contente d'une simplicité naturelle et passe ses journées à lire l'immense Bhagavad Purana et à prononcer un même mot : Shankara. Quand je l'interroge sur le salut de son âme, il me répond qu'il suffit pour cela de prononcer le nom divin. La nuit, cependant, il pratique le yoga respiratoire (pranayama) et il m'a souvent invité dans sa hutte après le crépuscule pour m'initier à cette technique qui prolonge la conscience dans le sommeil, dans un sommeil sans rêves, et même dans la catalepsie. Sa méthode est celle de l'école du Hatha-Yoga, telle qu'elle est pratiquée dans l'Himalaya et au Tibet. Il se bouche les oreilles avec de la cire et adopte une position stable (asana), les jambes croisées, le dos perpendiculaire (de manière que les plexus sacré, prostatique, solaire, cardiaque, pharyngien et caverneux coïncident sur une même ligne médiane commençant au muladhara et se terminant au sahasrara), les mains en équilibre sur les genoux, les yeux fermés, mais en se concentrant sur le « plexus subtil » (ajna-chakra) situé entre les sourcils. Après avoir obtenu la concentration voulue, il la sature en répétant mentalement la mantra Om, puis il ralentit peu à peu le rythme de sa respiration en prolongeant de plus en plus les intervalles entre deux aspirations, jusqu'à ce qu'il arrive à une aspiration toutes les quatre secondes. Le corps acquiert une immobilité rigide, parfois pré-cataleptique, et l'on peut constater à son rythme respiratoire que l'ascète dort, en ce sens que toutes ses activités sensorielles et mentales sont suspendues. Dans cet état, libéré des obstacles de la conscience diurne éveillée, le naga explore la zone inaccessible du sommeil. Lorsque je quitte la hutte, il garde la même immobilité de statue : pas un muscle facial ne tressaille, et l'on peut suivre avec précision les étapes de sa respiration rythmique - d'abord le gonflement de la partie inférieure des poumons par le retrait du diaphragme, puis de la partie médiane par le soulèvement du sternum et enfin de la partie supérieure par le courbement de l'arc thoracique, comme le précise du reste tout traité de Hatha-Yoga.

La liberté des ermites ne porte pas seulement sur les pratiques religieuses, mais aussi sur leur conduite personnelle. Chacun peut faire ce qu'il veut, prie quand il lui plaît et respecte les croyances de quiconque. Nul ne manifeste cette attitude définitive de l'Occidental, qui croit être le seul à avoir trouvé le vrai Dieu et pense que tout autre est un hérétique. Nul ne cherche à convertir. Leurs conversations portent sur Brahma, Dieu Un, Immanent dans toute la création et la transcendant pourtant, car immuable, non qualifié et non déduisible par relations. Leurs livres sacrés sont : la Bhagavad-Gîtâ, les Upanishads, l'Imitation de Jésus-Christ, les Brahma-Sutras, avec le commentaire de Shankara, et le Yoga-Sutra de Pantanjali. Mais ils ne font pas que lire; ils méditent, pratiquent et actualisent la spiritualité révélée dans ces livres. Ils passent la plus grande partie de leur temps à prier dans leurs kutiars ; la prière n'est cependant pas toujours religieuse dans le sens chrétien du terme, mais plutôt un exercice spirituel de purification intérieure. Certes, tous ne sont pas philosophes mais la plupart pensent par eux-mêmes. Leur pensée est parfois monotone, médiocre et peu imaginative, suivant les canons de la Gîtâ ou de la littérature populaire religieuse et exprimant jusqu'à satiété le même et sempiternel motif de l'identité foncière Atman-Brahman. Les entretiens avec de tels sadhus sont lassants et stériles.

Particulièrement surprenantes toutefois, leur indiscutable sincérité et leur tolérance totale pour toute foi, d'où qu'elle vienne. Jusqu'aux sadhus les plus médiocres qui sont toujours désireux d'entendre parler de Jésus-Christ, de saint François, de Kabir, du Guru Nanak et de tout autre gourou (envoyé de Dieu). Dès que je me suis établi à l'ashram, ils sont venus me poser des questions sur la chrétienté et ils ont tellement aimé les histoires de Fra Lorenzo (dans les Fioretti franciscaines) et quelques-unes des pieuses légendes médiévales qu'ils m'ont prié de les répéter chaque jour. Ils considèrent tous Jésus comme le fils de Dieu et l'appellent « Lord Jesus » à la manière des missionnaires. Ce qui ne les empêche nullement de considérer aussi Bouddha, Krishna et d'autres comme les égaux du Christ. Ils ne peuvent accepter de limites ou de zones géographiques à la manifestation de la divinité. Leur esprit panthéiste est évident jusque dans les plus simples affirmations métaphysiques. Et les résultats en sont émouvants. Un vieux sadhu, maître insurpassable du parler sanscrit, m'a embrassé à notre première rencontre et s'est mis à pleurer en me disant: « Nous sommes tous un ». Ils se sont débarrassés de l'insupportable curiosité des Européens et personne jusqu'ici ne m'a demandé si j'étais protestant, anglican, catholique ou orthodoxe. Un jour, j'ai tenté un swami en lui demandant s'il était nécessaire de s'initier à l'hindouisme pour connaître Dieu. Cette question l'a vivement étonné et il m'a répondu qu'aucune conversion n'était nécessaire, que si j'aimais l'hindouisme je pouvais en accepter les idéaux et voilà tout. Il a néanmoins ajouté que si mon amour de l'hindouisme était sincère cela prouverait une seule chose, à savoir que j'étais Indien dans ma précédente existence...

Ils disent « Nous sommes tous Un » et, ce qui est important, ils ne cessent de mettre en pratique cette affirmation. Ils s'entraident, se dépersonnalisent devant leurs amis et pratiquent le seva (service). Un swami au seuil de la vieillesse est célèbre pour son comportement. Il ne travaille jamais pour lui, bien que besognant sans arrêt nuit et jour. Il nettoie les kutiars de ses voisins, lave. le linge des malades, fait du thé pour tout le monde, allume les lampes, il est le messager de tous - et avec cela, d'une modestie et d'une humilité franciscaines. Quelques jours après mon arrivée à l'ashram, il est venu planter un pied de fleurs sous ma fenêtre pour que chaque matin mon réveil en soit égayé.

Un jour, j'ai accompagné à Brahmapuri, à quelques milles dans la jungle en amont du Gange, une miss venue visiter Svarga-Ashram. Il s'y trouvait de nombreuses grottes et l'une abritait un sadhu de Malabar chez lequel on ne savait quoi admirer davantage : sa science ou sa sainteté. Nous nous sommes assis sur le sable froid et, bien que nous fussions venus apprendre auprès de lui, c'est lui qui s'est mis à nous poser des questions. Il nous a montré les Confessions d'Augustin et a demandé à cette miss si elle avait lu l'Imitation de Jésus-Christ. Sur sa réponse négative, il lui a conseillé avec douceur: « Lisez-la, car c'est l'un des plus grands livres qui aient été jamais écrits sur cette terre. » Alors, j'ai rougi, encore une fois, pour la vanité et les péchés des Européens venus convertir l'Asie.

Mircea Eliade, « L'Inde », 1930.


L'Inde


Commentaire d'un lecteur :

L'occidental aux nombreux préjugés risque certainement de se trouver ridicule après avoir lu cet ouvrage ! Surtout, après avoir lu les chapitres dédiés à Tagore puis au témoignage de Srimati Devi. Ceux qui ont longtemps cru que la femme indienne était soumise seront surpris ! Sauf, bien sûr, ceux qui savent que paradoxalement, elles sont censées être sur un piédestal divin.

A lire et à relire, Mircea Eliade nous offre un excellent travail d'observation et d'écoute, il ne cherche pas à influencer le lecteur, il lui offre l'Inde telle qu'on pouvait la voir à cette époque. Un ouvrage très instructif et enrichissant même pour l'indien d'aujourd'hui...


Photo :
Un sannyasi naga veille sur la divinité de sa confrérie Niranjani Akhada, simplement couvert de cendre sacrée pour se protéger du froid glacial de l'hiver (Rajesh et Ramesh Bedi, « L'Inde sacrée des sadhus »).

lundi, mai 09, 2011

Obstacles spirituels : les inadéquacités


Les inadéquacités sont les attitudes d'esprit qui nous empêchent de voir la nature profonde de notre être et des choses, et, par voie de conséquence, nous mettent dans l'incapacité de répondre adéquatement aux exigences de circonstances et de lieux variés qui se présentent au cours de l'existence.

Parmi elles nous attirerons plus spécialement l'attention sur les fausses concentrations, les processus d'imitation et les attachements.

l°) Les fausses concentrations :

Une abondante littérature vante les mérites de la concentration mentale. Certains auteurs ayant compris la nécessité d'un calme intérieur, nous proposent d'immobiliser le défilé continuel de nos pensées par un acte de volonté. Ils nous conseillent de fixer notre esprit sur un point à l'exclusion de tout autre. Certains comparent le processus de la concentration à l'action d'une loupe réalisant la convergence des rayons solaires en un seul point et permettant ainsi de mettre le feu à toute matière inflammable. D'autres, nous suggèrent de rejeter systématiquement les images qui se présenteraient à notre esprit pour tendre vers une vacuité totale.

Ces pratiques peuvent développer la puissance du mental mais elles ne peuvent amener ni à la délivrance intérieure ni à l’Éveil total.

Le fait de discipliner l'activité mentale en fonction d'un acte de volonté engendre un état de tension psychique considérable. Un tel procédé est doublement faux.

Premièrement, les Éveillés nous demanderont « Qui » discipline ceci ou cela ? et dans quel but ? Nous devrons reconnaître que c'est la « pseudo-entité » du « moi » qui recourt à un tel stratagème pour s'affirmer. Le « moi » est un fait mais tel qu'il s'éprouve actuellement il est une illusion. Tout acte réalisé dans une telle attitude d'illusion psychologique ne fait que renforcer la notion illusoire d'exister en tant que distinct que possède le «moi ».

Deuxièmement, le processus essentiel que nous suggère la Sagesse consiste en un affranchissement de toutes nos tensions intérieures. Nous n'avons rien à construire mais à détruire. L'état de tension provoqué par les fausses concentrations que nous venons de décrire empêche toute possibilité de réalisation spirituelle. Le « Satori » ou Nirvana nécessite de notre part une réceptivité, une disponibilité, une transparence intérieure, une détente totale. Toute discipline résultant d'un acte de volonté nous met dans l'incapacité de « mourir à nous-mêmes ». Elle renforce l'action des « forces de l'habitude » dont il est essentiel que nous nous affranchissions.

Examinons l'attitude de l'homme qui rejette systématiquement les images se présentant à son esprit, Nous verrons qu'elle est fausse.

Les maîtres véritables ne nous ont jamais demandé de « rejeter » que ce soit. Ils nous poseraient immédiatement la question classique des advaïtistes hindous : « Qui » rejette ? et pourquoi ? Nous devrions admettre alors, qu'au delà des oppositions successives de nos rejets et de nos acquisitions, demeure un « moi » qui puise sa substance même dans les tensions inhérentes à ces oppositions elles-mêmes.

Il ne s'agit pas de rejeter quoi que ce soit, mais de comprendre profondément le processus de ses pensées et de sa propre existence. Cette compréhension profonde, ou « Vue Juste » délivre le « penseur » de l'illusion d'être une entité. Dès lors, toutes ses disciplines, ses conquêtes, ses ambitions, ses avidités s'évanouissent pour faire place à la vision du Réel. Les Sages nous font remarquer que tout rejet résulte d'un acte de choix. Par le processus du choix, le « moi » ne peut se libérer de ses limitations. Il se transforme simplement et prend d'autres aspects. Les Sages nous dénoncent clairement le stratagème : le « moi » se réserve au-delà de ses modifications successives. La Sagesse consiste à démasquer les mobiles profonds d'avidité égoïste présidant à tout acte de choix.

2°) Les processus d'imitation :

Les processus d'imitation sont les conformismes physiques ou mentaux tendant à conditionner l'esprit humain. Dans la mesure où nous donnons notre adhésion à un système de pensée déterminée, à des croyances, à des dogmes, nous conditionnons nos esprits. La grande force du Ch'an/Zen d'une part, et de la position krishnamurtienne d'autre part, réside dans le fait qu'ils ne sont pas des systèmes de pensée mais des exposés d'un processus de vie affranchi de l'idéation.

Il existe un abîme entre l'attitude du chrétien qui s'en remet à son directeur de conscience, de l'hindou qui se soumet aux directives de son guru et le processus d'auto-révélation rigoureusement individuel que nous suggèrent le Ch'an, le Zen et Krishnamurti. Dans les deux premiers exemples nous nous trouvons en présence des processus d'imitation nuisant a l'intégrité spirituelle de l'homme. Cette dernière réclame un affranchissement de toute autorité extérieure et par dessus tout de tout conformisme (1).

Le culte des images, des symboles, des clichés mentaux de toutes espèces entre dans le cadre des processus d'imitation.

Dans la mesure de leur ferveur; les mystiques chrétiens qui méditent sur l'image de la Vierge, aboutissent à une auto-hypnose au cours de laquelle ils contempleront, non la Vierge, mais la matérialisation de leur propre projection mentale. De même, en est-il pour les Bouddhistes qui se concentrent avec ferveur sur telle ou telle image du Bouddha.

Toute fixation de la pensée sur une image, sur un symbole, sur une idée quelconque aboutit à des phénomènes dont il n'y a pas lieu de se réjouir, contrairement à ce que font de nombreux chercheurs dont la sincérité n'est pas mise en doute. L'étude de la vie intérieure de certains Sages nous montre les luttes qu'ils ont endurées contre les images cultivées antérieurement. Le rôle des « japas » très courant aux Indes et préconisé par de nombreux auteurs tant hindous qu'occidentaux peut être aussi négatif.

Le fait de prononcer indéfiniment certaines syllabes identiques, choisies par le maître, et souvent différentes pour chaque disciple, aboutit à une sorte de torpeur magnétique voisine de l'auto-hypnose. Ce processus calme le système nerveux mais il s'agit là d'authentiques intoxications mentales aboutissant à des extases mineures n'ayant aucun rapport avec la vraie spiritualité. Elles peuvent être parfois plus nocives sur le plan de l'esprit que l'alcool, les drogues et les stupéfiants sur le plan physique.

Les processus d'imitation comprennent non seulement l'adhésion aux images ou aux idées que nous suggère autrui. Ils englobent la totalité des habitudes mémorielles du passé, et par conséquent nos propres accumulations mentales.

Nous pourrions signaler à titre d'exemple, l'attitude intérieure du lecteur enthousiasmé par la notion d'un « Mental Cosmique » ou par celle de l'unité d'essence universelle. Cet enthousiasme l'inciterait automatiquement à l'expérience effective de la réalité dont il pressent intuitivement la grandeur et l'authenticité. Mais supposons qu'un tel homme se propose d'aller dans la nature pour tenter d'approfondir dans un cadre plus adéquat ce qu'il aurait aperçu dans un éclair. Il est infiniment probable qu'il ressente à nouveau ou qu'il perçoive tout ce qui s'offre à ses regards comme étant baigné dans le « Mental Cosmique ».

Il se peut qu'il pense à la présence du « Mental Cosmique » dans la terre des sentiers qu'il parcourt, dans l'air qu'il respire, qu'il l'entende à travers et au delà du chant des oiseaux, du bruissement du vent dans les arbres. S'il persiste dans une telle attitude il constatera qu'elle aboutit tôt ou tard à une impasse. Aussi longtemps que demeurera en lui l'idée du « Mental Cosmique » et l'automatisme mémoriel intervenant à tout instant entre lui et les circonstances en nommant toutes choses «Mental Cosmique », il ne pourra parvenir effectivement à l'expérience même du Réel. La représentation mentale du Réel qu'il a inconsciemment élaborée en son esprit s'interposera perpétuellement entre lui et la Réalité (2).

L'expérience ne revêtira toute son authenticité qu'à partir de l'instant où : 1° il sera délivré de l'automatisme mémoriel « nommant » ses états ; 2° et lorsque toute attente de quoi que ce soit délivrera son esprit des tensions qui s'opposent à sa parfaite plasticité.

L'observation silencieuse, la lucidité sans idée, l'attention sans « mots pensés », la vigilance dans l'instant constituent les éléments fondamentaux de la « Vue Juste ».

Par leur dénonciation du rôle nocif des « forces d'habitude », des processus d'imagination grossiers ou subtils, les formes supérieures du Bouddhisme et le Zen permettent à la nature humaine d'épanouir ses plus hautes possibilités créatrices.

3°) Les attachements :

Par attachement nous n'entendons pas seulement les attachements psychologiques, tels la dépendance dans laquelle nous pouvons nous trouver à l'égard de certaines personnes déterminées ou de certains objets mais aussi l'attachement à nous-même. Ce dernier concerne autant l'attachement à nos propres pensées que celui du corps (3).

Dans la mesure où nous nous appuyons sur autrui nous nous évadons de la réalité centrale de notre être, nous sommes littéralement en « porte à faux » sur le Réel. L'attachement à des êtres particuliers ou à des objets distincts nous met dans l'impossibilité d'expérimenter la nature réelle des choses. Toute fixation de l'esprit sur un point particulier entraîne une mobilisation d'énergie s'effectuant au détriment de la vision d'ensemble. La localisation de nos énergies psychiques autour d'un point privilégié tend à nous limiter dans la spécialisation d'une perception exclusive. L'expérience du réel ne surgit qu'à partir de l'instant où notre esprit se libère de l'attachement à toute préférence, à toute perception distincte, à toute valeur particulière, à tout point privilégié.

Il s'agit d'une véritable dé-spécialisation mentale.

Encore faut-il dire que cette dernière n'aboutit nullement à une incohérence quelconque ni un rythme de vie intérieure amorphe, empreint de monotonie. Sur le plan affectif notamment, le dépassement des points privilégiés, le détachement des êtres et des objets particuliers ne peuvent être confondus avec l'inertie mortelle d'une glaciale indifférence. Nous avons insisté ailleurs sur le fait que le détachement n'est pas de l'indifférence. Les formes supérieures de l'amour et de la compassion sont réalisées uniquement dans le détachement des exigences égoïstes du « moi ».

Parmi les attachements évidents du moi, nous terminerons en signalant l'identification au corps.

Une certaine maîtrise du corps est indispensable pour que puissent s'exprimer les richesses de l'esprit. L'abus des dépenses sexuelles et alimentaires rend toute acuité de perception spirituelle impossible.

Les différentes nuances sur lesquelles nous avons insisté, telle que l'influence de automatismes mémoriels, les secrètes attentes intérieures, exigent pour être perçues clairement, une vigilance, une souplesse et une acuité de perception qui sont incompatibles avec un manque de contrôle des exigences du corps.

De nombreux monastères bouddhistes attachent une grande importance à la discipline dans la question alimentaire. Dans certains centres, les moines ne prennent qu'un repas par jour ; celui du midi. Le repas du soir est interdit. D'autres, ne peuvent jamais prendre un repas après le coucher du soleil. Les raisons en sont évidentes. En vertu de l'interdépendance existant entre les facteurs physiques et psychiques, les repas pris tardivement entravent le processus normal du sommeil, non seulement du point de vue physiologique mais surtout du point de vue psychique.

La digestion étant une question de nerfs, les énergies nerveuses mobilisées par l'assimilation d'un repas copieux le soir, paralysent toute possibilité de réceptivité psychique et de repos réel durant le sommeil. Le système nerveux est en effet le seul intermédiaire entre le physique et le psychique.

Le triomphe de l'attachement à nos exigences corporelles constitue l'une des premières matérialisations indispensables à notre libération totale.

4°) Les méditations « compartimentées » :

Par « méditations compartimentées » nous entendons les exercices de méditation à heures fixes, auxquels s'appliquent de nombreux religieux, certaines périodes de la journée. Ce processus tend à l'établissement d'une scission rentre la vie « ordinaire » et la vie dite « spirituelle ».

La plénitude de la vie est là, d'instant en instant, et nous devons la saisir au cœur de la seconde qui passe par une vigilante attention (4).

Le processus de la méditation « compartimentée » aboutit à de graves déviations ayant l'inconvénient de surestimer nos possibilités réelles (5).

En effet, si nous nous entraînons à la contemplation, il se peut que certaines expériences cultivées nous procurent diverses joies intérieures.

Nous donnons souvent libre cours à des projections de notre inconscient. Nous sombrons ainsi progressivement dans un processus d'évasion et d'auto-hypnose agissant comme un véritable narcotique spirituel.

Des maîtres Ch'an/Zen insistent beaucoup sur le caractère constant de la méditation.

Hsi-Yun nous conseille de la façon suivante :

« Chaque jour, en marchant, debout, assis ou couché, dans chacune de vos paroles, soyez détaché des objets du monde phénoménal. En parlant ou simplement en clignant de la paupière, que chacun de vos actes soit accompli sans attachement (6). »

Un autre maître Ch'an, Shen-Hui reprochait à son disciple Teng, le caractère artificiel des méditations « arrangées ».

« Teng : - Il est nécessaire tout d'abord de pratiquer la méditation en restant assis calmement les jambes croisées...

« Shen-hui : - Quand on est engagé dans la méditation, n'est-ce pas là un exercice spécialement arrangé ?

« Teng : - Certes...

« Shen-hui : - Dans ce cas, cet arrangement particulier est un acte de la conscience limitée ; comment peut-elle mener là la vision de sa propre nature ?

Cette manière de s'exercer dans la méditation relève en fin de compte d'une recherche mal conduite de la vérité ; tant qu'il en est ainsi de tels exercices ne sauraient aboutir à la vraie méditation (7). »

Et Houeï-nêng disait : « C'est une faute de penser que le fait d'être assis, tranquillement plongé dans la méditation, soit indispensable à la délivrance. »

Il est important de retenir que l'on ne « s'entraîne » pas au « Satori ».

Les travaux d'entraînement peuvent être efficaces dans des domaines matériels ou techniques. On « s'entraîne » à la boxe, au football, à l'escrime ou au tennis... Il est encore possible de « s'entraîner » en vue d'une présentation d'examen de mathématique ou d'histoire. Dans ces domaines, une préparation, une accumulation est nécessaire.

Mais, ainsi que le suggérait Platon, chaque travail demande des outils adéquats. Pour des besognes grossières et lourdes des outils grossiers et lourds seront requis. Un travail délicat, minutieux, léger demandera par contre des outils délicats et raffinés. L'attitude d'un entraînement spirituel comporte précisément quelque chose de « grossier et lourd » par contraste à la condition de légèreté, de jaillissement et de liberté du « Satori (8) ».

La plupart des maîtres du Zen insistent sur le caractère soudain du Satori. Dans la mesure où nous méditons, nous sommes soit consciemment, soit inconsciemment dans une attitude d'attente secrète. En un mot, nous nous préparons à recevoir, mais cette préparation est empreinte d'un caractère subtil d'avidité et de préfiguration. Elle est trop consciente d'elle-même.

Le « Satori » arrive à l'improviste. Il possède un caractère de spontanéité, de jaillissement incompatible avec toute préparation minutieuse. Son foudroiement spirituel ne peut atteindre que l'esprit totalement détendu, libéré de ses attentes, de ses espoirs les plus secrets (9).

L'avantage de la méditation continue, inséparable de la vie elle-même, réside dans la détente intérieure authentique qu'elle apporte à celui qui la pratique. Au début, les résultats paraissent moins spectaculaires mais ils sont plus conformes à la nature des choses. S'ils sont plus lents ils sont plus durables comme le sont les processus de la nature.

Il n'existe aucun instant particulier qui mérite davantage d'attention plutôt qu'un autre. L'éternité est là, dans sa totalité, de moments en moment.

Nous devons donc être présents au Présent, de moment en moment, sans préférence aucune.

5°) Les interprétations erronées du « Vide » :

Ainsi que nous l'avons signalé à diverses reprises la notion du « Vide » prête souvent à confusion. Nombreuses sont les personnes qui l'interprètent à la lettre et tentent de réaliser le « vide mental » par l'exercice de concentrations intenses. Une telle vacuité est absolument négative et ne contient aucune possibilité révélatrice.

L'activité mentale est naturelle. Elle fait partie des processus de la vie. Il n'est pas question de la supprimer mais de lui assigner un mode de fonctionnement différent, répondant adéquatement à la nature profonde des choses.

Le fonctionnement mental actuel est inadéquat en vertu de ses identifications et de ses attachements. Le « vide » doit être compris dans le sens d'une absence des fausses valeurs résultant de l'attachement et de l'identification. Toute autre interprétation peut conduire à de graves erreurs. Cette façon de voir se retrouve d'ailleurs confirmée dans les commentaires de la doctrine de Hsi-Yun :

« Accordez-lui juste l'attention superficielle appropriée aux circonstances »... De nombreuses personnes y compris des bouddhistes chinois, on fait l'erreur de supposer que la pratique de « dhyâna » vise à rendre le mental complètement vide. Cette doctrine a été entièrement réfutée par un moine contemporain, Yeh Ch'i, qui vit actuellement dans le Yunnan ; il mit en évidence le fait qu'un état de vide mental ne peut être maintenu continuellement... Le but de « Dhyâna » est d'éliminer du processus mental tout sentiment d'attraction ou de répulsion suscité par la croyance que les choses sont des entités indépendantes et permanentes en elles-mêmes.

« Le vide mental permanent conduirait à des absurdités, telles que par exemple, le fait d'être nourri par une tierce personne, et très probablement se terminerait par la folie. »

« Suivant les bouddhistes de la secte « Dhyâna », il est cependant possible de réagir aux circonstances de la vie quotidienne de telle sorte que l'on soit capable d'y prendre part d'une manière satisfaisante, tandis que l'on demeure absolument détaché et essentiellement non-affecté par les circonstances (10). »

Les diverses formes de « Vide » obtenues par concentration, par une discipline du « moi » constituent une sorte de refus à la vie, empreint d'un caractère d'auto-défense et de fuite vis-à-vis des problèmes que pose l'existence. Fuir n'est pas résoudre. La solution véritable de nos problèmes ne peut être trouvée qu'en les affrontant et non en les fuyant.

6°) Manque de discernement :

L'exemple le plus saisissant des contradictions inhérentes au manque de discernement nous est fourni par les théologiens. Tout en admettant que «la déité dépasse infiniment toute image sensible» et que pour la voir « il faudrait qu'elle se montrât elle-même sans intermédiaire aucun » l’Église se pose non seulement en intermédiaire mais prétend à l'exclusivité d'un tel rôle et impose l'adhésion à des dogmes, croyances, rites constituant la négation absolue des vérités essentielles qu'elle semble parfois admettre d'autre part.

Nous avons vu ailleurs saint Thomas reconnaître que le don d'intelligence « ne nous fait certes pas voir l'essence divine mais nous montre ce qu'elle n'est pas ». Il nous dit ensuite que « nous connaissons Dieu ici-bas d'autant plus parfaitement que nous comprenons qu'il dépasse tout ce que notre esprit peut saisir ». Pourquoi dès lors, non seulement proposer mais imposer aux esprits, dès leur plus tendre enfance, un ensemble de notions et d'attributs paralysant désormais toute possibilité d'une approche quelconque du divin (11).

Lorsque nous posons de telles questions à ceux qui sont rompus au disciplines obscures des théologies, nous trouvons dans leur façon de réagir la réponse à notre enquête. La clarté de l'expérience directe, non-mentale est absente. Elle a cédé la place aux spéculations intellectuelles ; à l'interprétation adroite des textes (12).

L'endroit précis où s'est produite cette coupure entre la réalité vivante elle-même et les représentations de plus en plus erronées qui nous sont rapportées par les théologies actuelles se situe à la racine même du mental. Nous retrouvons une fois de plus ici, toute la signification de cette pensée du Zen nous disant qu' « une différence d'un dixième de pouce » suffit à séparer le Ciel et la Terre. La plus modeste absence d'attention, le moindre manque discernement nous conduisent imperceptiblement sur la pente fatale des fausses valeurs.

Si nous disons que le «peuple » ne peut accéder aux enseignements abstraits, qu'il lui faut des symboles concrets nous commettons une erreur assez grave.

D'abord, le Zen, n'est pas un « enseignement abstrait » puisqu'il est essentiellement pratique et tend au contraire à nous dépouiller l'esprit de toute abstraction. Ensuite, ce serait reconnaître à notre civilisation actuelle un caractère de dégénérescence inquiétant comparativement à celles qui ont existé entre la mort du Bouddha et l'avènement du Christianisme. L'histoire nous enseigne en effet, qu'à l'époque du Bouddha ainsi qu'à celle d'Ashoka les enseignements dépouillés de la doctrine étaient pleinement assimilés par le peuple.

C'est donc par manque de discernement que les organisateurs de la plupart des grandes religions ont encouragé la paresse mentale de la « masse » en tentant de rabaisser la Vérité à son niveau alors qu'il eût au contraire fallu tout mettre en œuvre pour élever la collectivité à la hauteur des purs enseignements énoncés par les Maîtres.

La force de la position du Ch'an et du Zen réside dans l'absence de spéculations métaphysiques. Le terme « Dieu » est inexistant dans les diverses formes du Bouddhisme. Seul existe le « Mental Cosmique » dont tous les êtres sont parties intégrantes. Cette Réalité se suffit à elle-même. Sa réalisation en nous-même et par nous-même nous délivre de tout manque de discernement...

Robert Linssen




(1) « Ceux qui connaissent par eux-mêmes ne cherchent rien l'extérieur. S'ils adhèrent à l'opinion que la libération vient par l'aide extérieure, par l'office d'un ami bon et sage ; ils se trompent entièrement. Lorsque la confusion règne en vous et que des vues fausses y sont conservées, nulle somme de connaissance appartenant aux autres, si bons et sages amis qu'ils puissent être pour vous ; ne servira à votre salut. » (Vimalakirti-Sûtra, in : Suzuki, Bouddhisme Zen. I, p. 317.)

(2) « Là où notre intellect ne peut atteindre, en vérité je vous dis d'éviter d'en parler. »
(Iueh-chan, in : Suzuki, Bouddhisme Zen, p. 120.

(3) « O mes amis, n'ayez aucune résidence fixe, à l'extérieur ni à l'intérieur, et votre conduite sera parfaitement libre et sans entrave. Chassez votre attachement. et votre marche ne connaîtra pas le moindre obstacle. » (Houeï-nêng, Sûtra de l'Estrade, in : Suzuki, Bouddhisme Zen, I, p. 3l6.)

(4) « Puisque nous ne faisons déjà qu'un avec l'Absolu, nous n'avons rien à pratiquer, rien à accomplir. La seule chose nécessaire est un éveil soudain à cette Unité. » (Hsi Yun,
« Mental cosmique », p. 44.)

(5) « N'imagine pas, ne pense pas, n'analyse pas, ne médite pas, ne réfléchis pas, demeure dans l’État Naturel. » (Les six règles de Tilopa - Bouddhisme Tibétain.)

(6) Mental Cosmique, p. 131.

(7) D. Suzuki, Le Non-mental, p. 41.

(8) « Lorsque la doctrine abrupte est comprise, il n'est plus besoin de se discipliner dans les choses extérieures. » (Houeï-nêng, in : Suzuki, Bouddhisme Zen, I, p. 3l5.)
(9) « Quand nous demeurons en Dhyâna nous sommes esclaves de Dhyâna. Si excellents que soient les mérites de ces exercices spirituels, ils nous mènent inévitablement à un état d'asservissement. Il n'y a pas là de libération. Aussi peut-on considérer toute la discipline du Zen comme consistant en une série d'efforts pour nous rendre absolument libres de toutes formes d'asservissement. » (D. T. Suzuki, Le Non-mental, p. 40.)

(10) Le Mental cosmique.

(11) « Un Dieu compris n'est plus un Dieu. » (Terstegen, in : Suzuki, Bouddhisme Zen. II. p. l05.)

(12) « Les choses divines sont d'autant plus obscures pour nous qu'elles sont plus intelligibles et plus lumineuses en elles-mêmes. » (Aristote.)


Les Essais sur le Bouddhisme Zen

D.T. Suzuki (1870 - 1966) a consacré sa vie à l'étude du Zen. Universitaire de renommée internationale, il a entretenu un dialogue fécond avec les plus grands philosophes, et a largement contribué à la diffusion de la pensée zen dans le monde occidental du XXe siècle.Les Essais sur le Bouddhisme Zen, aujourd'hui des classiques, constituent le cœur de son œuvre. Suzuki y présente la voie du Zen comme une discipline de l'être tout entier consistant à se libérer des jougs qui nous maintiennent dans l'illusion. Apprendre à maîtriser les énergies du corps et à dépasser les cadres mentaux qui nous empêchent de vivre pleinement l'instant, tel est le chemin du Zen vers la liberté intérieure.
Rassemblée pour la première fois en un seul volume, cette fresque encyclopédique demeure l'ouvrage de référence sur une tradition qui a structuré historiquement la civilisation japonaise, et qui a bouleversé depuis quelques décennies notre vision du monde.



Illustration :

dimanche, mai 08, 2011

Le racisme ésotérique de Mouravieff




Existe-t-il une race sans âme ? Laura Knight-Jadczyk, après avoir lu « Gnôsis » de Boris Mouravieff, n'en doute pas. Dans son livre, « L'histoire secrète du monde », elle écrit : « Qu'il existe une race sans âme, constituée de près de 3 milliards d'habitants de cette planète contribue certainement à expliquer pourquoi notre Terre se trouve dans un tel état. […]
Les portails organiques (la race sans âme) sont des véhicules ou portails génériques ayant forme humaine, prêts à se laisser utiliser par diverses forces. Voilà pourquoi ce sont de parfaites et dociles marionnettes au service de la Matrice. »

Nous avons déjà, dans le premier volume de « Gnôsis », fait allusion à plusieurs reprises à cette coexistence de deux races essentiellement différentes : celle des Hommes et celle des Anthropoïdes, ce dernier terme n'emportant au sens ésotérique, insistons-y, aucune idée péjorative.

Constaté depuis des temps très reculés, ce fait, encore que déformé parce que généralement perçu sous un jour faux, a trouvé accès à la conscience nationale, sociale et juridique de plusieurs peuples, anciens et nouveaux : c'est ainsi que l'on retrouve son influence dans la notion d'Intouchable des Indiens, d'Ilote des Grecs, de Gohi des Juifs, d'Os blancs et d'Os noirs de l'Europe médiévale, d'Untermensch des Allemands nazis, etc.

Remarquons, incidemment, que la légende du sang bleu ne relève pas uniquement de la fantaisie : ce n'est pas, en effet, dans la conception du sang bleu comme phénomène psychosomatique qu'est l'erreur, mais dans la croyance simpliste, moyenâgeuse, que ce sang, dit aristocratique, passe automatiquement de père en fils à chaque génération, alors, qu'il ne peut être, pour des raisons que les lecteurs de « Gnôsis » n'auront nulle peine à comprendre, que l'attribut des êtres deux fois nés.

Observons également qu'à l'autre extrême, la conception égalitaire de la nature humaine, si chère aux théoriciens des révolutions démocratiques et sociales, est aussi erronée que la première : la seule égalité réelle des sujets de droit interne et international est l'égalité des possibilités car les hommes naissent inégaux.

Les Écritures contiennent plus d'une indication de la coexistence sur notre planète de ces deux humanités, actuellement semblables de forme mais dissemblables dans leur essence. On peut même dire que toute l'histoire dramatique de l'humanité, depuis la chute d'Adam jusqu'à nos jours et sans excepter la perspective de l’Ère Nouvelle, est placée sous le signe de la coexistence de ces deux races humaines dont la séparation ne doit intervenir qu'au Jugement Dernier.

C'est ce qu'a indiqué Jésus, en paraboles naturellement lorsqu'il s'adressait à la foule, mais en termes clairs à l'intention de ses disciples ; il y a notamment la parabole de l'ivraie et de la bonne semence (96) que, sur la demande de ces derniers, il a ainsi commentée :

Celui qui sème la bonne semence, c'est le Fils de l'homme; le champ, c'est le monde; la bonne semence, ce sont les fils du royaume; l'ivraie, ce sont les fils du malin; l'ennemi qui l'a semée, c'est le diable; la moisson, c'est la fin du monde (97).

Et Jésus a ajouté :

Tout homme lettré instruit de ce qui regarde le royaume des deux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes (98).

La coexistence, ainsi confirmée, d'une race d'Anthropoïdes et d'une race d'Hommes, est nécessaire, du point de vue de la Loi Générale, pour que se maintienne sans interruption la stabilité dans le mouvement de la Vie organique sur la Terre; elle l'est également en vertu du Principe d’Équilibre, la première race étant un contrepoids qui permet à celle des Hommes de poursuivre son évolution ésotérique. Cela aussi a été confirmé par Jésus, à propos de la Fin, dans les termes suivants :

Alors, de deux hommes qui seront dans un champ, l'un sera pris et l'autre laissé; de deux
femmes qui moudront à la meule, l'une sera prise et l'autre laissée (99).

Ces paroles appellent une observation :

L'ivraie pousse sans qu'on ait besoin de la cultiver. En revanche, la bonne semence exige, pour fructifier, un travail considérable : il faut labourer la terre, la nourrir d'engrais, l'ensemencer soigneusement, la herser, etc.; et si la récolte n'est pas moissonnée, mais laissée là où elle a poussé, on ne trouve plus au bout de quelques années aucun épi de froment, car l'ivraie, plante naturelle de la Terre, étouffe le froment et le seigle, fruits de la culture céleste (100).

L'ivraie humaine, c'est la race anthropoïde issue de l'humanité pré-adamique. La différence capitale — bien que non perçue par les sens — entre l'homme pré-adamique et l'homme adamique contemporains, c'est que, comme nous l'avons vu, le premier ne possède pas les centres supérieurs développés qui existent chez le second et qui, bien que coupés chez lui de la conscience de veille depuis la chute, lui offrent une possibilité réelle d'évolution ésotérique. A cela près, les deux races sont semblables : mêmes centres inférieurs et même structure de la Personnalité ; même corps physique, bien que souvent plus fort chez l'homme pré-adamique que chez l'homme adamique; et quant à la beauté, n'oublions pas que l'homme et la femme préadamiques avaient été créés par Dieu le sixième jour, à son image et à sa ressemblance (101) et que les filles de cette race étaient particulièrement belles (102). [...]

En s'identifiant avec le Moi de sa Personnalité, Adam perdit la conscience de son Moi réel et tomba ainsi de la condition édénique qui était précédemment la sienne dans celle des pré-adamiques. Au lieu qu'avant la chute les adamiques relevaient de la seule autorité de l'Absolu et participaient essentiellement de la note SI, sous l'impulsion du i|) de la deuxième octave cosmique (122), les deux humanités, issues de deux procédés de création différents, se mélangèrent ensuite sur le plan de la vie organique sur la Terre, placée sous l'autorité de l'Absolu. Dès lors, la coexistence de ces deux types humains et la compétition dont elle s'accompagna devinrent un fait pour ainsi dire normal. Or, comme les enfants de ce siècle sont plus habiles que ne le sont les enfants de lumière (123) dans leur état postérieur à la chute, nous voyons tout au long de l'histoire, et encore de nos jours, les adamiques se trouver généralement en position d'infériorité par rapport aux pré-adamiques.

Cette situation, ses conséquences pratiques et les problèmes qui en découlent feront plus loin l'objet d'un examen plus approfondi, examen commandé par l'approche de l’Ère du Saint-Esprit au terme de laquelle se posera la question de la séparation de l'ivraie et de la bonne semence. Pour l'instant, bornons-nous à répéter que l'homme adamique contemporain, ayant perdu le contact avec ses centres supérieurs, et par suite avec son Moi réel, apparaît pratiquement semblable à son homologue pré-adamique. Toutefois, à la différence de ce dernier, il a encore ses centres supérieurs, ce qui lui assure la possibilité de s'engager sur la voie de l'évolution ésotérique. De cette possibilité, le pré-adamique est actuellement privé, mais elle lui sera donnée dans l'éventualité d'une évolution heureuse de l'humanité adamique au cours de l’Ère du Saint-Esprit.

Le troisième temps de la Création de l'humanité adamique, celui où apparaît la Femme, révèle, comme le deuxième, un processus tout à fait différent de celui d'où sortit l'humanité pré-adamique (124). Alors que dans ce dernier cas la création de la femme était intervenue indépendamment de celle de l'homme et de manière parallèle (125), Ève fut créée après Adam, et après que celui-ci eut reçu le Souffle de Vie. Elle ne fut pas non plus créée indépendamment de l'homme et parallèlement à lui, ni directement à partir de la poussière de la terre (126), mais indirectement, à partir d'Adam déjà rendu vivant, mais endormi, de sorte que c'est également en tant qu'âme vivante qu'elle apparut sur la Terre. La différence, on le voit, est essentielle. Pour le moment, nous ne retiendrons que la réaction d'Adam lorsque Dieu, l'ayant sorti du sommeil où il l'avait plongé, lui amena la femme tirée de sa côte : Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair (127) ! Par ces mots, la Bible souligne le fait que l'homme et la femme du VIème Jour étaient d'une autre race qu'Adam et Ève.

Notons également que ni l'homme ni la femme pré-adamiques n'avaient reçu de nom, alors qu'Adam, qui signifie homme rouge, ou de terre rouge (128), fut ainsi appelé par Dieu (129) ; et c'est lui qui, sur l'ordre du Seigneur, donna, comme à toutes les créatures (130), un nom à la Femme, son épouse. Il l'appela Ève, ce qui veut dire Vie, Vivante, Vivifiante (131).

Ce récit symbolique et plein de signification ésotérique trouve un certain écho dans la physiologie moderne. En l'état actuel des connaissances scientifiques, en effet, on constate — les deux races étant mélangées — que l'homme a des hormones féminines en même temps que des hormones mâles et que la femme a des hormones mâles en même temps que des hormones féminines. Or, alors que chez l'homme contemporain la proportion des hormones féminines n'est que de un pour cent, celle des hormones mâles chez la femme est de l'ordre de cinq pour cent : on voit donc que la femme est plus homme que l'homme n'est femme. Il est probable qu'après les millénaires pendants lesquels les deux races se sont mélangées, cette proportion est maintenant équilibrée entre pré-adamiques et adamiques — ce qui vaudrait la peine d'être vérifié dans toutes les races de l'humanité actuelle. Mais il est permis de penser que, primitivement, la proportion des hormones de l'autre sexe chez l'homme et la femme du VIème Jour devait être égale, alors que chez les adamiques la disproportion devait être plus forte qu'elle ne l'est aujourd'hui.

Les fils de Dieu, nous dit la Bible, virent que les filles des hommes étaient belles et ils en prirent pour femmes (132). Le mélange des deux races qui s'ensuivit, contraire au Plan de la Création, détermina Dieu à exterminer partiellement, par le Déluge d'eau, l'humanité ainsi corrompue (133). Mais le mélange des chromosomes était déjà un fait accompli, et l'asymétrie hormonale propre aux adamiques diminua forcément au cours des générations pour se stabiliser au point où elle en est maintenant. Il est donc logique, si comme certaines indications contenues dans l’Évangile portent à le croire les deux races humaines qui coexistent sur la terre sont numériquement égales (134), de supposer que chez les adamiques de la première heure l'asymétrie hormonale pouvait être de l'ordre de 1 à 10. Vraisemblablement, les adamiques devront la regagner au cours de l’Ère du Saint-Esprit afin que, leur physiologie se trouvant ainsi rétablie, ils soient de nouveau, comme l'étaient Adam et Ève avant la chute, libérés de la servitude de la reproduction qui avait primitivement été imposée seulement aux pré-adamiques. Car c'est à ces derniers que Dieu avait ordonné : Croissez et multipliez (135) ; Adam et Ève ne s'étaient jamais
vu assigner une telle mission; leur union était purement androgyne, et ce n'est qu'après la chute qu’Ève conçut et mit au monde ses fils. La première indication de l'obligation de multiplier faite par Dieu aux adamiques n'apparaît que beaucoup plus tard, notamment dans ces paroles adressées à Jacob : Sois fécond et multiplie : une nation et une multitude de nations naîtront de toi et des rois sortiront de tes reins (136). On place ce fait à quelque 1760 ans avant Jésus-Christ (137). Il faut croire que c'est dès ce moment, Dieu ayant accepté le fait accompli et résolu de faire, cette fois avec Jacob, un nouveau départ, que la proportion hormonale de 1 à 5 a tendu à se généraliser.

Ce nouveau départ était, nous l'avons dit, à l'avantage des pré-adamiques, auxquels il ouvrait la perspective, lointaine certes mais réelle, d'une évolution appelée à s'opérer pendant le cycle du Saint-Esprit, où, si tout se passe bien, il leur sera donné de prendre la place des adamiques corrompus tandis que ces derniers devront parvenir à la Rédemption, c'est-à-dire à l'état intégral et harmonieux où ils étaient avant la chute et qu'il leur faut maintenant regagner par des efforts conscients...

Boris Mouravieff, « Gnôsis ».


96 Matthieu, XIII, 24-30.
97 Ibid., 37-39.
98 Ibid., 52, cité d'après le texte slavon.
99 Matthieu, XXIV. 40, 41.
100 Ces céréales n’existent pas, à l’état naturel, sauvage, comme on trouve par exemple l’églantine qui, convenablement
cultivée, devient rose.
101 Genèse, I, 26, 27.
102 Genèse, VI. 2.
122 Gnôsis T. II, p. 23.
123 Luc, XVI, 8 ; cité d'après le texte slavon.
124 Infra.
125 Genèse, I, 27.
126 Ibid.,II, 7.
127 Ibid., II, 23.
128 Concordance, op. cit., p. 618.
129 Genèse, II, 15.
130 Ibid., II, 19, 20.
131 Ibid., III, 20; Concordance, p. 645.
132 Genèse, VI, 2.
133 Ibid., VI, 7 et suiv.
134 Matthieu, XXIV, 40; Luc, XVII, 36, et d'autres encore.
135 Genèse, I, 28.
136 Ibid., XXXV, 11.
137 Concordance, op. cit., p. m.

Télécharger gratuitement les 3 tomes de « Gnôsis » sur le site Zone-7 :

GNÔSIS
Étude et commentaires sur l'orthodoxie orientale

GNÔSIS fut distingué dès la parution du tome I, qui reçut le prix Victor-Émile Michelet de Littérature ésotérique en 1962. GNÔSIS a été traduit en grec, anglais, espagnol et italien; traductions arabe et japonaise en cours.
La règle absolue de l'hermétisme a longtemps constitué une sauvegarde pour la Tradition chrétienne ésotérique. Les circonstances ont changé ; notre époque réclame d'être éclairée par la Connaissance (Gnôsis en grec), marche indispensable, après la Foi et l'Espérance, pour atteindre l'Amour.
GNÔSIS, en divulguant en profondeur la Doctrine issue de la Tradition ésotérique de l'Orthodoxie orientale, facilite les recherches de ceux qui veulent saisir le sens vrai de la vie et comprendre la tâche qui incombe à l'homme, au seuil de l’Ère nouvelle.
Le tome I, dans ses trois parties: l'Homme, l'Univers, la Voie, expose à un premier degré (cycle exotérique) les contenus théoriques et pratiques de cette Connaissance issue de la Sagesse diurne, mystérieuse et cachée. La divulgation se poursuit dans les tomes II (cycle mésotérique) et III (cycle ésotérique).
Fruit d'un remarquable travail de synthèse, parfaitement maîtrisé dans sa structure et dans sa forme, GNÔSIS représente un précieux instrument de travail pour tous ceux qui recherchent la vérité qui affranchira.


Boris Mouravieff (Cronstadt, 1890 - Genève, 1966) a enseigné la philosophie ésotérique à l'Université de Genève durant les années 1955-1958. Il fonda le Centre d'études chrétiennes ésotériques de Genève, qu'il présida jusqu'à son décès.



Peinture de William Blake, « Elohim Creating Adam »


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