La
caractéristique même de notre humanité est que nous ne sommes pas
seulement des mammifères fonctionnels, animaux dotés de besoins de
conservation et de reproduction auxquels on aurait rajouté une
couche de rationalité. L'élément même qui fait notre humanité,
la conscience de la mort, change y compris dans notre rapport aux
besoins. Certes, nous restons des mammifères et en tant que tels si
nous arrêtons de respirer, de nous nourrir, de boire, de nous vêtir,
etc., nous nous mettons en danger. Mais alors que nous répondons à
ce qui est stricto sensu de l'ordre des besoins vitaux, la conscience
de la mort crée en nous une autre énergie, une énergie de vie, et
plus seulement de survie, qui est l'autre nom du désir — ou son
double, l'angoisse. Or, le terrain du désir est beaucoup plus
difficile à traiter que celui des besoins. En effet, le besoin est
autorégulé par la satisfaction — une fois que je n'ai plus faim,
même si l'on m'emmène dans le plus grand restaurant de la ville, il
y a un moment où je ne pourrai plus manger; le désir lui, comme il
se situe sur l'axe du rapport vie/mort, est par nature illimité. Si
ce désir est orienté uniquement sur l'avoir, on finit par croire
que la façon de lutter contre la mort est d'acquérir plus de
richesses monétaires, de pouvoir de domination sur autrui, de
gloire, etc. Trouvant dans ces agissements trompeurs un moyen de
compenser sa dépression intérieure, on entre en vérité dans un
processus de toxicomanie au sens propre du terme.
Car il
s'agit bel et bien d'une dépression, l'individu rejoignant alors le
cas de figure qu'évoquait Alexander Lowen, à fond de cale.
Percevant autrui comme une menace, un rival ou un compétiteur
permanent, il vit non seulement dans la dépression et la solitude,
mais également dans l'angoisse du non-sens puisque son modèle de
développement, un capitalisme forcené, le force à un projet de vie
d'une extraordinaire superficialité et pauvreté, dont le discours
économique et médical dominant se caractérise par la sentence
suivante: « La vie est un combat et la mort est un échec. » Il a
conscience qu'il doit ainsi passer une quinzaine d'années à se
préparer à être producteur compétitif, puis les vingt ans
suivants à produire, à être finalement condamné à s'installer
dans ce qui sera l'échec final de la mort, elle-même préparée par
le naufrage de la vieillesse et anticipée par une retraite, au sens
plutôt militaire du terme. Sacrée perspective, n'est-ce pas?
Comment voulez-vous que les personnes et les collectivités
auxquelles on propose un tel projet de vie et qui n'ont pas d'espace
public pour en débattre ne soient pas dans une profonde dépression
? Si la nature des produits censés compenser cette torpeur se situe
simplement dans l'ordre de l'avoir, on ne fait qu'entretenir le
couple dépression/excitation, autrement appelé sur le plan
personnel la psychose maniaco-dépressive... Celle-ci n'est
pas seulement une pathologie individuelle, mais fonde le
mal-développement de nos sociétés.
Il n'est
pas surprenant que cette psychose maniaco-dépressive produise ses
effets les plus impressionnants et les plus dangereux dans l'économie
financière. Dans une salle de marchés, le phénomène
excitation/dépression est majeur. Lors du krach de 1987, le Wall
Street Journal titrait dans son éditorial: « Wall street ne
connaît que deux sentiments, l'euphorie ou la panique. » Cette
dépression ne doit pas être prise au sens économique du terme,
mais psychique, spirituel, affectif, celle-là même qu'en 1930,
Freud a décrite dans son Malaise dans la civilisation. C'est
Thanatos par rapport à Éros, mais c'est aussi la dépression que
Keynes appréhende dans ses Essais sur la monnaie et l'économie où,
dessinant dans une vision absolument prophétique ses Perspectives
économiques pour nos petits-enfants, il affirme que si nous
n'avons pas une mutation culturelle qui soit à la hauteur de la
mutation technique économique qui nous a faits rentrer dans le règne
de l'abondance, nous allons vers une dépression nerveuse
généralisée. Keynes prend l'exemple des catégories aisées et
oisives qui, ne sachant plus répondre à cette question centrale, «
que faisons-nous de notre vie ? », stagnent dans la dépression
qu'ils neutralisent par de l'excitation à travers l'accaparement et
la domination — modalités somme toute classiques chez les riches
et les puissants. On retrouve ici la profonde justesse de la phrase
de Gandhi, prononcée dans les années cinquante et toujours
d'actualité: « Il y a assez de ressources sur cette planète pour
répondre au besoin de tous, mais il n'y en a pas assez pour répondre
au désir de possession de chacun. »
Traiter
la question du mal-développement ne Consiste donc plus seulement à
savoir comment des pays dits sous-développés ou en voie de
développement rattraperaient le niveau de croissance des .pays
supposés développés. C'est tout autant la question de
l'aggravation du sous-développement de notre propre modèle,
notamment affectif, éthique et spirituel qui doit être posée. Du
terme spirituel, je n'entends guère de sens religieux, mais le fait
que les individus sont, avant tout, des êtres de conscience et
d'esprit. Leur élévation dépend d'ailleurs moins de la pratique
savante ou non de leur foi (on sait d'ailleurs les terribles
répercussions qu'elle peut avoir sur l'humanité) que d'un retour
vers la tolérance et le respect de l'autre. Si l'on ne crée pas des
conditions pour que le débat pluraliste sur le sens que nous donnons
à nos vies soit alimenté, nous sommes nécessairement voués à une
formidable insatisfaction où seront accumulés le sous-développement
affectif — la peur de la solitude — et le sous-développement
éthique et spirituel — la peur même que nos existences soient un
pur non-sens.
Patrick
Viveret
Illustration :