Jacques
Bergier, qui inspira le personnage de Mik Ezdanitoff (l'initié
télépathe) dans le Tintin "Vol 747 pour Sydney",
s'entretient avec Louis Pauwels à propos du surhomme :
Mon
cher Jacques, racontez-moi votre surhomme. Comme le petit homme rond
(« pas un gramme de muscle, rien que de la bonne graisse »,
dit-il, content de lui) venait d'achever ses quenelles et sa crème
au chocolat arrosés de Ginger Ale, il posa, coudes au corps, ses
mains bien à plat sur la table, les doigts à l'extérieur, comme
une otarie au bord du bassin ou une taupe qui prend le frais, et
commença son discours d'une voix mécanique, avec un fort accent de
nulle part.
— Le
premier trait du surhomme, dit Bergier, sera d'avoir pour système
nerveux une citadelle imprenable. Maintenant que beaucoup de maladies
infectieuses sont vaincues, beaucoup d'entre nous meurent de stress.
Le stress est notre détresse. Ceux qui, par hasard, et sans doute
par hérédité, supportent les plus lourdes responsabilités
arrivent à nous diriger. Ce ne sont pas forcément les meilleurs. Le
surhomme possédera une organisation nerveuse qui lui évitera toute
angoisse, toute colère, toute usure par les conflits avec soi-même
et les autres.
— Les
stoïciens, déjà...
L'intelligence
du surhomme
— Non,
dit Bergier. Ils faisaient seulement de la littérature. Le surhomme
ne perdra pas son temps à écrire des traités de morale.
Je
continue. Le deuxième trait du surhomme sera d'utiliser non pas
comme nous le dixième de son cerveau, mais les trois quarts ou les
neuf dixièmes. En conséquence, il sera infiniment plus heureux que
nous. On a écrit beaucoup de sottises sur le bonheur. C'est
l'intelligence qui fait le bonheur. Le plein usage de l'intelligence
et le contact avec d'autres intelligences procurent les joies les
meilleures et les plus stables. Le troisième trait sera la volonté.
Une volonté suffisante pour se conduire intelligemment quelles que
soient les circonstances. Notre existence est gouvernée par la
bêtise : la nôtre et celle des autres. Ce que pourront être la vie
privée et la vie sociale d'êtres doués d'une volonté fixe pour
écarter l'idiotie, cela dépasse mon imagination.
Il
y a un troisième trait bis : la volonté sur le corps. La volonté
est un énorme mystère, et le surhomme aura ce qui nous manque : la
volonté de la volonté. Je ne lui vois pas de passions, sauf
celle-là, qui est suprême.
Savez-vous
ce que peut la volonté sur le corps ? Devant témoins, des hommes
ont marché sur des galets chauffés à plus de mille degrés, pieds
nus. J'ai été abandonné nu, debout, les bras en croix, dans une
cour de Mauthausen, par moins vingt-cinq, et je m'en suis tiré en
faisant des mathématiques mentales. J'ai, moi aussi, des témoins ;
les cinq sur cent qui ont survécu. Connaissez-vous Stapp ? C'est un
colonel de l'aviation américaine, qui faisait des expériences sur
la résistance du corps aux accélérations. Il montait dans un
traîneau propulsé par fusée sur des rails au-dessus d'un canal.
Brusquement, les volets mobiles du traîneau s'abattaient, comme des
rames dans l'eau, et le freinaient. On avait d'abord utilisé de
grands singes : ils mouraient quand l'accélération atteignait huit
fois la pesanteur terrestre. C'est-à-dire quand ils pesaient une
tonne au lieu de cent vingt-cinq kilos. Stapp s'est porté
volontaire. Il a d'abord atteint la limite où les grands singes
claquaient. Puis il a décidé d'aller au-delà, en s'imposant de ne
pas mourir. Il a eu un œil arraché et la colonne vertébrale
déformée, mais il est parvenu à vingt-deux fois l'accélération
de la pesanteur. Quand on l'interrogeait, il répondait « C'est le
pouvoir de la prière. » Il était pasteur méthodiste dans le
civil.
— Le
surhomme sera-t-il pasteur méthodiste ?
— Ce
n'est pas ma conclusion, car le surhomme sera intelligent et heureux.
Ma conclusion est que la chair, irriguée par une puissante volonté
continuelle, n'est plus tout à fait de la chair humaine.
— De
même que la conscience, gouvernée par une intelligence constante,
n'est plus tout à fait une conscience humaine. Mais nous n'avons pas
d'exemples d'une intelligence fonctionnant en courant continu. —
Peu d'exemples. « J'avance, monté sur les épaules de géants »,
disait Newton, alchimiste et physicien. Il y a des exemples, de
Raymond Lulle à Wiener, de Swendenborg à Steiner, mais nous nous en
détournons instinctivement. « Je ne veux pas le savoir » est un
réflexe profond qui nous tient somnambules et nous évite le
vertige sur la corde tendue.
Le
surhomme et la maîtrise des probabilités
Je
continue. Le surhomme aura développé des pouvoirs psychologiques
qui n'existent chez nous qu'en latence. Ses rapports avec le temps
seront différents. Nous avons tous un peu de prémonition. Il nous
arrive d'entendre vaguement le ressac du futur. Mais personne ne sait
ce qu'est le temps. Je crois qu'il y a le temps relatif, et une durée
absolue derrière le temps. Notre esprit emprunte parfois la voie
d'accès vers la durée absolue, par hasard, et en sort aussitôt.
Nous ne savons pas produire le phénomène à volonté. Le surhomme
saura. Il aura la maîtrise du temps. Et donc aussi la maîtrise des
probabilités, car temps et probabilités sont liés. Ceux d'entre
nous qui peuvent apercevoir l'avenir ne distinguent sans doute pas un
avenir fatal, mais des avenirs probables. La maîtrise du temps,
c'est pouvoir choisir entre les probabilités, parce qu'on les
contrôle. Le Suédois Forwald estime avoir démontré que certains
sujets influencent la chute des dés. Ils contrôlent la probabilité.
Ils obligent les dés à présenter plus souvent une face qu'une
autre. Les expériences de Forwald sont très discutées, mais elles
éclairent ce que je veux dire par « commande des probabilités ».
Le pouvoir sur la nature et sur autrui d'êtres qui posséderaient la
commande des probabilités est difficile à concevoir. Imaginez cela
appliqué à la chimie, à la biochimie, à la physique nucléaire. A
notre échelle, nous verrions d'abord que ces êtres ont toujours de
la chance, et qu'ils portent chance.
— Qu'est-ce
que la chance ? Je vais vous dire un secret sur moi, qui m'effraye
parfois, qui gouverne toute ma confuse alchimie interne. Les champs
de force de mon destin sont aimantés. J'en suis sûr. Je sens au
fond de moi l'aimant bouger et fonctionner. Il ne m'est jamais arrivé
que ce que j'ai souhaité. Ou, plutôt, je n'ai jamais souhaité,
d'un souhait irrépressible, que ce qui allait m'arriver. Et je porte
chance. Tous ceux qui s'agrègent à mon destin ont de la chance.
— Celui
qui a des oreilles pour entendre perçoit le chant lointain du
surhomme qui vient. La vie lui est un enchantement : une chance, même
dans les pires épreuves. Mais « la vie crache dans l'oreille des
sourds ». Je vous offre ce proverbe de ma composition.
— Prendrez-vous
du café ?
— Non,
mais volontiers encore un peu de crème au chocolat. Le cher petit
homme, qui aime les chats, lapa son écuelle avec des aspirations
précipitées, renfonça dans le veston sa cravate qui lui tient lieu
de serviette et se remit en position de phoque qui médite, variété
nordique du Sphinx.
Un
Supérieur Inconnu incognito
Il
est entendu, reprit Bergier, que les seuls problèmes qui comptent
sont ceux que l'on peut résoudre. Mais les questions sans réponse
se posent tout de même. A mon avis, rien d'extérieur ne distingue
le surhomme de nous-mêmes. Le surhomme n'est-il pas déjà parmi
nous ? Ne passe-t-il pas sur les Champs-Elysées, en ce moment, sous
la baie vitrée du restaurant ? Les traditions occultes parlent des
Supérieurs Inconnus. La tradition juive, des Maîtres du Nom. La
tradition alchimique, des mutants qui ont accompli le Grand Œuvre.
Les preuves manquent. Mais elles doivent nécessairement manquer.
Celui qui atteint l'échelon au-dessus de l'homme ne doit pas avoir
la moindre envie de se faire repérer en tant que tel. Les exemples
du Christ, ou d'Einstein, ne sont pas encourageants. L'un torturé,
l'autre si écœuré qu'il disait « Si c'était à refaire, je
serais plombier. » Je ne vois pas du tout le surhomme en génie
public. Dans ces conditions, comment détecter un être qui se
contente de vivre intensément, qui n'intervient pas dans notre vie
quotidienne et qui n'a aucun besoin de nous ? Oui ne voit jamais le
médecin, qui change facilement d'état civil et de profession, qui
peut gagner sa vie en écrivant un livre à succès ou en faisant
quelque invention dont les revenus sont garantis dix-sept ans par le
brevet ? Il y a des disparitions mystérieuses et des gens très
mystérieux.
— Ce
Rosenkrantz, qui, au XVIIe, bâtit un manoir dédié à la liberté,
au bord d'un fjord norvégien, s'entoura de milliers de livres, et
cultiva sous ses fenêtres un jardin de roses entre mer et neige ? Ce
Français d'aujourd'hui, inapprochable, qui navigue depuis des années
le long du Groenland et dans l'Arctique, sur un trois-mâts de rêve
?
— Si
mes journées avaient soixante-douze heures, j'aurais le temps de
vous détailler mille autres cas. Mais, bref, quand l'humanité
entière, par la science, aura fait un bond vers l'intelligence
surhumaine, des historiens et des archéologues supérieurs
détecteront leurs ancêtres surhommes dans le passé. Tel livre en
apparence insignifiant ou incompréhensible, rejeté et oublié
depuis longtemps, par exemple, leur révélera que l'auteur avait
marché tout le long de la corde tendue sur l'abîme.
Le
surhomme ? Une organisation moléculaire modifiée...
Je
continue. L'homme peut être modifié, et il le sera. « Ce qui ne
fut pas sera, et nul n'en est à l'abri », disait mon vieux Haldane.
Cette modification a dû se produire spontanément plus d'une fois
déjà au cours des milliers d'années de l'histoire humaine. Je
cherche mes raisons d'espérer dans la tradition et dans la science.
La modification s'est faite par hasard ou par succès exceptionnels
de méthodes empiriques ou magiques. La vocation de la modernité est
de hausser consciemment, volontairement l'espèce humaine vers la
condition surhumaine. Si les problèmes de la civilisation
scientifique sont trop compliqués pour nous, si l'esprit frotte, ce
n'est pas que la civilisation se trompe, c'est qu'elle prépare
l'esprit au-dessus de l'humain. Et on ne doit pas abdiquer. On ne
doit pas non plus attendre, se contenter de l'espoir mystique, à
gaga-yoga. On doit travailler. Le surhomme a besoin de nous pour
venir en nous. « Je ne sais pas s'il faut compter sur Dieu, mais je
sais que Dieu compte sur nous », disait votre père ouvrier, qui
avait du génie...
Bon.
Quelle idée me fais-je du surhomme ? Une idée décevante pour
l'amateur de bandes dessinées. Une organisation moléculaire
légèrement changée. Une utilisation meilleure du système hormonal
et nerveux. C'est tout. Il suffit de quelques atomes d'hydrogène sur
une molécule de stérol pour séparer les sexes, créer cette petite
différence qui nous apporte tant de joies, tout l'art, et de grands
chagrins. « La nature a séparé l'espèce en deux à peu de frais
», dit Jean Rostand. A quoi fait écho la parole de l'écrivain
américain Robert Heinlein : « L'abîme entre l'homme et le surhomme
est étroit, mais très profond. » La nature, avec un coup de pouce
de la science, peut nous surhumaniser à prix réduit. C'est ce qui
me rend optimiste. Évidemment, le chrétien dira que si Dieu s'est
arrêté à l'homme, c'est qu'il avait ses raisons et qu'il faut en
rester là. Mais, depuis deux mille ans, le chrétien est
antiscience, antipouvoir, antiavenir, antimonde. Le Dieu qu'il
invoque ne doit pas être le bon, puisqu'il ne l'exauce jamais. Le
vrai Dieu, à mon sens, a créé l'homme pour qu'il prenne le relais
de la création. Je vais vous donner un tuyau : le vrai Dieu est
Prométhée, et son fils est Faust. Voilà un dieu qui exauce, si
j'en juge par les progrès des sciences et des techniques. Avez-vous
encore un moment ?
Projet
pour la fondation d'une Société d'exploitation de l'homme par
l'homme
Je
hochai la tête, affirmatif, touché comme toujours par ce
gentilhomme qui vous glisse son or dans la poche en s'excusant de
l'alourdir. Il tira un papier de soie de son portefeuille, nettoya
ses lunettes et se remit en position. Les manchettes trop longues
d'une chemise centenaire lui faisaient des mitaines.
— Nous sommes
constitués de matière, d'énergie et de temps. Les premières
cellules, sorties de la soupe originelle, ont évolué pendant trois
milliards d'années en accumulant de l'information. Les molécules
qui gouvernent, à partir des chromosomes, l'évolution cellulaire
sont prodigieusement intelligentes, beaucoup plus que l'homme le plus
génial. Notre corps contient des laboratoires chimiques, et sans
doute nucléaires, dont la technologie devance infiniment nos
inventions. Notre cerveau surclasse les plus belles machines à
l'imiter que nous puissions concevoir. L'exploitation de l'homme par
l'homme est à peine commencée. Je propose la fondation d'une
Société d'exploitation de l'homme par l'homme.
De
quelques pouvoirs extraordinaires
Il
existe des humains à la mémoire totale. Il y a des hommes capables
de raisonner en un temps nul, ou presque. Gérard Cordonnier,
mathématicien, découvre les solutions qui portent son nom, le temps
de plonger un aviron dans l'eau et de l'en retirer : dix ans se sont
écoulés dans ce geste. Galois, sachant qu'il va mourir le lendemain
matin, fait avancer d'un siècle les mathématiques, entre neuf
heures trente et l'aube. Des prisonniers politiques ont résisté au
lavage de cerveau, brisé la volonté de leurs bourreaux, détourné
ceux-ci de leur dégoûtant métier. La liste des pouvoirs surhumains
est longue. Les nier est de la superstition. La télépathie et la
clairvoyance sont des faits établis. J'évoquais Prométhée. J'ai
travaillé la question des pyrotiques. Ce sont des hommes, des
femmes, des enfants qui allument des feux mentalement. Je crois que
c'est ainsi, non en frottant des bouts de bois au hasard, que
l'humanité a conquis le feu. La légende de mon dieu Prométhée
vaudrait d'être fouillée. Des adolescents, par leur seule présence,
provoquent des chutes de pierres. Des hommes influencent des
réactions chimiques ou le fonctionnement de machines. Je définis le
surhomme comme l'homme disposant de tous les pouvoirs qui parfois
affleurent chez quelques-uns d'entre nous — comme les poissons des
profondeurs qui viennent faire une galipette à la surface et
replongent —, disposant de tous ces pouvoirs, les ayant soumis à
sa volonté, les utilisant à plein rendement. Cet homme-là serait
au-dessus du génie. Il aurait sur le génie l'avantage d'être
équilibré, en parfaite santé, et conscient de soi. Et j'imagine
qu'il faudra, pour décrire sa psychologie, emprunter au vocabulaire
de l'extase mystique : il sera « éveillé ». Nous sommes toujours
partiellement endormis. Notre conscience est intermittente. Elle
donne une illusion de continuité par un effet de persistance, comme
le cinéma donne l'illusion du mouvement. La conscience du surhomme,
même si elle demeure discontinue, aura beaucoup plus d'images à la
seconde. Cordonnier, Galois et bien d'autres montrent que le cerveau
peut tourner cent ou mille fois plus vite, sans dommage.
La
pensée qui fait des nœuds
Et
comment pensera le surhomme ? Les calculateurs prodiges m'en donnent
une vague idée. Il me semble qu'ils pensent au-delà du langage et
des symboles. La structure de leur pensée leur permet des connexions
quasi instantanées entre un grand nombre de sujets. C'est une pensée
« nexialiste », comme l'a bien vu Van Vogt, une pensée qui fait
des nœuds. Elle rassemble toutes les idées en un seul point. Une
pensée qui a la solidité d'une corde et non d'une chaîne. Une
chaîne n'est jamais plus forte que son chaînon le plus faible. Une
corde est plus forte que chacun de ses brins. Quand on noue la corde
sur elle-même, on obtient une hyper-solidité. Je continue. Il
s'ensuit que la pensée du surhomme sera au-delà de la logique, de
toutes les logiques. La plupart des logiques sont binaires : oui,
non. D'où nous viennent les dualismes consternants : faux, vrai ;
bien, mal ; Dieu, Diable. Nos machines à calculer sont binaires : le
trou et le plein de la carte perforée. On a suggéré des logiques
plus riches, à plusieurs valeurs. Cependant, la pensée
intégralement éveillée surplombera toute logique parce qu'elle
opérera de façon nexialiste. Elle aura changé de nature en
changeant de vitesse. Notre esprit travaille dans un espace à une
dimension, qui est le plus souvent celle du temps. Des esprits
d'exception parviennent à penser en deux dimensions. Par exemple
Poincaré, qui inventa les fonctions elliptiques, fonctions à deux
périodes, inconcevables pour l'intelligence commune : supposez qu'a
la fin de l'hiver on entre dans l'automne ou dans une autre saison.
Mais la « sur-pensée » opérera dans un domaine sans dimension du
tout. Un mathématicien dirait : topologique au lieu de métrique. On
ne peut décrire cela ; le langage déclare forfait. Je vais tout de
même essayer, avec une anecdote.
Des
culottes courtes pour rétablir l'économie
C'est
un film de René Clair, je crois : le Dernier milliardaire. Un
cinglé devient dictateur d'un petit pays. Vous me direz : cela
arrive tous les jours. Mais, attendez. La nation est plongée dans le
désordre économique total. L'argent-papier n'est plus rien. Quand
vous allez boire un verre, vous payez avec un poulet, et l'on vous
rend la monnaie avec des œufs. Aucun économiste qualifié, aucun
grand expert n'est parvenu à comprendre la crise. Vous me direz
encore : c'est courant. Bien. Mais le dictateur dingue se concentre,
et il prend un décret. Un seul. Désormais, tous les barbus
porteront culotte courte. Et aussitôt, la crise se résorbe, la
monnaie se regonfle, la prospérité revient. Maintenant, sortez de
la rigolade, admettez que ce soit vrai ou que l'histoire contienne
une leçon. Le fou, ou prétendu tel, a eu une illumination : un
éclair de pensée nexialiste. Brusquement, il a vu dans leur
totalité des rapports subtils, en séries innombrables, qui
échappaient à toutes les intelligences ordinaires. Et l'ensemble
noué de ces rapports lui a révélé ceci : quand les barbus auront
des culottes courtes, des réactions en chaîne, en quantité
infinie, vont s'enchevêtrer de telle sorte que l'économie sera
rétablie.
Les
mangeurs étaient partis. Le garçon enlevait les nappes. La dame du
vestiaire, assise, à deux pas, la boîte à cigarettes sur les
genoux, comptait ses sous. Elle jeta un regard stupéfait aux deux
messieurs décorés qui exigeaient que les barbus montrassent leurs
mollets. On vivait de drôles de temps politiques.
— Votre
fortune est faite, mon cher Jacques. Les gouvernements d'Ouest, dans
la crise de l'énergie et l'inflation, sont sûrement acheteurs de
pensée nexialiste.
— Si
j'avais voulu faire fortune, j'aurais fondé une religion. C'est ce
qui exige le moins d'investissements. Très heureusement, Madame
Vestiaire fut appelée au téléphone.
La
science : un gros cake aux fruits confits
— Je
continue, dit Bergier. Deux aspects de la faculté surhumaine : une
mémoire parfaite et la faculté d'associer non plus deux idées,
mais une myriade, d'en faire une corde, et de faire des nœuds sur la
corde. Une machine à calculer ne généralise pas. Si vous y glissez
l'image d'un sous-marin, d'une pirogue, d'un trois-mâts, d'un
porte-avion, d'un radeau et d'un hydroglisseur, elle n'est pas fichue
d'en déduire qu'il s'agit de bateaux ; un enfant de quatre ans en
serait capable. La faculté de généraliser distingue l'homme de la
machine et le grand singe de l'homme. La faculté de sur-généraliser
séparera de nous le surhomme. J'en tire une conséquence : le
surhomme vivra plus vieux que nous parce que son temps psychologique
sera plus riche. Celui qui ajoute de la vie intelligente aux années
ajoute aussi des années à la vie. Et qu'est-ce qu'une vie
intelligente ? Une vie avide de découvrir. Que fera le surhomme ? Il
cherchera. Car, même pour des intelligences très supérieures, il y
aura encore de l'inconnu. Encore et davantage. Je lis parfois que la
recherche scientifique s'épuise, touche ses limites. Je n'en crois
pas un mot. Savez-vous comment je me représente la réalité,
c'est-à-dire l'objet de la science ? Comme un cake. Les fruits
confits sont l'inconnu, et le reste le connu. Plus nous développons
le réel, plus le cake grossit. Le connu augmente de volume, mais il
y a aussi plus de fruits confits. Les points de contact avec
l'inconnu sont plus nombreux. La super-intelligence poursuivra la
quête, sauf peut-être dans certaines directions estimées trop
dangereuses : interdit, angéliques empoisonnées ! Le surhumain
continuera d'essayer de comprendre l'univers et de se dépasser
lui-même, car sa conscience, même haussée, demeurera finie et
insuffisante. Toujours plus de questions, toujours plus d'inconnu,
toujours plus de soif ! Voilà la destinée de l'intelligence ! Une
destinée divine, en vérité je vous le dis. Naturellement, les
zozos qui militent pour la vie primitive trouveront que c'est une
destinée effroyable. Mais ce sont des crétins irrécupérables.
Laissons les morts enterrer les morts.
— Ceux
que vous dites crétins sont légion.
— Un
jour, à Londres, quelqu'un dit à de Gaulle : « Mon général, il
faudrait éliminer tous les cons — Vaste programme », répondit
de Gaulle. Maintenant, je veux parler de la vie émotionnelle.
Une
vérité sur le bonheur
Ce
serait difficile si ce n'était à vous. La plupart de nos
contemporains sont inaptes à comprendre le bonheur et la réussite,
et à y voir la gloire de l'homme. Ils ont même perdu l'usage du mot
« gloire ». L'air du temps les en empêche. Le roman, le cinéma,
le théâtre, la chanson sont des hymnes gargouillants au désastre,
à la confusion, à la nausée, à l'échec. Comment pourraient-ils
imaginer les émotions d'une vie énergique et heureuse ? Calomnier
la volonté, l'énergie, le bonheur est la vocation de notre culture
littéraire. C'est la tradition chrétienne qui refait surface en se
trompant de monde, comme l'Indien d'Hellzapoppin se trompait de film.
Pourtant, celui qui a fait l'expérience du bonheur sait qu'il ne
s'agit pas d'un état bête, injuste et terne, mais d'un soulèvement
de tout l'être, et quasiment d'une extase. Seulement, savez-vous la
plus profonde détresse de l'homme ? C'est de ne pas pouvoir prendre
son bonheur en patience. Notre système nerveux, ou hormonal, est
trop mal organisé pour supporter un bonheur de longue durée.
J'attends le biologiste qui inventera la pilule contre l'intolérance
au bonheur. Le surhomme sera en route.
Du
plein fonctionnement du cerveau
Donc,
pour moi, il s'agit de mutations psychologiques provoquées par la
biochimie. Les acides nucléiques du surhomme auront peut-être trois
spirales au lieu de deux. Le génie, l'éveil mystique sont
probablement liés à des modifications des spirales. Je crois que
ces acides possèdent des propriétés magnétiques, et qu'il y a des
phénomènes de champs de force, associés aux états supérieurs de
conscience. On a enregistré des vibrations anormales dans le cerveau
des yogis en concentration extrême. Mon ami le professeur Bastiani a
été le premier à suggérer des études sur les variations
électroniques relatives aux états mystiques. Un autre de mes amis a
montré que l'action de la pensée peut changer la conductibilité
électrique et le potentiel d'oxydo-réduction du sang. Ce ne sont
que des cailloux sur le rivage. Mais la grande enquête commence.
J'ai une hypothèse en réserve : la Terre est dans une zone de
l'espace où règne un champ, soit naturel, soit artificiel, qui
réduit l'activité cérébrale, qui empêche de fonctionner à plein
la supermachine, le cerveau que nous a octroyé le Créateur. Ce
champ peut être supprimé un jour. Beau sujet de science-fiction, en
tout cas.
La
condition surhumaine demeurera mortelle
Je
continue. Les surhommes et les surfemmes ne connaîtront-ils ni
malentendus ni angoisses ? Je ne le pense pas. Plus on s'élève vers
le bien, plus le mal pèse lourd. J'imagine que les angoisses
tourneront, comme toujours, autour de la naissance et de la mort. Car
la condition surhumaine demeurera mortelle. La mort est sans doute,
dans notre région de l'univers, aussi nécessaire que le soleil.
D'autre part, l'intelligence supérieure voudra réduire le nombre
d'habitants du globe. Mais, pour des êtres plus profonds et subtils
que nous, cette obligation sera peut-être très douloureuse. Et
puis, supposez ceci : que la mutation ne soit pas transmissible,
qu'il faille la renouveler par traitement à chaque génération. Par
exemple, au moment de l'adolescence. J'imagine une tragédie. Le
traitement ne prend pas sur tout le monde. Certains êtres ne peuvent
pas accéder à la condition surhumaine. Ils restent des humains
ordinaires dans un monde mille fois plus intéressant, mais
incompréhensible pour eux. Comme l'homme de Neanderthal qui était
un laissé-pour-compte de l'évolution et qui a dû mourir d'un
complexe d'infériorité. Vous souvenez-vous du film de Dominique
Gaisseau, Le ciel et la boue, sur une tribu amazonienne ? Nous
l'avons vu ensemble, voici des années. Il y a une séquence
bouleversante. Parmi les primitifs accroupis sous la pluie,
complètement étrangers, les cinéastes apprennent par leur radio
portative que la fusée Lunik II vient d'atteindre la Lune...
J'imagine
aussi des conflits pour le pouvoir, d'une intensité colossale, des
affrontements de volontés de puissance, des guerres abstraites entre
des individus ou des petits groupes, tout à fait homériques. Konrad
Lorenz, dans son étude fondamentale sur l'agressivité, dit que tout
l'animal est dans l'homme. De même, l'homme tout entier sera dans le
surhomme, avec ses pulsions agressives et son goût foncier de
puissance sur autrui. Un monde où des dizaines de milliers de génies
napoléoniens seraient en compétition ! Abraham Merritt, dans Sept
empreintes de Satan, en donne une idée. Bon. Je continue. Est-ce
que la société surhumaine sera libre ? Je crois à un mixte de
libertés aujourd'hui inconcevables et de contraintes du même métal.
Ainsi, je parie que la conception et la propagation d'idéologies
seront rigoureusement interdites. Tous les grands massacres de
l'histoire, chrétiens contre musulmans, catholiques contre
protestants, nazis contre démocrates et communistes, ont en partie
pour origine — et en totalité pour justification — un désaccord
sur les idées générales. La guerre contre la Chine, demain, sera
de même nature. L'étripade, avec les moyens de la science future,
étant inconcevable, on supprimera la tentation en punissant de mort
la fabrication et la mise en circulation des idées générales. Dans
ce domaine, l'hyper-intelligence, c'est ce qui fait que l'on
s'abstient. Flaubert l'avait deviné, quand il écrivait dans Bouvard
et Pécuchet : « La bêtise consiste à vouloir conclure. » Mon
surhomme sera trop intelligent pour n'avoir pas toutes les opinions à
la fois. Plus une : un solide mépris des opinions.
Divers
croquis de Jacques Bergier
Maintenant,
si vous me demandez : le surhomme est-il sauvé par Jésus-Christ, ou
un nouveau rédempteur doit-il descendre du ciel pour lui ? Je ne
réponds pas. Dans l'imaginaire, je peux tout faire, sauf deux
choses. De l'anticipation pessimiste, ou « science-affliction », et
de la prospective métaphysique, ou « théologie-fiction ». Vous
vous rappelez ? Des lecteurs béants s'étonnaient de ne pas trouver
Dieu dans le Matin des magiciens. Il ne sera pas non plus dans notre
prochain livre. Il n'est dans aucun livre. Pas même dans les livres
sacrés. Dieu n'a pas de résidence secondaire. Il habite la prière,
et c'est tout. Je préférerais vous parler des activités
artistiques du surhomme et...
Et,
de guerre lasse, le garçon vint enlever notre nappe.
— Il
faut s'en aller, dis-je.
— Sapotache
! Sapotache ! articula Bergier, mimant la raide fureur teutonne, et
il se leva. Certaines nuits de l'Occupation, il devait, à quatre
pattes dans un fourré, les lunettes au bout du nez, prononcer : «
Sapotache ! Sapotache ! » en regardant sauter le train dynamité par
ses soins.
Là-dessus,
la dame du vestiaire aida (difficilement) le scribe des miracles,
l'amateur d'insolite, à enfiler les manches du pardessus le plus
décoré de Paris, si l'on compte les taches. Et le cher petit homme
s'engagea dans l'escalier tournant métallique, avec des hésitations
de bébé. Qui est-ce ? demanda, haut, Madame Vestiaire.
— Je
suis une légende, répondit Bergier, toujours prêt à informer.
Il
descendait le colimaçon, les mains accrochées aux rampes, le regard
sur ses pieds tâtonnants, et il poursuivait, d'une voix de robot,
moi derrière lui :
— Bien
entendu, je ne suis pas en mesure de vous dire comment on concevra le
but de la vie, dans la condition surhumaine. Mais peut-être ne
posera-t-on pas la question du but de la vie. Je suppose que si l'on
est surintelligent, on s'aperçoit que le but de la vie, c'est la
vie.
Nous
franchîmes la terrasse du « Quick-Elysées ». La pluie avait
cessé. Les machinos célestes avaient relevé le rideau gris et le
soleil bissait son grand air. La foule des Champs-Elysées, la plus
lente de Paris par beau temps, baguenaudait de nouveau. Les
bourgeoises lèche-vitrines, les oisives ondulantes, les jolies
déguisées, les dragueurs mûrs, les hippies nordiques, les Texans,
les Hindoues, les boubous, des orangs-outangs ficelés dans des
jeans, promenant sur le déambulatoire leurs testicules comme saint
sacrement, des petits élégants fringués voyous, et des voyous
genre chic, des ministres noirs, des veuves américaines, avec des
meringues factices sur leur perruque, les beaux visages de la lie du
Moyen-Orient, qui respirent si franchement la combine, des employés,
des cinéastes, des mannequins, des péquenots, et un quinquagénaire
en short, torse et pieds nus, qui devait chercher la plage, croyant
que l'Obélisque est un phare. Cet égout de Rome mourante, ou ce
flot de vie balisé par un arc de triomphe ?
— Maman,
qu'est-ce que c'est qu'un Quick ?
— Une
sorte de Snak. Regarde devant toi quand tu marches !
— La
pensée nexialiste n'est pas pour demain, dis-je. Bergier considérait
la foule et l'embellit à sa façon tête baissée, dardant des
antennes invisibles sur son crâne.
— Ce
n'est pas pour me vanter, dit-il, mais le temps se remet au beau.
Il
me dit au revoir comme font les enfants, l'avant-bras relevé le long
du corps, remuant les doigts joints, et il s'en va dans le flot à
petits pas plats, tout seul sous son gros manteau, déhanché par une
serviette gonflée de livres, de revues, de journaux — juste sa
ration pour la soirée.
L.
Pauwels
Question
de, numéro 6,
1er
trimestre 1975
***
Jacques
Bergier, souvenirs du futur