jeudi, avril 11, 2013

La hiérarchie invisible



Des initiés d'une société secrète sont parvenus au sommet de l'Etat. François Hollande est entouré de francs-maçons, dont le plus médiatisé est incontestablement le ministre voyou Jérôme Cahuzac.

Réseaux d'influence, prédateurs financiers, politiciens corrompus... qui contrôle la France ?

En fait c’est une hiérarchie invisible et ultra-codée qui structure désormais la classe dirigeante française. Du producteur Luc Besson au président de la SNCF Guillaume Pepy, une cohabitation baroque s’est installée entre des entrepreneurs – très – audacieux et de hauts fonctionnaires – très – prudents. La grande famille oligarchique s’est désormais enrichie d’aimables requins de la finance, comme les patrons des fonds d’investissement. Walter Butler, à la tête d’un fonds prospère – et inspecteur des Finances – ou Sébastien Bazin, de Colony Capital – titulaire d’une maîtrise de gestion, autant dire, pour les arrogants surdiplômés de l’élite, un « autodidacte » –, sont désormais entourés d’égards. Ces gens peuvent se joindre, dans les mêmes dîners, aux représentants des plus grandes dynasties. Celles-ci ont connu des revers de fortune mais se sont souvent rétablies. « Le nec plus ultra, aujourd’hui, c’est David de Rothschild, assure un arbitre des élégances parisiennes. Il y a vingt-cinq ans, ce profil de banquier d’affaires, avec un nom aussi emblématique, aurait suscité quelques réserves. Désormais, elles sont pulvérisées. »

Des hauts fonctionnaires, quelques grands patrons, des banquiers, quelques avatars des grandes familles, une dizaine d’avocats d’affaires, tels Jean-Michel Darrois, Georges Kiejman ou Hervé Temime, complètent le tableau.

Au cœur de cette famille, il y a bien sûr cette institution qu’est l’ENA (l’École nationale d’administration). Dès son élection, en 2007, le président de la République veut la mettre au pas.

Dans le gouvernement Fillon, les énarques, au début, ne tiennent pas le haut de l’affiche. Alain Juppé, inspecteur des Finances, est ministre d’État chargé de l’Écologie, mais les autres portefeuilles importants reviennent à des « autodidactes », puisque c’est ainsi que les anciens de l’ENA considèrent tous ceux qui ne sont pas passés dans le moule : Jean-Louis Borloo à l’Économie, Michèle Alliot-Marie à l’Intérieur, Bernard Kouchner aux Affaires étrangères, Hervé Morin à la Défense, Rachida Dati à la Justice.

Après le premier remaniement, l’ENA est en perdition dans les hautes sphères gouvernementales : exit Juppé, remplacé par Borloo, qui laisse les clés de Bercy à l’avocate internationale Christine Lagarde.

Mais en novembre 2010, l’énarchie revient en force avec, par ordre protocolaire : Alain Juppé, de retour comme successeur de Bernard Kouchner au Quai d’Orsay, Gérard Longuet dans le fauteuil d’Hervé Morin à la Défense, Nathalie Kosciusko-Morizet à la place de Jean-Louis Borloo, Claude Guéant au ministère de l’Intérieur, jusqu’alors occupé par Brice Hortefeux. Seul le garde des Sceaux, Michel Mercier, cinquième dans la hiérarchie gouvernementale, peut servir de – pâle – alibi. Et c’est Valérie Pécresse, membre du Conseil d’État, qui chipe le micro de porte-parole au SDP – sans diplôme prestigieux – François Baroin.

Un tout petit monde

Daniel Lebègue, l’ancien directeur du Trésor qui connaît parfaitement le système de l’intérieur, dirige la section française de Transparence internationale, une ONG qui lutte contre la corruption à travers le monde : « Il y a certes des élites dans tous les pays du monde. Mais pas comme en France, où il s’agit d’un tout petit monde très fermé, et dont l’assise résiste à toutes les mutations. La “pointe du pouvoir” y est beaucoup plus aiguë que partout ailleurs : mêmes écoles, même origine sociale, même vie, mêmes clubs, dont le Siècle est l’exemple le plus caricatural, mêmes lieux de vacances, avec Marrakech en tête de liste. Seule nouveauté : les meilleurs sont beaucoup plus attirés par l’argent qu’avant. Alors, ils désertent la haute administration et la politique. »

Ce « tout petit monde » prend parfois des allures de cour du Roi-Soleil qui peuvent surprendre un étranger : « Je suis allé au mariage de Cécilia et de Richard Attias à New York. Je suis un de leurs voisins, raconte un financier américain. C’était rigolo, il y avait plein de femmes seules. J’ai demandé pourquoi à l’une de mes voisines, qui m’a répondu : “Ben, en fait, beaucoup d’hommes se sont défilés. Ils font tous des affaires en France, alors c’est compliqué pour eux : si Nicolas apprend qu’ils ont assisté au mariage…” »

Behdad Alizadeh est l’un des responsables du fonds américain Pardus Capital, qui a investi, en France, dans Valeo et dans Atos. Ses débuts dans l’Hexagone n’ont pas été faciles : « Il faut se battre avec les dents pour se faire accepter dans un univers aussi fermé. Je me suis fait aider par Alain Minc et par le communicant Stéphane Fouks. Et j’ai vite compris que lorsque vous êtes admis dans le club, c’est pour la vie. Aux États-Unis, c’est l’inverse : chacun est le bienvenu, mais s’il commet une faute, il est chassé. »

Révolution culturelle

Tous ces bouleversements dans la hiérarchie invisible résultent d’un changement profond : l’argent en quelques années est devenu dans ce milieu la valeur suprême. Salaires raisonnables, mode de vie sans ostentation, sujets de conversation à éviter, les règles étaient jusque-là limpides. Et puis tout a changé. Au fur et à mesure que l’oligarchie révélait son incapacité à s’occuper des affaires du pays, elle a manifesté sans complexes sa fascination pour l’argent.

De quand date cette mutation qui pèse aujourd’hui sur toute la société ? De la fin du règne de Giscard ? Des premiers pas de Mitterrand ? De la première cohabitation avec l’équipe Chirac-Balladur ? Difficile à dire précisément. Quoi qu’il en soit, cette ruée vers l’or a transformé le système de gouvernement en profondeur. Au fur et à mesure que l’État s’affaiblissait, des réseaux d’influence se sont imposés, des bandes se sont emparées de territoires entiers.

Le culte du veau d’or n’est pas, bien sûr, spécifique à la France. Dans un petit ouvrage savant, Charles-Henri Filippi, autre inspecteur des Finances, ancien patron d’HSBC France, considère que l’argent s’est hissé au rang de puissance totale : « Il a explosé quantitativement ; il est devenu un signe absolu rivalisant avec le langage ; il est passé du statut de moyen à celui d’objectif essentiel de la vie des hommes ; il domine le monde réel et en formate les valeurs. »

En France, le Tout-État n’a pas pris la peine de résister, ou d’instaurer un rapport de force. Il s’est laissé coloniser, acceptant de voir ses hauts fonctionnaires tenter l’aventure du privé, parfois revenir, et repartir presque toujours. Avec, éventuellement, un passage qui se révèle un échec. Mais l’indulgence règne dans ce milieu. Les inspecteurs des Finances Stéphane Richard et François Pérol incarnent cet art de la navigation. Le premier, qui fut conseiller de Dominique Strauss-Kahn au ministère du Commerce extérieur, puis directeur de cabinet de Jean-Louis Borloo et de Christine Lagarde à Bercy, a, entre-temps, fait fortune dans l’immobilier. En 2009, il retourne dans le secteur privé, comme patron de France Télécom. Des élus socialistes influents comme Manuel Valls, Tony Dreyfus, ou Claude Bartolone comptent parmi ses intimes. Ils étaient présents lorsque le futur président de la République lui a remis la Légion d’honneur en 2006, en présence notamment de… Dominique Strauss-Kahn. Car les notions de droite et de gauche, parmi les hauts gradés de l’oligarchie hexagonale, n’ont bien entendu aucun sens.

Cette génération de hauts fonctionnaires n’est pas encombrée par les problèmes déontologiques que posent de tels pantouflages, comme on appelle, entre initiés, ces passages du public au privé.

François Pérol (HEC, ENA, inspection des Finances) en est une autre illustration. Directeur adjoint de cabinet de Francis Mer puis de Nicolas Sarkozy à Bercy, il part en 2005 chez Rothschild & Cie, dont il devient associé-gérant. Il conseille notamment le PDG des Banques populaires dans la création de la banque d’investissement Natixis, à parité avec les Caisses d’épargne. En 2007, c’est le grand retour aux affaires publiques, puisque Nicolas Sarkozy l’appelle à l’Élysée comme secrétaire général adjoint, en charge des affaires économiques. Il s’occupe notamment, sur fond de crise financière, du douloureux mariage de raison entre les Banques populaires et les Caisses d’épargne. Et, début 2009, qui est choisi pour prendre la tête du nouvel ensemble issu de cette
fusion ? François Pérol en personne. Comme dit souvent le Président : pourquoi se gêner ?

C’est cette évolution du système qui a transformé une nomenklatura un peu frileuse en oligarchie conquérante que la confusion des genres n’empêche pas de dormir.

L’État fait bonne figure, mais en coulisse, il est colonisé par des intérêts particuliers. Véolia veut gagner plus d’argent ? Un petit décret sur les prix de rachat de l’électricité et tout s’arrange. Coût pour l’abonné à EDF : un milliard d’euros par an. La nomination de François Pérol contrevient aux textes sur le pantouflage ? On tord le bras du président de la commission de déontologie, un conseiller d’État blanchi sous le harnais, qui courbe l’échine. Quelques amis du régime ont besoin d’une petite rallonge pour réaliser leurs projets entrepreneuriaux ? La Caisse des dépôts, chargée d’investir l’épargne des Français dans les projets d’intérêt général, est là pour les aider. Bien obligée.

Les poissons volants

Certes, il existe encore des hauts fonctionnaires guidés par le sens du service public. Comme disait Jean Gabin incarnant Clemenceau dans le film Le Président, « il y a aussi des poissons volants, mais qui ne constituent pas la majorité du genre ». Cette poignée d’irréductibles est un peu la mauvaise conscience de toute une classe perfusée aux privilèges. Martin Hirsch, lorsqu’il a écrit son livre sur les conflits d’intérêts, s’est fait beaucoup d’ennemis. Son collègue du Conseil d’État, Jean-Marc Sauvé, quand il a rédigé un rapport sur le même sujet, après avoir occupé de hautes fonctions dans l’administration, a agacé en haut lieu. Dans la même maison, Didier Tabuteau fait figure de précurseur dans la moralisation de l’évaluation des médicaments. Dès le milieu des années quatre-vingt-dix, lorsqu’il dirigeait l’Agence du médicament, il a exigé que tous les experts dévoilent leurs liens, directs ou indirects, avec l’industrie pharmaceutique. Mieux – ou pire, selon le point de vue ! –, il a rendu ces déclarations publiques. Jean-Paul Faugère, autre conseiller d’État, directeur de cabinet de François Fillon, a une réputation de haut fonctionnaire assez rigide, attaché à l’excès pour certains – au service de l’intérêt général. Jean Bassères, à la tête de la comptabilité nationale puis de l’inspection des Finances audite, lui, l’impact financier des décisions du gouvernement depuis 15 ans. Xavier Musca, un inspecteur des Finances devenu secrétaire général de l’Élysée, a refusé tous les postes rémunérateurs qui lui étaient proposés. Daniel Lebègue, mais aussi son collègue Augustin de Romanet, ancien secrétaire général adjoint de l’Élysée sous Chirac, aujourd’hui directeur général de la Caisse des dépôts, font également partie de ces fonctionnaires qui s’obligent à croire toujours à la grandeur du service de l’État.

Certains ont même poussé le zèle jusqu’à proposer de baisser leur rémunération pour tenir compte de la crise. Jean-Pierre Jouyet, président de l’Autorité des marchés financiers (AMF), a renoncé à une partie non négligeable de son salaire. Quant à Louis Gallois, président d’EADS, il a choisi de faire une croix sur le pont d’or qu’on lui offrait pour prendre ses fonctions. Ils ne sont pas les seuls, bien entendu, même si les autres occupent souvent des postes moins exposés…

La vitrine

Pour rester au pouvoir, c’est l’ensemble de l’élite – ou proclamée telle ! – qui devrait inspirer un minimum de confiance. Et au moins sauver les apparences. Pour faire accepter les rémunérations délirantes en vogue dans le Cac 40, elle s’est bruyamment réclamée des règles de gouvernance venues des pays anglo-saxons, qui n’ont pourtant aucun rapport avec la France. « Que l’esprit
d’entreprise soit guidé par le désir d’enrichissement est bien naturel, explique Jean Peyrelevade, l’homme qui a sauvé le Crédit lyonnais de la faillite, et qui préside aujourd’hui la banque d’affaires Leonardo. Mais à une condition : que cet enrichissement soit partagé avec la collectivité. Comme un petit groupe de gens a confisqué cette manne à son profit exclusif, il a bien fallu trouver un habillage. C’est la corporate governance, qui institue des comités de rémunération au sein des conseils d’administration pour fixer les émoluments des dirigeants. Il s’agit d’une vaste farce, puisque tout le monde tient tout le monde. Ces comités porteraient mieux leur nom si on les appelait “comités de corruption”. Mais que voulez-vous ? La nomenklatura française a bradé la reconnaissance publique, qu’elle n’a jamais obtenue, contre l’argent facile et abondant. »

Le pire de ce système pervers ? Il traite de la même façon les responsables compétents et les vrais incapables. Pourquoi ? Parce que c’est le meilleur moyen, pour tous, de ne pas avoir un jour à se remettre en cause.

Sophie Coignard et Romain Gubert, L'oligarchie des incapables.


L'oligarchie des incapables


Télécharger gratuitement L'oligarchie des incapables :

mercredi, avril 10, 2013

Rabbi Bernheim



Un député confie à un compère :

- Heureusement qu'on n'a pas des gens comme Cahuzac à l'UMP.
- Des gens qui mentent ?
- Non, des gens qui avouent !

Le Cahuzac de la communauté juive est son Grand rabbin, Gilles Bernheim, qui a été obligé de confesser publiquement ses péchés.

Le chef spirituel des juifs de France, décoré de la légion d'honneur par Sarkozy, auteur du livre « Quarante méditations juives », a avoué son imposture et ses mensonges. Il n'a jamais été agrégé de philosophie. Il a également reconnu tous les plagiats dont il a été accusé, mais refuse de démissionner :

« Démissionner sur une initiative personnelle relèverait d'une désertion […] J'ajouterais également que ce serait un acte d'orgueil alors que je dois aujourd'hui agir dans la plus grande humilité », a déclaré sans rire le Grand rabbin de France.



mardi, avril 09, 2013

Le retour du religieux



Le 9 avril 2013, Bruno Le Maire, ancien ministre UMP, a déclaré au micro de Pascale Clark (France inter) :

« Notre démocratie est devenue depuis des années une aristocratie. On le sait depuis des mois et des mois. (…) Un système de castes... Système de castes ça veut dire que le corps des élus a mis en place un certain nombre de protections, un certain nombre d'avantages et ne se rend même plus compte que ces avantages sont devenus inacceptables pour les citoyens français. (…) Je veux qu'on revienne à l'essentiel. L'essentiel c'est qu'on refonde la démocratie français... »

Pour une partie de la population, galvanisée par la lutte contre le "mariage pour tous", la refonte démocratique et la moralisation de la vie politique signifient le retour du sacré.


Les institutions sacrées

« Les institutions sacrées sont des prisons, disait le moine bouddhiste Bouddhadasa Bhikkhu. […] Ou encore, ces lieux tellement uniques et prestigieux que quiconque en devient membre devient, de fait, à son tour, unique et prestigieux. Il existe partout bon nombre de lieux et d'institutions de la sorte. Dès qu'elles adhèrent à telle association, telle organisation, tel institut ou établissement, certaines personnes commencent à se monter la tête et tirer orgueil de cette affiliation. Elles pensent : « Nous sommes meilleurs qu'eux », « Nous seuls avons raison, les autres ne sont que des ignorants ». Ces personnes adhèrent sans la moindre réflexion préalable, ou pensée critique. C'est ainsi que certaines institutions, voire certaines églises – il faut bien le dire – deviennent des prisons. […]

Vous devez pouvoir penser librement, étudier les choses avec attention et pouvoir les évaluer de manière critique ; comprendre et n'accepter que ce qui est vraiment bénéfique. Ne restez pas prisonniers de l'une ou l'autre de ces institutions prestigieuses ou réputées.

Les maîtres

Maintenant, nous arrivons à cette prison appelée « Ajahn » (enseignant, maître ou gourou), ces fameux maîtres dont le nom résonne jusque très loin. En Birmanie, il y a « Sayadaw Ceci » ; au Sri Lanka, « Bhante Cela » ; au Tibet, « Lama Untel et Untel » ; en Chine, « Maître Machin » … Chaque lieu a son célèbre enseignant dont le nom est réputé. Quels que soient le pays, la région, la province ou la commune, chaque endroit a son « Grand Gourou ». Les gens s'attachent à l'idée que leur maître est le seul maître véritable, celui qui possède la vérité, les autres étant tous dans l'erreur totale. Ils refusent d'écouter les autres enseignants mais ils ne réfléchissent pas pour autant aux enseignements de leur propre Ajahn, ils ne les approfondissent pas. Ils sont piégés dans la « prison du Maître ». Ils transforment leur maître en prison et s'y laissent enfermer. Ceci est un attachement vraiment ridicule. Que ce maître soit réputé ou non, il s’agit tout de même d’upadana (« attachement », « saisie », « avidité ») . Ils continuent à bâtir des prisons à partir de l'idée qu'ils se font de leurs maîtres et gourous. Veillez à ne pas vous laisser piéger, même par cette forme de prison.

Les choses saintes

La prison suivante est celle des écritures saintes que l'on peut trouver partout. Ce sont parmi les gens ayant peu de sagesse que l'on trouve ceux qui sont le plus attachés à ces choses et qui les considèrent comme « sacrées ». Celles-ci peuvent même devenir des doublures ou des substituts à Dieu. C’est comme si le simple fait de mentionner les livres sacrés équivalait à trouver véritablement de l’aide. Cela conduit à la multiplication des objets sacrés : saintes reliques, eau bénite et toute une variété d'objets de croyance. Soyez attentif à ce mot « sainteté » car il pourrait se transformer en prison avant même que vous ne vous en aperceviez. Plus une chose vous paraît sacrée, plus elle peut vous piéger. Méfiez-vous de tout ce qui est considéré comme « saint » ou « sacré ».

Vous devez savoir qu'il n'y a rien de plus sacré que la Loi de la Conditionnalité – Idappaccayata –, elle est la plus sainte de toutes les choses. Le reste n’est considéré comme « saint » que par convention ou parce qu'un grand nombre de gens s'accordent à penser ainsi ; c’est upadana qui crée cette sainteté. Là où il y a sainteté du fait d'upadana, il y a prison. Idappaccayata, la Loi de la Conditionnalité, est sacrée en elle-même, sans qu'il y ait besoin d’attachement. Il n'y a pas de place pour upadana. Elle commande déjà tout et elle est véritablement sainte par elle-même. S'il vous plaît, ne vous laissez pas piéger dans la prison des objets sacrés. Ne faites pas de ces objets sacrés une prison pour vous-même.

La bonté

La prison suivante est très importante parce qu'elle nous entraîne dans toutes sortes de complications. Cette prison est ce que l'on appelle « bonté ». Tout le monde aime faire le « bien » et on enseigne tous aux autres à faire le bien. Puis on s'attache à ce qui est « bien ». Dès lors, upadana se mêle à ce qui est bon et cette bonté devient une prison. Vous devez être bon, pratiquer la bonté, sans ajouter upadana – alors cette bonté ne sera pas une prison. Mais s'il y a upadana, elle deviendra une prison. Comme nous l’avons dit, les gens s’entichent des bonnes actions, s’enivrent de bonnes actions, se perdent dans les bonnes actions jusqu’à ce que cela devienne un problème. Soyez donc extrêmement attentif à ne pas transformer la bonté en prison. Mais il n'y a rien que nous puissions faire maintenant, tout le monde est captif de la prison de la bonté – aveuglément, inconsciemment emmuré dans la prison du « bien ».

Si vous êtes chrétien, je vous propose de bien réfléchir et de beaucoup méditer sur ce qu'enseigne le Livre de la Genèse où Dieu interdit à Adam et Eve de manger le fruit de l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. N'allez pas le manger ! Sinon, il vous amènera à faire la distinction entre le bien et le mal ; de ce fait, vous serez lié par upadana au bien et au mal, et le bien et le mal deviendront des prisons. Cet enseignement est très profond et bénéfique, des plus sages et intelligents qu'il soit, mais personne ne semble bien le comprendre. Les gens n'y prêtent que peu d'intérêt et ne peuvent donc être de vrais chrétiens. S'ils étaient de véritables chrétiens, ils ne s'attacheraient pas ainsi avec upadana au bien et au mal. Nous ne devons pas transformer le bien et le mal en prisons. Cela signifie qu'il ne faut pas se laisser prendre dans la prison de la bonté.

Nous avons mangé le fruit : est venue la connaissance du bien et du mal. Nous avons ensuite été pris et tiraillés entre le bien et le mal. Nous connaissons depuis lors ce problème incessant. C'est ce que l'on appelle : « le péché originel », ou parfois « le péché perpétuel ». C’est devenu une « prison originelle » ou « prison perpétuelle ». Soyez vigilants, ne vous laissez pas prendre dans cette prison originelle ou perpétuelle. Ne vous laissez jamais enfermer dans cette prison.

Être tenu emprisonné par la bonté, ou le bien, amène à chercher une bonté plus grande, à rechercher la bonté suprême. La bonté suprême deviendra alors la prison suprême. Et, poursuivant ainsi, Dieu deviendra la prison suprême. J’espère que vous comprendrez et vous souviendrez que c’est ainsi qu’upadana construit des prisons.

Les opinions

La prison suivante est notre propre ditthi. Le terme pali ditthi est difficile à traduire. La connaissance, les pensées, les idées, les théories, les opinions, les croyances, les interprétations – tout cela est ditthi. Ditthi désigne toutes nos pensées personnelles, nos opinions, nos théories et nos croyances. Ce ne sont pas seulement certaines opinions et croyances mineures, mais la globalité de celles-ci, toute notre vision des choses. Tout ce qui nous permet d’évaluer notre vécu est appelé ditthi. Nous sommes pris dans la prison de notre vision des choses. Nous n'obéissons à rien d'autre qu'à notre ditthi. C'est la plus terrifiante des prisons parce que nous fonçons tête baissée, de manière impétueuse, téméraire et précipitée au gré de nos propres idées. Nous tournons le dos aux choses qui nous seraient bénéfiques, nous les perdons de vue parce que notre esprit se ferme à tout se qui est différent de nos idées, nos croyances et nos opinions. Ainsi, ces opinions deviennent-elles une horrible prison qui nous retient et nous enferme dans une compréhension bornée. Méfiez-vous de la prison de votre propre ditthi.

La pureté est la plus subtile des prisons

Nous en venons ensuite à une forme de prison vraiment étrange et merveilleuse, que vous pourriez appeler « la plus subtiles des prisons ». Cette prison raffinée est ce que l'on nomme « innocence » ou « pureté ». Il est difficile de comprendre exactement ce que l'on entend par ces mots. Nous entendons un tas de discours au sujet de l'innocence et de la pureté, mais les gens ne semblent jamais savoir de quoi ils parlent. On s’attache et on se lie à cette pureté, on l’apprécie tant et plus, on la vénère, on l’utilise pour s’en vanter ou se comparer aux autres, on s’enorgueillit de ce « je » si pur ! Mais s'il y a upadana, ce n'est alors que de la pureté mêlée d'upadana, et non de la pureté véritable. Il y a différentes formes de pureté que l’on affiche par attachement comme les bains rituels, les incantations, les différentes formes de bénédictions par onction, aspersion, etc., et toute une myriade de rites et de cérémonies de « purification ». Cette forme de pureté est de l’attachement pur, et la pureté liée à l'attachement est une prison. S'il vous plaît, ne vous perdez pas, ne finissez pas dans cette prison nommée « pureté ».

C'est quelque chose de pitoyable à voir. Etre à ce point attaché à l'ego, être à ce point attaché à la pureté que certaines croyances religieuses vont jusqu'à enseigner une forme de pureté éternelle où une sorte d'âme éternelle demeurerait dans une espèce d’éternité. Tout cela vient de l'attachement à la pureté à travers upadana, attachement qui amène à se retrouver emmuré dans une prison éternelle. Cela ne peut que se terminer en une prison éternelle.

Il s’agissait là de la dernière, de l'ultime prison. Echappez-vous de la prison de la plus grande pureté ! Evadez-vous de la prison la plus pure pour entrer dans la vacuité, libre de toute âme et de tout « moi ». Ne pas avoir de soi, vivre libéré de l'ego, l'absence d'un soi, de toute sensation de soi, effacer toute idée et notion de soi – voici la pureté vraie. Toute pureté vraiment éternelle ne peut en aucun cas être une prison à moins d'en avoir une compréhension erronée et de s'y attacher comme à une forme de soi ou d'âme, auquel cas cela devient à nouveau une prison. Lâcher prise sans équivoque, être libéré de toute notion de soi : voilà la pureté réelle. Ce n'est pas une prison. La vacuité est la pureté qui n'emprisonne pas.

On découvre ainsi que la prison véritable, qui est l'assemblage de toutes les prisons que nous venons de mentionner ici, est ce que l'on appelle « atta » en pali, le « soi » ou « l'âme ». La prison est soi. Cet ego est la prison. Toutes les formes de prisons sont comprises dans ces mots : « ego » ou « moi ». Tout revient à cela. S'attacher au soi en tant qu'entité et penser que cela est mien, être épris de ce « je », ce « mien », telle est la prison véritable, le cœur et l'âme de toutes les formes de prison. Toutes les prisons sont réunies dans ce mot « atta ». Arrachez la folie qui crée l'atta, en même temps que l 'atta lui-même, et toutes les prisons disparaîtront. »

Bouddhadasa Bhikkhu





lundi, avril 08, 2013

Le socialisme Dhammique


Le terme de « socialisme Dhammique »
(dharmique) a été forgé par Ajahn Bouddhadasa (moine bouddhiste thaïlandais) à la fin des années 1960 en réponse à la polarisation politique croissante dans le sud-est asiatique. Durant les années soixante, la Thaïlande a été entraînée dans le tumulte géopolitique dont la guerre du Vietnam était le principal embrasement.

Durant les années soixante, les violences grandissantes entre les insurgés communistes et l’aile droite de l’armée soutenue par les Etats-Unis ont causé la mort de dizaines de milliers de personnes. A la même époque, les moines bouddhistes ont été régulièrement forcés de s’abstenir de commentaires sur la politique ; un silence issu de nombreuses décennies de croyance a persuadé la majorité des moines que la politique et les « affaires du monde » ne les concernaient pas.

C’est dans ce climat qu’Ajahn Bouddhadasa commença à parler de « socialisme dhammique ». Depuis les années quarante, alors qu’il devenait de plus en plus connu en Thaïlande, il n’avait jamais eu peur de parler de politique. Auparavant, il le faisait en se référant à la démocratie, qui n’était pas le système en vigueur en Thaïlande.

Par la suite, dans les années soixante, il commença à soutenir ouvertement et avec conviction, que le bouddhisme, à la base et par nature, est socialiste. Il fut la première grande figure en Thaïlande à le faire (quelques dirigeants birmans avaient déjà utilisé le terme de « socialisme bouddhique »), et il fut le premier à aborder cette notion avec la signification particulière qu’il lui donna et qu’il ne cessa de développer le reste de sa vie.

La définition qu’il donnait au terme « socialisme » n’était pas une définition marxiste. La traduction en thaï signifie littéralement : « en faveur de la société » ou « qui est du côté de la société ».

Dans cette définition, socialisme veut dire prendre le parti de la société, de la communauté, et est en opposition avec la notion d’individualisme. Tandis que la responsabilité individuelle est importante dans l’éthique bouddhiste, « l’individu » n’existe pas dans la vérité ultime et le bouddhisme n’a jamais promu l’individualisme, même si on pourrait parfois le croire à notre époque.

De fait, les enseignements du Dhamma mettent l’accent naturellement sur le bien collectif - sans que cela soit au détriment de l’individu -, mais le bien-être social ne peut être sacrifié à des intérêts et des désirs personnels.

Cette notion de socialisme apparaît dans la perspective fondamentale que le Dhamma est la nature et que la nature est le Dhamma, inséparablement. Comme toute chose est le Dhamma, il n’y a rien qui ne soit pas le Dhamma. Dhamma signifie « la loi naturelle », qui est en interrelation. Si vous regardez notre monde et notre place dans le monde, avec ce regard-là, il n’est pas difficile de voir une nature socialiste, et non individuelle. Dans un monde où tout est en interrelation, la responsabilité individuelle prime sur les droits individuels et elle concerne le collectif comme l’individuel.

La forme la plus visible du socialisme à cette époque, comme sans doute encore aujourd’hui, était une vision matérialiste du socialisme. Le bouddhisme, de tout temps, n’a jamais été une forme de matérialisme, pas plus qu’il n’a été une sorte d’idéalisme qui voit le monde comme une quelconque illusion sans importance. La réalité est l’interdépendance du corps et de l’esprit, de l’individu et de la collectivité, et ainsi de suite. Par conséquent, Ajahn Buddhadasa insistait sur le fait que le socialisme bouddhique ne pourrait jamais être un socialisme matérialiste.

De plus, les premières formes historiques du socialisme ont été violentes et un socialisme bouddhique ne peut être que non-violent. Ajahn Bouddhadasa critiquait le communisme et le marxisme avec leur définition de la « guerre des classes », comme étant prioritairement motivés par un sentiment de revanche. Il comparait le « capitalisme assoiffé de sang » avec le « marxisme revanchard » et il s’efforça de créer une alternative, une compréhension médiane, du juste milieu. Il décrivait ainsi un socialisme qui était avant tout un système moral basé sur la spiritualité. Cette forme de socialisme ne peut fonctionner que si nous réfrénons notre égoïsme ; il ne peut fonctionner avec les habituels stimulants – telles l’avidité et la peur – employés par les systèmes non-dhammiques.

Dans la pratique

Ajahn Bouddhadasa fonda Suan Mokkh en 1932. Sous son influence, ce lieu se transforma en un monastère avec des caractéristiques et un état d’esprit tout à fait différents de la plupart (voire de tous) les autres monastères thaïlandais.

C’est là que nous pouvons le mieux voir et comprendre comment lui-même pratiquait les principes du socialisme dhammique. Parce que la nature et la loi naturelle sont inhérentes dans la compréhension du Dhamma et du socialisme dhammique, Suan Mokkh met l’accent sur la communion avec la nature. Ajahn Bouddhadasa croyait que pour être capable de comprendre « la nature socialiste de la nature », il fallait vivre au plus près de la nature. Sans cette intimité, nous ne pouvons avoir que des notions abstraites sur le Dhamma et des notions abstraites de nos théories politiques aussi. Ainsi, il vivait immergé dans un environnement naturel et il créa un endroit pour que d’autres puissent faire de même.

De la même manière, il fit de son mieux pour diriger Suan Mokkh comme une entreprise coopérative. Une version capitaliste de coopérative avait été introduite en Thaïlande par des experts allemands, pendant que des marxistes en introduisaient une autre version. Ajahn Bouddhadasa avait sa propre conception des coopératives. Il insistait sur l’idée que la nature est une forme de coopérative. Dans la forêt, les plantes, les animaux, les insectes et les microbes font chacun leur part de travail en coopération pour entretenir la forêt. Ceux qui vivent proches de la nature et qui l’observent peuvent comprendre cela. Il croyait que les êtres humains pouvaient aussi apprendre à vivre de manière coopérative avec les forêts, les champs et tout l’environnement naturel.

Pour l’administration de Suan Mokkh, Ajahn Bouddhadasa n’était pas du genre à « administrer les gens ». Par certains côtés, il dirigeait Suan Mokkh comme s’il en avait la charge, prenant les importantes décisions qu’il jugeait de sa responsabilité. Bien que, dans ce sens, il fût un véritable meneur d’hommes, il ne dirigeait pas les gens. Il ne leur disait ce qu‘ils devaient faire. Il conseillait à chacun de « trouver son rôle ». Si quelqu’un avait des difficultés et voulait son aide, il discutait volontiers de la situation avec cette personne, mais jamais on ne le vit assigner des tâches à l’un ou à l’autre. Les gens choisissaient de faire le travail qu’ils voulaient faire et il leur expliquait comment faire pour que cela devienne une pratique du Dhamma. Pour qu’un tel endroit puisse fonctionner harmonieusement, chacun devait être motivé pour faire sa part du travail.

La plupart des activités à Suan Mokkh était optionnelle. Il n’y avait pas beaucoup de règles et Ajahn Buddhadasa ne s’occupait pas de combien de temps chacun méditait, ce qu’il lisait, s’il participait ou non aux récitations des textes.

D’un autre côté, il pouvait être dur, en accord avec sa conception de la nature. La nature peut être dure : la stupidité et l’attachement se terminent en souffrance. Bien qu’il puisse parfois être dur avec les gens, il leur laissait aussi la liberté d’être responsables, de faire leurs propres choix, de faire leurs propres erreurs et d’apprendre de la vie elle-même.

Suan Mokkh a toujours eu une vision écologique. Ajahn Bouddhadasa fut un des premiers en Thaïlande à parler de la nécessité de préserver la forêt, et à mettre l’accent sur le fait que la forêt était en train de disparaître rapidement et que des actions devaient être entreprises pour la préserver. Sa vision écologique prenait racine à la fois dans le bouddhisme et dans les expériences de son enfance où la forêt faisait partie de la vie de tout un chacun, comme l’étaient les rizières et la mer.

Ses soucis écologiques se sont traduits naturellement dans sa préférence pour la simplicité. A Suan Mokkh, la plupart des enseignements, des cérémonies et autres activités se faisaient en extérieur. Jusqu’à la fin de sa vie, alors que d’autres personnes commençaient à prendre en charge le monastère, les constructions ont été limitées au strict minimum et la vie était restée simple. Le socialisme dhammique ne peut être efficace que si les gens sont d’accord pour vivre simplement. Dès que l’opulence apparaît, certaines personnes auront davantage de biens matériels, vont acquérir plus de pouvoir et auront plus d’occasions d’exploiter les autres.

Durant la lutte politique entre capitalisme et communisme, Suan Mokkh servit de terrain neutre pour la droite et la gauche. Même au sein des gouvernements à dominante militaire qui dirigèrent la Thaïlande, il y eut des personnalités de haut rang, ayant des convictions libérales, qui furent des étudiants d’Ajahn Buddhadasa. Le plus important fut Chaophaya Ladplee, ministre de la Justice pendant de nombreuses années, qui permit à Than Ajahn Bouddhadasa de donner des enseignements sur le Dhamma à toute une génération de juges.

Ajahn Bouddhadasa ne se détournait de personne, aussi les militaires, les bureaucrates et les hommes d’affaire ont toujours été bienvenus à Suan Mokkh, à condition qu’ils soient sincèrement intéressés par le Dhamma. Dans un même temps, des insurgés marxistes, des étudiants radicaux, des activistes et des paysans étaient également bienvenus. Il fut l’une des rares figures religieuses avec lesquelles la gauche pensait qu’il était possible de discuter et il eut de franches discussions avec les deux bords.

Durant les années soixante-dix, plusieurs massacres sanglants eurent lieu, dus au sentiment et à l’idéologie réactionnaire anti-communiste croissants. La violence eut un impact important sur l’esprit des Thaïlandais, pour finalement réduire en lambeaux l’illusion d’une société thaïlandaise heureuse, alors que l’oppression militaire se faisait de plus en plus brutale. Des soldats, armés de fusils et de baïonnettes, violèrent des étudiantes, y compris des lycéennes. Les cadavres d’étudiants furent suspendus à des arbres au milieu du campus, puis ils furent lacérés et brûlés. Cette violence fit naître une immense blessure dans cette génération, blessure encore ouverte trente années plus tard.

Au milieu de cette brutalité militaire contre ce qui était perçu comme une menace communiste, Ajahn Bouddhadasa choisit de parler du socialisme dhammique, insistant sur le fait que ce socialisme n’était pas une si mauvaise chose, que le bouddhisme était, par nature, davantage socialiste que capitaliste. Selon lui, le capitalisme est un système pour produire de l’argent ; un système basé sur l’avidité, plus intéressé par le profit personnel que par le bien commun. Bien qu’il parlât parfois en bien de la démocratie, il faisait remarquer que celle-ci met en avant un système qui favorise l’égoïsme. Comme nous l’avons dit précédemment, il était également très critique de la nature violente et revancharde du marxisme. Du fait de son intégrité en tant que moine et enseignant, de telles positions ne pouvaient pas être ignorées.

Alliant le bouddhisme avec une conception du socialisme non-marxiste, il aida à créer une couverture sociale et une certaine protection pour les gens qui se faisaient les défenseurs d’un changement progressif non-violent. Il est impossible de quantifier le nombre de vies qui ont été ainsi sauvées par la création de ce terrain neutre, mais de nombreuses personnes en situation de responsabilité, parmi lesquelles des militaires, furent influencées à un degré ou un autre par Bouddhadasa Bhikkhu. Je pense qu’il a joué un rôle dans l’inflexion politique, pour une approche « du cœur et de l’esprit », par les gouvernements militaires du début des années quatre-vingt.

L’espace qu’Ajahn Bouddhadasa aida à créer, permit le développement de nombreuses ONG à cette époque. Certaines étaient originellement issues de réseaux marxistes clandestins, d’autres furent développées par des non-marxistes à la recherche d’une voie médiane pour promouvoir des alternatives à la violence. Parmi ceux-ci, Sulak Sivaraksa et ses étudiants furent importants. Sulak fut fortement influencé par Ajahn Bouddhadasa et il continue à travailler principalement dans le domaine de la justice sociale et du bouddhisme engagé.

Le bouddhisme présenté par Ajahn Bouddhadasa a inspiré ceux qui travaillaient dans le domaine de l’éducation alternative, de l’environnement et du développement des villages, pour ne citer que quelques domaines d’intervention. Beaucoup de ces organisations et de ces travailleurs sociaux étaient directement inspirés ou influencés par lui : le seul maître bouddhiste renommé de son temps à réfléchir sérieusement et à parler des problèmes sociaux et politiques. Bien que ce ne soit plus dangereux aujourd’hui en Thaïlande, il fut un pionnier à une époque où des gens étaient tués pour s’être opposés au gouvernement. Du fait de son prestige, il ne risquait guère d’être tué. Pourtant, dans les années cinquante, le patriarche suprême, qui le détestait profondément, tenta de le faire arrêter, en créant des charges mensongères contre lui et en l’accusant d’être communiste. Il fut démontré que les charges retenues étaient sans fondements, mais la menace était claire.

Le rôle de l’éducation 

Quand je lui demandais comment le socialisme dhammique pourrait voir le jour, il reconnaissait que, à l’instar d’une véritable paix dans le monde, cela risquait de prendre du temps. Néanmoins, un voyage de mille kilomètres commence et continue toujours avec le pas que l’on fait maintenant. Il pensait que l’éducation (y compris l’enseignement public traditionnel, l’éducation bouddhique et les enseignements alternatifs) avait un rôle crucial dans le développement du socialisme dhammique. En tant que maître réputé avec, dans son sillage, de nombreux enseignants et éducateurs, il entreprit de faire tout ce qui était en son pouvoir pour nourrir une juste compréhension du Bouddha-Dhamma. Ce fut le travail de sa vie. Le point central de son enseignement était le fait évident que Dhamma et société, spiritualité et politique ne pouvaient être séparés en différents domaines, et qu’une vie exempte d’égoïsme était la seule manière de vivre harmonieusement. Il suggéra que la voie du Bouddha, en lien avec d’autres religions, était le meilleur chemin pour y parvenir.
Ajahn Santikaro (Traduit par Hervé Panchaud)



de Bouddhadasa 



dimanche, avril 07, 2013

L’intégrisme islamique : une création de la politique étrangère des États-Unis



Il nous faut répéter avec insistance que le terrorisme international ne doit jamais être considéré comme un phénomène sociologique surgi spontanément et directement de l’oppression et de la misère. Le terrorisme international et les mouvements de libération nationale sont toujours relayés par un certain niveau d’organisation clandestine où les agences de services secrets jouent un rôle décisif. Bon nombre de groupes terroristes internationaux sont, à l’origine, des activismes placés sous une fausse bannière. D’autres prennent un tel statut par suite d’arrestations coordonnées, d’assassinats ou de noyautage par les services secrets. Même lorsqu’il existe une authentique organisation de libération nationale, les services secrets ne manquent jamais de créer des opérations sous fausse bannière, qu’ils font attribuer à cette organisation, ni de commettre des atrocités en son nom afin de l’isoler et la discréditer. Une nouvelle fois, la tromperie et la dissimulation sont la règle.

Les groupes terroristes soutenus par les Anglo-américains sont intervenus un nombre incalculable de fois contre les nationalistes progressistes du monde arabe et pour encourager leurs rivaux intégristes islamiques. Le recrutement pour les groupes terroristes, une fois qu’ils existent, est une autre histoire. La capacité de recrutement est fortement influencée par la misère, la pauvreté et l’oppression. À cet égard, il faut tenir compte de la relative détresse économique et politique du monde arabe ainsi que de certaines parties du monde économique en général. Nous y trouvons les fruits de l’impérialisme, du colonialisme et du néo-colonialisme. Le climat politique actuel du monde arabe ne peut pas se comprendre comme le résultat de facteurs autochtones, comme voudraient nous le faire croire des penseurs adeptes de la Kultur d’Oswald Spengler tels que Samuel Huntington ou Bernard Lewis. Ces spécialistes préfèrent oublier que le monde arabe tel qu’il se présente à eux a été occupé, pillé et manipulé par deux siècles d’interventions européennes, depuis la campagne d’Égypte de Napoléon. Les néo-conservateurs tels que Lewis et Huntington privilégient en outre une approche radicalement anti-historique selon laquelle l’intégrisme islamique anti-occidental, surtout dans ses émanations terroristes, va de soi. Or, tel n’est pas le cas, comme nous allons tenter de le démontrer.

Il faut bien comprendre que la politique étasunienne, à l’instar de celle de l’empire britannique avant elle, favorise objectivement la montée de l’intégrisme islamique. Cette expression peut recouvrir beaucoup d’acceptions ; ici, nous la comprenons comme un régime théocratique anti-occidental dans lequel le clergé islamique, les mollahs, les imams et les ayatollahs, le cas échéant, jouent un rôle prépondérant. N’oublions pas que, jusqu’au démembrement de l’empire ottoman par les Britanniques et les Français au cours de la 1re guerre mondiale, la plupart des pays du Proche-Orient étaient assujettis au sultan ottoman de Constantinople qui était, en même temps, le calife de l’Islam. L’empire ottoman prétendait appliquer le droit islamique, ou charia. Pendant des siècles, les Britanniques soutinrent les petits groupes ethniques de l’empire ottoman dans le but de les inciter à se rebeller contre le sultan. Ainsi, les Britanniques commencèrent à travailler avec les Serbes pendant la révolution américaine et aidèrent les Grecs à devenir indépendants après les guerres napoléoniennes. Sous Lord Palmerston, dans les années 1830 et 1840, les Britanniques lancèrent l’idée d’une patrie pour les Juifs en Palestine. Au début, cette idée ne séduisit pas les Juifs britanniques : on disait à l’époque que Lord Rothschild voulait un siège à la Chambre des Lords et pas sous un palmier en Palestine. Plus tard, les Britanniques développèrent leur présence parmi les Coptes, les Arméniens et d’autres communautés. Les Français se posèrent en protecteurs des Chrétiens levantins et devinrent les défenseurs des Maronites au Liban.

Pendant ces années, le Bureau arabe britannique et le Bureau britannique pour l’Inde étudièrent soigneusement la psychologie et l’idéologie arabes. Ils partirent de l’idée que les Arabes deviendraient inéluctablement hostiles au colonialisme britannique et qu’il était impossible de contrer une telle évolution. Néanmoins, ces orientalistes conclurent aussi qu’il serait tout à fait possible de fournir à l’inévitable révolte des Arabes des idéologies synthétiques de nature à l’isoler, à la faire avorter et à la rendre impuissante. Pour ce faire, il fallait de toute évidence que cette révolte ne soit pas dirigée spécifiquement contre les Britanniques, mais contre l’Occident et l’Europe en général, de peur que les Arabes ne soient à même de s’allier à la Russie ou à l’Allemagne pour se débarrasser de la présence britannique. La tradition musulmane offrait la matière première pour la fabrication d’une idéologie synthétique de rejet de l’Occident à laquelle les idéologues les plus fantasques des mondes arabe et islamique doivent beaucoup.

Quand l’empire ottoman se rangea aux côtés des Allemands au cours de la 1re guerre mondiale, le colonel britannique T.E. Lawrence réussit à inciter les Arabes du Hedjaz (actuellement Arabie Saoudite) à se rebeller contre le sultan ottoman. Les Britanniques promirent que toutes les terres arabes occupées par les Turcs ottomans leur reviendraient quand la guerre serait gagnée. Mais, avec la Déclaration de Balfour en 1917, les Britanniques promirent également une partie de ce même territoire aux Juifs pour en faire leur patrie. Pour ne pas arranger les choses, les Britanniques et les Français se promirent de surcroît les uns aux autres une grande partie de ces mêmes territoires en vertu de l’accord secret Sykes-Picot.

Du fait même qu’elle était impériale, la loi ottomane n’encourageait pas le progrès intellectuel ou matériel, comme le comprirent Eneas Silvius Piccolomini et Nicolas Cusanus dès la fin du XVe siècle, au début de la domination ottomane. Les peuples ottomans ne prirent part ni à la Réforme européenne ni aux guerres de religions, notamment à la Guerre de Trente ans, qui fit comprendre aux Européens que les solutions politiques et le non recours à la guerre étaient préférables aux hécatombes et aux massacres engagés par les factions religieuses doctrinaires. Le développement économique ottoman prit lui aussi du retard par rapport à l’Europe. Pour toutes ces raisons, il existe à l’heure actuelle essentiellement 4 types de régimes possibles dans les territoires jadis ottomans. À savoir :

1. Les monarchies réactionnaires : cette variante fut celle favorisée par les Britanniques à l’origine quand ils occupèrent divers États arabes sous mandat de la Société des Nations après 1918. En liaison avec la dynastie des Saoud et les Hachémites, les Britanniques instaurèrent la monarchie en Égypte, en Arabie Saoudite, en Irak, en Syrie et en Jordanie. Ces régimes, comme celui du roi Farouk d’Égypte, étaient en fait les marionnettes corrompues des impérialistes qui ne souhaitaient pas faire progresser leur pays mais plutôt amasser des richesses personnelles. En Arabie Saoudite, par exemple, l’esclavage est resté légal jusqu’en 1965 et a été encore largement pratiqué après cette date, surtout dans les ménages.

L’esclavage domestique reste courant dans les émirats du Golfe et se retrouve même dans les pages locales des journaux de Washington chaque fois qu’un diplomate du Golfe vient en en mission avec un ou deux de ses esclaves. L’ironie veut que l’esclavage a été aboli au Koweit grâce à l’invasion irakienne de 1990 et a été rétabli à la faveur de l’opération Tempête du désert de Bush en 1991 (Tarpley, 1996). La plupart des monarchies arabes ont été renversées, mais la monarchie demeure au Maroc, en Arabie Saoudite, en Jordanie et dans les micro-principautés du Golfe. L’Iran, bien que non arabe, a été dirigé par un empereur jusqu’en 1979. Il est clair que ces régimes ne sont pas favorables au développement économique ni au progrès des pays en général.

2. Les régimes nationalistes en voie de modernisation : il peut s’agir de républiques démocratiques, mais plutôt de gouvernements militaires éventuellement susceptibles d’évoluer vers une forme plébiscitaire de démocratie. Ils peuvent se dénommer eux-mêmes socialistes arabes, comme Nasser. Le meilleur espoir qu’ont les Arabes de rattraper les régions du monde les plus avancées en termes de progrès scientifique et technologique est offert par les régimes nationalistes dont le programme inclut le développement économique et la modernisation. Le meilleur exemple en est celui de Mustafa Kemal Atatürk qui créa la première épublique permanente en Asie, la République turque de 1923. Rejetant le sultanat et le califat au profit de la nation turque, Kemal introduisit la séparation de la religion et de l’État, faisant ainsi de la Turquie une république moderne et laïque. Il remplaça l’écriture arabe par l’alphabet latin, interdit le voile pour les femmes et le fez pour les hommes et encouragea le port du chapeau européen considéré comme un « couvre-chef civilisé. » Il découragea l’existence de harems et donna aux femmes le droit de voter et d’occuper des postes publics. Atatürk fit adopter le calendrier grégorien, le système métrique et les noms de famille. Un plan quinquennal dirigiste pour le développement économique fut introduit en 1933. Le droit public fut basé sur les codes civil et pénal européens et non plus sur la charia. Atatürk considérait que la religion devait être une question strictement personnelle et privée ; il toléra donc toutes les religions. Il faudrait mettre Atatürk en tête de la liste des créateurs de nations et des modernisateurs du XXe siècle (ou en tout cas parmi les premiers). Entre autres, il aida la Turquie à être la seule puissance vaincue de la 1re guerre mondiale à échapper à un régime fasciste.

Rétrospectivement, s’il y avait une seule expérience dans le monde musulman que les États-Unis auraient dû aider, cela aurait dû être celle d’Atatürk. Si ses idées avaient été plus largement répandues, on ne parlerait pas aujourd’hui de clash des civilisations. Face à des résultats aussi impressionnants, comment les Alliés de la 2e guerre mondiale, États-Unis compris, traitèrent-ils Kemal Atatürk ? Ils essayèrent par tous les moyens de le renverser, de l’isoler et de diviser la Turquie en une série de petits États. Si la paix de Paris en 1919 et le Traité de Versailles avec l’Allemagne étaient mauvais, le Traité de Sèvres imposé à la Turquie fut un acte dément et grotesque. C’était manifestement une paix destinée à mettre à jamais fin à la paix. La Turquie devait être divisée en zones d’occupations française, italienne et grecque ; le Bosphore et les Dardanelles étaient occupés par les Britanniques et les Français. Il y eut une tentative de créer une Arménie indépendante en Anatolie de l’Est. Les Britanniques et les Français essayèrent même d’inciter les États-Unis à s’emparer d’un morceau de Turquie mais, à l’époque, les Américains furent assez sages pour refuser. Ce fut une bonne idée car Atatürk était capable de battre les armées lancées contre lui par les Alliés ; il était capable de garantir l’indépendance et l’intégrité territoriale de son pays. Le sort brutal qu’il réserva aux Grecs et aux Arméniens, qui étaient du côté des Alliés, doit être replacé dans ce contexte. Mustafa Kemal ne fut pas le premier dans son genre, cet honneur est dévolu à Mohamed Ali Pacha d’Égypte, un général à l’ambitieux programme d’industrialisation et de réformes qui annexa également la Syrie en 1839, présageant la République arabe unie de Nasser.

3. Les dictatures héréditaires : Celles-ci sont apparues à la suite de la chute des monarchies ; parfois, elles prennent aussi la forme dégénérée d’un État nationaliste et modernisateur. Les exemples types en sont le régime de Hafez el-Assad et de son fils en Syrie après 1963 et, sans aucun doute, celui de Saddam Hussein en Irak, le premier étant de loin le plus odieux. Hafez el-Assad a dirigé un État policier meurtrier et envahissant où la minorité allaouite dominait une majorité mécontente. Pourtant, il a toujours été le chouchou de New York et de Londres : Kissinger a déclaré un jour qu’il espérait que Dieu lui pardonnerait mais qu’il y aurait toujours une petite place dans son cœur pour Hafez el-Assad. Les régimes de Hosni Moubarak en Égypte et de l’inconstant Kadhafi en Libye sont à classer dans cette catégorie.

4. Les théocraties intégristes : Le meilleur exemple en est l’Iran, ce qui est suffisant pour montrer que ce genre de régime ne peut pas être efficace pour assurer le développement national dans le climat hostile de la mondialisation. En 1978, le directeur de la Sécurité nationale de Carter, Zbigniew Brzezinski, désireux de se venger du soutien soviétique au Vietnam du Nord, se laissa convaincre par les arabisants et orientalistes britanniques que l’intégrisme islamique pouvait être utilisé pour déstabiliser les 5 grandes républiques d’Asie Centrale à majorité musulmane de l’URSS : le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, la Khirguizie et le Turkménistan. Cette stratégie pouvait également être employée pour faire voler en éclats le labyrinthe ethnique du Caucase et de la Trans-Caucasie, notamment en Tchétchénie. De cette manière, affirmait Brzezinski, l’intégrisme islamique pourrait devenir le « rempart ultime contre le communisme. » Afin d’avoir un centre puissant à partir duquel irradierait cette nouvelle idéologie, Brzezinski et Carter fomentèrent une pseudo-révolution typique de la CIA, du style « le peuple au pouvoir », cette fois avec des nuances d’intégrisme islamique, afin de renverser le Shah d’Iran en 1979. Sur le plan personnel, le Shah était un monstre à plusieurs titres ; la Savak n’avait rien à envier aux polices secrètes les plus meurtrières au monde. Toutefois, le Shah faisait venir des entreprises de construction européennes pour créer des infrastructures et des villes entièrement nouvelles. Citons en exemple la gigantesque opération de construction à Bandar Abbas (aujourd’hui Bandar Khomeini) par l’entreprise de génie civil Condotte d’Acqua sous Loris Corbi. Mais comme le Shah ne tolérait aucune activité politique libre, il n’avait aucun parti populaire derrière lui. L’instrument choisi pour le renverser fut l’Ayatollah Khomeini, un personnage ignorant d’une noirceur ineffable, pire que Savonarole. Ne nous leurrons pas : Brzezinski fit tout pour renverser le Shah et pour s’assurer ensuite qu’aucun politicien laïc, tel que Shapour Bakhtiar, ne prenne le pouvoir. Le général de l’armée de l’Air américaine, Robert Huyser, de l’état-major de Haig à l’OTAN, fut envoyé en Iran avec le message que seul Khomeini serait accepté par les États-Unis (Dreyfus et La Levée, p. 50-53). L’ascension de Khomeini représenta une innovation dans l’histoire récente du Moyen-Orient : l’Iran devint une théocratie de religieux et de mollahs, financée par de riches marchands du bazar et leurs intérêts. L’avènement de Khomeini signifia le gel, voire la régression, du développement économique et culturel de l’Iran pendant plus de vingt ans. Mais l’Iran de Khomeini devint un centre de propagation de l’idéologie intégriste islamique, exactement comme Brzezinski l’avait souhaité, même si ceux qui en payèrent le prix ne furent pas uniquement les Soviétiques. Bientôt, les services secrets anglo-américains purent monter l’Irak contre l’Iran dans la guerre des années 1980 qui dura 8 longues années et ruina encore plus les deux pays. Les Israéliens furent si satisfaits de cette guerre (où les mollahs iraniens lançaient des assauts suicides d’enfants contre les positions irakiennes fortifiées) qu’ils auraient préféré qu’elle ne se termine jamais.

En dépit des sottises proférées par les néo-conservateurs sur la démocratie, et ce qu’on appelle l’initiative de Bush pour le Proche-Orient, les États-Unis n’ont jamais eu de plan sérieux pour instaurer la démocratie en Irak. Pour commencer, on ne peut pas sérieusement qualifier les États-Unis de démocratie ; les États-Unis ont toujours été et sont encore une oligarchie selon la définition de Platon : « constitution où grouillent beaucoup de maux… basée sur la propriété… où les riches détiennent tous les postes et d’où les pauvres sont exclus », un système qui favorise « les membres d’une classe dirigeante, l’oligarchie » (La République, p. 544c, 550c, 545a). À n’en pas douter, le régime instauré par les États-Unis en Irak au printemps de 2003 était une… oligarchie composée de 25 oligarques fantoches triés sur le volet et dotés d’une présidence tournante faible. Ces arrangements ont été repris lors du prétendu rétablissement de la souveraineté de l’Irak. L’intervention des États-Unis en Russie post-communiste a favorisé de la même manière la domination oligarchique à travers la coterie Eltsine. À l’heure actuelle, la base matérielle et économique permettant d’établir une démocratie à l’occidentale en Irak est sans doute insuffisante, même s’il est vrai qu’elle pourrait apparaître après plusieurs années de reconstruction économique. Mais en tout état de cause, il est clair que les États-Unis, dans leur constitution actuelle, ne sont plus une puissance progressiste sur la scène mondiale, ce qui n’a pas toujours été le cas dans le passé.

Le secret de Polichinelle du monde après 1945 est que les États-Unis et les autres pays de l’OTAN se sont systématiquement et implacablement opposés au scénario raisonnable du nationalisme laïque modernisateur dans les pays arabes et islamiques, tout en favorisant l’alternative intégriste, de préférence aussi ignorante que possible. Les nationalistes laïques modernistes sont de loin les adversaires les plus efficaces de l’impérialisme : ils ont le potentiel de réaliser des progrès politiques, diplomatiques et culturels pour leur pays. Les théocrates réactionnaires sont plus faciles à isoler car leur séduction est plus limitée. Dans la pratique, Washington et Londres ont toujours encouragé la montée des intégristes tout en tentant d’éliminer les nationalistes modernistes.

Ajoutons que si des personnages intégristes tels que l’Ayatollah Khomeini étaient funestes à de nombreux titres, il existe aujourd’hui des personnalités qui se disent islamistes et sont parfaitement raisonnables, par exemple Adel Hussein en Égypte ou Hassan Tourabi au Soudan. On semble trouver chez eux comme l’écho de l’impulsion progressiste des années 1950-1960, exprimée aujourd’hui dans l’idiome islamique dominant. De façon significative, ces individus sont sans cesse vilipendés et pris pour cibles par les impérialistes de tout poil. Si des politiques raisonnables devaient un jour réapparaître en Occident, les islamistes modérés n’auraient pas de mal à trouver des modes de coopération.

En dépit de l’hostilité anglo-américaine, les dirigeants arabes du style de Nasser avaient une certaine marge de manœuvre tant que les Soviétiques offraient une sorte d’alternative à Washington et Londres. Mais quand l’URSS périclita pour finir par se désintégrer, cette marge rétrécit de plus en plus et disparut définitivement en 1991, date à laquelle les Soviétiques ne purent rien faire pour leur ancien allié, l’Irak.

L’Iran : À la suite de la 2e guerre mondiale, la première tentative d’instaurer un nationalisme progressiste à la Mustafa Kemal survint à l’ascension du Premier ministre Mossadegh en Iran. Le programme de Mossadegh se concentra sur la nationalisation, en 1951, de l’Anglo-Iranian Oil Company, connue de nos jours sous le nom de BP. Avec la fin du protectorat britannique en Iran, la toute jeune CIA d’Allen Dulles et Kermit Roosevelt organisa un coup d’État contre Mossadegh suivi du rétablissement de la mainmise impérialiste sur le pétrole iranien et d’une ère réactionnaire sous le Shah.

L’Égypte : En 1952, un groupe d’officiers nationalistes détrôna le roi Farouk, notoirement inepte et corrompu. Un coup d’État de jeunes officiers porta au pouvoir le colonel Gamal Abdel Nasser. Le programme nationaliste progressiste de Nasser commença par l’expulsion des Britanniques et se poursuivit avec la nationalisation du canal de Suez, les sommes récoltées par les droits de passage étant destinées à financer la construction du barrage d’Assouan sur le Nil. Le projet d’Assouan était indispensable pour la régulation des crues et pour l’énergie hydroélectrique, sur le modèle de la Tennessee Valley Authority de Franklin D. Roosevelt. Après le départ des Britanniques, Nasser s’empara en fanfare du canal et devint un héros national. Il se heurta aussitôt au Premier ministre Sir Anthony Eden et aux frères Dulles et devint bientôt la cible d’une intrigue anglo-franco-israélienne : Israël allait lancer une attaque surprise dans le Sinaï et les forces d’intervention anglo-françaises reprendraient le canal sous prétexte de rétablir l’ordre. Cette conspiration grossière mena à la crise d’octobre/novembre 1956 et fut considérée par le Président Eisenhower comme un affront personnel. L’URSS ayant envoyé un unique ultimatum nucléaire aux Anglo-Français, menaçant Londres et Paris de destruction atomique, les États-Unis s’associèrent à l’URSS au Conseil de sécurité de l’ONU pour voter contre les impérialistes Anglo-Français à l’ancienne mode et leurs auxiliaires israéliens. La position des États-Unis au Proche-Orient après 1956 s’appuya sur la large sympathie conquise par Washington qui avait ainsi torpillé l’aventure impérialiste britannique et française. Malheureusement, ce capital-amitié fut totalement dilapidé dans les décennies suivantes, où les États-Unis jouèrent, à leur tour, le rôle d’oppresseur impérialiste n° 1 des États arabes. Mais en 1956, l’Égypte de Nasser était manifestement devenue le chef de file des États arabes et le noyau d’une tentative de réunification du monde arabe sous la forme d’une République Arabe Unie, à laquelle se joignirent la Syrie et le Yémen, et vers laquelle l’Irak sembla un moment se rapprocher. Nasser utilisa sa radio, la Voix des Arabes, pour condamner la monarchie saoudienne pour sa pratique de l’esclavage mobilier, particulièrement de Noirs africains. L’Égypte fut la cible d’une autre attaque surprise d’Israël, la Guerre des Six Jours de juin 1967. Elle ne fut pas capable de prendre sa revanche lors de la Guerre du Kippour de 1973 orchestrée par Kissinger. Quant à Nasser, il fut impitoyablement traqué jusqu’à sa mort en 1970. Il fut remplacé par Sadate qui expulsa les conseillers soviétiques que Nasser avait fait venir. Mais même Sadate se montra trop nationaliste pour les Anglo-américains : il fut assassiné en 1980 par un groupe parmi lequel on trouvait al-Zawahiri, réputé être actuellement le bras droit et le médecin personnel de ben Laden. Malgré son rôle dans l’assassinat de Sadate, Zawahiri put vivre ouvertement à Londres pendant des années. Cela laisse penser qu’il est bel et bien un agent du MI-6.

L’Irak : Quand les Britanniques prirent le contrôle de l’Irak en 1919, ils y instaurèrent la monarchie réactionnaire des Hachémites. En 1958, le monarque fantoche Fayçal fut assassiné. Le général Kassem devint Premier ministre et lança un programme de réformes qui comprenait la constitution progressiste de 1959. Cette constitution et les autres lois de l’époque de Kassem imposèrent l’alphabétisation, abolirent l’esclavage et garantirent aux femmes l’égalité des droits. L’impact de ces réformes fut durable. Pour ne citer qu’un exemple, au milieu des années 1970, l’Irak était représenté à Rome par l’ambassadrice Selima Bakir, une femme extrêmement intelligente. Comme tout bon nationaliste, Kassem décida que le Koweit faisait partie intégrante de l’Irak. Il avait raison sur ce point, car le Koweit avait été illégalement détaché de l’empire ottoman par les Britanniques en 1899 pour empêcher que le chemin de fer Berlin-Bagdad, financé par les Allemands, ne puisse atteindre l’extrémité du Golfe. En 1962, les Britanniques fomentèrent une révolte des Kurdes du clan Barzani et Kassem fut assassiné en 1963 par la CIA. Lorsque Kassem fut remplacé par Saddam Hussein, à l’époque pion de la CIA, les chances de développement de l’Irak furent fortement restreintes. Les aspects positifs de l’Irak sous Saddam Hussein étaient dans une large mesure le legs de Kassem.

Le Pakistan : La grande chance de modernisation du Pakistan se présenta sous Ali Bhutto au milieu des années 1970. Bhutto était décidé à mettre son pays à la pointe de la technologie moderne avec un programme nucléaire pacifique dans la tradition d’Eisenhower et de « l’atome pour la paix. » Il ne tarda pas à trouver sur son chemin Kissinger, qui le menaça d’en faire un terrible exemple s’il n’abandonnait pas ses projets ambitieux. Peu après, Bhutto fut renversé par le coup d’État du général Zia ul Haq, soutenu par les États-Unis. Bhutto, sous le coup de diverses accusations, fut pendu par le nouveau régime, conformément aux menaces de Kissinger. Plus tard, sa femme et ses enfants se réfugièrent en Allemagne de l’Ouest. Les tendances intégristes proliférèrent depuis sa mort.

Le Kosovo : Quand la République Fédérale de Yougoslavie commença à se désintégrer en 1991, la population albanaise musulmane du Kosovo, sous la direction du parti laïc nationaliste LDK, réagit par une auto-administration efficace et non-violente qui lui permit de défier les occupants serbes jusqu’à la fin des années 1990. Mettant en pratique la résistance passive, les Kosovars créèrent leur propre gouvernement parallèle, avec leur propre système scolaire, leurs élections distinctes, leur système de santé publique et leur réseau parallèle d’entreprises. Le chef de cet effort remarquable était Ibrahim Rugova qui effectua pèlerinage sur pèlerinage à Washington dans les années 90, portant toujours l’écharpe parisienne de soie rouge qui le caractérisait. Mais les États-Unis ne voulurent jamais lever le petit doigt pour Rugova et le très raisonnable LDK. Quand la Slovénie, la Croatie et la Bosnie se séparèrent de la Yougoslavie dominée par les Serbes, Rugova hésita : les Kosovars, contrairement aux autres, n’avaient pas d’armes et les États-Unis ne leur en avaient jamais fourni. En 1997, l’Albanie voisine, avec qui les Kosovars voulaient se réunir, se désintégra à la suite de l’effondrement d’une escroquerie spéculative. Lors de la désagrégation de l’État albanais, ses dépôts d’armes furent pillés et celles-ci prirent rapidement le chemin du Kosovo. Cela permit la constitution de l’Armée de libération du Kosovo (KLA), ensemble douteux composé de trafiquants de drogue, d’intégristes islamistes, kosovars ou non, et de terroristes purs et durs. Les conflits s’intensifiant entre la police serbe et la KLA, les Serbes se mirent à se comporter comme n’importe quel occupant, et les atrocités de part et d’autre devinrent monnaie courante. Cette fois, les États-Unis, en la personne de Madeleine Albright, apportèrent leur soutien direct aux terroristes de la KLA. À partir de mars 1999, les États-Unis et l’OTAN entamèrent une campagne criminelle de 78 jours de bombardements contre la Serbie. Ce fut l’un des grands actes de vandalisme international de la fin du XXe siècle. Le tout, pour soutenir les revendications liées à la KLA. Quant à Rugova et au LDK, ils furent écrasés et les États-Unis devinrent de plus en plus tributaires de la KLA.

Afghanistan : Dans les années 50, sous le règne du roi Mohammed Zahir Shah qui était monté sur le trône en 1933, le pays avançait peu à peu sur le chemin de la modernisation. Le développement de l’Afghanistan a toujours dépendu de la construction, jamais terminée, d’un vaste complexe hydroélectrique au centre du pays. Le roi fut déposé en 1973. Vers 1978, on vit émerger le régime progressiste de Noor Mohammed Taraki, poète et romancier pro-marxiste aux talents très particuliers. Taraki légalisa les syndicats, instaura un salaire minimal, soutint le logement, les services publics de santé et d’assainissement. Il encouragea des améliorations au statut des femmes et essaya d’éradiquer la culture du pavot qui faisait de son pays le premier producteur mondial d’héroïne. Il effaça également les dettes des agriculteurs, y compris des métayers, et entama des réformes agraires pour briser la mainmise des propriétaires absents et des latifundistes. Taraki toucha donc aux intérêts féodaux, très puissants dans le pays. Brzezinski, qui pensait que Taraki était un pion des Soviétiques, se vanta plus tard auprès du Nouvel Observateur qu’en 1979, des équipes de déstabilisation étasuniennes avaient lancé une opération clandestine contre Taraki en jouant principalement la carte de l’intégrisme islamique. Cela fut suivi en septembre 1979 d’un coup d’État soutenu par les États-Unis et fomenté par Hafizulla Amin, agent de la CIA, qui exécuta Taraki et annula ses réformes au nom de l’instauration d’un État islamique au service des propriétaires terriens féodaux. Les mesures réactionnaires d’Amin provoquèrent un retour de flamme contre lui et il fut renversé à son tour 2 mois plus tard. Face aux assauts répétés des moujhahidin « pavot-culteurs » de Brzezinski, les Soviétiques envahirent l’Afghanistan à Noël 1979. Dans les différentes phases de la guerre d’Afghanistan qui suivit, la CIA ne cessa jamais de soutenir les factions les plus incultes, les plus réactionnaires et les plus favorables à la culture de l’opium, en particulier celle de leur favori : Gülbuddin Hekmatyar.

La CIA recherchait des forces d’une négativité absolue qui s’isolent elles-mêmes, incapables de s’entendre avec l’Iran ni avec quiconque. Au cours des 10 années de guerre qui suivirent (décembre 1979-février 1989), l’Afghanistan fut économiquement et démographiquement anéanti. La 2e génération des moudjahidin de Brzezinski (étudiants islamiques intégristes ou talibans) prit le pouvoir en 1994. Comme Pol Pot au Cambodge à la suite des bombardements destructeurs de Kissinger dans les années 1970, les talibans instaurèrent une régression inqualifiable vers la barbarie. Mais tout comme Kissinger et G.H.W. Bush avaient soutenu Pol Pot, l’administration Bush trouva de nombreuses manières de soutenir les talibans qui étaient très bien vus en raison de leur incapacité à s’allier à l’Iran ou à la moindre république ex-soviétique d’Asie centrale. Comme le souligne Michael Parenti, en 1999, les salaires de l’ensemble du gouvernement talibans étaient payés par les contribuables américains (Parenti, p. 65). Sous Bush, ce soutien devint encore plus explicite : les lobbyistes d’Unocal proposèrent aux talibans un marché en vue de construire leur oléoduc vers l’Asie centrale. Au cours de cette phase, Kissinger, le néo-conservateur Zalmay Khalilzad, le fonctionnaire antiterroriste du Département d’État à la retraite Robert Oakly et Leila Helms (fille de l’ancien directeur de la CIA) menèrent des efforts de lobbying couronnés de succès au profit d’Unocal.

Le but du jeu était que les talibans ne figurent pas sur la liste des terroristes du Département d’État, ce qui aurait bloqué la construction de l’oléoduc. Au cours du premier printemps de son mandat, Bush offrit une importante subvention aux talibans. Cela poussa le chroniqueur Robert Scheer à faire observer : « Mettez vos filles et vos femmes en esclavage, accueillez des terroristes anti-américains, détruisez tout vestige de civilisation dans votre pays et l’administration Bush vous aimera de tout son cœur. Tel est le message que comporte le cadeau récent de 43 millions de dollars fait aux dirigeants talibans d’Afghanistan. Ce cadeau… place les États-Unis en première place dans la liste des sponsors des talibans » (« Le pacte faustien de Bush avec les talibans », Los Angeles Times, 22 mai 2001).

La Palestine : À la suite de l’occupation par Israël de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de la péninsule du Sinaï en juin 1967, les Israéliens se retrouvèrent avec quelque 2 millions de Palestiniens à gouverner. Le système des Nations Unies interdit d’annexer des territoires conquis militairement sans l’aval du Conseil de sécurité, aval qui, en l’occurrence, fut refusé. Au contraire, le Conseil de sécurité vota la résolution 242 demandant à Israël de se retirer jusqu’aux frontières internationalement reconnues de juin 1967. Pendant la course à la guerre d’Irak, les porte parole de Bush accusèrent l’Irak d’avoir violé quelque 17 résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, oubliant fort à propos qu’Israël était le champion en la matière puisque depuis 1967, ce pays viole régulièrement pas moins de 30 résolutions sur les territoires occupés. Mais les États-Unis n’ont jamais menacé d’appliquer la force pour obliger Israël à les appliquer. En Palestine, l’occupation israélienne fut opprimante et humiliante ; bientôt, la résistance s’organisa avec l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP). Son chef était Yasser Arafat, un nationaliste laïc plus ou moins de mouvance nassérienne. Comme l’OLP n’avait presque pas d’armes et que la présence de l’armée israélienne était dominante, les Palestiniens se mirent à faire ce que les Juifs avaient fait entre 1945 et 1948 contre l’occupation britannique sur le même territoire : ils lancèrent une guérilla, aussitôt qualifiée de terrorisme par les occupants. Israël refusa toujours de reconnaître l’existence du peuple palestinien. La preuve du contraire ne tarda pas. Dès le début, le Mossad s’employa activement à perpétrer des actes de provocation en cherchant à les faire attribuer à l’OLP et à ses partisans. C’est pourquoi on est en droit de douter de la paternité des détournements d’avions et de l’attaque commise lors des Jeux Olympiques de Munich en 1972. Plus ces attentats étaient horribles, plus l’opinion publique condamnait l’OLP. Il ne fait pas de doute que le Mossad contrôlait une partie du comité central de l’organisation connue sous le nom d’Abou Nidal d’après le nom de guerre de son chef Sabri al-Banna. En 1978-1979, l’organisation connue sous le nom de Hamas vit le jour dans les territoires occupés, juste après le commencement de l’Intifada. Le Hamas combina un fort engagement dans les services sociaux de voisinage avec le refus de négocier avec Israël et la revendication d’une solution militaire qui n’allait pas manquer d’être taxée de terrorisme. Il est intéressant de noter que l’un des principaux sponsors du Hamas était Ariel Sharon, ancien général, à l’époque membre du cabinet ministériel.

Ces faits sont largement admis : l’ambassadeur étasunien en Israël Daniel Kurtzer, Juif pratiquant, déclara à la fin de l’année 2002 que le Hamas était né « avec le soutien tacite d’Israël » parce que, vers la fin des années 80, « Israël avait cru qu’il était préférable que les gens se tournent vers la religion plutôt que vers une cause nationaliste » (Ha’aretz, 21 décembre 2001). À peu près au même moment, en Israël, lors d’un débat acrimonieux au cabinet, le député extrémiste à la Knesset Silva Shalom déclarait : « Entre le Hamas et Arafat, je choisis le Hamas… Arafat est un terroriste déguisé en diplomate alors qu’on peut frapper impitoyablement le Hamas » (Ha’aretz, 4 décembre 2001). Là-dessus, Shimon Peres et les autres ministres travaillistes quittèrent la salle. Arafat fit connaître son propre point de vue : « Le Hamas est une création d’Israël qui, à l’époque du Premier ministre Shamir, lui a donné de l’argent et lui a offert plus de 700 institutions dont des écoles, des universités et des mosquées. Même Rabin [Premier ministre d’Israël] a fini par l’admettre quand je l’en ai accusé en présence de Moubarak » (Corriere della Sera, 11 décembre 2001). Avec une arrogance incroyable, les États-Unis déclarèrent qu’Arafat n’était pas un partenaire de négociation acceptable. Cela revenait à choisir effectivement le Hamas (ou pire), ce qui représentait un acte de démence incommensurable pour Israël et pour les États-Unis eux-mêmes.

La liste pourrait s’allonger indéfiniment. Au Bangladesh, Kissinger persécuta Sheikh Mujibour Rahman, de la Ligue Awami, principale force nationaliste après l’indépendance au début des années 1970. Au Liban, Kissinger fit son possible pour détruire la constitution multi-religieuse de 1947 et provoquer une guerre civile. Plus tard, quand le général Aoun, Chrétien maronite mais surtout nationaliste libanais, tenta de sauver l’indépendance de son pays, il fut saboté par les États-Unis.

Le revers de la médaille est le traitement brutal infligé aux Européens désireux de conclure des transactions de développement avec les d’États arabes, bien évidemment en vue d’avantages mutuels. L’élimination d’Enrico Mattei, de la compagnie pétrolière nationale italienne ENI, est un exemple bien connu de cette politique. Le banquier allemand Jürgen Ponto voulait financer des projets de développement dans le monde arabe et en Afrique ; il fut liquidé en 1977 par la bande Baader-Meinhof, qui servait évidemment de couverture à la CIA et au MI-6. 

Le général de Gaulle survécut à une trentaine de tentatives d’assassinat, dues à des motivations multiples, mais parmi lesquelles figurait en bonne place la diplomatie pro-arabe du gouvernement français.

Vu la persécution implacable des chefs nationalistes arabes par les États-Unis et par l’OTAN, cette lignée a presque totalement disparu de la scène. Devant le choix restreint offert par les monarchies réactionnaires, telles que celle des Saoud, les dictatures répressives dans le genre de celle d’Hafez el Assad, ou les expériences d’islamisme intégriste, il n’est pas surprenant que beaucoup de jeunes Arabes choisissent l’islamisme. Si cela ne plaît pas aux puissances occidentales, il faut leur rappeler que ce sont elles qui ont causé, par leur arrogance impérialiste, la quasi-extinction du nationalisme progressiste.

Comme je l’ai dit en 1994 dans mon discours à la Conférence inter-religieuse à Khartoum (Soudan), le christianisme repose sur deux grands commandements : aimer Dieu et aimer son prochain comme soi-même. L’amour de Dieu est une question de foi, et il peut s’avérer impossible de s’entendre sur les détails de ce précepte. En revanche, un accord est éminemment possible sur la deuxième partie de la proposition : la règle d’or de l’amour du prochain. Dans le monde actuel, aimer son prochain se traduit par des bonnes œuvres sous la forme de projets de développement économique et infra-structurel à grande échelle, dans le but de mener à bien tout ce qui n’a pas encore abouti depuis la fin de la 2e guerre mondiale : assurer l’intégralité du progrès scientifique, technique et économique des anciennes colonies du Tiers-monde. Là-dessus, la charité chrétienne rejoint la solidarité sociale musulmane, la bienveillance confucéenne, les impératifs semblables du Bouddhisme et de l’Hindouisme ainsi que la bonne volonté des citoyens laïcs.

Il n’y a pas si longtemps, l’ONU célébrait les Décennies du Développement, organisait de nombreuses conférences destinées à échanger du pétrole contre du savoir-faire technologique et engageait des efforts internationaux connexes pour promouvoir le développement économique dans
le monde. Aujourd’hui, tous ces efforts ont disparu. La seule chose qui reste est la mondialisation, qui est en train de détruire les mondes arabe et islamique tout comme elle détruit le reste de la planète. Les penseurs au cerveau dérangé tels que Huntington, Brzezinski ou Kissinger s’imaginent que leur géopolitique rudimentaire défend intelligemment, et même subtilement, les intérêts impérialistes des États-Unis. En réalité, leur politique est suicidaire. Si l’on voulait dresser la liste des politiques qui ont été bénéfiques pour les États-Unis dans le passé, on obtiendrait ceci :

La Doctrine Monroe : pour que les États-Unis s’imposent comme le soutien au droit des petits pays à disposer librement des espaces marins et comme des opposants à la colonisation européenne.

La Charte Atlantique de 1941 : pour proposer que les 4 libertés (liberté de parole, liberté de culte, droit de vivre sans peur et droit d’être protégé du besoin) constituent la base du monde d’après-guerre.

Les accords de Bretton Woods de 1944-1971 : pour appliquer les méthodes du New Deal à l’instauration du plus grand développement économique jamais connu dans le monde.

Le Plan Marshall de 1947 : pour fournir un modèle de reconstruction à l’Europe ravagée par la guerre et empêcher la résurgence d’une dépression économique aux États-Unis.

La réaction des États-Unis à la crise de Suez en 1956 : pour répudier la domination impérialiste sur le Proche-Orient et plaider en faveur d’un traitement équitable des Arabes.

Ces politiques ont largement contribué à accorder aux États-Unis une position dominante dans le monde au cours du 3e quart du XXe siècle. Les néo-conservateurs d’aujourd’hui et leurs compagnons de voyage sont structurellement et caractériellement incapables de proposer quoi que ce soit d’aussi efficace. Il faut une équipe dirigeante nouvelle dans la foulée du réalignement des partis attendu aux États-Unis. Bien sûr, ces politiques devront s’accompagner de la création d’un d’État palestinien indépendant et souverain en Cisjordanie et à Gaza, rendu viable par un programme général de développement économique dont bénéficieraient tous les d’États de la région, Israël compris.

D’ici là, les États-Unis doivent abandonner leur hypocrisie en matière de terrorisme : la politique israélienne d’assassinats ciblés d’opposants, sans procès ni jugement, est l’essence même du terrorisme parrainé par l’État, et cela restera vrai même si cette politique est avalisée par Cheney. Les États-Unis ont fourni à Israël pour 70 milliards de dollars d’armes, dont des F-16 et des missiles qui servent à tuer des civils palestiniens en violation directe du droit étasunien. Toute cette aide américaine devrait plutôt servir de moyen de pression pour faire accepter à Israël la solution des deux États. Ces démarches seraient éminemment utiles pour paralyser le recrutement de terroristes.

Webster G. Tarpley, La Terreur Fabriquée, Made in USA


La Terreur Fabriquée, Made in USA

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