Le mariage pour tous
marque une étape importante dans l'avènement de la société
contre-traditionnelle.
Le mariage comme «
Mystère » dans le monde de la tradition
On a généralement reconnu,
surtout après la parution de l'ouvrage fondamental de Fustel de
Coulanges, que la famille antique, plus qu'une association naturelle,
fut une institution à base religieuse. Mais cela vaut aussi, plus
généralement, pour ce que fut la famille dans toute grande culture
des origines, ou culture du monde de la tradition. Ce caractère
sacral ne pouvait pas ne pas investir, dans une certaine mesure, les
relations intimes entre les sexes et le régime conjugal de la
sexualité.
Il faut tout d'abord relever
que, dans le mariage antique, le facteur individualiste était
ordinairement très réduit, n'apparaissait pas comme le facteur
déterminant. Souvent, on ne tenait compte qu'accessoirement de
l'inclination et de l'affection ; c'était la lignée qui importait
le plus. Dès le début, la dignitas matrimoni se rattacha, à
Rome, à l'idée de la descendance nobiliaire. C'est pourquoi l'on
distinguait — non seulement à Rome, mais en Grèce et dans
d'autres civilisations traditionnelles — entre la femme à choisir
dans ce but pour la dignitas matrimoni — et d'autres femmes,
dont l'homme pouvait en même temps, et éventuellement, user en vue
de la pure expérience érotique (d'où l'institution du concubinage,
légalement admis à côté du régime familial, comme son
complément). Il y a plus : au sujet de l'épouse, on faisait souvent
une distinction entre son usage purement érotique et un usage
spécifique ordonné à la volonté consciente d'engendrer. Et
lorsqu'on s'approchait de l'épouse dans cette seconde intention, on
suivait fréquemment un rituel spécial, comportant des cérémonies
de lustration et de propitiation, ainsi que des détails particuliers
du régime même de l'union sexuelle. Parfois, on faisait précéder
celle-ci d'une période d'abstinence (dans l'ancienne Chine, il
s'agissait d'un régime de l'étreinte où la semence masculine était
retenue) ; un rituel magique envisage même d'exorciser le démon de
la lascivité, qui exerce avant tout son pouvoir sur la femme ; dans
certains cas, on priait et l'on invoquait les dieux, on choisissait
une date propice, puis on s'isolait. On constate l'existence d'une
science relative aux circonstances en mesure de rendre plus probable
la naissance d'un enfant de tel sexe, plutôt que de tel autre.
Il est en outre important de
souligner que, dès les sociétés totémiques elles-mêmes, la
conception de la procréation ne se ramenait pas à celle,
naturaliste, de la continuation biologique de l'espèce ; en
engendrant, on entendait, pour l'essentiel, conserver et transmettre
la force mystique du sang propre, de la gens, et surtout celle
de l'ancêtre primordial, force immanente en tant que genius
de la lignée et concrétisée, dans l'Antiquité gréco-romaine, par
le feu sacré domestique toujours allumé. Et de même que c'était
la participation aux rites d'une famille qui créait éventuellement
de nouvelles parentés, donc qui intégrait un étranger dans cette
famille, de même certaines données indicatives permettent de penser
que, dans l'Antiquité traditionnelle, la femme, avant d'être
épousée par son mari, l'était par cette force mystique de la
lignée. Il est significatif qu'a Rome le thalamus, le lit
conjugal, était appelé lectus genialis, lit du genius.
Un témoignage résiduel plus précis concerne une coutume nuptiale
romaine : avant de s'unir à son mari, la femme devait s'unir au dieu
Matitus, au Tutinus priapique qui, fondamentalement, ne faisait qu'un
avec le genius domesticus, ou lar familiaris ; entrée
dans la demeure de l'époux, la jeune femme, la nova nupta,
devait, avant d'accéder au lit nuptial, s'asseoir sur la statue
ithyphallique de ce dieu, comme s'il revenait à ce dernier de la
déflorer le premier. On pourrait indiquer l'existence de rites
analogues dans d'autres cultures, et possédant la même
signification. Le but véritable du mariage n'était pas une
progéniture quelconque, mais en premier lieu le « fils du devoir »,
expression qui qualifiait en Inde le premier né mâle, avec le vœu
qu'il fût un « héros ». La formule finale de la cérémonie
nuptiale, shraddâ, était : vîram me datta pitarah («
O pères, faites que j'aie pour fils un héros ! »).
Dans la famille sacralisée,
la polarité des sexes est associée à un régime de
complémentarité. D'où le rôle que joua la femme dans le culte
domestique indo-européen, en relation avec le feu, dont elle était
la gardienne naturelle, ayant elle-même, en principe, la nature de
Vesta, « flamme vive » ou feu-vie. La femme était en quelque sorte
le vivant soutien de cette influence suprasensible, servant de
contrepartie au pur principe viril du pater familias. C'est
pourquoi il incombait surtout à la femme de veiller à ce que la
flamme ne s'éteignît point et restât pure ; elle en invoquait la
force sacrée, jetant dans le feu les sacrifices . A Rome, un régime
de complémentarité analogue était en vigueur pour le sacerdoce
lui-même. Lorsque venait à décéder l'épouse du Flamen — la
flaminica dialis —, le prêtre devait abandonner son office,
comme si son pouvoir, à cause de l'absence de son complément
vivifiant, était diminué ou paralysé. On peut recueillir des
témoignages allant dans le même sens auprès d'autres traditions,
la tradition brahmanique par exemple, dans laquelle d'autres contenus
sont pourtant déjà mis en relief. La femme unie à l'homme par le
sacrement — samskâra — se présente comme la « déesse
de la maison » — grhadevatâ — et fut originellement
associée à son mari dans le culte et les rites. La femme est vue
soit comme le foyer — kunda —, soit comme la flamme du
sacrifice. Il est conseillé de méditer sur la femme conçue comme
un feu — yoshamagnin dhyâyîta. Ici, on entrevoit déjà le
plan opératif, et non plus seulement rituel, puisque dans ce cadre
l'union entre homme et femme était conçue comme un grand rite —
vajñia —, un équivalent du sacrifice du feu, homa.
Un texte dit que « celui qui connaît la femme sous la forme du feu,
atteint la libération ». Et le Çathapatha-brahmâna fait
dire à la femme : « Si tu uses de moi durant le sacrifice, quelle
que soit la bénédiction que tu invoqueras, à travers moi tu
l'obtiendras ». Les fruits d'une des formes du sacrifice du soma
(vajapeya) sont comparés à ceux produits par l'union avec
une femme lorsqu'on accomplit celle-ci en connaissant les
correspondances et les contenus cosmiques de la femme et de son
corps. La matrice, centre de la femme, est désignée comme le feu
sacrificiel. Dans un autre texte traditionnel, on fait correspondre
toutes les phases de l'étreinte à celles d'une action liturgique,
et il est indiqué que celle-ci peut être faite en même temps que
l'étreinte.
En règle générale, le
mariage pouvait déjà présenter sous cette forme les caractères
d'un « Mystère », dans un régime de ritualisation. En Grèce la
déesse, en tant que déesse du mariage, portait le nom d'Aphrodite
Teleia, cet attribut dérivant de telos, terme également
utilisé pour désigner l'initiation. La reprise consciente des
correspondances cosmiques du masculin et du féminin — le Ciel et
la Terre — est clairement attestée dans un célèbre rituel
indo-européen : « Qu'il [l'époux] s'approche d'elle, en prononçant
la formule : "Je suis Lui, tu es Elle ; tu es Elle, je suis Lui.
Je suis le chant, tu es la strophe... Je suis le Ciel, tu es la
Terre. Viens, embrasse-moi, mêlons notre semence, pour la naissance
d'un mâle, pour l'opulence de notre maison". Puis, faisant en
sorte que la femme écarte les jambes, qu'il dise : "Ô vous,
Ciel et Terre, mêlez-vous !" La pénétrant, sa bouche unie à
sa bouche, la caressant trois fois de haut en bas, qu'il dise :
"...Comme la Terre accueille en son sein le Feu, comme le Ciel
renferme en son sein Indra, comme les points cardinaux portent le
vent, ainsi je dépose en toi le germe de X. (nom de l'enfant)"
» . La virilité est donc rattachée au Ciel, la féminité à la
Terre. De façon analogue, en Grèce, selon Pindare, comme pour se
référer au fondement de leur nature la plus profonde, les hommes,
durant l'amour, invoquaient Helios, le Soleil, et les femmes Séléné,
la Lune . Il faut aussi relever que dans presque tous les dialectes
indiens d'origine sanscrite, les femmes sont appelées prakritî,
terme qui désigne métaphysiquement la « nature », ainsi que la
femelle-force du dieu impassible, du purusha. Ce contexte de
sacralisation du mariage devait peu à peu s'estomper, mais il en
subsistait récemment encore des traces positives, qui ne
s'expliquent que par lui. Il ne devait se conserver, avec de précises
homologations divines et cosmiques, que dans le domaine cultuel au
sens strict, en rapport avec les variantes du hieros garnos,
de la hiérogamie ou théogamie rituelle. Mais, au sujet de
l'Antiquité, on n'a pas eu tort d'affirmer qu'un peuple où les
pratiques matrimoniales étaient ritualisées et toujours conformes
aux lois éternelles, constituait une grande chaîne magique reliant
la sphère matérielle aux sphères supérieures. Novalis a raison
de considérer le mariage, tel que nous le connaissons aujourd'hui,
comme un « mystère profané » ; au fil des temps, il est
effectivement devenu la seule alternative sociologiquement offerte à
ceux qui ont horreur de la solitude. Et l'exactitude des paroles
suivantes n'est pas entachée par le fait que leur auteur,
Louis-Claude de Saint-Martin, n'en a certainement pas réalisé la
portée et n'a pas eu une vision de la situation où elles sont
vraies : « Oh ! si le genre humain savoit ce que c'est que le
mariage, il en auroit à la fois un désir extrême et une frayeur
épouvantable ; car il est possible aux hommes de se rediviniser par
là, ou de finir par se perdre tout à fait ».
La conception générique
d'une sacralité de l'acte procréateur a toutefois subsisté dans le
cadre des religions créationnistes, puisque cet acte est considéré
comme un reflet, un prolongement ou une reproduction de l'acte
créateur divin. Pour l'Iran mazdéen, on peut rappeler un ancien
rituel nuptial où l'idée d'un certain nombre de faveurs divines est
même associée à l'intensité maximale de l'étreinte. En ce qui
concerne l'aire islamique, il existe un rituel qui rappelle en partie
le rituel indo-européen cité plus haut et qui nous montre combien
l'idée de la sexualité comme quelque chose de peccamineux et
d'obscène — tout rapport entre celle-ci et la divinité
apparaissant blasphématoire — était étrangère à ces
traditions. Selon ce rituel, au moment de pénétrer la femme,
l'époux dira : « Au nom d'Allah, le Clément, le Miséricordieux,
Bismallah al-rahman al-rahim ». Puis l'homme et la femme
diront ensemble : « Au nom de Dieu », et, enfin, seul l'homme
ajoutera, au moment de la jouissance de la femme et juste avant
d'éjaculer, le reste de la formule, à savoir les mots « le
Clément, le Miséricordieux ». Dans la même perspective, Ibn
Arabi, un maître du soufisme, va jusqu'à parler d'une contemplation
de Dieu dans la femme, à travers une ritualisation de l'union
sexuelle conforme à des contenus métaphysiques et théologiques. Il
écrit dans son traité Fuçuç al-Hikam : « ...la
contemplation de Dieu dans les femmes est la plus intense et la plus
parfaite ; et l'union la plus intense [dans l'ordre sensible, qui
sert de support à cette contemplation] est l'acte conjugal... Or, le
Prophète aima les femmes précisément en raison de leur rang
ontologique, parce qu'elles étaient comme le réceptacle passif de
son acte, et qu'elles se situent par rapport à lui comme la Nature
universelle (at-tabî'ah) par rapport à Dieu. C'est bien dans
la Nature universelle que Dieu fait éclore les formes du monde, par
projection de Sa volonté et par le Commandement [ou l'Acte : al-amr]
divin, lequel se manifeste comme acte sexuel dans le monde des formes
constituées par les éléments, comme volonté spirituelle
[al-himmah — ce que nous avons appelé ailleurs la virilité
transcendante] dans le monde des esprits de lumière et comme
conclusion logique dans l'ordre discursif [on pourrait renvoyer à ce
sujet à la rigueur logique comme expression typique du principe
masculin — ». Ibn Arabi dit que celui qui aime les femmes de cette
façon, donc en réalisant ces significations alors même qu'il
s'unit à une femme, « les aime par amour divin ». En revanche,
pour celui qui n'obéit qu'à la seule attraction sexuelle, « l'acte
sexuel sera... une forme sans esprit ; bien entendu, l'esprit reste
toujours immanent à la forme comme telle, seulement, il demeure
imperceptible à celui qui s'approche de son épouse — ou d'une
femme quelconque — pour la seule volupté, sans connaître l'objet
véritable de son désir... "Les gens savent bien que je suis
amoureux. Mais ils ne savent pas de qui..." Ceci s'applique bien
à celui qui aime pour la seule volupté, c'est-à-dire qui aime le
support de la volupté, la femme, mais reste inconscient du sens
spirituel de ce dont il s'agit. S'il le connaissait, il saurait en
vertu de quoi il jouit, et qui jouit [réellement] de cette volupté
; dès lors, il serait [spirituellement] parfait ». Il faut voir
dans cette théologie soufie de l'amour l'élargissement et
l'élévation à une conscience plus précise de l'univers rituel où
l'homme de la civilisation islamique a plus ou moins distinctement
compris et vécu les rapports conjugaux en général, à partir de la
sanctification que la Loi coranique confère à l'acte sexuel, et ce
dans un contexte aussi bien polygamique que monogamique. C'est de là
que dérive aussi le sens particulier que peut avoir la procréation,
entendue comme le fait d'administrer le prolongement, existant dans
l'homme, du pouvoir créateur divin.
Le judaïsme lui-même
ignora la condamnation ascétique du sexe : le mariage n'y fut pas
conçu comme une concession à la loi de la chair, plus forte que
l'esprit, mais comme l'un des mystères le plus sacrés. Pour la
Kabbale hébraïque, tout véritable mariage est en effet une
reproduction symbolique de l'union de Dieu avec la shekinah.
La doctrine chinoise des
unions royales, enfin, mérite un aperçu. Outre celle qui est son
épouse dans un sens éminent, le roi possède cent-vingt femmes.
L'union avec chacune d'elles a une signification rituelle et obéit à
un symbolisme précis. Les femmes royales sont divisées en quatre
groupes, diversifiés tant par le nombre que par la valeur, en sens
inverse : le groupe le plus nombreux est celui composé par les
femmes jugées les moins nobles. Les femmes ne peuvent s'approcher du
roi que pendant certaines nuits, à distance décroissante de celle
de la pleine lune, en partant du groupe le plus nombreux et le plus
extérieur, dont les femmes sont appelées durant les nuits presque
noires, sans lune, pour arriver au dernier groupe, composé de trois
femmes seulement, qui ont pour elles les deux nuits précédant la
nuit sacrée de la pleine lune. Durant celle-ci, où,
macrocosmiquement parlant, la lune nue dans toute sa lumière se
trouve face au soleil, seule la reine reste face au roi, à l'Homme
Unique, et ne fait qu'un avec lui. C'est l'idée d'une union qui,
absolue lorsqu'elle se produit au centre, se répète sous une forme
atténuée dans les degrés où le multiple l'emporte de plus en
plus, où la dignité de féconder, en tant que force de l'Un, la
matière, s'amenuise : comme autant de reflets de plus en plus
conditionnés de ce qui est en acte dans la hiérogamie du couple
royal, à travers un système de participation qui répète un modèle
cosmique.
Julius Evola,
« Métaphysique du sexe ».