Do
It, le livre de Jerry
Rubin (jadis jeune américain sage), est considéré comme le manifeste du mouvement
« yippie », synthèse entre le courant hippie et le
gauchisme des jeunes révolutionnaires américains.
Jerry
Rubin (1938-1994), un enfant de l'Amérike
Je suis
un enfant de l'Amérike.
Si un
jour ils me collent au poteau pour mes «crimes» révolutionnaires,
je veux un hamburger-frites avant de mourir, et un Coca.
Les
grandes villes, ça me botte.
La page
des sports et les potins dans leurs journaux, les programmes radio,
la télé-couleur, j'adore ça.
Et aussi
les grands magasins, les supermarchés géants, les aérogares. Ça
me rassure de voir un restauroute Howard Johnson [équivalent des
Jacques Borel], y compris les jours où je n'ai pas faim.
Je suis
dingue des films de Hollywood, même les plus cons.
Je ne
parle qu'une langue, l'anglais.
J'aime
le rock.
Tout
gosse, je collectionnais les photos de baseballeurs et je voulais
devenir deuxième base dans les Cincinnati Reds.
Seize
ans, ma première bagnole, je loupe mon permis — j'ai pleuré
pendant huit jours avant de réessayer.
Je suis
admis dans un de ces collèges où ils vous font d'abord passer un
examen d'entrée. J'en sors en queue de liste.
On élit
le type le « plus populaire» de la boîte, c'est moi.
J'avais
les cheveux courts, courts, ultra-courts.
L'Attrape-cœur
[roman de J.D. Salinger] m'a fait de l'effet.
Je n'ai
jamais eu d'acné.
Je
deviens un jeune as du reportage au Post and Times Star de
Cincinnati. « Mon petit, me dit le patron, tu seras un jour un
reporter du tonnerre, peut-être le plus formidable qu'il y ait
jamais eu à Cincinnati. »
J'étais
de tout cœur pour Adlai Stevenson [politicien super-libéral et
chouchou de la petite bourgeoisie].
Mon père
livrait du pain avec son camion. Plus tard il devint permanent du
Syndicat des camionneurs de boulangerie. Il ne pensait que du bien de
Jimmy Hoffa (moi aussi). [ Jimmy Hoffa : leader
populiste du Syndicat.]
Il [le
père de Jerry] est mort à cinquante-deux ans d'une crise
cardiaque.
Ma mère
avait été à l'université. Elle jouait du piano. Elle est morte
d'un cancer à cinquante et un ans.
Je me
suis occupé de mon frère Gil depuis qu'il a eu treize ans.
Je me
suis fait réformer par piston.
Un an à
Oberlin College, diplômé de l'université de Cincinnati, je passe
un an et demi en Israël et me fais inscrire à Berkeley.
J'ai
tout plaqué.
J'ai
plaqué la race blanche et la nation amérikaine.
J'aime
vivre sans entraves.
J'aime
la défonce.
De
complet-veston, de cravate, je n'en ai plus jamais portés.
Tout
pour la révolution.
Je suis
un yippie !
Je suis
un orphelin de l'Amérike.
La
révolution par le rock
Enfant
promis à une existence furibarde, la Nouvelle Gauche est sortie du
pelvis ondulant d'Elvis Presley.
En
apparence, le monde des années 50 avait la bonne placidité
d'Eisenhower. Satisfait et béat comme un grand reportage sur les «
Fans d'Ike», papa-gâteau.
Par en
dessous, la masse silencieuse des opprimés avait saisi ses chaînes
à deux mains. Un drame se préparait : répression contre
mécontents.
L'Amérikkke
était coincée dans ses contradictions.
Papa
regardait avec fierté sa maison et sa voiture, sa pelouse taillée
au ciseau à Ongles. Tout ces biens qui justifiaient sa vie.
Il
essayait de nous donner une bonne éducation : il voulait nous
apprendre à marcher droit sur la route de la Réussite.
Travaille
ne joue pas
Étudie
ne traîne pas
Obéis
ne pose pas de questions
Intègre-toi
ne te fais pas remarquer
Sois
sérieux ne te drogue pas
Fais
de l'argent ne fais pas d'histoires
On
nous obligeait à nous renier :
On
nous apprenait que faire l'amour était mal, parce qu'immoral.
Et
aussi, à cette époque d'avant la pilule, une fille en cloque vous
barrait la route de la Respectabilité et de la Réussite.
On
nous disait que la masturbation rendait fou et donnait des boutons.
On
savait plus où on en était. Comment arriver à comprendre qu'il
fallait bosser dur pour acheter des baraques toujours plus hautes ?
des bagnoles toujours plus longues ? des pelouses taillées au ciseau
toujours plus grandes ?
On
en devenait fous. On ne pouvait plus tenir.
Elvis
bousilla l'image papa-gâteau d'Eisenhower en secouant à mort nos
jeunes corps emmaillotés. L'énergie sauvage du rock gicla en nous,
toute bouillante, et le rythme libéra nos passions refoulées.
De
la musique pour libérer l'esprit.
De
la musique pour nous unir.
Buddy
Holly, les Coasters, Bo Diddley, Chuck Berry, les Everly Brothers,
Jerry Lee Lewis, Fats Domino, Little Richard. Ray Charles. Bill
Haley, et les Cornets, Fabian, Bobby Darin, Frankie Avalon :
tous nous ont donné vie / rythme et nous ont libéré.
Elvis
nous disait let go ! let go ! let go ! let go !
La
civilisation d'abondance, en fabriquant une voiture avec radio pour
chaque famille bourgeoise, a fourni ses troupes à Elvis.
Pendant
que la radio, à l'avant, gueulait Turn Me Loose, les gosses
se déchaînaient sur la banquette arrière.
Beaucoup
de nuits passées à baiser dans le noir au rythme du rock, sur des
routes désertes.
Les
banquettes arrière déclenchèrent la révolution sexuelle et les
radios étaient le médium de cette subversion.
Nos
vieux désespérés se servaient de la voiture comme d'un moyen de
pression : « Si tu ne fais pas ce que je te dis, tu n'auras pas la
voiture samedi soir. »
C'était
cruel de s'en prendre ainsi à nos gonades, à notre seul moyen
d'être ensemble.
La
banquette arrière fut le premier terrain où s'affrontèrent les
générations.
La
révolution a commencé avec le rock.
[…]
Nos
dirigeants ont sept ans.
L'Amérike dit : Ne fais pas ça.
Les yippies disent : Fais-le !
Toutes les actions des yippies sont
destinées aux gosses de 3 à 7 ans.
Nous dévergondons les enfants.
Notre message, c'est : ne grandissez
pas. Grandir, c'est abandonner ses rêves.
Nos parents mènent une guerre de
génocide contre leurs propres enfants. Le système économique n'a
rien à foutre de la jeunesse, il n'en a pas besoin. Tout a déjà
été construit. Notre seule existence est déjà un
crime.
En toute logique, ils devront nous
éliminer.
Alors, l'Amérike envoie ses « nègres
de jeunes » se faire crever la peau au Vietnam.
L'école a pour unique fonction
d'empêcher les jeunes des classes moyennes d'être à la rue. Les
lycées et les universités sont des crèches pour jeunes, sous leurs
noms à la gomme.
Le Vietnam et l'école sont les deux
fronts principaux où se livre la guerre de génocide de l'Amérike
contre sa jeunesse, juste avant les prisons et les asiles.
L'Amérike dit : l'Histoire est
finie. Intégrez-vous. On a découvert le meilleur système
de toute l'histoire de l'humanité — c'est le nôtre.
On n'aura jamais rien de mieux, parce que l'homme est égoïste,
avaricieux, parce qu'il porte le stigmate du péché originel. Et si
nous ne voulons pas nous intégrer, ils nous bouclent.
Mais pour les masses du monde entier,
l'histoire ne fait que commencer. Et nous, les mômes, nous voulons
aussi tout recommencer à partir de presque rien. Nous voulons être
des héros, comme ceux des livres d'histoire. Nous n'avons pas vécu
la Première Révolution amérikaine. Ni la Deuxième Guerre
mondiale.
Nous avons manqué les révolutions
chinoise et cubaine. Allons-nous passer notre vie à faire des
grimaces béates en regardant la télé ?
Une société qui abolit toute
aventure, fait de l'abolition de cette société la seule aventure
possible. (Vaneigem)
Jerry Rubin, Do It.
Quand
il était jeune, Rubin disait : « ne fais jamais confiance
aux plus de quarante ans ». Ironie du sort, après la fin de la
guerre du Vietnam, à un âge approchant la quarantaine, il renia
totalement son idéal yippie pour se consacrer au business et adhéra à la contre-révolution conservatrice de Reagan.
Le livre en anglais :
Le livre en anglais :
Scenarios of the Revolution