Médecins
et pharmaciens ont toujours eu le talent de se faire passer pour les
bienfaiteurs de l'humanité. En particulier, depuis le XXe siècle,
en raison des progrès scientifiques accomplis : la découverte des
antibiotiques, les sulfamides en 1935, la pénicilline en 1941 et la
streptomycine en 1943 ; mais également de la cortisone (1949), des
psychotropes (1952), du facteur VIII – pour soigner l'hémophilie –
(1958), de la pilule contraceptive (1960), des antihypertenseurs
(1964), de l'héparine (1974), des trithérapies du sida (1996)...
Les pasteuriens vantent les mérites des sérothérapies et des
vaccinations, qui auraient permis d'éradiquer la variole, peut-être
un jour prochain la poliomyélite. On rappelle à qui veut l'entendre
les incroyables avancées du diagnostic, la traque de la maladie.
Après
l'invention du stéthoscope, en 1816, par Théophile R. M. H. Laennec
(1781-1826), une accumulation exponentielle de nouvelles techniques a
doté le médecin d'outils merveilleux et sans cesse plus
perfectionnés, d'abord la radioscopie, puis les tests biologiques,
chimiques, immunologiques, les techniques d'imagerie (scanner,
caméras à positon, résonance magnétique), enfin le robot caméra
miniature que l'on avale comme une pilule : celui-ci est un
médicament diagnostique d'un genre révolutionnaire, il inaugure
l'ère future des nanotechnologies thérapeutiques. Il ne faut tout
de même pas désespérer de la science, nonobstant ses erreurs et
les défauts de ceux qui la font.
Les
chirurgiens ne déméritent pas non plus, depuis qu'Ignace F.
Semmelweiss (1818-1865) leur a appris à se laver les mains. Ils
opèrent maintenant avec des automates ultra-précis et effectuent
des prouesses à faire pâlir d'envie le Dr Frankenstein —, greffes
de visage, de jambes, etc. Elles n'auraient pas été possibles sans
la découverte de la cyclosporine, un médicament antirejet «
immunodépresseur » ; le tacrolimus (FK-506) est plus récent.
Dans
l'inconscient collectif contemporain, toutes ces avancées auraient
permis à l'humanité de sortir des âges barbares des grandes
épidémies. Elles auraient repoussé l'âge de la retraite finale de
43 ans à 85 ans en à peine cent ans ; et multiplié le nombre des
humains par trois et des poussières, de deux milliards au début du
XXe siècle, à plus de six milliards à sa fin.
Cette
légende dorée de la médecine contemporaine est pourtant contestée,
parfois avec vigueur, par deux catégories de critiques, celle des
déclinistes et celle des détracteurs, la plus ancienne. La première
ne remet pas en cause le progrès médical. Elle admet volontiers ce
qui vient d'être décrit, mais doute du futur. Philippe Pignarre en
fait partie. Pour cet ancien de l'industrie (il a travaillé chez
Synthélabo), le rendement de la créativité pharmaceutique se
serait inversé à partir de 1975. Le déclin se serait accéléré
depuis. Aucune nouvelle molécule véritablement novatrice n'aurait
été découverte depuis, à quelques exceptions près comme les
trithérapies ou l'anticancéreux Glivec (hercéptine). Son analyse
montre que la courbe du coût de la R&D (Recherche et
Développement) a augmenté moins vite que celle de la découverte de
nouveaux traitements entre 1935 et 1975. Ensuite les pentes se sont
inversées : l'augmentation des coûts est devenue exponentielle
tandis que le nombre de découvertes a décru abruptement. Pignarre
appelle ce renversement « l'effet ciseau ». Sa conséquence est que
l'on paie de plus en plus cher le développement de médicaments de
moins en moins innovants. « Le nombre de molécules intéressantes
s'est considérablement réduit ces dernières années [...] dans
toute l'industrie pharmaceutique, confirme le Pr Silvio Garattini.
Cette industrie a beaucoup de difficultés à trouver de nouveaux
remèdes et ne fait plus que des copies de médicaments existants. »
La
tendance est particulièrement préoccupante en ce qui concerne les
antibiotiques. Depuis une dizaine d'années, l'apparition de
streptocoques résistants à la fois à la méthicilline et à la
vancomycine, par exemple, limite l'efficacité de l'antibiothérapie.
Les alternatives sont rares et incertaines à défaut de nouvelle
découverte décisive. La peur de se retrouver dépourvu de munitions
contre les agents pathogènes est à l'origine de l'une des rares
campagnes de santé publique ne servant pas l'intérêt des firmes «
Les antibiotiques ? C'est pas automatique ! »
À
l'opposé des déclinistes, les détracteurs de la médecine ne
croient pas aux « très riches heures de la science médicale ».
Pour eux, les médecins sont des vantards, ils s'attribuent le mérite
des autres, dans le meilleur des cas. Sinon, ce sont des policiers
imposant leurs normes à la population avec froideur au nom d'une
idéologie hygiéniste sans fondement scientifique réel. Parmi les
plus virulents, il faut d'abord mentionner le prêtre catholique et
philosophe autrichien Ivan Illich (1926-2002). Il est le théoricien
du monopole radical. Quand une technique fait la preuve de sa
supériorité (ou le prétend), elle s'érige inévitablement en
monopole. C'est le cas de l'automobile. Mais ce monopole, fondé sur
la liberté, finit par devenir une prison, et l'on met maintenant
plus de temps à traverser Paris en voiture qu'à bicyclette, on
sacrifie une part immense de sa vie à gagner l'argent nécessaire
aux traites et aux frais de réparation du sacro-saint véhicule.
Pour Illich, il en est allé ainsi du christianisme, théologie
libératoire au commencement, devenu catholicisme, un «
universalisme » qui impose ses normes. La médecine moderne a suivi
le même chemin. Son monopole l'a rendue contre-productive et
dangereuse.
Son
livre Némésis médicale s'ouvre sur une phrase paradoxale «
L'entreprise médicale menace la santé. » En s'appuyant sur des
données chiffrées et des tableaux statistiques, Illich affirme que
la médecine n'a pas tellement amélioré l'état de santé de
l'humanité. Au contraire, elle a créé de nouvelles maladies, des
iatrogènes, en s'alliant à l'industrie pharmaceutique notamment.
Elle a privé les individus de leur liberté, de leur autonomie, a
rendu la mort inacceptable de même que la vieillesse et la
souffrance. Dans un article écrit deux ans avant sa mort, le
philosophe revient sur sa Némésis publiée vingt-quatre ans plus
tôt : « Aujourd'hui, je commencerais mon argumentation en disant :
"La recherche de la santé est devenue le facteur pathogène
prédominant." » Il y constate à quel point notre société
médicalisée est minée par la contradiction ; la santé objective,
définie par des courbes de mortalité et de morbidité en baisse,
prétendument grâce à la médecine, s'y oppose à une santé
subjective, quant à elle déclinante : « Plus grande est l'offre de
"santé", plus les gens répondent qu'ils ont des
problèmes, des besoins, des maladies, et demandent à être garantis
contre les risques [...] » La propagande de l'industrie
pharmaceutique n'y est sans doute pas étrangère.
Après
la publication de son livre, Ivan Illich s'était attiré la foudre
de nombreux médecins et non-médecins « qui le consid[éraient)
comme dominé par ses a priori et ses passions qui le
portaient à voir uniquement les côtés négatifs de la médecine ».
Il n'est pourtant pas le seul à avoir contesté l'autosatisfaction
médicale et les dérives de la médecine. Michel Foucault
(1926-1984) avait ainsi, quatorze ans plus tôt, décrit l'asile
psychiatrique inventé sous l'Ancien Régime, comme un lieu
d'enfermement et un moyen de traiter par une forme de répression des
problèmes avant tout de nature sociale : système médicalisé de
domination.
C'est
à un professeur de médecine sociale de Birmingham, Thomas McKeown,
que revient le mérite d'avoir tenté de contester scientifiquement
l'hybris (orgueil démesuré) médicale. Dans deux articles
abondamment commentés, il s'est interrogé sur les raisons de la
baisse de mortalité due aux maladies contagieuses transmises par
l'air, notamment la tuberculose, au XIXe et au XXe siècle. Après
avoir éliminé toutes les autres causes possibles, il est arrivé à
la conclusion que seule l'augmentation du niveau de vie, plus
particulièrement la meilleure alimentation, pouvait l'expliquer.
L'aération des logements, la ségrégation dans des sanatoriums,
l'éradication de la tuberculose bovine et même les antibiotiques,
aucun de ces facteurs n'aurait joué un rôle déterminant.
Sa
thèse a fait l'objet de vives critiques, non seulement de la part
des médecins cliniciens, mais aussi des partisans des campagnes
sanitaires (Public Health Campaigns) auxquelles McKeown était
hostile. On lui a opposé de nombreux arguments, comme la diminution
spontanée de la virulence des fièvres scarlatines à streptocoques
au XIXe siècle, indépendamment des ressources alimentaires ou du
niveau social des populations. On lui a aussi fait le reproche
d'avoir confondu les morts par pneumonie et ceux par tuberculose,
rendant inexploitables certaines de ses données. Des travaux plus
récents ont encore essayé de discréditer la thèse de McKeown
quant au rôle des antibiotiques.
Le
tableau est moins clair avec les vaccins, plus pour des questions de
santé publique, d'ailleurs, que d'efficience. La fréquence et la
mortalité de la plupart des maladies virales ont en effet très
nettement diminué généralement bien avant l'introduction du vaccin
préventif. La rougeole par exemple, était devenue une maladie très
rarement mortelle aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Elle
ne tuait plus que 20 enfants par an en France en 1983, année de
l'introduction du vaccin, contre 3 754 en 1906. La variole avait
perdu une grande partie de sa virulence au milieu du XIXe siècle. La
pertinence des grandes campagnes de vaccination ainsi que le
caractère impératif de certains vaccins sont en conséquence
discutables. Le simple fait que le BCG ne soit plus obligatoire alors
qu'il l'a été pendant presque un siècle en relativise a
posteriori l'intérêt. Ce vaccin n'a pas empêché le retour de
la tuberculose, observé depuis une vingtaine d'années. De plus, un
examen détaillé des certificats de décès des morts de la
tuberculose a montré que la plupart des patients avaient pourtant
été vaccinés.
En
conclusion, il faut concéder aux antibiotiques, en premier lieu,
d'avoir été un incontestable progrès médical, de même que les
nouveaux traitements antiviraux. Le cas des psychotropes a été
traité ailleurs. Pour le reste, l'hygiène, l'alimentation,
l'éducation et le niveau de vie ont certainement été, de loin, la
principale cause de l'augmentation de l'espérance de vie. Concernant
les médicaments « plus ou moins efficaces » du métabolisme
destinés à traiter ces nouvelles maladies du siècle que sont
l'obésité, le diabète de type 2 qui en est la conséquence
fréquente, l'hypercholestérolémie, leur bilan est controversé.
Quelle est la cause de ces maladies? Malbouffe, chômage,
sédentarité, pollution chimique ?
Corinne
Lalo, Patrick Solal
Le
livre noir du médicament
Le
livre noir du médicament
Chaque
année, les médicaments font quatre fois plus de victimes que les
accidents de la route. Et dire que nous croyions qu'ils étaient
destinés à soigner et pas à nuire ! L'affaire du Mediator a créé
un véritable électrochoc. L'enquête inédite de ce livre montre
que nous ne savions pas tout...
Le
Mediator serait-il l'arbre qui cache la forêt ? Il n'est ni le
premier ni le dernier. Pourquoi ? Parce que les liens incestueux
entre les laboratoires, certains médecins et les pouvoirs publics ne
sont pas près de changer en dépit des dernières réformes. La
toxicité de certains médicaments, anti-inflammatoires,
antidiabétiques et autres, a déjà été révélée. Mais combien
sont-ils encore sur le marché? Anticholestérol, antidépresseurs,
bêtabloquants, vaccins, antidouleurs, sirops contre la toux, etc.
Ils sont légion à encombrer les tiroirs de nos officines.
Cette
enquête nous permet de décrypter les stratégies mises en œuvre
par les laboratoires pour augmenter leur clientèle. Elle décrit la
pénétration du secteur public par le privé. Les autorités
sanitaires deviennent parfois les colporteurs de maladies inventées
de toutes pièces ou de pandémies imaginaires comme celle de la
grippe A (H1N1), sur laquelle cette enquête jette un regard neuf. Ce
livre nous fait prendre conscience que, en réalité, cette situation
dure depuis toujours et qu'elle fait partie de l'histoire même de
notre médecine. Combien de morts faudra-t-il encore pour que nous
arrêtions enfin de jouer à l'apprenti sorcier ?
Dessin :