Décembre
1973, « le ferry-boat centenaire S.S. Vallejo, ancré dans la
baie de Sausalito, à quelques kilomètres de San Francisco, est
déserté. Alan Watts n'y dormira plus entouré de ses chats, n'y
réunira plus de séminaires sur les philosophies et les religions
orientales, n'y écrira plus de livres. La maison bibliothèque,
qu'il avait installée depuis quelques années dans les collines de
Mill Valley pour pouvoir travailler sans être dérangé par les
amis, les disciples en quête d'une parole, d'un signe, d'un
réconfort, est aussi fermée. Alan Watts est mort brusquement,
pendant son sommeil, dans la nuit du 17 au 18 novembre dernier.
Avec
Herbert Marcuse, Norman Brown, Allen Ginsberg, Paul Goodman, il a été
l'un des maîtres à penser du mouvement hippie. Entre 1967 et 1970, à
l'époque où une partie de la jeunesse américaine, généreuse et
malheureuse, était massivement concentrée à New York autour de
Washington Square, à San Francisco dans le quartier de
Haight-Ashbury, les journaux underground de la côte est,
comme The Village Voice, ou de la côte ouest, comme The
Oracle, sollicitaient presque chaque semaine ses analyses, ses
commentaires, ses réflexions. Dans leurs colonnes, il dialoguait
avec Buckminster Fuller, dont il partageait souvent les points de vue
bien que leurs démarches intellectuelles fussent différentes, et
Hermann Kahn, dont il réfutait les positions et les affirmations. Le
phénomène hippie a été constitué de mouvements convergents.
Certains étaient convaincus par les froides analyses
politico-philosophiques de Marcuse ; d'autres étaient sensibles aux
incantations poétiques de Ginsberg. Watts a réuni tous ceux qui
aspiraient à un renouveau de la spiritualité, tous les esprits
religieux et mystiques, tous les partisans de la non-violence non
seulement entre les hommes, mais aussi à l'égard de l'univers, tous
les contestataires des dualismes enracinés au cœur de la pensée et
de la philosophie occidentales.
Il avait
été un des leaders de la Beat Generation, derrière Kerouac et
Ginsberg. Il a été l'initiateur des recherches spirituelles —
sauvages et désordonnées parfois — qui se développent aux
États-Unis. Il a été mêlé au mouvement psychédélique au côté
de Timothy Leary et y a joué un rôle modérateur (à propos des
drogues telles que le L.S.D., il a écrit maintes fois qu'elles sont
comparables au téléphone et qu'il faut savoir raccrocher quand on a
eu la communication). Il a contribué à la naissance des centres
pour le développement du potentiel humain, tels que l'Institut
Esalen, à Big Sur. Il a été également l'initiateur du mouvement
écologique avant que le mot soit passé dans le langage commun.
Alan
Watts est mort — ou, plus exactement, il s'est fondu dans le grand
univers dont, affirmait-il dans ses causeries et ses livres, il ne
s'est senti à aucun moment distinct. Avant lui, le mouvement hippie
était mort — ou peut-être seulement s'était-il fondu dans la
masse américaine en en imprégnant profondément la pâte. Ce
mouvement, qui marqua sans doute le sommet de sa célébrité, ne
l'avait pas changé, pas plus qu'il ne l'avait fabriqué. A la fin
des années 60, une certaine jeunesse américaine s'était reconnue
en lui et l'avait choisi. Lui, il était en route depuis longtemps ;
il venait de très loin ; il avait avancé « à sa manière »,
selon le titre de l'autobiographie qu'il a publiée en 1972 : ln
my own Way, an Autobiography .
Alan
Watts était né en 1915 à Chislehurst (Grande-Bretagne) d'un père
qui s'est défini lui-même comme pétri de tradition victorienne et
d'une mère pour qui la Bible était la vérité, et la seule vérité.
Il avait été élevé dans le strict respect de l'esprit et des
principes religieux. S'il s'était écarté de la lettre des
principes qui lui avaient été inculqués dans son enfance, il
n'avait rompu jamais avec leur esprit.
Très
jeune, il étouffe au sein de l'anglicanisme familial. Sa curiosité
se tourne vers l'Orient et, à 16 ans, il assiste déjà aux réunions
d'une loge bouddhiste. Dans son domaine, Watts a été un enfant
prodige, constate Theodore Roszak dans son livre Vers une
contre-culture. En effet, à 19 ans, il est rédacteur en chef de
la Voie du Milieu, une revue anglaise d'études bouddhistes. A
23 ans, il est codirecteur d'une collection d'ouvrages intitulée
Sagesse de l'Orient ». Quand il émigre aux États-Unis, A la veille
de la guerre, il est docteur en théologie et docteur en philosophie.
Il a déjà publié plusieurs livres, dont l'Esprit du zen (1936). Il
s'installe en 1939 aux États-Unis, parce que c'est le seul pays,
estime-t-il, où un individu peut se déclarer philosophe et vivre de
la philosophie sans s'intégrer au inonde universitaire.
Alan
Watts vit de ses écrits, de ses conférences, de cours, aussi, qu'il
donne sur l'histoire des religions et sur les religions comparées,
mais sans chercher A faire carrière dans la hiérarchie
universitaire américaine, sans être rattaché à une université
particulière. En 1945. il est ordonné prêtre anglican et exerce
son ministère pendant cinq ans dans la banlieue de Chicago, sur le
campus de la Northwestern University. Mais, reconnaît-il dans son
autobiographie, il ne s'est jamais senti à l'aise dans ce rôle.
Dès
1950, Man Watts s'installe à Sausalito, sur un ferry-boat déjà
occupé par le peintre Janos Varga et qui dresse sa carcasse noire
dans le ciel lumineux de Californie. Il enseigne d'abord pendant
quelques années à San Francisco, à l'Académie des Études
asiatiques, mais bientôt il réalise son rêve : être un philosophe
libre, c'est-à-dire sans obligations professionnelles.
Il
publie, il voyage dans le monde entier, en particulier au Japon, il
donne des conférences. Un extraordinaire talent de conférencier et
d'écrivain a fait de lui le vulgarisateur de la pensée orientale
aux États-Unis. Nul ne lui conteste d'avoir révélé le zen aux
intellectuels américains, grâce, en particulier, à un sens du
verbe, de la formule, de l'image qui frappent. Dans sa bouche, sous
sa plume, les idées les plus abstraites deviennent claires, prennent
vie, s'animent comme un poème. Parce qu'il en fait sa vie et non un
simple objet d'étude.
Les
spécialistes de la philosophie ou des religions ont critiqué
parfois les analyses et les présentations qu'il faisait des
questions les plus ardues. Ils lui ont reproché de manquer de
rigueur. Watts n'en avait cure, car son but était d'éveiller,
d'enthousiasmer, de faire participer. Il aspirait moins à enseigner
telle ou telle discipline qu'à faire saisir aux Occidentaux, en leur
dévoilant le mode de pensée oriental, qu'ils avaient perdu le sens
de la vie en se fiant trop à la technique. Il voulait raviver leur
sensibilité, les réconcilier avec le cosmos dont ils vivaient
séparés. Watts souriait également lorsque certains s'étonnaient
de le voir fumer tant de petits cigares, boire de l'alcool avec
délice et, parfois, abondance, faire la cuisine avec gourmandise,
parler de la femme comme d'une source de plaisirs sensuels. Il
connaissait ses contradictions. Il s'en accommodait, plus préoccupé
de vivre ses pensées que de les mettre toutes en accord entre elles,
plus soucieux de se vivre que de se connaître. Il n'a jamais
prétendu être un saint ni un sage. « Je ne suis que le
porte-parole de la sagesse », répondait-il à ceux qui voulaient le
prendre en flagrant délit de contradiction.
Dans la
nuit du 17 au 18 novembre 1973, à plusieurs milliers de kilomètres
de San Francisco, mourait également Mlle Mira Alfassa, de
nationalité française, fille d'un banquier d'origine égyptienne.
Mlle Mira Alfassa était connue et vénérée dans toute l'Inde, et
en Occident, comme « la Mère » de l'Ashram fondé naguère à
Pondichéry par Sri Aurobindo. La sagesse et son porte-parole
s'éclipsaient au même instant : à cette coïncidence, Alan Watts
aurait trouvé un sens.
J'avais
dîné à Paris en sa compagnie deux semaines avant sa mort, et il
n'était sûrement pas désireux de nous quitter. Il n'était las de
rien, sauf peut-être de la lassitude qui use quand on lutte toute
une vie à contre-courant. »
Jacques
Mousseau