vendredi, avril 22, 2011

La pulsion de Nirvana



Dans « Mécanismes de la dérive sectaire », Michel Monroy soutient que les groupes sectaires travaillent sur une « rigidification de la pyramide éthique au sommet de laquelle on place la loyauté au groupe ». Cette pyramide est rigide et intangible, et explique pourquoi certains adeptes mentent à leurs parents, les oublient même, par loyauté au groupe ou au chef. Sur un plan psychanalytique, Monroy appelle ce désir de se fondre, de s'anéantiser, « la pulsion de Nirvana » : « Il y a un mot que j'aime bien, c'est “complétude”, la pulsion de complétude. Nous savons très bien, par l'expérience et par la réflexion, que la complétude n'est pas de ce monde ; mais nous en gardons la nostalgie. C'est la nostalgie de notre univers de naissance, d'un monde complet, homogène et sans contradiction. Et un certain nombre d'entre nous gémit désespérément contre la perte de cette complétude. C'est un des aspects de la pulsion de mort que décrit Freud... »

Nous savons que l'autre aspect de cette pulsion de mort est fourni par notre capacité à désigner le mal chez l'Autre. C'est ce que donne le groupe, « forteresse assiégée », par la fusion et la participation, car, seul, l'individu ne peut rien, mais, quand il renonce à tout, il devient très fort : « La dérive sectaire c'est la folle ivresse d'un nous fusionnel tout-puissant. »

La lune de miel fusionnelle avec le groupe ne se retrouve pas seulement dans les sectes dangereuses : cent mille personnes réunies à Nuremberg, ou cinquante mille dans un stade faisant la ola pour l'OM contre le PSG ou l'inverse sont psychologiquement dans une situation d'ivresse érotique comparable, avec, certes, des résultats peu comparables. Mais la problématique reste la même : l'identification projective, selon le mot de Mélanie Klein, qui se résume au slogan « c'est eux et nous ». Nous projetons le mal à l'extérieur, sur l'Autre.

Mais que se passe-t-il quand une société n'a plus d'ennemi, ce qui paraît être le cas de l'Europe occidentale depuis quelques décennies ? Il semblerait que nous nous efforcions alors de démasquer les ennemis intérieurs, la cinquième colonne, l'islam peut-être, sans en avoir toujours les moyens : il est très aisé de se tromper d'ennemi. Les petits dealers des quartiers font vivre leur famille, mais le marché international de la drogue est incontrôlable.

Dans une société où plus de la moitié des adultes prennent des psychotropes ou des neuroleptiques (le Prozac comme opium du peuple avec le football), les sectes ne sont qu'une des réponses - peut-être inadéquate, sinon « mauvaise » - à la maladie de cette société. Le syndrome le plus évident en est l'hyperémotivité, due à la fois au déficit d'espérance et au culte hypertrophié du moi. Les groupes religieux parallèles et concurrentiels proposent des réponses aux angoisses des individus modernes et ceux-ci manifestent une claire autonomie dans le mode de résolution de leurs incertitudes.

Les grandes instances de production de biens symboliques et de sens ne satisfont plus la totalité du désir, aussi la fin des idéologies et de l'histoire - annoncée au même titre que celle de Dieu - a-t-elle conduit un certain nombre de nos contemporains à chercher d'autres marchands d'illusions. Les mages modernes sont aussi vendeurs d'harmonie : dans l'« entre-nous » il n'y a plus de conflits, plus de contradictions, nous sommes tous frères. En ce sens, l'un des films les plus pervers du dernier demi-siècle a été Le Grand Bleu, que des millions de jeunes ont vu et revu sans que les associations de victimes aient réagi : plusieurs psychiatres nous ont pourtant confirmé qu'un certain nombre de suicides étaient liés à ce film, qui a, au moins, joué un rôle de déclencheur, de révélateur ou de catalyseur d'autres causes plus profondes.

Il ne nous paraît alors guère surprenant que des associations, des clubs offrant toute la gamme possible et inimaginable de services aient pignon sur rue : un petit opuscule publié par Parigramme donne la liste de tous les lieux de l'ésotérisme, du spiritisme, de l'astrologie, de la voyance, et nous savions déjà où faire des retraites et des pèlerinages grâce à plusieurs revues chrétiennes. Cet ensemble nous donne une idée de l'importance quantitative de l'offre la plus éclectique qui soit. Cette année, plus de cent cinquante mille personnes sont allées à Compostelle, des milliers ont fait des retraites «bouddhistes » en Ardèche ou en Savoie. Il s'agit alors, selon l'heureuse expression de Jean Seguy, de « métaphorisation des contenus religieux ».

Avant d°entrer dans une secte au sens strict, le candidat errant pourra tâter du yoga, s'initier à la médiation (transcendantale ou pas), au zen, au Shiatsu, au do in, au chi cong ou au taï chi. Il aura peut-être poussé le « cri primal », goûté à la « gestalt-thérapie » ou à la naturopathie. Il voudra alors se transformer et transformer le monde : en ce sens, nombre de membres de sectes sont des idéalistes généreux. Mais il pourra aussi se tourner vers des groupes plus alternatifs, protestataires. Aujourd'hui, il ne peut guère se satisfaire des partis politiques, qui d'ailleurs se nomment eux-mêmes « famille », comme s'ils avaient peur ou honte de leur spécialité ! Selon plusieurs sondages Ifop, plus de 70 % des Français ne font plus confiance aux hommes politiques.

Alors que reste-t-il à l'égaré s'il n'est pas philosophe ? L'histoire nous montre que tout cherchant finit bien par rencontrer une structure d'accueil...

Il nous faut aussi ajouter que les sectes fonctionnent comme les grandes entreprises qui poussent leurs cadres à la performance individuelle : « Soyez tous les meilleurs ! Que les concurrents et les perdants disparaissent ! » Les techniques d'«optimisation du potentiel personnel » ne sont pas utilisées par les seules sectes laveuses de cerveau et coupables de « viol psychique ».

Autrement dit, nous soutenons que la clé principale de l'appartenance à un groupe sectaire tient plus au rapport que l'individu entretient avec son milieu et au jugement qu'il porte sur la société qu'à la seule manipulation. Les groupes sectaires proposent une dynamique protectrice qu'a favorisée le repli identitaire. Il s'agit donc d'un pacte de soumission/protection qui implique plus d'allégeance que de dépendance mais qui se produit effectivement dans un isolat s'autolégitimant.

L'autodéfinition est, en fait, le seul critère recevable.

Les fanatiques de la catégorisation stigmatisante rangent, inconsciemment, les sectes dangereuses du côté de tous ceux qui font l'expérience malheureuse de l'impossible réalisation de l'unité, de la fusion, du monisme existentiel, que ce soit celle de Dieu et de son unicité, de l'unité de la communauté des croyants ou de l'unité de la République. La France, sur ce plan-là, éprouve vraiment de grosses difficultés à gérer le pluralisme, qu'il soit politique, culturel ou religieux.

Bruno Étienne, « La France face aux sectes ».


 La France face aux sectes



Dessin :

jeudi, avril 21, 2011

BOUDDHANAR The Liberty Inconceivable




La dénonciation des tromperies du néo-spiritualisme et du néo-bouddhisme agace certaines personnes.

Il existe une usurpation du nom de ce blog, c'est « BOUDDHANAR, The Liberty Inconceivable ». Le responsable a trop médité sur le Muladhara chakra, chakra situé au niveau des organes génitaux. En effet, tous les liens de ce blog (Stop searching for Bouddhanar The Inconceivable Liberty, find it here !... Let us help you find Bouddhanar The Inconceivable Liberty and more !...) conduisent à un site pornographique.

Le mantra contre la bêtise, s'il existe, devrait être récité plus souvent.





Eliade et le Living Theatre




De l'herméneutique à la régénération par le théâtre

Approcher l'inscription de la pensée de Mircea Eliade dans un certain courant du théâtre américain - représenté ici par le Living Theatre – c'est sans doute moins dégager des axes d'influence que tracer des confluences. En fait, l'historien des religions qu'est Eliade à travers le travail de l'interprétation, et les acteurs du Living à travers leur pratique théâtrale se rencontrent parce qu'ils interpellent la pensée mythique d'un même lieu : ce lieu d'où l'on interroge les mythes pour chercher une solution à une crise - une crise de société et de culture, vécue comme crise ontologique. Des deux côtés, la quête s'engage dans l'espace d'une herméneutique.

Le choix de l'herméneutique

Mircea Eliade lui-même reconnaît le lien qui existe entre son œuvre théorique et la situation de la pensée en Occident: « Il faudra », écrivait-il en 1953 dans son Journal, « que je montre un jour les fils secrets qui relient mon œuvre théorique à la crise actuelle de la pensée occidentale ». Son œuvre s'organise en effet comme une immense entreprise où le travail de l'interprétation sert la compréhension et la transformation de soi-même, c'est-à-dire en fin de compte la compréhension de la crise de l'homme occidental et la transformation de son mode d'être par le retour aux sources, le lien retrouvé au mythe, au symbole, à l'archaïque, au primordial.

Dans le débat ouvert - sur la question du mythe - entre l'analyse structurale et l'herméneutique, et plus particulièrement entre Lévi-Strauss et Ricœur, Eliade s'est toujours situé du côté de Ricœur. «L'histoire des religions nous est toujours contemporaine», car « aucun comportement religieux, si archaïque soit-il, n'est jamais définitivement aboli ». Dès lors l'interprétation peut devenir une véritable « herméneutique créatrice », même lorsque nous sommes confrontés à des religions exotiques, comme celles de l'Orient, ou primitives. En effet, selon Eliade, l'homme des sociétés modernes, en se retrouvant lui-même dans un symbolisme archaïque anthropocosmique qui répond à ses besoins profonds, peut recouvrer « une nouvelle dimension existentielle », et ainsi se re-créer, se régénérer. Nous voilà bien au centre de cette reprise herméneutique pour laquelle – selon les termes mêmes de Ricœur - « le lieu d'où l'on interroge les mythes, c'est celui d'où les mythes nous interpellent, s'adressent encore à nous », si bien que l'interprétation, disqualifiée comme science, se trouve qualifiée comme pensée méditante. Eliade, pour sa part, plutôt que d'interprétation, préfère parler « d'une transmutation de la personne qui reçoit, interprète et assimile la révélation ».

Cette révélation, c'est avant tout celle de l'homme non européen, c'est la fenêtre ouverte sur l'Orient, le dialogue avec le yogi ou le chaman. D'ailleurs, la pratique de l'orientalisme n'est-elle pas vécue par Eliade comme une nouvelle version de la Renaissance, alliant la découverte de nouvelles sources et le retour à des sources abandonnées, oubliées ? L'instauration du dialogue avec l'Orient lui paraît essentielle pour l'avenir des sociétés d'0ccident, car leurs cultures obsédées par l'Histoire peuvent trouver une régénération, un changement de perspective spirituelle, grâce à cette rencontre avec des cultures mieux informées sur l’Être.

L'espace d'où Eliade interroge la pensée mythique en privilégiant l'Orient, c'est celui-là même d'où le Living Theatre l'interroge : cherchant à travers la pratique théâtrale un nouveau mode d'être, il va affirmer à sa manière le choix d'une herméneutique. Hanté par le refus de la société industrielle et la quête d'un renaître, il se tourne vers les spiritualités orientales pour retrouver un vécu mythique. Ce faisant, il s'inscrit à l'intérieur de tout un courant de la pensée et du théâtre, américains, lié au mouvement hippie.

Mouvement hippie et résurgence de la tradition mystique

Ce vaste courant auquel le Living se rattache, Eliade d'ailleurs l'évoque à plusieurs reprises dans son journal. Il est remarquable qu'Eliade, dans ce Journal, ne dise pratiquement rien de la société américaine avant les années soixante et que les commentaires se fassent de plus en plus nombreux entre 1967 et 1969. En fait, ce qui l'attire c'est le mouvement hippie, le phénomène californien ; ceux dont il parle le plus volontiers, ce sont ces étudiants américains - souvent adeptes du L.S.D. ou de la mescaline - soucieux à ses yeux de faire que ce qui leur arrive ait un sens, et qui s'intéressent à la mystique orientale, aux techniques spirituelles de l'extase, à l'éclatement des limites de la vie. En 1968, il s'avoue « de plus en plus sous le charme » de ces hippies en qui il voit une forme moderne de société religieuse, se créant en réaction contre l'absence de signification et la vacuité d'une société aliénée, désacralisée. Ils ont trouvé selon lui un sens à la vie, car ils croient à la « réalité absolue ». Ainsi pour Eliade le phénomène hippie doit être ressenti comme l'expression d'une « situation existentielle spécifique de l'homme des sociétés occidentales », cet homme en quête d'un sens dans un monde où il se sent désorienté, voué à la dispersion, et à la dissolution dans l'histoire. Des « pacifistes qui refusent le drame de l'Histoire » il voudrait écrire l'éloge, pour montrer que «loin d'être inauthentiques, absentéistes, mystifiés, jetés à la poubelle de l'Histoire, ils illustrent la sécularisation de la Nostalgie du Paradis, caractéristique de tant de mystiques ». En fait « ils continuent une tradition multimillénaire. Le désir des mystiques de réintégrer la sérénité, la plénitude, l'absence de tension du Paradis est devenu aujourd'hui l'ambition des idéalistes de vivre dans une société égalitaire béatifique, sans tension ». Comment réagit Eliade au phénomène californien, après la rencontre avec Allen Ginsberg en février 1967 ? De ceux qui élaborent ces expériences alliant la drogue et le tantrisme, nourries de références à l'Inde, aux mantras ou bien aux rites tribaux nord-américains, Eliade dit : « Ils ont besoin de quelque chose de solide dans le monde nouveau où ils ont été projetés. » C'est-à-dire qu'ils ont besoin de réalité, ils cherchent à s'orienter, à atteindre l'être. Pour cela, ils pratiquent l'extase, la sortie du temps social, quotidien.

Théâtre et sortie du temps historique

C'est dans cette direction que se dirige tout l'itinéraire du Living, et l'étudiant-acteur évoqué par Eliade en 1969, qui parle du théâtre comme d'un exercice spirituel comparable à une danse extatique contrôlée par une sorte de yoga, pourrait bien en faire partie. En réponse à son discours, Eliade intervient pour formuler ainsi la question du théâtre : comment organiser le temps théâtral comme sortie du temps historique, du présent chronologique ? - et pour définir à sa manière la problématique contemporaine: « Que peut-on faire aujourd'hui dans le théâtre en sachant ce que nous savons ? » C'est-à-dire, de toute évidence : en sachant que l'expérience dans l'histoire n'a pas de valeur ontologique suffisante. Ainsi pour Eliade, si le théâtre veut ouvrir une fenêtre sur le sens, il doit se construire comme une expérience où le temps pourra être dépassé. L'orientation qu'il propose est en fait illustrée par le Living Theatre, soucieux très exactement de faire de la pratique du théâtre un « voyage » hors du quotidien.

Le terme de « voyage » ne renvoie pas seulement au vocabulaire des drogués, il se veut métaphore d'une expérience vécue comme extatique. Ce qu'il s'agit d'opérer, c'est un arrachement aux préoccupations quotidiennes, une « recherche de la transcendance, d'une sortie de soi et d'une élévation ». La sortie du quotidien, c'est ce qui est visé aussi bien pendant la durée de la représentation qu'au cours des exercices préparatoires auxquels se livrent les acteurs. Ces exercices, fondés sur un ensemble de techniques psycho-physiques, ont pour but d'arracher le sujet-acteur à sa vie quotidienne, de lui faire faire « le voyage dont il avait besoin pour passer de l'autre côté ». Leur fonction est souvent comparée par les acteurs eux-mêmes à celle du rêve, de la drogue ou de la poésie. Sorte d'« épreuve extatique » ou « révélatrice », ils préparent l'acteur à pouvoir guider ensuite, pendant la représentation, les spectateurs dans le « voyage » hors du quotidien auquel ils sont invités, puisqu'il faut aller « au-delà du présent qui n'a pas la clé de la connaissance ».

Une même dévalorisation du temps quotidien et historique est commune à Eliade et au Living. Pour Eliade, la sortie du temps, loin d'être une expérience périphérique, se définit comme essentielle, car « il existe en chacun d'entre nous une secrète nostalgie pour ce genre d'extase », liée à ce « besoin primordial qu'a l'homme de se régénérer, d'abolir l'histoire ». Dans les expériences de dépassement du temps, Eliade range aussi bien les rituels, l'usage des drogues, le rêve, ou encore la pratique de la littérature (écriture ou même lecture). Pour lui ces pratiques, si diverses soient-elles, se définissent comme techniques de récupération d'un temps paradisiaque, hors du temps quotidien et historique. Il ne refuserait certes pas d'y joindre la pratique du théâtre - surtout une pratique comme celle du Living qui va tout à fait dans ce sens.

Une grande confluence s'établit ici entre Eliade et le Living dans leur rapport au Temps car ils vivent l'un et l'autre la relation à l'histoire comme angoisse de la dispersion et de la dépossession de l'être.

Peur de l'histoire et angoisse de l'Apocalypse

A la thématique d'une société qui divise et aliène vient se greffer une véritable obsession de l'Apocalypse.

Du Brig à Paradise Now, dans la plupart des spectacles du Living, la société industrielle américaine n'est pas seulement vouée à l'aliénation mais pleinement identifiée à la mort. Ces représentations sont comme habitées par l'imagerie des apocalypses et les visions de mort collective. Après The Brig où la rigidité des acteurs figurait l'œuvre de destruction d'une société-prison qui mutile et cloisonne, Mysteries passe de cette rigidité de l'acteur au garde-à-vous (1er tableau) à celle des cadavres accumulés (dernier tableau). Là, l'entassement des corps donne à l'œuvre de mort de la société la dimension métaphysique d'une Apocalypse. La métaphore de l'Apocalypse se déploie dans Frankenstein, où elle est pour ainsi dire multipliée. Même dans Paradise Now, l'angoisse ne disparait pas. Elle est là au début du spectacle, elle resurgit à la fin lorsque les acteurs se livrent à un véritable jeu de la mort collective, avant de renaître.

De tels spectacles ne sont-ils pas chargés de cette « angoisse du monde moderne », de cette anxiété devant la mort et le néant qui se lie pour Eliade à la conscience de l'historicité, à la peur de l'Histoire ? Pour la mieux comprendre il faut, selon lui, la lire à la lumière de cette philosophie indienne pour qui « toute expérience dans le monde et dans l'histoire est dépourvue de validité ontologique ». Si l'Histoire doit être pensée comme chute, il devient clair que la société moderne occidentale en considérant l'homme en tant que sujet et agent de l'Histoire a opéré une désacralisation, donc une perte de « réalité », une perte d'« être ». Aussi toute la pensée d'Eliade s'organise-t-elle autour d'une opposition fondamentale entre expérience religieuse et vécu historique. L'expérience religieuse se définit par la projection de l'homme hors de sa situation historique, de son univers quotidien. Elle correspond à une aspiration au transcendant, à un désir d'inconditionné, à un besoin de libération, de puissance créatrice, à l'atteinte d'un état total où l'unité est réalisée, où l'opposition des contraires est dépassée, c'est-à-dire en fin de compte à une soif d’Être. L'opposition du religieux et de l'historique recouvre une opposition entre être et devenir, l'aspiration à l’Être impliquant une sortie du Devenir. Ainsi pour Eliade le mythe de l'éternel retour, dans son universalité, révèle-t-il « la soif d'être de l'homme, l'horreur que lui inspire le devenir ».

Les visions d'Apocalypse. cristallisent justement à ses yeux cette peur de l'histoire, et si nos sociétés sont habitées par les terreurs de fin du monde, c'est qu'elles se sont laissé envahir par ce qu'il appelle « cet intérêt passionné presque monstrueux pour l'Histoire ». Définissant l'homme comme un être purement historique, elles ont inscrit la perte de l’Être et l'angoisse d'une Apocalypse qui est pressentiment de la fin d'une culture que sa désacralisation voue à la mort.

Face à cela, la question posée par Eliade comme par le Living sera : comment se retrouver vivant et non mourant ? - et elle ouvrira des quêtes parallèles : celles de la renaissance et de la rénovation par le retour à l'instant auroral de la Création renouvelée, par la reconquête du paradis perdu...

Restauration du paradis et retour à l'origine

La nostalgie d'un état adamique, le désir archaïque de régénération par le retour au temps paradisiaque de l'origine dont Mircea Eliade fait la clé de tout « comportement mythique », va en fait constituer l'axe même de toute la pratique du Living Theatre. C'est bien en effet ce « besoin de réintégration dans la modalité aurorale de l’Être, modalité en laquelle on voit soit un état paradisiaque, virginal, a-historique de l’Être, soit même l'état qui précède la Création, état où l’Être était encore sans fissures » qui guide des acteurs hantés par l'aspiration à re-naître, à re-commencer l'histoire. C'est bien ce « désir de réintégration dans le moment mythique auroral » qui les habite lorsqu'ils parlent de leur quête de « l'état paradisiaque » ou du « paradis », et la relient à celle de la vie, de la renaissance. Le « paradis », dit un acteur du Living, c'est « renaître dans un champ d'expérience neuf ». « Cette relation paradisiaque qui constitue notre but » nécessite, disent-ils sous une forme ou une autre, l'accès à un plan où l'on pourra retrouver l'être, les forces créatrices, l'unité perdue :

« Au paradis, personne ne meurt.
- Au paradis, il y a un renouvellement continuel de l'expérience vitale.
- Au paradis, il y a unité de langage. »

Restaurer le paradis, c'est retrouver cette époque d'avant le temps où « le sabre de feu nous a coupés du paradis, créant la dualité, les contraires », c'est revenir avant la Chute - chute dans la division, la séparation, la dépossession des pouvoirs créateurs, chute dans la perte de l'être. Si la représentation peut devenir pour l'acteur et le spectateur « expérience paradisiaque », c'est dans la mesure où « la représentation peut mener à l'être ». Le paradis maintenant, telle est « la destination rendue claire », et cela signifie atteindre « un état d'être » où la révolution non violente devient possible ». Cet état d'être lui-même correspond à un « point zéro » où tout recommence, où s'opère un « renversement de l'histoire » par lequel l'individu et le groupe se donnent, en quelque sorte, une nouvelle origine.

Cette problématique du « point zéro » ou du « retour à zéro » est essentielle pour le Living à la fois au niveau de l'expérience individuelle et de la pratique collective. « C'est après le point zéro que commence la partie essentielle du voyage », aussi bien pour la renaissance individuelle que pour le re-commencement de l'Histoire. Il s'agit de dire à l'acteur se préparant par des exercices: « Videz-vous et atteignez le point zéro », ou encore: « Pour atteindre l'énergie pure, débarrassez votre esprit de toutes les images ». Il s'agit aussi d'« amener le public au point zéro et de le laisser se lever par lui-même, sortir de la vieille peau », et cela « comme une résurrection. Une naissance ». Il est même question, au-delà et collectivement, de faire retourner l'Histoire à ce point zéro d'où l'on pourra la re-faire, en re-créant la société et les rapports entre les hommes.

Tout se passe, semble-t-il, comme si le Living, dans une tentative radicale, avait voulu jouer cette « chance » de 1'Amérique de pouvoir tout reprendre au début dont Eliade parle dans son journal. «Nous ne devons pas oublier », écrivait-il en 1963, « que les Américains n'ont pas encore une histoire, n'ont pas de racines. Du point de vue culturel, ils sont encore à la phase des pionniers et des émigrants : libres, disponibles. C'est leur grande chance: bien qu'ils descendent d'une culture occidentale, ils peuvent tout reprendre au début et créer quelque chose de nouveau ». Ainsi le mythe de l'Adam américain si vivace chez les écrivains américains du XIXe siècle ne serait pas encore mort, pas plus que « la croyance qu'en Amérique l'humanité a une chance unique de recommencer l'histoire ».

L'ambition profonde d'un spectacle comme Paradise Now est bien finalement celle d'« opérer une transformation complète du monde », en répétant en quelque sorte l'acte cosmogonique. Si l'acteur et le spectateur doivent être « créateurs » ou « participer à la création », c'est au sens fort du terme : en se révélant capables de refaire la création. La représentation théâtrale se veut pour ainsi dire investie des prestiges des rites de fondation cosmogonique, ces rites qui sont pour Eliade le modèle exemplaire de tous les rituels de rénovation ou de renouvellement.

Techniques de l'extase et besoin de symboles

Pour parvenir à cet état d'être où la création peut se refaire, le Living propose des pratiques diverses : l'usage de drogues, le rêve, le yoga, les ascensions symboliques... tout à fait parallèles à ces techniques de l'extase dont Eliade souligne la valeur de quête de l’Être. Les expériences du yogi ou du chaman, expériences existentielles exemplaires pour Eliade sont les modèles mêmes qui règlent le travail de l'acteur du Living.

La nécessité d'une expérience extatique est affirmée très tôt dans la démarche du Living Theatre, dès 1961: « Nous croyons en un théâtre qui soit le lieu d'une expérience intense, mi-rêve, mi-rituel, au cours de laquelle le spectateur parvienne à une compréhension intime de lui-même, allant au-delà du conscient et de l'inconscient jusqu'à la compréhension de la nature des choses ». En 1962-63, Julian Beck définit ainsi le but du Living : « accentuer le caractère sacré de la vie, agrandir le champ de la conscience, détruire les murs et les barrières » - ces murs et ces barrières qui nous empêchent d'accéder à « l'ordre de l'illumination », d'atteindre ce plan de « l'expérience révélatrice » sans lequel aucune transformation n'est possible. Des techniques susceptibles de permettre cet accès à un nouveau statut ontologique vont être nécessaires. Fournissant l'appui de symboles et de schémas fondamentaux, elles serviront de supports concrets au travail de l'acteur et à la communication avec le spectateur.

C'est aussi dès 1961 que Julian Beck exprimait le besoin, pour cette « expérience intense » que devait être le théâtre, d'un langage spécifique : « seuls, disait-il, la poésie ou un langage chargé de symboles et très éloigné de notre parler quotidien peuvent nous conduire au-delà du présent qui n'a pas la clé de la connaissance, vers ces royaumes ». Plus tard, au moment des répétitions de Paradise Now, il se demandera comment « traduire l'ordre de l'illumination ». En fait le langage de symboles capable de conduire au-delà du présent vers l'ordre de l'illumination va prendre la forme de ce symbolisme archaïque anthropocosmique cher à Eliade, et dont il fait le noyau des techniques spirituelles et des pratiques rituelles. Par là le travail des acteurs du Living répond parfaitement au vœu de Mircea Eliade de voir l'homme moderne retrouver, par une redécouverte du symbolisme archaïque, une nouvelle dimension existentielle. C'est bien ce « besoin pour l'homme de vivre en conformité avec le symbole, avec l'archétype » - posé par Eliade (en continuité avec Jung) comme essentiel - que toute leur pratique réaffirme.

Syncrétisme et prédilection pour la voie tantrique

Pour satisfaire ce besoin de symboles, le Living fait appel à des sources diverses, assumant le choix d'un syncrétisme qui n'hésite pas à allier la Kabbale et le tantrisme, afin de construire un langage qui se rêve universel. Eliade ne désavouerait assurément pas ce syncrétisme, ni cette quête à travers lui d'un humanisme universel. Pour lui, en effet - il l'a souvent rappelé - il n'y a pas de rupture dans l'histoire de la mystique. Les conclusions de son livre sur le chamanisme, tout comme le bilan de ses études sur le yoga, montrent clairement qu'à ses yeux, au niveau profond, toutes ces spiritualités et ces techniques de l'extase sont reliées par un même noyau symbolique universel. Lorsqu'il fait allusion à la Kabbale, dans le journal, c'est précisément pour marquer son lien au symbolisme archaïque, à ce noyau universel que l'homme moderne aurait, selon lui, besoin de retrouver pour se régénérer.

Qu'au-delà de ce syncrétisme la voie tantrique soit privilégiée dans les recherches du Living, voilà encore un choix qui est en harmonie avec les idées d'Eliade sur un dialogue nécessaire avec l'0rient, et l'apport possible des techniques du yoga. Dans, son livre sur ces techniques, il insiste sur le caractère particulier du tantrisme dans le cadre plus général de l'expérience yogique. Il souligne l'importance donnée par la pratique tantrique aux supports concrets de la méditation, et la place centrale accordée au corps. C'est avec les techniques du tantrisme, et en particulier le Hatha-Yoga et sa « physiologie mystique », que « la pratique yogique se révèle comme un instrument capable de conquérir la maîtrise absolue du corps, de ce corps que le tantrisme redécouvre et revalorise ». Dans son journal, lorsqu'il est question de la restauration de l'homme occidental et de la nécessité pour lui de s'incarner, d'occuper son corps, Eliade rappelle que c'est là le sens de la pratique du yoga, que «l'0rient peut nous apprendre cette chose capitale : la conquête de notre propre corps». La valorisation du corps et la sacralisation de la sexualité qu'opère le tantrisme lui paraissent s'accorder tout spécialement aux besoins qu'expriment certains mouvements aux Etats-Unis. C'est là un des apports essentiels du dialogue possible avec l'Orient.

Au tantrisme, le Living va emprunter justement cette sacralisation du corps et de la sexualité. Il va reprendre sa vision d'un corps microcosme habité, comme l'univers, par des forces. La technique de l'acteur s'appuie sur la théorie des centres d'énergie ou « chakras », des localisations de forces dans les diverses parties du corps. La région du sexe constitue le point central où se concentrent les énergies. Ainsi donc, pour trouver un langage et une technique au service de la reconquête de leur propre corps et de ses forces créatrices, les acteurs du Living n'hésitent pas à utiliser des pratiques et une mythologie étrangères à la tradition de leur société. La nouvelle idéologie du corps d'un acteur réinvesti de toutes les valeurs mythiques s'appuie sur le matériel symbolique d'un ailleurs culturel auquel on demande en quelque sorte le salut. Ce salut viendra avant tout de la recherche, désormais possible, du centre.

Le symbolisme du centre

Dans le matériel symbolique que le Living emprunte, il valorise certains de ces « archétypes » fondamentaux autour desquels Eliade lui-même organise la pensée mythique : le centre, le cercle, l'Arbre cosmique, l'Axe du monde, l'échelle... Il ne s'agit pas seulement de faire référence au «mandala» tantrique avec son symbolisme du centre et du cercle, ou à la théorie des chakras. On va bien au-delà: rechercher son propre centre, c'est la clé de tout le reste; la condition unique de la reconquête des pouvoirs créateurs par un individu qui, en trouvant le centre, aura retrouvé ses sources et son unité. « Trouver son centre », c'est atteindre « cette concentration » qui « élimine toute division entre le corps et l'intellect. Cela clarifie tout et permet de tout intégrer au corps ».

Dès Mysteries, le Living déjà avait privilégié les images du centre et du cercle ; avec Paradise Now, le symbolisme du centre, devenu le noyau de tout un ensemble d'images scéniques, va donner son architecture au spectacle. Il est impossible de citer ici les innombrables utilisations du centre et du cercle. Celle qui éclaire le mieux la valeur de ce symbolisme, c'est sans nul doute celle de l'échelon II : la référence à la notion de centre envahit tout au moment précis où il s'agit de découvrir « la destination »: « le paradis maintenant ». La vision de la conquête du centre coïncide avec le moment de la révélation. Les commentaires donnés dans le livret précisent: « C'est la vision de la découverte du centre, de la cristallisation, de la clarification » ; car « quand nous atteignons le centre nous apprenons la vraie réponse pour avoir posé la vraie question ».

La vraie question, pour Mircea Eliade, c'est bien aussi celle du centre, dans la mesure où c'est celle de la renaissance, de la réactualisation dans ce centre du temps mythique, paradisiaque de l'origine. Il revient maintes fois dans son œuvre sur ce symbolisme du centre, pour montrer que tout rituel de récréation s'accomplit en un centre. Souvent, d'après les analyses d'Eliade, dans ce centre le symbolisme hiérocosmique place l'Arbre cosmique, l'Axe ou le Pilier du monde, ou encore l’Échelle sacrée. A la valeur du centre se joint alors un symbolisme ascensionnel, venu figurer la rupture de niveau ontologique, le mouvement d'accès à un nouvel être. C'est surtout dans l'étude du chamanisme qu'Eliade a longuement développé la signification de ces ascensions en un centre.

Or précisément, dans un spectacle comme Paradise Now, il n'est pas seulement question de centre mais aussi d'axe du monde, de Pilier central, d'Arbre cosmique. Le déroulement même de la représentation est fondé sur un schéma ascensionnel : celui d'une progression par degrés avec franchissement d'échelons successifs. Un peu comme le chaman décrit par Eliade rétablissant, par ses ascensions symboliques, l'unité originelle entre le ciel et la terre, l'acteur et le spectateur, au terme du parcours de la représentation, doivent avoir restauré leur propre unité et celle d'un monde réconcilié.

Ainsi, à sa manière, le Living n'a pas répondu à travers sa pratique théâtrale à ce vœu de Mircea Eliade, rêvant dans son journal d'être lu par les poètes, les dramaturges... En effet : « Qui sait s'ils ne tireraient pas mieux profit de cette lecture que les orientalistes et les historiens des religions ? ». Peu importe de tracer la ligne exacte des influences ; ce qui compte c'est de saisir, par ce jeu de confluences entre Eliade, historien des religions et des praticiens du théâtre américain, la force d'un courant contemporain que l'œuvre de Mircea Eliade a largement contribué à nourrir,et qu'elle peut aussi nous permettre de mieux lire.

Monique Borie, « Mircea Eliade ».


Fragments d'un journal






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mercredi, avril 20, 2011

La fin d’un monde




la «fin d’un monde» n’est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d’une illusion.
René Guénon termine son livre, Le règne de la quantité et les signes des temps, ainsi :
"Tout ce que nous avons décrit au cours de cette étude constitue en somme, d’une façon générale, ce qu’on peut appeler les «signes des temps», suivant l’expression évangélique, c’est-à-dire les signes précurseurs de la «fin d’un monde» ou d’un cycle, qui n’apparaît comme la «fin du monde», sans restriction ni spécification d’aucune sorte, que pour ceux qui ne voient rien au delà des limites de ce cycle même, erreur de perspective très excusable assurément mais qui n’en a pas moins des conséquences fâcheuses par les terreurs excessives et injustifiées qu’elle fait naître chez ceux qui ne sont pas suffisamment détachés de l’existence terrestre; et bien entendu, ce sont justement ceux-là qui se font trop facilement cette conception erronée en raison de l’étroitesse même de leur point de vue.
À la vérité, il peut y avoir ainsi bien des «fins du monde» puisqu’il y a des cycles de durée très diverse contenus en quelque sorte les uns dans les autres, et que la même notion peut toujours s’appliquer analogiquement à tous les degrés et à tous les niveaux; mais il est évident qu’elles sont d’importance fort inégale, comme les cycles mêmes auxquels elles se rapportent et, à cet égard, on doit reconnaître que celle que nous envisageons ici a incontestablement une portée plus considérable que beaucoup d’autres puisqu’elle est la fin d’un Manvantara tout entier, c’est-à-dire de l’existence temporelle de ce qu’on peut appeler proprement une humanité, ce qui, encore une fois, ne veut nullement dire qu’elle soit la fin du monde terrestre lui-même, puisque, par le «redressement» qui s’opère au moment ultime, cette fin même deviendra immédiatement le commencement d’un autre Manvantara.
À ce propos, il est encore un point sur lequel nous devons nous expliquer d’une façon plus précise: les partisans du «progrès» ont coutume de dire que l’«âge d’or» n’est pas dans le passé, mais dans l’avenir; la vérité, au contraire, est que, en ce qui concerne notre Manvantara, il est bien réellement dans le passé, puisqu’il n’est pas autre chose que l’«état primordial» lui-même. En un sens, cependant, il est à la fois dans le passé et dans l’avenir, mais à la condition de ne pas se borner au présent Manvantara et de considérer la succession des cycles terrestres car, en ce qui concerne l’avenir, c’est de l’«âge d’or» d’un autre Manvantara qu’il s’agit nécessairement; il est donc séparé de notre époque par une «barrière» qui est véritablement infranchissable pour les profanes qui parlent ainsi et qui ne savent ce qu’ils disent quand ils annoncent la prochaine venue d’une «ère nouvelle» en la rapportant à l’humanité actuelle. Leur erreur, portée à son degré le plus extrême, sera celle de l’Antéchrist lui-même prétendant instaurer l’«âge d’or» par le règne de la «contre-tradition» et en donnant même l’apparence, de la façon la plus trompeuse et aussi la plus éphémère, par la contrefaçon, de l’idée traditionnelle du Sanctum Regnum; on peut comprendre par là pourquoi, dans toutes les «pseudo-traditions» qui ne sont encore que des «préfigurations» bien partielles et bien faibles de la «contre-tradition» mais qui tendent inconsciemment à la préparer plus directement sans doute que toute autre chose, les conceptions «évolutionnistes» jouent constamment le rôle prépondérant que nous avons signalé. Bien entendu, la «barrière» dont nous parlions tout à l’heure, et qui oblige en quelque sorte ceux pour qui elle existe à tout renfermer à l’intérieur du cycle actuel, est un obstacle plus absolu encore pour les représentants de la «contre-initiation» que pour les simples profanes car, étant orientés uniquement vers la dissolution, ils sont vraiment ceux pour qui rien ne saurait plus exister au delà de ce cycle, et ainsi c’est pour eux surtout que la fin de celui-ci doit être réellement la «fin du monde» dans le sens le plus intégral que l’on puisse donner à cette expression.
Ceci soulève encore une autre question connexe dont nous dirons quelques mots, bien que, à vrai dire, quelques-unes des considérations précédentes y apportent déjà une réponse implicite: dans quelle mesure ceux mêmes qui représentent le plus complètement la «contre-initiation» sont-ils effectivement conscients du rôle qu’ils jouent, et dans quelle mesure ne sont-ils au contraire que des instruments d’une volonté qui les dépasse, et qu’ils ignorent d’ailleurs par là même, tout en lui étant inévitablement subordonnés?  D’après ce que nous avons dit plus haut, la limite entre ces deux points de vue, sous lesquels on peut envisager leur action, est forcément déterminée par la limite même du monde spirituel dans lequel ils ne peuvent pénétrer en aucune façon; ils peuvent avoir des connaissances aussi étendues qu’on voudra le supposer quant aux possibilités du «monde intermédiaire» mais ces connaissances n’en seront pas moins toujours irrémédiablement faussées par l’absence de l’esprit qui seul pourrait leur donner leur véritable sens. Évidemment, de tels êtres ne peuvent jamais être des mécanistes ni des matérialistes, ni même des «progressistes» ou des «évolutionnistes» au sens vulgaire de ces mots et, quand ils lancent dans le monde les idées que ceux-ci expriment, ils le trompent sciemment; mais ceci ne concerne en somme que l’«antitradition» négative, qui n’est pour eux qu’un moyen et non un but, et ils pourraient, tout comme d’autres, chercher à excuser cette tromperie en disant que «la fin justifie les moyens». Leur erreur est d’un ordre beaucoup plus profond que celle des hommes qu’ils influencent et «suggestionnent» par de telles idées, car elle n’est pas autre chose que la conséquence même de leur ignorance totale et invincible de la vraie nature de toute spiritualité; c’est pourquoi il est beaucoup plus difficile de dire exactement jusqu’à quel point ils peuvent être conscients de la fausseté de la «contre-tradition» qu’ils visent à constituer puisqu’ils peuvent croire très réellement qu’en cela ils s’opposent à l’esprit, tel qu’il se manifeste dans toute tradition normale et régulière, et qu’ils se situent au même niveau que ceux qui le représentent en ce monde; et en ce sens, l’Antéchrist sera assurément le plus «illusionné» de tous les êtres. Cette illusion a sa racine dans l’erreur «dualiste» dont nous avons parlé; et le dualisme, sous une forme ou sous une autre, est le fait de tous ceux dont l’horizon s’arrête à certaines limites, fût-ce celles du monde manifesté tout entier et qui, ne pouvant ainsi résoudre, en la ramenant à un principe supérieur, la dualité qu’ils constatent en toutes choses à l’intérieur de ces limites, la croient vraiment irréductible et sont amenés par là même à la négation de l’Unité suprême, qui en effet est pour eux comme si elle n’était pas. C’est pourquoi nous avons pu dire que les représentants de la «contre-initiation» sont finalement dupes de leur propre rôle et que leur illusion est même véritablement la pire de toutes, puisque, en définitive, elle est la seule par laquelle un être puisse, non pas être simplement égaré plus ou moins gravement, mais être réellement perdu sans retour; mais évidemment, s’ils n’avaient pas cette illusion, ils ne rempliraient pas une fonction qui, pourtant, doit nécessairement être remplie comme toute autre pour l’accomplissement même du plan divin en ce monde.
Nous sommes ainsi ramenés à la considération du double aspect «bénéfique» et «maléfique» sous lequel se présente la marche même du monde, en tant que manifestation cyclique, et qui est vraiment la «clef» de toute explication traditionnelle des conditions dans lesquelles se développe cette manifestation, surtout quand on l’envisage, comme nous l’avons fait ici, dans la période qui mène directement à sa fin. D’un côté, si l’on prend simplement cette manifestation en elle-même, sans la rapporter à un ensemble plus vaste, sa marche tout entière, du commencement à la fin, est évidemment une «descente» ou une «dégradation» progressive, et c’est là ce qu’on peut appeler son sens «maléfique»; mais d’un autre côté, cette même manifestation, replacée dans l’ensemble dont elle fait partie, produit des résultats qui ont une valeur réellement «positive» dans l’existence universelle, et il faut que son développement se poursuive jusqu’au bout, y compris celui des possibilités inférieures de l’«âge sombre», pour que l’«intégration» de ces résultats soit possible et devienne le principe immédiat d’un autre cycle de manifestation, et c’est là ce qui constitue son sens «bénéfique». Il en est encore ainsi quand on considère la fin même du cycle: au point de vue particulier de ce qui doit alors être détruit, parce que sa manifestation est achevée et comme épuisée, cette fin est naturellement «catastrophique» au sens étymologique où ce mot évoque l’idée d’une «chute» soudaine et irrémédiable; mais d’autre part, au point de vue où la manifestation, en disparaissant comme telle, se trouve ramenée à son principe dans tout ce qu’elle a d’existence positive, cette même fin apparaît au contraire comme le «redressement» par lequel, ainsi que nous l’avons dit, toutes choses sont non moins soudainement rétablies dans leur «état primordial». Ceci peut d’ailleurs s’appliquer analogiquement à tous les degrés, qu’il s’agisse d’un être ou d’un monde: c’est toujours, en somme, le point de vue partiel qui est «maléfique», et le point de vue total, ou relativement tel par rapport au premier, qui est «bénéfique», parce que tous les désordres possibles ne sont tels qu’en tant qu’on les envisage en eux-mêmes et «séparativement», et que ces désordres partiels s’effacent entièrement devant l’ordre total dans lequel ils rentrent finalement et dont, dépouillés de leur aspect «négatif», ils sont des éléments constitutifs au même titre que toute autre chose; en définitive, il n’y a de «maléfique» que la limitation qui conditionne nécessairement toute existence contingente, et cette limitation n’a elle-même en réalité qu’une existence purement négative. Nous avons parlé tout d’abord comme si les deux points de vue, «bénéfique» et «maléfique», étaient en quelque sorte symétriques; mais il est facile de comprendre qu’il n’en est rien, et que le second n’exprime que quelque chose d’instable et de transitoire, tandis que ce que représente le premier a seul un caractère permanent et définitif, de sorte que l’aspect «bénéfique» ne peut pas ne pas l’emporter finalement, alors que l’aspect «maléfique» s’évanouit entièrement, parce que, au fond, il n’était qu’une illusion inhérente à la «séparativité». Seulement, à vrai dire, on ne peut plus alors parler proprement de «bénéfique», non plus que de «maléfique», en tant que ces deux termes sont essentiellement corrélatifs et marquent une opposition qui n’existe plus car, comme toute opposition, elle appartient exclusivement à un certain domaine relatif et limité; dès qu’elle est dépassée, il y a simplement ce qui est, et qui ne peut pas ne pas être, ni être autre que ce qu’il est; et c’est ainsi que, si l’on veut aller jusqu’à la réalité de l’ordre le plus profond, on peut dire en toute rigueur que la «fin d’un monde» n’est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d’une illusion."
René Guénon, « Le règne de la quantité et les signes des temps ».


Lire gratuitement « Le règne de la quantité et les signes des temps » :



Le règne de la quantité et les signes des temps



Dessin :
Mausolée de René Guénon au Qarâfa (Cité des Morts) du Caire

mardi, avril 19, 2011

Actualité de Maître Eckhart





Considérer Maître Eckhart comme un « mystique spéculatif » nous paraît doublement inadéquat. Même si le grand prédicateur rhénan affirme, comme les mystiques, l'ineffabilité absolue de l’Être divin dont aucune détermination ne saurait livrer le sens, on ne saurait parler à son sujet d'effusion ou d'extase : le néologisme d'enstase paraît au contraire créé pour lui. Quant à le qualifier de «spéculatif », c'est réduire son message à la scolastique de ses Traités latins beaucoup moins opératifs, et de loin, que ses Sermons allemands, dont le style est celui de la « monstration » la plus dépouillée et la plus directement vécue. Ce maître d'une théologie qu'on dirait aujourd'hui négative ou apophatique abonde, certes, en formules paradoxales, ou même apparemment incompatibles, dont l'exégète peut mettre en évidence la contradiction à moins qu'il ne préfère en faire passer l'interprétation par ses propres grilles, mais la négation n'est jamais ici qu'un procédé dialectique vers l'affirmation d'une réalité ontologique supérieure étrangère à toute logique du oui ou non. « Tenez-vous-en à la liberté de la nature humaine indivisée. C'est pourquoi, si vous voulez être un, abandonnez toute négation car la négation cherche et sépare. » Ou encore : « Il faut que tu sois affranchi du Non (Nicht). » On dispute sur ce qui brûle dans l'enfer. Les maîtres répondent unanimement : C'est la volonté propre. Mais j'affirme : « C'est le Non qui brûle dans l'enfer. Toute spéculation s'arrête alors aux portes de ce château de l'âme », où se produit cette mutation nécessaire de la conscience que Maître Eckhart nomme « la naissance du Fils en nous ». Situation identique à celle qui se produit à l'apparition du Moi transcendantal de Husserl ou de l'homme intérieur de saint Paul, du Soi des védantistes, du Samâdhi des bouddhistes Zen, devant lesquels toute distinction scolaire perd ses armes. Dans l'histoire de la philosophie, Maître Eckhart fut d'ailleurs l'objet de rapprochements fort divers. Dans sa présentation générale, Reiner Schürmann rappelle que Hegel voyait en lui le réconciliateur de la foi et de la science, et Schopenhauer le fondateur de l'idéalisme transcendantal. Le philosophe nazi Alfred Rosenberg, l'auteur du Mythe du XXe siècle, célébrait en l'« homme eckhartien » le lointain ancêtre du héros national-socialiste. Il n'est pas jusqu'à la littérature marxiste qui ne se soit emparée de lui pour en faire un contestataire antiféodal et l'annonciateur de la Guerre des Paysans. Dans Le Principe Espérance, Ernst Bloch en vient par exemple à manipuler la « mystique » eckhartienne et son expérience de la transcendance dans le sens d'un immanentisme anthropologique et social et d'un auto-perfectionnement utopiste de l'homme qui sont le fondement de l'eschatologie marxiste. Après avoir défini Maître Eckhart comme « l'homme qui s'est laissé lui-même et qui a laissé Dieu », ce qui marque l'extrême limite du « détachement » de Maître Eckhart et de sa « négativité » mais ne décrit que son cheminement vers la déité essentiellement positive de Dieu, Reiner Schürmann le tire à son tour vers des métaphores de style heideggérien et parle de sa « joie errante » et de son « identité pérégrinale » : ce style poétique n'ajoute rien à la gnose eckhartienne, on voit bien en revanche ce qu'il concède à certains esprits religieux séduits par les philosophies à la mode et qui, cherchant à se rassurer en s'embarquant dans tous les trains qui passent, donnent à ces philosophies d'illustres cautions. Le mot d' « errance » appartient aujourd'hui par priorité aux disciples de Derrida. Considéré jadis comme négatif par tous les théologiens, ce concept aboutit en fait à la mise en friche et en déshérence de toute pensée réglée.

Rien n'est plus efficace pour comprendre l'épochè husserlienne que de la rapporter au maître mot du gnostique rhénan, le « détachement » (Gelassenheit), ou encore le « laisser-être », le «délaissement», un détachement, qui doit être poussé au dernier état du décapage, non seulement en voyant, « les yeux ouverts, toute chose comme un néant », mais en allant jusqu'à délivrer le « château de l'âme » de la notion même de Dieu. Contrairement à ce que certains commentateurs ont pu dire, ce détachement n'est pas « central », mais constitue seulement une phase dialectique préalable à la déification de l'homme, c'est-à-dire à l'engendrement de Dieu par l'homme et la fusion del'homme dans la déité de Dieu (la Gottheit) : c'est exactement de la même façon que la « réduction phénoménologique » husserlienne est la condition préalable nécessaire de la naissance en nous du Moi transcendantal re-créateur du « monde », c'est-à-dire de notre seconde naissance. La « percée » de l'homme au-delà de Dieu (sa fusion dans la,déité) ou l'engendrement de Dieu par l'homme sont chez Maître Eckhart une seule et même opération qui donne lieu à toutes sortes de formules abruptes : « Dieu ne peut pas plus se passer de nous que nous ne pouvons nous passer de lui » (Sermon Femme, l'heure vient, trad. Schürmann), ou encore : « Si moi-même je n'étais pas Dieu, Dieu ne serait pas non plus : que Dieu soit Dieu, de cela je suis une cause. Si je n'étais pas Dieu, Dieu ne serait pas non plus » (Sermon Heureux les pauvres en esprit, trad. Schürmann). Dans son sens positif de laisser-être, le mot de Gelassenheit implique donc tout le contraire d'une négation ou d'un refus. Il ne s'agit pas de nier le monde ou de s'en évader, mais de vivre avec lui dans la totale liberté d'un Moi pur s'universalisant sans se perdre. Cette vision active du détachement est également. caractéristique de l'épohè, qui ne se délivre du monde que pour le transfigurer dans l'intimité du Moi. A notre sens, c'est même la déréalisation des objets intermédiaires liée à la transfiguration qui peut expliciter au mieux la conception eckhartienne du « néant », qu'on ne saurait confondre avec la « nullité », car, liée à un cheminement, elle présente, comme le détachement, le côté actif d'une « néantisation ». Rien en tout cas, dans l'enstase eckhartienne, qui puisse être confondu avec le spiritualisme des néoplatoniciens entièrement étranger au monde, au point qu'on a pu parler du « matérialisme » de Maître Eckhart. Rien non plus qui puisse évoquer en lui le ravissement extatique, passivement contemplatif, des mystiques, qui est un repos, une dissolution dans le divin, au point que Plotin, par exemple, lorsqu'il sort de ce repos et retombe dans le monde, se demande comment son âme a jamais pu venir à l'intérieur d'un corps. De par sa conception d'une communion dont on revient toujours et qui, dans cette retombée, est alors ressentie comme passion malheureuse, tout le christianisme occidental s'inscrit, pour le plus grand nombre, dans cette tradition d'un mysticisme obscur et doloriste où les puissances de l'âme individuelle ne sont un moment abolies que pour mieux mesurer ensuite, de façon presque masochiste, leur insuffisance. (C'est parce qu'il affirme que l'intelligence est supérieure à l'être et ne saurait ainsi jamais oublier l'être de l’Être et par conséquent jamais déchoir, que Maître Eckhart, étranger à ces conceptions dégradées, resta si longtemps incompris; « La suprême perfection [...] réside dans la puissance supérieure, à savoir l'intelligence. Jamais celle-ci ne peut trouver repos. Elle n'aspire pas à Dieu en tant que Saint-Esprit, pas plus qu'en tant que Fils. Bien au contraire, elle fuit le Fils. Pourquoi ? Parce que, en tant que tel, il porte encore un nom. Et y aurait-il mille dieux, elle percerait encore au-delà : elle le veut là où il n'a pas de nom. Elle veut quelque chose de plus noble, de meilleur que Dieu pour autant qu'il ait un nom » (sermon Celui qui hait son âme dans ce monde, trad. Schürmann). Aussi bien Maître Eckhart ne fut-il pas mieux suivi par ses disciples que Husserl par les siens. Dans son Livre des douze béguines, Ruysbroek, déjà, le répudia en le dénonçant comme « un faux prophète s'imaginant qu'il est Dieu par nature ». Chez Ruysbroek, la distinction entre l'âme et Dieu n'est pas abolie. Denis de Rougemont le souligne avec force : « L'abîme qui nous sépare de Dieu est perçu de nous au lieu le plus secret de nous-mêmes. Il est la distance essentielle. » C'est la thèse inverse de celle. de Maître Eckhart qui fut au cœur de sa condamnation par le pape Jean XXII (bulle In Agro Dominica de 1329) : « Nous nous métamorphosons totalement en Dieu et nous nous convertissons en lui de la même façon que le pain, dans le sacrement, se change en corps du Christ : je suis changé en lui parce que lui-même me fait être sien. » Il s'agit d'unité et non de similitude : « Par le Dieu vivant, il est vrai qu'il n'y a là aucune distinction. » Dans l'histoire du christianisme occidental, les conséquences de ce débat et de cette condamnation furent considérables : ici, comme toujours, c'est la déviation métaphysique qui ouvre la voie aux contraintes morales : « Si l'âme peut s'unir essentiellement à Dieu, l'amour de l'âme pour Dieu est un amour heureux, il ne sera pas exprimé en termes de passion. [Au contraire] si l'âme ne peut s'unir essentiellement à Dieu comme le soutient l'orthodoxie chrétienne, il s'agira d'un amour réciproque malheureux. » Cette conception d'un amour nécessairement souffrant s'accompagne d'un sentiment de culpabilité lié à l'idée d'une impuissance, d'une déchéance de la chair. C'est cette « maladie » du christianisme qui est à l'origine des sarcasmes nietzschéens : refus de la morale chrétienne d'abord, puis, par une remontée fatale, d'une métaphysique qui ne concerne en rien la déité eckhartienne, celle-ci se tenant au-delà de toute condamnation spéculative possible comme d'ailleurs aussi de toute célébration.

La philosophie de Maître Eckhart remplit ainsi les conditions de ce que nous avons appelé la « vraie » philosophie : elle est réflexive par la prééminence des pouvoirs qu'elle donne à l'intellect; elle est opérative en ce sens que c'est par le détachement que l'homme conçoit et engendre en lui le Verbe, fils de Dieu, qui, sans l'action de l'homme détaché, ne serait pas; elle est enfin transfigurante car cette déification de l'homme fait tout ensemble « briller et resplendir » Dieu, le monde et l'homme en une « identique unité ». La coexistence des contraires (ici l'identique et le non-identique) n'est plus, comme chez les sophistes, un simple jeu de mots mais le produit d'une opération vécue : « Il y a réciprocité rigoureuse entre l'agir du Père et l'agir de l'homme détaché [...]. Il n'y a pas d'identité pure et simple, mais identité d'accomplissement [...] C'est dans l'antonymie entre “ identité opératoire ” et “ identité ontologique ” - au sens scolastique de ce mot [...] qu'on doit reconnaître l'enjeu profond du procès d'Avignon. » Il n'est pas jusqu'au caractère intemporel du Soi transcendantal, conscience constituante du temps et moteur de la « vraie ›› philosophie, qui ne se retrouve formellement dans les textes de Maître Eckhart : « Le maintenant dans lequel Dieu fit le premier homme, et le maintenant dans lequel le dernier homme doit périr, et le maintenant dans lequel je parle, ils sont tous égaux en Dieu et ne sont qu'un seul et même maintenant. » La résurrection du Fils en nous est permanente, elle se situe dans l'éternel présent, et c'est dans ce dernier que se résolvent les dualités verbales qui viennent alimenter les disputes des rhéteurs, et notamment l'opposition de l'actif et du passif ou encore de l'interne et de l'externe apparemment à l'œuvre dans les deux « phases » contraires considérées comme également décisives par le prédicateur : qu'il s'agisse de la percée que doit opérer l'âme pour atteindre le fond de Dieu ou qu'il soit au contraire question de l'enfantement du Fils au fond de l'âme, on est en train de vivre là un seul et même « événement », tout au moins au regard du Moi transcendantal pour lequel tout est interdépendant. « Dans le royaume des cieux, tout est en tout, et tout est un, et tout est nôtre. Tout cela est en moi, lorsque j'y suis. »

Les théologiens qui condamnèrent Maître Eckhart ne pouvaient que s'en tenir, de par leur formation scolastique, à la lettre de ces formulations. Reiner Schürmann signale avec raison que deux modes de vision s'opposent ici, l'une littérale, qu'il nomme indicative, l'autre transcendantale ou prophétique, qu'il nomme impérative. Par la première, on traite de substances indépendances comme on traite de phénomènes « indépendants » et de systèmes « clos » en physique classique. Par la seconde, on vit dans le présent vivant, il n'y, a plus ni archè ni telos, mais, dans le même instant, imminence, avènement, transcendance-immanente et Présence. « Efforcez-vous donc pour que non seulement l'enfant soit en voie de naître mais qu”il soit déjà né, de même qu'en Dieu le Fils est né en tout temps et est en tout temps en voie de naître. » Reiner Schürmann qui emploie le vocabulaire de Heidegger et, à aucun moment, ne cite Husserl en vient néanmoins, tout à la fin de son ouvrage, à dégager entre Maître Eckhart et Heidegger une différence essentielle. Non qu'il montre les limites de ce vocabulaire et ses apories implicites lorsqu'il dit, par exemple, que le laisser-être (la Gelassenheit) est le mode dont l'être requiert la pensée (p. 364) alors qu'à la page suivante, citant Heidegger, il déclare que ce même laisser-être prospère seulement « à partir d'un penser assidu jaillissant du cœur ». En fait, concernant le rapport entre Maître Eckhart et Heidegger, ces rapprochements verbaux trop imagés comptent peu : chez Maître Eckhart, en fait, pensée et être sont une seule et même puissance d'acte. Schürmann en revanche dégage bien qu'au contraire de chez Heidegger, la Gelassenheit, chez Maître Eckhart, ne renvoie que secondairement à la pensée : elle est d'abord affaire d'une certaine conduite parmi les choses. Il y a déjà là toute la différence entre une position spéculative et une position vécue. Heidegger est peut-être un maître à penser, rien ne prouve qu'il soit, comme Maître Eckhart, un maître à vivre. Même en matière de théologie négative, le mot Dieu reste l'index d'un regard tourné vers le haut pour une vision encore plus divine de Dieu. Or, c'est un mot qui est étranger à Heidegger. « Maître Eckhart parle de Dieu proche de l'homme, Heidegger parle de l'être proche de la pensée » et « le laisser-être reçoit un sens résolument profane ». Heidegger en vient même à temporaliser le laisser-être : pour chaque époque historique, l'être est différemment celé ou dévoilé, notre époque recevant ainsi le privilège de clore l'histoire de ce cèlement. Cette prétention est-elle fondée ? Seuls, en vérité, les siècles à venir. détiennent la réponse. Mais Heidegger ne peut pas, à cet effet, être plus initiateur que Maître Eckhart ou Husserl. Ni prophète plus inspiré. Lorsque Maître Eckhart déclare l'intellect supérieur à l'être ou la connaissance supérieure à l'amour, lorsque surtout, dans ses vingt-huit propositions condamnées, il affirme en substance: « Dieu n'est ni bon, ni mauvais, il est », ou encore, plus textuellement : « Celui qui blasphème Dieu, loue Dieu », « Si Dieu veut en quelque sorte que j'aie péché, je ne voudrais pas ne pas avoir péché, et c'est là la vraie pénitence », il renvoie d'une morale devenue dévote et lénifiante à une métaphysique exigeante, que les âmes pieuses diront subversive et les âmes philosophiques révolutionnaire, chargée d'un fantastique pouvoir de « conversion » : aussi bien la notion de péché cesse-t-elle d'y être attachée à tel ou tel acte contraire à telle ou telle loi dogmatique, elle se réfère à l'état universel d'une création en mouvement que ce « péché » lui-même dynamise. La « prière » ne peut plus être conçue comme une demande adressée à une Providence transcendante bien qu'anthropomorphe attentive à rétribuer des « mérites » ou des « œuvres », mais comme une fusion désintéressée dans cette interdépendance, cette intelligence universelle où tout acte extérieur est prédéterminé, mais dont l'invocation, l'adoration, la compréhension nous rendent libres. Que la gnose, ici, implique, comme chez Maître Eckhart, une éthique personnelle étrangère à toutes les morales sociales de coercition ou de convenance, c'est ce que nous essaierons d'examiner à la fin du présent ouvrage mais en nous demandant en outre, devant des religions tombées elles aussi en déshérence, dans quelle mesure Maître Eckhart par sa Gelassenheit et Husserl par son épochè sont justifiés d'espérer que les « conversions » individuelles puissent tendre à une métamorphose existentielle d'ensemble de l'humanité.

Raymond Abellio, « Manifeste de la nouvelle gnose »


Manifeste de la nouvelle gnose

La spécialisation actuelle des connaissances appelle de la façon la plus pressante un retour à l'unité de la connaissance, dont le fantôme, depuis vingt-cinq siècles, hante l'esprit des hommes. Mais, souvent confondu avec celui de science ou encore entaché de connotations suspectes, le mot de connaissance n'a-t-il pas aujourd'hui perdu de sa force ? On peut le craindre. C'est pourquoi, par un retour hardi aux sources helléniques de notre culture, Raymond Abellio a décidé de redonner vie au terme traditionnel de Gnose qui, pour ainsi dire remis à neuf, prend ici le sens inédit de l'ouverture de l'être à l'interdépendance universelle et à l'éternel présent.

Grâce aux notions fondamentales de cette nouvelle Gnose : structure absolue, seconde mémoire, rétrogénèse et transfiguration, Raymond Abellio, dans ce Manifeste, ouvre la voie à une réunification inouïe de tous les domaines de l'action, de la pensée et de Part : sciences, philosophies, religions, symbolisme, histoire, éthique et esthétique. C'est ainsi que les fondements d'anthropologie, de théologie, de cosmologie, d'éthique et d'esthétique, traités ou annoncés dans cet ouvrage essentiel qu'est La structure absolue, publié en 1965, prennent ici l'allure d'un programme, d'une tâche à mener à bien par l'homme ayant enfin pris cette conscience universelle de soi que réclamait l'oracle delphique : gnôti séauton, connais-toi toi-même.

Sa rédaction interrompue par la mort, le Manifeste de la nouvelle Gnose peut-il être dit pour autant inachevé ? Ou plutôt, sans cesse confrontée à la présence de l'indépassable, toute œuvre authentique n'est-elle pas vouée à la perpétuité de l'inachèvement ? En ce cas, celui-ci se fait ouverture. « Je ne moissonnerai sûrement pas tout mon champ, mais je voudrais bien l'ensemencer tout entier », disait Abellio-Dupastre dans Les yeux Ezéchiel sont ouverts. Voilà qui est fait, et la part du pauvre et de l'étranger, que la Loi dit de réserver, s'accroît à présent des futures moissons.


lundi, avril 18, 2011

Hubbard & les Thétans




L’Église de Scientologie déclare à ses membres que leur corps n'est qu'un simple véhicule destiné à des entités inter-galactiques, soi-disant de millions d'années et appelées êtres-Theta ou Thétans. Ces êtres sont extrêmement puissants mais leur force est sapée par des influences connues sous le nom d'Engrams et qui viennent de n'importe quoi, depuis les guerres inter-stellaires d'il y a des millions d'années aux autres Thétans en bonne santé. L'« implantation » d'Engrams résulte en maladies et handicaps, physique et mentaux. Pour détecter les Engrams, on se sert d'un gadget connu sous le nom de lecteur électropsychosique de Hubbard ou lecteur-E. Pour en neutraliser les effets, il faut une combinaison de psychothérapie et de confessions, méthode appelée « Audit ».

L. Ron Hubbard naquit en1911 à Tilden, Nebraska, mais fut élevé dans le Montana dans une famille très unie. Leur vie ne se déroula pas, comme l'affirment les ouvrages de scientologie, dans un grand ranch de bétail appartenant à son grand-père. Le père de Hubbard, Harry, fut brièvement un officier engagé dans la marine américaine et à deux reprises, la première en 1927 lorsqu'il était adolescent, Ron accompagna sa mère à Guam pour rendre visite à son père qui servait dans un poste côtier. L. Ron Hubbard entra à l'université George Washington où il étudia la physique moléculaire. Il la quitta avant d'obtenir son diplôme et passa le plus clair de son temps à écrire de la science-fiction, des scénarios d'aventure et des histoires de magazine médiocres. Durant la Seconde Guerre mondiale, il suivit les traces de son père et entra dans la marine où il poursuivit son service de manière tout aussi peu mouvementée. Des allégations comme quoi il fut un héros de guerre furent par la suite élaborées par la machine médiatique de la Scientologie, ce qui suggère que son passé militaire officiel fut en partie modifié. Il ne se trouva jamais face à l'ennemi et termina son service actif dans un hôpital de la marine où il était traité pour un ulcère du duodénum.

Son premier mariage se termina lorsqu'il quitta sa femme et leurs deux enfants et prit part à une cérémonie de mariage illégale avec Sara Élisabeth Northrup, l'ancienne maîtresse d'un de ses amis. L'ami en question, Jack Parsons, travaillait comme scientifique dans l'aérospatiale mais s'intéressait également aux aspects plus obscurs de la magie ainsi qu'au satanisme, et était un disciple du magicien anglais Aleister Crowley. C'est par Parsons que Hubbard développa un intérêt dans les sectes liées à la magie.

L’Église de Scientologie

Il développa un nouvel aspect dans son engouement pour une « science de l'esprit » originale en développant la Scientologie, un bric-à-brac ésotérique de théories assemblées à partir de science-fiction, de théologie et de physique, les détails de ces théories étant, dès le départ, enveloppés de mystère. C'est sur cette base quasi scientifique qu'il inventa son style particulier de religion, qui devint plus connu sous le nom d'Église de Scientologie. Fondamentalement, les scientologistes soutiennent que l'enveloppe corporelle est un véhicule temporaire pour une entité puissante du nom de Thétan, mais que l'efficacité de chaque thétan, qui parcourt la galaxie sous une forme ou une autre depuis environ soixante-quinze millions d'années, peut être diminuée par des implants appelés Engrams. Ceux-ci ont comme origine différentes sources mais leur présence peut être mesurée de manière plutôt commode par un appareil électrique (inventé par Hubbard) du nom d'E-mètre. Ces engrams peuvent être alors éliminés par la psychothérapie et la confession.

L'un des plus importants incidents de dissidence déclarée contre les activités de Hubbard survint en 1959, lorsque son fils aîné, Ron Junior, ou « Nibs ››, s'opposa à lui et fit une déclaration publique comme quoi son père était fou. [...]

Retraite

En 1967, Hubbard se consacra au développement d'une « marine » privée. Ayant démissionné de son poste de coordinateur de l'Église de Scientologie (tout en restant maître de son capital), il fonda Sea Org, une antenne maritime de la Scientologie, pourvue de trois bateaux et d'un équipage de disciples et navigua dans les Caraïbes et la Méditerranée. Il était entouré de jeunes disciples en grande partie de sexe féminin - nommés les Messagers du Commodore - qui étaient exclusivement à son entière disposition et qui devinrent les représentants de la cour d'intimes qui prit graduellement les rênes du pouvoir lorsque Hubbard commença à vieillir. Il revint sur la terre ferme en 1975, eut la première de ses crises cardiaques et s'installa, entouré de Messagers de confiance dans une propriété près de Palm Springs, en Floride.

Une tragédie le frappa. En 1976 lorsque son fils cadet, Quentin, se suicida lorsqu'il se rendit compte que son homosexualité ne serait jamais tolérée par l'Église de Scientologie. Hubbard eut sa deuxième crise cardiaque en 1978, et commença à être de plus en plus convaincu que les autorités fédérales surveillaient discrètement les scientologistes. En 1980, sa femme, Mary Sue, et d'autres membres de la secte furent mêlés à une opération bizarre de micros cachés et de vol. Une grande quantité de matériel fut volé dans des bureaux gouvernementaux. Ceci déboucha sur plusieurs arrestations et des condamnations. Mary Sue Hubbard commença une peine de prison d'un an en 1983 après qu'une série d'appels se fut révélée vaine.

En 1980, L. Ron Hubbard disparut dans l'obscurité presque totale avec un petit cercle de Messagers, menant malgré une santé affaiblie, une vie de luxe grâce aux coffres de l'Église de Scientologie. Il décéda d'une attaque en1986.

M. Jordan, "Sectes".


L. Ron Hubbard et son électromètre.



Sectes




Dessin :



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