L'ultralibéralisme provoquera-t-il la
fin notre civilisation ? L'avidité, la frénésie de
consommation, le gaspillage des ressources, la pollution...
n'augurent rien de bon. Mais, selon des initiés, durant la prochaine
ère, une grande impulsion civilisatrice viendra de l'Europe de l'Est
et de Russie. « C'est pour cette raison, explique Jonathan
Black (l'auteur de "L'histoire secrète du monde"), que les
gouvernements influencés par la franc-maçonnerie d'Amérique du
Nord et de Grande-Bretagne ont tenu à s'investir dans cette partie
du monde. Il est déjà possible de voir les extrêmes se développer
dans cette région, aussi bien dans la spiritualité que dans la
malfaisance, comme l'atteste par exemple la mafia russe ».
Le mysticisme
postcommuniste
"Quelques jours avant sa
mort, Raspoutine confia ces paroles : « Je dois à la Russie d'être
celui que je suis ; c'est d'elle intérieurement que je suis sorti,
toutes mes sources profondes sont là-bas, là où se livre le combat
final entre Dieu et le diable. » Il ajouta que le pays allait «
revenir à Dieu, face à un esprit athée et embourgeoisé » et que
le « miracle russe » tiendrait à la « mission spirituelle du pays
».
Comment définir cette quête
de spiritualité si fortement ancrée dans l'âme des Russes ? Le
Sibérien lui-même se référait à Dostoïevski pour la décrire :
« C'est avant tout l'oubli de toute mesure... C'est le besoin de
dépasser les bornes, le besoin de sentir son cœur défaillir au
bord du précipice et de s'y pencher jusqu'à mi-corps. »
Soixante-dix années de
dictature communiste n'ont pas réussi à effacer le mysticisme de
l'âme slave. Mais, combien, dans cette recherche, ont emprunté des
chemins détournés ! Au XXIe siècle, la croyance inaltérable dans
le pouvoir de médiums déguisés en prophètes est devenue un
phénomène de société.
Le chamanisme,
particulièrement répandu en Sibérie, fut interdit par les
autorités soviétiques dès la fin des années 1920. Néanmoins,
nombre de chamans continuèrent à pratiquer les rituels et les soins
en secret, car leur don est avant tout un devoir : si, selon les
croyances ancestrales, chacun peut sentir la présence et subir la
force des esprits au quotidien, seul le chaman sait communiquer et
négocier avec eux. Seul il sait naviguer dans les mondes invisibles
où ils résident et en revenir. Seul il peut retrouver l'âme égarée
du malade et lui faire ainsi recouvrer la santé. Seul il peut
accompagner l'âme du défunt dans l'au-delà et transmettre ses
dernières volontés. Il est celui qui lit dans le passé et dans
l'avenir. Ces « sorciers » furent souvent dénoncés et envoyés
par les communistes dans des camps de travail, ou simplement
exécutés. Mais, même en déportation, ils restaient respectés et
craints, et leurs prophéties étaient rapportées de bouche à
oreille par les détenus.
À la fin du communisme fut
créée la première association de chamans. Autrefois, ces hommes
vivaient dans les steppes, en communion avec la nature, et les
malades les remerciaient par un don. Ils officiaient toujours en
solitaire, deux chamans ne pouvant pas, traditionnellement, exercer
sur un même territoire. Mais au début du XXIe siècle, une mutation
s'est opérée. Les chamans fascinent de plus en plus. Désormais
installés en ville, ils ont pignon sur rue. Conséquence inéluctable
et perverse : les soins sont payants et les tarifs indiqués à la
caisse remplacent l'offrande du malade. Les revenus des nouvelles «
polycliniques chamanistes » sont même redevables de l'impôt. Leurs
associations accueillent en stage des guérisseurs et des chercheurs,
mais aussi, plus récemment, des « spiri-touristes » venus de
l'Ouest, à la recherche de sensations mystiques. Certains, prônant
un retour aux sources, souhaitent tout de même revenir à la nature,
et, après avoir hiverné seuls six mois durant dans la taïga,
décident de regagner un village isolé.
Les années de communisme
n'ont pas non plus modifié fondamentalement l'existence des
communautés que les autorités considéraient comme des sectes —
baptistes et chrétiens évangéliques, adventistes du septième
jour, molokanes, mennonites, doukhobors, entre autres — et qui
vivaient depuis fort longtemps en marge de la société. Elles furent
d'ailleurs persécutées moins pour leurs convictions religieuses que
pour le soutien qu'elles recevaient de l'étranger. Le KGB
considérait avant tout leurs membres comme des « adeptes des
tendances mystico-religieuses de l'Occident ».
Après le communisme,
l'intérêt accru pour le paranormal reflétait aussi une sorte de
désarroi de l'opinion publique qui, encore de nos jours, croit à 42
% en l'existence du diable, comme elle croit aux ovnis, à la
télépathie et à l'astrologie. Cette résurgence explique sans
doute la prodigieuse ascension des sectes dans les grandes villes
russes. Leur nouvel âge d'or commença sous Gorbatchev, à la fin
des années 1980, notamment avec l'implantation des sectes Rare
Krishna et Moon. Aujourd'hui, les sectes comptent quatre à cinq
millions d'adeptes en Russie. Dispersées dans tout le pays, elles
comblent le besoin de réconfort — une concurrence qui inquiète
l'Église orthodoxe.
En Sibérie, les « buveurs
de lait » s'appliquent à vivre comme dans les temps les plus
reculés et les « errants » entreprennent des voyages sans fin à
travers les steppes et les forêts pour échapper à l'Antéchrist.
En Ukraine, la Grande Fraternité blanche, secte millénariste très
en vogue au début du XXIe siècle, semble vouloir suivre les traces
des « travestis en blanc » (comme les anges) qui, au XIXe siècle,
se rendaient de village en village porter la bonne parole, un peu
comme les fols en Christ.
Cette Grande Fraternité
blanche trouve son origine dans un coup de foudre entre un jeune
docteur ès sciences, un certain Krivonogov, spécialiste en
cybernétique, et une belle journaliste, Maria Tsvygoun, ancienne
responsable de komsomol, membre du PCUS et député du bloc
démocratique (1989-1990). Quand cette dernière confia sur
l'oreiller à son compagnon que Dieu l'avait mandatée pour annoncer
l'Apocalypse, il ne douta pas un instant qu'elle était le septième
messie et la demanda en mariage sur-le-champ ! Ils décidèrent
ensuite de fonder une secte et se firent appeler Jean-Baptiste et
Maria Devi Khristos. Unis par le génie des relations publiques, ils
prêchèrent de ville en ville, puis créèrent une maison d'édition
et d'autres sociétés.
La secte connut une
véritable réussite financière. Les services secrets ukrainiens
recensèrent plus de quatre cent mille adeptes, dont nombre de
jeunes. Les pouvoirs publics réagirent alors en accusant le couple
de mener une « entreprise de sabotage ». Devant ces attaques, celle
que beaucoup considéraient comme une déesse vivante ordonna à ses
fidèles de s'immoler. Le jour fatidique, quelques centaines d'entre
eux forcèrent les portes de la cathédrale Sainte-Sophie, à Kiev,
pour accomplir leur rite. Lorsque les forces de l'ordre firent à
leur tour irruption dans l'édifice, elles se retrouvèrent face à
un spectacle extraordinaire : des jeunes, tous vêtus de blanc,
dansaient une ronde extatique autour d'une femme en voile blanc. La
déesse et son dieu furent arrêtés sur-le-champ. Menant une vie
plus tranquille derrière les barreaux de la prison, ils ne
renoncèrent cependant pas à prédire la fin des temps... La Grande
Fraternité blanche n'a pas disparu et de nouveaux adeptes continuent
d'affluer.
Mais le mysticisme ne s'est
pas cantonné aux sectes. Dès les années 1980-1990, la télévision
de Moscou diffusa aux heures de grande écoute des séances d'hypnose
qui devinrent très populaires. Derrière la résurgence de ces
pratiques, on décelait certes un désir de fuir le désarroi du réel
et une alternative à l'incertitude de l'époque. Mais on y voyait
surtout une illustration des facettes inattendues de l'« histoire
longue » de ce pays, selon l'expression de Fernand Braudel, faisant
cohabiter la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle avec les
traditions de la Russie éternelle de Raspoutine, profondément
attachée à l'invisible.
Anatoli Kachpirovski, qui
présentait ces émissions, fut d'ailleurs rebaptisé « le nouveau
Raspoutine » par le public. Non que ce guérisseur ait joué un rôle
similaire auprès des chefs du Kremlin, mais, aux yeux des gens, il
apparaissait au moins aussi important que les hommes politiques de
premier plan — il fut même élu député au parlement du pays. À
l'heure du programme s'instaurait un drôle de couvre-feu vidant les
rues de Moscou.
Des centaines de
téléspectateurs déclarèrent avoir été guéris grâce à ses
émissions. Parmi les maladies qu'il prétendait soigner en priorité
figuraient le diabète, les insomnies, certaines formes de mélanome,
le psoriasis. En direct, il anesthésiait sous hypnose ou rendait
l'usage de ses jambes à un paralytique, il faisait disparaître des
cicatrices postopératoires ou repousser des cheveux colorés dans
des chevelures toutes blanches. Et tout cela en présence d'huissiers
! En outre, comme autrefois Raspoutine, il se flattait de faire
éprouver aux dames d'un certain âge — par télévision
interposée — une sensation intense, souvent quelque peu oubliée
avec le temps !
La renommée de ce
personnage énigmatique débuta dans sa ville natale, à Kiev,
capitale de l'Ukraine, où il exerça son métier de médecin
généraliste durant vingt-cinq ans. Mais le secret de son succès
résidait dans son art de l'hypnose. Le front haut, le regard
pénétrant, il était vêtu de noir, en souvenir de l'acteur
américain Yul Brynner dans Les Sept Mercenaires, le film le
plus populaire des années 1950 en Russie soviétique. Le personnage,
qui frisait la mégalomanie, se considérait comme une des grandes
figures du XXe siècle, au même titre que Freud ou Einstein,
affirmant avoir découvert que chaque être humain possédait dans
son esprit « un potentiel comparable à un logiciel, qui pouvait
être activé par l'individu lui-même », et dont dépendait sa
condition physique. Ce thaumaturge des temps modernes professait
ainsi : « Nous vieillissons uniquement parce que nous croyons que
devenir vieux est une nécessité. » Pour rester jeune, il suffisait
de programmer le « logiciel », afin de conserver l'esprit dans un
réflexe de jeunesse. Il était convaincu de pouvoir replacer l'être
dans un courant énergétique positif et éliminer de la sorte les «
ondes négatives » à l'origine des maladies et des insuffisances.
Comme Raspoutine autrefois,
les séances de Kachpirovski réunissaient majoritairement des
femmes. Dans la salle, l'ambiance était électrique tant les gens
espéraient un miracle. Certains se levaient, en extase, et se
mettaient à danser, mains levées vers le ciel. En ces temps de
troubles, l'attente du prodige remplissait le vide laissé par la
disparition du communisme que l'Église ne parvenait pas à combler.
La hiérarchie orthodoxe se limitait à affirmer que pareil mage
était guidé par une « force diabolique », alléguant notamment
que, si tant de médiums ordonnaient à leurs patients d'enlever tout
objet métallique pour réaliser leurs expériences, c'était pour
faire disparaître les croix que beaucoup portaient sur eux, et non
pour des questions de magnétisme.
Parallèlement à ces
phénomènes, on croisait dans les rues de Moscou de vieilles
retraitées traînant leur nostalgie et exhibant un portrait de
Staline, alors même qu'elles consacraient — comble du paradoxe ! —
une grande partie de leur temps à la dévotion rituelle dans les
églises, multipliant les génuflexions, les signes de croix et les
baisers sur les icônes protégées par des vitres. Mais la
contradiction apparente ne semblait pas les gêner : que demandent
les Russes à l'Église, si ce n'est de les rassurer, de leur offrir
des certitudes, de les accompagner dans leur retour vers la Russie
éternelle ? Ils attendent qu'elle soit un refuge où ils puissent
retrouver la confiance et leurs rêves du vieil Empire où chacun et
chaque chose restait à sa place."
Vladimir Fédorovski
Vladimir Fédorovski
Au
tournant du XIXe et du XXe siècle, Raspoutine traversa la vaste
scène de l'histoire russe en jouant simultanément les rôles
de séducteur, de mystique, de gourou et d'homme d'Etat. Ainsi
devint-il une légende, rejoignant le panthéon des "surhommes
diaboliques" de l'histoire. Celui que l'on surnommait
tantôt "le saint diable", tantôt "le plus grand
coup du siècle" fit souffler le vent de sa Sibérie natale
sur la cour impériale. Exubérant, il paraissait incarner l'âme
russe, tout en contrastes et en fantasmagories, au point que la
Russie éternelle semble avoir sombré avec lui.
Richement
documenté, cet ouvrage rouvre le sulfureux "dossier
Raspoutine" à l'aide de témoignages inédits, notamment
sur les rivalités des services secrets impliqués dans son
assassinat et, parallèlement, dans l'arrivée au pouvoir des
bolcheviks.
Raspoutine a-t-il détruit l'empire des tsars, comme on l'a longtemps dit, ou a-t-il servi de prétexte aux erreurs d'autres personnages ? D'ailleurs, a-t-il vraiment disparu ? Son fantôme, telles les âmes égarées avec lesquelles il prétendait communiquer, semble toujours hanter le pouvoir et la société
russes, avides de mysticisme et de miracles…