samedi, juin 18, 2011

Une hérésie créatrice d'une civilisation de liberté



L'hérésie cathare fut bien plus qu'un phénomène de contestation religieuse. Elle suscita, en plein Moyen Age, une civilisation de liberté de pensée.

Les spécialistes ont le plus souvent analysé le catharisme comme une résurgence du manichéisme. Il faudrait alors préciser que le manichéisme fut également une gnose, et qu'il s'agit aussi, dans le cas du catharisme, d'une religion populaire. «Dieu est très bon. Or, dans le monde rien n'est bon. C'est donc qu'il n'a rien fait dans ce monde. » A la pensée d'un Dieu qui aurait créé mille âmes pour en sauver une et damner les autres, Pierre Garsias s'indignait et déclarait que s'il tenait ce Dieu-là entre ses mains, il le briserait, il le déchirerait avec ses ongles et ses dents. « Pour n'avoir pas été faites par Dieu, les choses visibles n'en existent pas moins par sa volonté et son consentement. » Les registres d'Inquisition fourmillent de déclarations de ce type faites par des gens du peuple.

Des libres-penseurs absolus avant l'heure

On connaît la tournure que prit la croisade contre les albigeois : des centaines de milliers de victimes, des bûchers, et l'invention de l'Inquisition, de sinistre mémoire. Ce fut une affreuse croisade menée par l’Église contre d'autres chrétiens. C'est que, dit-on, l'hérésie cathare fit vaciller Rome... Le catharisme fut un danger non seulement pour le pouvoir religieux, mais encore pour le type de société dont il était l'expression. Les cathares, en effet, refusaient la guerre et toute forme de violence, ils rejetaient le serment, et en particulier le serment d'allégeance, etc. - autrement dit, tout ce qui se trouvait à la base de la société féodale. On n'exagérerait peut-être pas en disant qu'ils furent des libres-penseurs absolus avant l'heure.

Le catharisme reste évidemment un phénomène religieux, mais la notion de libre examen se trouve en son cœur comme jamais il ne se trouva dans l'hérésie. « L'hérétique, rapporte un registre, ne faisait aucun cas du baptême romain : l'enfant ne promettait rien de lui-même. Un autre s'engageait pour lui... Mais chez nous [dit-il], quand un individu atteint l'âge de douze ans et même dix-huit de
préférence, lorsqu'il a l'intelligence du Bien et du Mal, s'il veut recevoir notre foi [il demande à être reçu dans l'assemblée des fidèles]. » la foi cathare ne saurait se dispenser de l'« intelligence du Bien et du Mal », c'est-à-dire de la prise de conscience.

Des anarchistes religieux

Avec les cathares, la déchirure introduite dans la foi par l'hérésie atteint donc un point où elle va presque basculer dans la liberté de conscience. Ce dépassement s'effectuera dans le protestantisme, mais ce dernier évacuera la question du mal telle que le manichéisme l'a posée...

Le catharisme était tellement riche de spiritualité inédite qu'il ne pouvait que donner naissance à de nouvelles valeurs. Sur le plan politique, il rejeta intensément le féodalisme. Et, plus encore, anticipant en cela les anarchistes (Bakounine, etc.), il contestait toute forme de pouvoir, qu'il eut tendance à prendre pour la raison d'être du mal. Satan, apprend-on, séduisit les anges en leur « promettant de leur donner pouvoir les uns sur les autres ». D'ailleurs, les cathares méprisaient les biens de ce monde et leur Église n'était pratiquement pas hiérarchisée. Quant à leur rituel, très simple, l'important était, pour eux, que passe l'esprit.

L'amour troubadour, nouvelle valeur

Le phénomène cathare ne se comprend que replacé dans le contexte. On l'amputerait si on ne tenait compte ni du mouvement des communes s'affranchissant de la Féodalité ni de la floraison des troubadours, qui « inventèrent » l'amour comme valeur sociale. S'il fallait souligner l'importance du combat communal en pays d'Oc, on pourrait évoquer le massacre de Béziers, resté dans toutes les mémoires, à cause du mot (vrai ? apocryphe ?) du légat du pape : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens. » Béziers fut choisie pour donner un exemple aux Occitans, car la ville était un symbole de liberté.

Les troubadours, on le sait, ont chanté l'« amour courtois ». On se tromperait grossièrement en traduisant : amour éthéré. Courtois veut dire civilisé ; et l'amour troubadour fut un érotisme à de rares exceptions près. Il s'agit donc d'un amour humain, charnel. Mais le plus remarquable fut que les troubadours créèrent l'amour comme valeur sociale essentielle. Les hommes et les femmes ne les avaient, certes, pas attendus pour s'aimer, mais jamais avant eux une société ne s'était reconnue dans l'amour. On peut même avancer l'idée que cette valeur civilisatrice se trouva avec quelques autres à la base de la création de l'Europe moderne.

Catharisme, mouvement communal, amour troubadour, les trois phénomènes sont indissociables. Cela ne signifie pas des rapports de cause à effet, comme dans les sociologies mécanistes, mais cela renvoie à un projet historique global dont les acteurs, comme tout acteur de l'histoire, n'étaient pas nécessairement conscients mais qu'ils exprimèrent selon leurs possibilités : hérésie sur le plan religieux, proximité pour la démocratie, magie pour l'amour. L'idéal du pays d'Oc fut de ne se devoir qu'à son humanité.

André Nataf, «Les libres-penseurs ».

Les libres-penseurs



La philosophie du catharisme :

Illustration :
Le siège de Carcassonne par les troupes de Simon de Montfort (bas-relief du XIIIe siècle, Carcassonne, église de Saint-Nazaire).




vendredi, juin 17, 2011

Gagner son pain



En 2011, les rentiers sont nombreux en France ainsi que les profiteurs du système hyper-capitaliste qui perçoivent des sommes élevées en n'exerçant pas de véritable travail.

La loi d'après laquelle l'homme doit travailler pour vivre m'apparut pour la première fois après avoir lu les pages de Tolstoï sur le travail pour le pain. Mais dès avant cela, j'avais commencé à reconnaître cette loi après avoir lu « Unto this Last », de Ruskin. Cette loi divine, selon laquelle l'homme doit gagner son pain par le travail de ses mains, fut soulignée tout d'abord par un écrivain russe appelé T. M. Bondaref. Tolstoï l'a répandit et lui donna une plus grande publicité. A mon avis, on trouve le même principe exposé dans le troisième chapitre de la Gîtâ, où l'on nous dit que celui qui mange sans offrir un sacrifice mange de la nourriture volée. Sacrifice ne peut signifier ici que gagner son pain.

La raison nous conduit elle aussi à une conclusion identique. Comment un homme qui ne fait pas de travail corporel peut-il avoir le droit de manger ? « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front », dit la Bible. Un millionnaire ne durera pas longtemps et il se fatiguera vite de la vie s'il se prélasse dans son lit toute la journée et s'il se fait nourrir. Aussi cherche-t-il de l'appétit en prenant de l'exercice et arrive-t-il ainsi à manger. Si chacun, riche ou pauvre, doit ainsi prendre de l'exercice de quelque sorte, pourquoi cet exercice ne serait-il pas productif, pourquoi ne consisterait-il pas, par exemple, à gagner son pain ? Personne ne demande au cultivateur de faire des mouvements respiratoires ou d'exercer ses muscles. Et plus des neuf dixièmes de l'humanité vivent d'agriculture ! Comme le monde serait plus heureux, plus sain et plus pacifique si le dernier dixième suivait l'exemple de cette écrasante majorité, au moins suffisamment pour gagner par son travail de quoi se nourrir. Beaucoup de privations associées à la vie agricole disparaîtraient facilement si ces gens-là s'en mêlaient. Les odieuses distinctions de classes s'effaceraient si chacun sans exception reconnaissait l'obligation de gagner son pain par son travail. Cette obligation incombe à tous les varnas (castes). Il existe un conflit mondial entre le capital et le travail, et les pauvres envient les riches. Si chacun travaillait pour gagner son pain, les distinctions de classes seraient abolies ; les riches seraient toujours là ; mais ils se considéreraient seulement comme les gérants de leur fortune, qu'ils emploieraient surtout dans l'intérêt général.

Travailler pour gagner son pain est une véritable bénédiction pour celui qui veut observer la non-violence, adorer la Vérité, et faire que la pratique de brahmâchârya (contrôle des désirs) lui devienne naturelles. Ce genre de travail doit véritablement se rapporter à l'agriculture, mais, pour le moment du moins, tout le monde n'est pas en mesure de l'exercer. Aussi peut-on s'occuper de filage, de tissage, de travaux de menuiserie où de forge, au lieu de cultiver la terre, mais il faut toujours considérer l'agriculture comme l'idéal.

Chacun doit faire disparaître ses propres détritus. L'évacuation est une fonction aussi nécessaire que l'alimentation, et la meilleure solution serait que chacun fit disparaître lui-même ses propres déchets. Si c'est impossible, chaque famille devrait assurer pour elle-même ce genre de nettoyage. Je sens depuis des années, qu'il doit y avoir quelque chose de fondamentalement faux à ce que, dans une société, une classe distincte soit chargée de la vidange. L'histoire ne nous dit pas qui a le premier attribué le rang le plus bas à ce service sanitaire essentiel. En tous cas, cet homme ne nous a certainement pas fait de bien. Il faudrait nous enfoncer dans la tête, dès notre enfance, que nous sommes tous des nettoyeurs, et la façon la plus facile d'y arriver, pour celui qui en a compris la nécessité, c'est de commencer à gagner son pain comme balayeur. Le nettoiement, si on l'aborde ainsi de façon intelligente, nous permettra d'apprécier plus facilement, à sa juste valeur, l'égalité des hommes.

Gandhi, « Lettres à l'Ashram ».

Lettres à l'Ashram

Maître spirituel, réformateur social et initiateur d'un nouveau style d'action politique, Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948) a marqué de son empreinte non seulement l'histoire de l'Afrique du Sud et celle de l'Inde, mais aussi l'évolution de la culture occidentale du XXe siècle. Ecrites en 1930, alors qu'il était incarcéré à la prison de Yeravda, ces Lettres à l'Ashram, mêlant considérations morales et profession de foi, restent un témoignage unique de cet " idéaliste pratique " qui a prôné et expérimenté, tout au long de sa vie, le principe de non-violence active ou refus de nuire (Ahimsâ), seul moyen authentique de faire triompher l'Amour et la Vérité.


Le 11 septembre 1906, Gandhi lançait la première campagne de désobéissance civile.

Qui a volé les lunettes de Gandhi ?
Les très précieuses lunettes de Gandhi ont disparu de l'Ashram Sevagram, au Maharashtra, où elles étaient exposées avec d'autres objets ayant appartenu au Mahatma.


Photographie :

mercredi, juin 15, 2011

Amour et connaissance



Toute notre civilisation occidentale issue du christianisme est fondée sur les oppositions arbitraires de l'homme et de la nature, du « moi » et de l'autre, de l'amour et de la connaissance, du bien et du mal. Elle conduit à un dessèchement de l'âme. Pour sortir de l'impasse actuelle, c'est un retour aux sources que propose le philosophe Alan Watts.

Lorsque je considère les rayons de ma bibliothèque, la stupeur m'envahit souvent à la pensée que tous mes livres se rangent sans peine dans des catégories toutes faites. La plupart d'entre eux traitent de philosophie, de psychologie ou de questions religieuses et exposent le point de vue de toutes les grandes civilisations. Malgré cela, ils se ramènent tous avec une monotonie accablante au plat dualisme des argumentations philosophiques et théologiques, avec la variante des compromis trop visibles. Chaque livre se laisse aisément étiqueter comme supra-naturaliste ou naturaliste, vitaliste ou mécaniste, métaphysique ou positive, spiritualiste ou matérialiste. Quant aux ouvrages de compromis, on n'y trouve généralement qu'un fade ramassis de platitudes et de sentimentalité.

Il semble que tous ces dualismes reposent sur une divergence fondamentale d'opinions touchant les deux grands pôles de la pensée humaine : l'esprit et la nature. Certains hommes se déclarent ouvertement « pour » l'un des pôles et « contre » l'autre. D'autres se déclarent principalement pour l'un, mais concèdent à l'autre un rôle subordonné. Un troisième groupe enfin entend concilier l'un et l'autre pôle. Mais la pensée humaine se meut sur des rails si fixes que cette conciliation s'avère le plus souvent favoriser l'un des deux termes. On objectera que, de la part d'un philosophe, c'est une fâcheuse erreur de se croire affranchi de lignes tracées d'avance et capable de dire, en même temps, quelque chose de valable. Car discuter, c'est faire jouer des catégories, et renoncer à ces catégories revient d'ordinaire à rendre toute discussion impossible.

Mais le problème qui nous occupe n'est pas seulement affaire de catégories, de logique et d'argumentation ; l'opposition de l'esprit et de la nature intéresse aussi le sentiment et la vie. Depuis que je me penche sur ces questions, j'ai pu invariablement observer combien les tenants de l'« esprit » paraissent mal à l'aise dans leur corps, en particulier lorsqu'ils se trouvent en pleine nature. Même s'ils n'identifient pas le naturel avec le mal, ils le condamnent par la fadeur même de leur louange. J'ai pour cette raison souvent sympathisé avec les rébellions d'inspiration hardiment païenne contre cette spiritualité désincarnée, sans jamais pouvoir leur donner une adhésion sans réserve, car le dernier mot des philosophies du carpe diem est toujours le désespoir ou un utopisme fataliste qui, parce qu'il ne se situe que dans le temps, aboutit au même résultat. De telles idées n'ont rien à apporter aux incurables, aux mourants, à tous les malheureux.

L'alternative au sensualisme épicurien réside-t-elle pour autant dans l'esprit désincarné ? Ma conviction croissante est que les partisans de philosophies opposées partagent au fond les mêmes prémisses, d'ordinaire inconscientes. Ces prémisses se transmettent par diverses institutions sociales – structure du langage, apprentissage de rôles – dont nous soupçonnons à peine la formidable emprise sur nos vies. Le saint et le pécheur ordinaire, l'ascète et le jouisseur, le métaphysicien et le matérialiste, ont tant de traits communs que leur opposition finit par être négligeable. Comme des alternances de chaud et de froid, ils pourraient bien n'être que les symptômes d'une même fièvre.

Ces prémisses inconscientes viennent au jour lorsqu'un homme s'efforce de comprendre une culture différant fortement de la sienne. Toutes les cultures ont bien entendu leurs propres préjugés, mais leur confrontation finit par rendre explicites les différences de base. La comparaison avec les grandes civilisations d'Extrême-Orient est particulièrement révélatrice à cet égard, car celles-ci se sont développées indépendamment de l'Occident en élaborant des cadres de pensée et des moules verbaux foncièrement distincts des Indo-européens. Par exemple, l'étude de la langue et de la pensée des Chinois ne doit pas seulement sa valeur au fait qu'elle nous permet de communiquer avec ceux-ci, mais parce qu'elle nous éclaire au premier chef sur nous-mêmes en nous confrontant à un haut degré de civilisation dont l'esprit est néanmoins aux antipodes du nôtre.

La philosophie chinoise ne s'adapte jamais tout à fait à nos cadres mentaux ni même à ceux des Hindous. Touchant le problème de l'esprit et de la nature, elle ignore les notions particulières qui nous paraissent nécessairement rattachées à ses données. On se trouve ici en face d'une forme de culture à laquelle l'idée d'une lutte entre l'esprit et la nature est presque totalement étrangère. La peinture et la poésie les plus « naturalistes » y représentent, au contraire, l'art « spirituel » par excellence.

Amour et connaissance n'est pas pour autant un exposé méthodique de la philosophie chinoise de la nature. Nous avons consacré une étude approfondie à cette question dans un autre travail (Le Bouddhisme Zen). De son côté, Joseph Needham apporte, dans son très bel ouvrage, Science and Civilization in China, une contribution magistrale à l'intelligence de la question. Notre propos n'est donc pas d'exposer la philosophie chinoise pour elle-même. Il consiste à envisager un grand problème humain, celui des rapports de l'homme avec la femme et la nature, à la lumière de la conception chinoise de la nature, telle qu'on la trouve en particulier chez Lao-tseu et Chouang-tseu. Dans l'introduction, j'espère avoir suffisamment exposé le dessein général du livre et montré l'importance cruciale du problème des relations de l'homme avec la nature. J'ai également voulu mettre en lumière dans cette introduction le lien de ce problème avec celui de la relation de l'homme à la femme. En effet, les représentants spiritualistes de notre civilisation ont toujours fait preuve sur ce point d'une pruderie significative.

Cette étude est somme toute une réflexion à haute voix. Ce que peut légitimer ce passage d'un autre de mes ouvrages, Supreme Identity : « Je ne crois pas qu'il soit indispensable à un philosophe de défendre sa vie durant une position rigidement cohérente. C'est une sorte d'orgueil de l'esprit que de s'interdire de « penser à haute voix » et de publier une thèse tant qu'on ne se sent pas en mesure d'en présenter une justification sans appel. Tout comme la science, la philosophie est une fonction sociale. On ne peut penser juste tout seul, et il est nécessaire de livrer sa pensée au public afin de profiter en retour de la critique. S'il m'arrive de donner à certaines déclarations un tour autoritaire ou dogmatique, c'est par souci de clarté et non pour jouer les oracles. »

La conviction prévaut généralement en Occident que la recherche intellectuelle et philosophique est un ornement subsidiaire de la civilisation, d'une valeur infiniment moindre que les réalisations de la technique ou de l'action. On risque fort de confondre une telle attitude avec celle des Orientaux, pour qui la connaissance véritable est non verbale et au-delà des concepts. En fait, l'action est presque invariablement guidée par une philosophie des fins et des valeurs. Moins ces implications sont conscientes, et plus la philosophie est mauvaise, avec des conséquences pratiques désastreuses. Ce qu'on appelle le non-intellectualisme de l'Orient réside au-dessus de la pensée et l'englobe, tandis que le pur-activisme est au-dessous d'elle. On ne parvient pas à cette vérité en confondant refoulement des concepts dans l'inconscient et sacrifice de l'intellect. En vérité, la liquidation de prémisses erronées n'est accordée qu'à ceux qui descendent jusqu'aux racines de leur pensée pour en découvrir la nature.

Alan W. WATTS, Amour et connaissance (préface).



Amour & Connaissance

Publié aux États-Unis en 1958 sous le titre Nature, Man and Woman, cet essai reste étonnamment actuel. En un style alerte, incisif, plein de poésie et d'humour, l'auteur dénonce un certain nombre d'oppositions arbitraires qui ont fondé la civilisation chrétienne : " moi " et l'autre, bien et mal, amour et connaissance, et surtout esprit (masculin) et nature (féminine) - cette dernière faille étant reliée à toute une problématique sexuelle. A cette conception dualiste, rigide et agressive à la fois envers la femme et envers la nature, Alan Watts substitue la vision souple, unitive, globale des sages d'Extrême-Orient, qui privilégient l'art de sentir, la spontanéité, " la joie intense qui accompagne la révélation que nous sommes éphémères et transparents ". Il ouvre ainsi la voie d'une écologie authentiquement spirituelle ainsi que d'une sexualité contemplative, généreuse, source possible et expression d’Éveil.


Alan W. Watts (1915-1973), né en Angleterre et mort en Californie, est un des personnages spirituels les plus originaux et les plus attachants du XXe siècle. Docteur en théologie, éminent spécialiste du taoïsme et du bouddhisme zen, maître à penser et à vivre de la beatgeneration, ce mystique païen a brillamment contribué à réconcilier l'Orient et l'Occident de notre âme.

Extraits :

Illustration, Alan Watts painting :

mardi, juin 14, 2011

Libérer l'avenir




Il s'agit pour l'homme d'aujourd'hui d'ouvrir les yeux sur une immense imposture – entretenue par les détenteurs du savoir, de l'argent et du pouvoir – selon laquelle les pauvres devraient vivre sur un modèle que les riches ont fabriqué pour leur propre usage.

Je vous appelle, nous sommes nombreux à vous appeler, certains que je connais et d'autres que je ne connais pas, nous vous appelons :

- à célébrer ce pouvoir que nous avons ensemble de subvenir aux besoins qu'ont tous les êtres humains de se nourrir, se vêtir, s'abriter afin qu'ils se réjouissent d'être en vie ;

- à découvrir ensemble et avec nous, ce que nous devons faire pour mettre la puissance de l'homme au service de l'humanité, de la dignité et de la joie de chacun d'entre nous ;

- a être conscient et responsable de votre capacité personnelle d'exprimer vos sentiments véritables et de nous rassembler tous ensemble dans leur expression.

Nous ne pouvons que vivre ces changements : nous ne pouvons pas, seulement par la pensée, trouver notre chemin vers une humanité véritable. Chacun d'entre nous et chaque groupe avec lequel nous vivons et travaillons doit devenir le modèle de l'âge que nous désirons créer. Tous ces modèles nombreux que nous constituerons devraient fournir à chacun d'entre nous le milieu au sein duquel nous serons à même de célébrer ce qui est en puissance en nous et qui nous permettra de découvrir la voie qui conduit à un monde plus humain.

Un défi nous est lancé : il convient d'abattre les systèmes sociaux et économiques qui ont fait leur temps, qui érigent une barrière entre ceux qui ont trop de privilèges et ceux qui n'en ont pas assez. Tous, tant que nous sommes, chef de parti, contestataire, homme d'affaires ou travailleur, professeur ou étudiant, nous partageons une culpabilité commune. Nous ne sommes pas parvenus à effectuer les changements nécessaires dans nos idéaux et nos structures sociales. Et, par conséquent, parce que nous n'avons pas su être efficaces, parce que nous manquons du sens de nos responsabilités, chacun de nous contribue aux souffrances du monde entier.

Tous, nous sommes infirmes - et certaines infirmités sont physiques, d'autres mentales, d'autres encore se situent sur le plan des émotions. Il nous faut donc nous efforcer de créer, de concert, le monde nouveau. Nous ne devons plus nous abandonner à la destruction, la haine, la colère, mais construire dans l'espoir, la joie, la célébration. Aller à la rencontre de cette ère nouvelle d'abondance par un travail que nous aurons, nous-mêmes, choisi, en demeurant libres de suivre le rythme de notre propre cœur. Sachons que l'effort de l'accomplissement personnel, de la poésie, du jeu, est essentiel chez l'homme lorsqu'il a satisfait aux nécessités de se nourrir, se vêtir, s'abriter ; que nous entendons alors choisir les secteurs d'activité qui contribueront à notre développement personnel et auront un sens par rapport à notre société.

Mais, en même temps, il nous faut comprendre que notre élan vers cet accomplissement vient buter contre les structures dépassées de l'âge industriel. Nous sommes bientôt entraînés dans le tumulte des pouvoirs sans cesse accrus de l'homme. Nos systèmes en vigueur nous contraignent à agrandir notre arsenal guerrier, à accepter qu'il soit enrichi de toutes les trouvailles de la technologie ; ils nous obligent à accepter, que soient sans cesse améliorés les machines, les équipements, les matériaux, les fournitures, tout ce par quoi la production sera accrue et le prix de revient abaissé ; nous ne pouvons pas nous opposer au développement de la publicité et au culte du consommateur.

Afin de persuader le citoyen qu'il contrôle sa destinée, que ses décisions se fondent sur un code moral, que la technologie le sert plus qu'elle ne le dirige, il est aujourd'hui devenu nécessaire de déformer l'information. L'idéal d'informer le public s'efface devant la nécessité de le convaincre que des actes faits sous la contrainte ne sont, en réalité, que des actions souhaitables.

Ces efforts d'explication, sans cesse plus complexes, conduisent à des erreurs de tactique et par suite à des scandales, ce qui explique la méfiance grandissante à l'égard de ceux qui sont censés prendre des décisions, dans le domaine public ou privé. Il est alors tentant de dénoncer ceux qui jouent un rôle apparemment essentiel, que ce soient les dirigeants, les chefs syndicalistes, les professeurs, les étudiants, les parents. De telles attaques contre les individus ne font souvent que dissimuler la véritable nature de la crise à laquelle nous faisons face : cette nature proprement démoniaque des systèmes actuels qui contraignent l'homme à consentir à sa propre et constante destruction.

Nous pouvons échapper à ces systèmes qui détruisent la personne humaine. La marche en avant sera reprise par ceux qui n'entendent pas se soumettre au déterminisme, apparemment inévitable, des forces et des structures de l'âge industriel. Notre liberté et notre pouvoir d'action se définissent par notre volonté d'assumer la responsabilité de l'avenir.

Certes le futur a déjà envahi le présent. Nous vivons tous dans des temps différents. Le présent de l'un est le passé d'un autre et le futur d'un autre encore. Il nous revient de vivre avec la connaissance et la volonté de montrer que l'avenir existe et que chacun d'entre nous peut, lorsqu'il le veut, le faire surgir pour qu'il répare les erreurs du passé.

Dans ce futur, nous devons mettre un terme au pouvoir coercitif et à l'autoritarisme : la possibilité d'exiger par la vertu du rang hiérarchique qu'une action soit exécutée. Si une formule pouvait résumer la nature de cette ère nouvelle, ce serait : « la fin du privilège et de l'arbitraire ».

Nous devons abandonner les efforts que nous faisons pour résoudre nos problèmes en jouant sur l'équilibre des forces ou en nous efforçant de créer des structures bureaucratiques encore plus efficientes.

Nous vous appelons à vous joindre à cette course de l'homme vers sa maturité, à travailler ensemble à l'invention de l'avenir. Nous croyons qu'une aventure humaine vient tout juste de commencer : l'humanité a jusqu'alors connu tant de difficultés à développer ses pouvoirs de renouvellement et de création parce qu'elle était accablée par son labeur. Maintenant, nous sommes libres d'être aussi «humains» que nous le voudrons.

Cette célébration de la nature humaine où de nouveaux rapports s'établissent, cicatrisant les blessures, où se développe l'acceptation des véritables besoins de l'homme, ne manquera pas de nous conduire à remettre en question les valeurs et les systèmes existants ; la dignité accrue de chaque homme et de ses rapports avec autrui doit nécessairement défier les systèmes en place.

C'est à vivre l'avenir que nous sommes conviés. Unissons-nous dans la joie pour célébrer cette prise de conscience : nous pouvons faire notre vie d'aujourd'hui à l'image de celle de demain.

Ivan Illich.


Cet appel à célébrer fut tout d'abord un manifeste qui reflétait les sentiments d'un groupe d'amis, parmi lesquels figuraient Robert Fox et Robert Theobald. Cela se passait en 1967 au moment de la marche sur le Pentagone. Cet appel à faire face aux réalités plutôt que de se laisser prendre à des illusions (à vivre un changement plutôt que de faire confiance à la technique) est, en fait, une tentative pour réintroduire dans la langue ordinaire le mot « célébration ».


Libérer l'avenir


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lundi, juin 13, 2011

Le cinéma et les sciences occultes




La première magie du cinéma est la technique elle-même, capable de reproduire l'animation de la vie, de produire l'illusion par les effets de la prise de vues, du montage et des infinies possibilités de trucage. Depuis le «cinéma primitif» des frères Lumière, qui émerveillait ou effrayait les spectateurs lorsque le train entrait en gare de la Ciotat, jusqu'au cinéma en relief dynamique des parcs de loisirs internationaux, avec ses trajectoires mouvementées, les techniciens ont toujours cherché à construire des dispositifs capables d'amplifier la perception sensorielle du simulacre. Par la maîtrise des codes et de la grammaire de l'image, par la construction d'un système symbolique, le réalisateur produit une bizarrerie : l'effet de présence de l'absent. Parallèlement, le magicien semble réorganiser, en toute irrationalité, le sensible par la force d'un rituel, d'invocations d'un langage et d'une symbolique attachés. Le cinéaste et le magicien ou le sorcier partagent, chacun dans son registre - celui de la manipulation esthétique ou celui de la croyance archaïque - l'ambition de s'affranchir des lois ordinaires du réel.

La consubstantialité du cinéma et de la magie est démontrée dès 1896 par Georges Méliès à la fois prestidigitateur, mécanicien metteur en scène, qui voit dans le cinéma un outil magique capable de produire de la féerie, une machine à rêves libératoire. Dès ses débuts, l'écran de projection est aussi un écran de protection, de même que le sortilège est censé avoir une fonction apotropaïque. Avec le cinématographe, la technique va donc déterminer la thématique, comme en témoignent les titres : Escamotage d'une dame chez Robert Houdin (1896), L’Auberge ensorcelée (1897), Dislocation mystérieuse (1901), Le Chaudron infernal (1903). Les imitateurs et concurrents de Méliès exploitent d'emblée le même registre, avec Ferdinand Zecca et La Fée des roches noires (1901), La Danse du diable (1904), Charles Pathé et La Fée aux fleurs (1904), La Fée aux pigeons (1905) ou Métempsycose (1908). L'intérêt très précocement porté par les réalisateurs à des thèmes et des personnages légendaires ou mythiques participe de cette logique déterminée par la technique. Les fées, mais aussi Jeanne d'Arc. La légende de la médium-combattante est aussi celle d'un procès en sorcellerie (Georges Hatot, 1898, Georges Méliès, 1900), que le cinéma ne cessera de mettre en scène (Dreyer, Fleming, Bresson, Rossellini, Rivette, Besson).

Cent dix ans après Méliès, le succès de Harry Potter, avec son collège de magie, sa pédagogie, son encadrement, ses disciplines spécialisées (cours de métamorphose, de potions, de défense contre les forces du mal...), permet de vérifier l'ancrage des thèmes dans la culture grand public. Il témoigne de la familiarisation avec des motifs pourtant sulfureux, déjà amorcée par Walt Disney (Blanche-Neige, Merlin l'Enchanteur...). À la télévision, Ma sorcière bien-aimée et sa magie domestique, puis Buffy contre les vampires et sa bibliothèque de savoirs occultes, Charmed avec ses trois sœurs, transpositions modernes de trois bonnes fées, et certains épisodes de X-Files confirment la présence de cette veine magique et fantastique exploitée par les producteurs parce qu'elle répond à une attente chez les spectateurs. Le public ne s'intéresse à la fiction que lorsque cette fiction lui parle, c'est-à-dire lui parle de lui : le cheminement s'est accompli sans doute par réaction compensatoire aux emprises ultra-technologiques et technocratiques sur les identités individuelles et collectives. On distingue, dans la production, des moments forts clairement identifiables.

Le champ sémantique des sciences occultes peut faire l'objet d'un bornage d'extension variable, car ses contours sont flous, surtout dans les représentations littéraires et filmiques. Au cinéma, magie ou sorcellerie cousinent avec le film d'horreur ou d'épouvante et les thèmes de la possession démoniaque, du vampire, du zombie, d'une part, avec la féerie merveilleuse plus ou moins sucrée ou le registre fantastique, d'autre part (Alice au pays des merveilles, Le Magicien d'Oz). Si l'on postule l'existence au cinéma d'un genre spécifique «magie» et «sorcellerie », c'est-à-dire d'œuvres où ces pratiques occultes sont décrites (pas seulement leurs effets), dont elles constituent l'argument narratif principal, ou bien qui mettent en scène des châtiments de sorciers et de sorcières, il n'est pas excessif d'affirmer que, jusqu'en 1968, le cinéma de magie et de sorcellerie est surtout l'apanage de réalisateurs européens.

L'histoire du genre doit à Stellan Rye l'un des premiers films à représenter les pratiques de sorcellerie: L’Étudiant de Prague, sorti à Berlin en 1913, raconte l'histoire d'un étudiant pauvre qui vend son âme et son image à un sorcier, variation sur le thème, obsédant pour l'imaginaire européen, de Faust. Robert Wiene réalise en 1919 un pur produit de l'expressionnisme avec Le Cabinet du docteur Caligari, dont l'agressivité du décor comme des maquillages laissa des traces profondes dans le cinéma allemand. Mais c'est en 1922 qu'apparaît le premier traitement documentaire du sujet, sous forme d'un reportage-fiction, avec le maître du cinéma danois Benjamin Christensen et La Sorcellerie à travers les âges. Le film aborde les profondeurs de la magie noire et du satanisme par les grands stéréotypes du genre, repris à la littérature et souvent représentés dans les productions ultérieures : vieille femme soupçonnée de jeter des sorts, torturée par l'Inquisition sabbat, hystérie collective de moniales... Préfigurant en cela les nombreuses émissions télévisées consacrées aux phénomènes de possession, d'envoûtement et d'exorcisme, Christensen achève son film sur un essai d'explication rationnelle. On retiendra également Vaudou, du Français Jacques Tourneur, en 1943, premier film à montrer, dans une atmosphère où se conjuguent féerie et cauchemar, les rituels vaudous. Citons aussi Les Sorcières de Salem, présenté par Raymond Rouleau en 1958, film qui valut à Simone Signoret la British Academy Award ; l'action a lieu au XVIIe s., pendant la chasse aux sorcières organisée parmi les pionniers de la colonisation nord-américaine.

L'année 1968 voit l'apparition de Rosemary's Baby, de Roman Polanski, avec lequel se constitue véritablement, dans la production américaine, le genre « sorcellerie ». Un appartement dans Manhattan, un jeune couple. On aurait jadis pratiqué la magie noire dans l'immeuble ; Rosemary se trouve enceinte, après un cauchemar horrible ; sa grossesse se déroule entre l'envahissante gentillesse des voisins et des événements étranges qui pourraient n'être que le produit d'une imagination névrotique. Cependant, elle accouche d'un enfant prétendument mort-né qu'on lui retire aussitôt. Une nuit, elle finira par s'approcher d'un berceau tendu de noir. Son mari, qui appartient, tout comme les gentils voisins, à une secte, y a déposé l'enfant. Le bébé de Rosemary est une réincarnation de Satan, bien vivante – mais pas montrée. La dynamique narrative tient une série de contrastes : décalage, en filigrane mais lancinant, entre la fragilité lisible sur le visage de l'épouse (Mia Farow) et l'assurance discrètement sardonique de son mari (John Cassavetes) entre l'agressivité du couteau brandi par Rosemary et la vulnérabilité, de l'enfant au berceau, entre les valeurs d'innocence attachées au berceau et le noir maléficiel des voiles qui le décorent, mais aussi entre l'apparence et la réalité, le visible et le caché, l'exposé et le suggéré, entre le savoir et le croire. Ces tensions conduisent l'héroïne à des états limites partageables par les spectateurs : beaucoup ont cru voir l'enfant qui n'est pourtant jamais représenté. Le réalisateur enrichit donc la définition cinématographique de sorcellerie par la représentation de ces états limites. Ce faisant, il pousse à ses marges, celles qui continent à la sorcellerie, le pouvoir manipulatoire du cinéma. Il en est ainsi durant la projection, en acte, mais également après la séance, hors l'enceinte de la salle qui confine le danger et donc protège le spectateur. Car Polanski, tout en reprenant le motif médiéval de l'incube, a dans ce film débarrassé la sorcellerie de son attirail décoratif et folklorique. Il l'a modernisée et acclimatée au quotidien du spectateur. Devenue moins immédiatement repérable, elle pourrait s'exercer, laisse-t-il donc entendre, dans la réalité, l'entourage proche de n'importe quel spectateur.

Là réside l'une des explications au succès colossal de Rosemary's Baby, et la confirmation de ce qui fait la fonction première de l'artiste – écrivain, plasticien, dramaturge ou metteur en scène : la capacité à sentir puis à représenter des courants psychologiques collectifs encore diffus et cachés, des attentes, des craintes, des fascinations et, chez certains, le besoin de stratégies occultes nécessaires à l'illusion de maîtriser le monde. La société américaine était travaillée par ces fascinations, comme l'a montré, sur le mode criminel et psychotique, l'assassinat de Sharon Tate, alors épouse de Roman Polanski.

Trente ans plus tard apparaît Le Projet Blair Witch (1999) de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, film de sorcellerie à l'état pur et succès retentissant. Trois étudiants en cinéma pénètrent dans la forêt de Black Hill, avec tentes, caméras, accumulateurs, nourriture et documentation. Leur projet : un reportage sur la sorcière de Blair et la sorcellerie, à partir d'un fait divers local devenu légendaire. Partis à la rencontre d'une légende et de ses vestiges matériels, ils rencontrent la réalité insoupçonnée. Le scénario est celui d'un cheminement qui tourne à l'errance, puis à l'égarement jusqu'à un final de cauchemar. Tous disparaissent. Une des caméras, retrouvée plus tard, contient une cassette enregistrée. C'est cette dernière que voit le spectateur. Roman Polanski avait choisi de jouer de la proximité entre le spectateur et les faits racontés. Myrick et Sanchez se sont fixé le même objectif : les héros sont de simples apprentis cinéastes incarnés par des acteurs inconnus du grand public. Exclusive de tout autre mode d'expression, la prise de vue subjective, servie par de simples caméscopes, sollicite très activement l'appropriation de l'histoire par le spectateur. Banalisation apparente des personnages (et des acteurs qui furent contraints d'improviser), du matériel, du rendu d'image par l'absence apparente de montage, tout contribue à faire intérioriser le cauchemar et à décrire la sorcellerie d'un seul point de vue, celui des victimes traquées. Polanski traitait de maléfices urbains sophistiqués. Myrick et Sanchez mettent en scène une sorcellerie rurale primitive décrite avec un réalisme ethnographique mais minimaliste qui accentue l'angoisse. Seuls des bruits indistincts, des tas de pierres, de la mousse, des nœuds, des figurines de branchages, et pour finir les dents arrachées de Josuah témoignent d'une présence obsédante, invisible et inexpliquée. S'agit-il de jeteurs de sorts habiles à se dissimuler ? D'âmes en peine, celles des enfants martyrisés dans la maison obscure où s'achève, cut, le film ? En tout cas, d'une présence impersonnelle et impitoyable qui, au fil de parcours en boucles, engendre progressivement la panique. Le terme doit être compris dans son sens étymologique de «terreur », celle que provoquait, dans la mythologie grecque, la rencontre avec le dieu Pan. Dieu qui égare, démon du cauchemar, errant dans les lieux et les forêts solitaires, il symbolise les violences de l'instinct et de l'éros. Ces dernières sous-tendent le film, avec l'histoire des enfants assassinés et la découverte des dents arrachées, puisque la dent est généralement reconnue comme symbole d'énergie vitale et sexuelle. Dans le lignage de Délivrance (J. Boorman) pour l'errance périlleuse dans la forêt et le débat entre culture, technique et nature, de Twin Peaks (D. Lynch et M. Frost) pour le thème de la vérité ultime cachée dans les profondeurs de la forêt, de La Nuit des morts-vivants (G. Romero) pour l'efficacité du style documentaire appliqué à la description des tremblements psychiques, Le Projet Blair Witch enrichit à son tour le traitement cinématographique de la sorcellerie : il rappelle la réalité des puissances de la nature qui, pour peu qu'on les ignore, se muent en puissances de cauchemar. Le retour du refoulé se voit spécifié et adapté. La mise en scène de personnages disparus dans l'angoisse absolue pour avoir voulu devenir des professionnels de l'image, donc de la représentation, confère à la sorcellerie l'efficience d'un outil critique appliqué à la culture médiatique, dont les agents sont portés à consacrer la mise en distance du réel comme valeur exclusive. Rosemary's Baby avait ouvert les vannes. À côté des Dario Argento (Suspiria, Inferno), Ken Russell (Les Diables), Brian De Palma (Carrie), David Cronenberg (Dead Zone), Tim Burton (Sleepy Hollow), se distingue la constellation des films à sujet médiéval. L'affinité entre Moyen Age et sciences occultes tient à des stéréotypes historiques aussi bien qu'à des connotations symboliques : temps médiévaux, magie, sorcellerie évoquent un univers réglé par des lois naturelles différentes, par des perceptions, des logiques et des valeurs autres que celles de la raison moderne.

La figure collective de la sorcière, image symbolique de la compulsion érotique, avec son cortège de fascinations et d'angoisses, fait l'objet de divers traitements fonctionnels et esthétiques. P. A. De Macedo réalise un conte de distraction, sorte de lai féerique diabolisé avec La Malédiction de Marialba (1989). B. Tavernier, au contraire, procède, dans La Passion Béatrice (1988), à la mise en scène documentaire de la jeteuse de sorts : vision forte des nœuds dans l'arbre sec, consultation dans la grotte - qui porte un véritable regard sociologique sur la condition des exclus et des réprouvés au Moyen Age -, puis mise à morts sur un bûcher de bois humide qui met longtemps à faire son œuvre. Le supplice du bûcher est une « scène à faire » toujours influencée dans sa signification par les travaux de l'historien Michelet, au XIXe s. Ce groupe de films met moins en scène la sorcellerie que l'accusée de sorcellerie. La « sorcière» est la victimes désignée des injustices, le bouc émissaire de l'ignorance populaire ou savante devant le mal et les fléaux collectifs tels que la famine et la peste. En témoignent, dans Le Septième Sceau d'Ingmar Bergman (1956), la compassion du chevalier qui joue aux échecs avec la Mort pour la jeune fille précipitée dans les flammes, la compassion aussi de Juan Buñuel, réalisateur de Leonor (1975), pour une innocente accusée de sorcellerie. Le Moine et la Sorcière, de Suzanne Schiffman (1986), ne s'achève pas dans le drame, mais décrit l'inquisition subie par une jeune femme qui sait soigner parce qu'elle connaît les simples. C'est sur la persécution exercée par les tenants du dogme religieux, au nom de Dieu et du Christ, que s'achève Le Nom de la rose, de J.-J. Annaud (1986), avec scènes réalistes de question et bûcher final. Sont accusés de sorcellerie une jeune paysanne, victime de sa sensualité naïve, puis un moine étrange, à la fois demeuré et illuminé. L'inquisiteur Bernardo Gui représente un monde qui sera bientôt remplacé par les temps de la Renaissance. 1492, de R. Scott, commence là où s'achève Le Nom de la rose : les bûchers de la Sainte Inquisition, des femmes encore, des aveux de commerce avec le Diable extorqués, dans la panique, le supplice du garrot, les flammes, la nuit, la foule, le vacarme. R Scott montre en contrepoint, par le regard de Christophe Colomb, les horizons océaniques, la promesse d'autres terres, la naissance d'un autre monde.

L'autre grand emblème des sciences occultes au Moyen Age est le personnage légendaire de Merlin l'Enchanteur, accompagné de la fée Morgane. Parmi ses nombreuses apparitions au cinéma, dont Merlin l'Enchanteur de Walt Disney (The Sword in the Stone, 1963) ou encore deux films d'humour qui confrontent magie médiévale et technologie moderne au bénéfice de celle-ci - Un cosmonaute à la cour du roi Arthur (R. Mayberry,1979) et A Knight in Camelot (R.Young, 1995) -, J. Boorman développe dans Excalibur (1981) une véritable réflexion sur la nature des sciences occultes. Il oppose le folklore superficiel des potions magiques élaborées par Morgane à la connaissance par Merlin des arcanes de la nature, la forestière et l'humaine. Merlin sait déceler, sous les apparences visibles, la présence active du « dragon », une sorte de libido impersonnelle. L'enchanteur symbolise un savoir collectif, universel mais voilé ; les performances dans le défi aux lois naturelles n'en sont que le symptôme et la conséquence. En termes de psychologie analytique (Jung), la sorcière incarnée dans Excalibur par Morgane représente les aspects négatifs de l'inconscient, le refoulé destructeur manifesté par une névrose de pouvoir. Merlin représente les puissances d'un inconscient complexe, agité de tensions contraires, structuré par de grands archétypes. Ses tours de magie, qui opèrent non par des objets ou des substances mais par la seule puissance de la parole, symbolisent les pouvoirs acquis par la partie consciente du psychisme lorsqu'elle sait écouter les avertissements ou mettre à profit les «conseils» venus des profondeurs. Même lorsque Merlin devient lui-même la victime de Morgane, pour lui avoir livré les paroles du charme ultime, et se retrouve enserré dans un piège de cristal, sa voix ne cesse de soutenir le roi Arthur et son ombre de déjouer les sortilèges de la magicienne.

Gérard Chandès (maître de conférences, université de Limoges) et Flore Chandès (Licenciée ès-lettres et arts du spectacle).



Buffy contre les vampires

samedi, juin 11, 2011

La philosophie comme manière de vivre



Cette année, 150 000 jeunes vont sortir du système scolaire sans qualification et se dispenser du baccalauréat et de l'épreuve de philosophie du 16 juin 2011. Parmi ces jeunes il y a quelques esprits lucides qui adopteront un mode de vie différent de celui du troupeau des asservis volontaires. Rejetant le système et les bouffonneries des soit-disant philosophes, comme celui que François Morel apostrophe d'un « ferme ta gueule ! » bien envoyé (voir la vidéo ci-dessous), ces jeunes insoumis font le choix philosophique d'une autre manière de vivre.

On comprendra tout de suite comment la philosophie pouvait être une manière de vivre, si l'on pense aux cyniques, qui ne développaient aucune doctrine, qui n'enseignaient rien, mais se contentaient de vivre selon un certain style. Tout le monde connaît l'histoire de Diogène dans son tonneau. C'étaient des gens qui refusaient les conventions de la vie quotidienne, la mentalité habituelle des gens ordinaires. Ils se contentaient de très peu, mendiaient, étaient pleins d'impudeur, se masturbaient en public. Leur manière de vivre était un retour à la nature non civilisée. Sans aller jusqu'à ce cas limite, toutes les écoles philosophiques se distinguaient surtout par le choix d'une manière de vivre.

L'attitude philosophique des platoniciens, à l'époque de Platon, était caractérisée par un triple aspect : il y avait le souci d'exercer une influence politique, mais dirigée selon les normes de l'idéal platonicien ; il y avait la tradition socratique, c'est-à-dire la volonté de discuter, de présenter l'enseignement selon la méthode des questions et des réponses, et puis il y avait l'intellectualisme, car l'essentiel du platonisme c'était le mouvement de séparation de l'âme et du corps, le détachement du corps, et même une tendance aussi à dépasser le raisonnement, et, chez les platoniciens de la fin de l'Antiquité, c'est-à-dire les néoplatoniciens, l'idée que la vie devait être une vie de pensée, la vie selon l'esprit.

Dans la tradition aristotélicienne, on peut dire que la manière de vivre, très caractéristique aussi, c'est finalement la vie de savant, une vie consacrée aux études, pas seulement aux sciences naturelles, mais également aux mathématiques, à l'astronomie, à l'histoire et à la géographie. C'est donc un mode de vie que, suivant le terme aristotélicien, on peut désigner comme « théorétique », c'est-à-dire dans lequel on «contemple » les choses. Mais cela comporte aussi une participation à la pensée divine, le Premier Moteur de l'univers, et aussi la contemplation des astres. On retrouve ici la notion de physique comme exercice spirituel. Ce qui est très intéressant également, c'est la prise de conscience, chez les aristotéliciens, du caractère purement désintéressé de la science. Ce qui est « théorétique », c'est une étude qui n'est pas faite dans un intérêt particulier pour des objectifs matériels.

Quant aux épicuriens leur manière de vivre consistait surtout en une certaine ascèse des désirs, destinée à garder la tranquillité d'âme la plus parfaite. Il fallait limiter ses désirs pour être heureux. Ils distinguaient, c'est bien connu, entre des désirs naturels et nécessaires (boire, manger, dormir), des désirs naturels et non nécessaires (le désir sexuel), et des désirs ni naturels ni nécessaires (désirs de la gloire, de la richesse). Et normalement il fallait s'en tenir aux désirs absolument nécessaires. Ils excluaient, du moins en principe, car il y a eu des exceptions, l'action politique. Ils se retiraient des affaires de la cité le plus possible. En général, on a une idée de la vie épicurienne d'abord et surtout par la correspondance d’Épicure, et aussi par les poèmes de Philodème l'épicurien ; on y parle de repas très sobres, mais entre amis, car l'amitié, dans l'épicurisme, joue un très grand rôle. Finalement, les épicuriens cherchent à jouir de la simple joie d'exister.

Quant aux sceptiques, ce sont plutôt des conformistes, parce que la seule règle de conduite qu'ils admettaient, c'était l'obéissance aux lois et aux coutumes de la cité, mais ils refusaient de juger; ils suspendaient leur jugement sur les choses et, pour cette raison, trouvaient la tranquillité de l'âme.

Au fond, dans l'Antiquité le philosophe est toujours considéré uni peu comme Socrate lui-même : il n'est « pas à sa place », il est atopos, on ne peu pas le mettre dans un lieu, dans une classe spéciale, il est inclassable ; pour des raisons assez différentes, il y a rupture de toutes les écoles avec le quotidien, même chez les sceptiques, qui abordent la vie quotidienne avec une totale indifférence intérieure,

Pierre Hadot, « La philosophie comme manière de vivre ».



« Ferme ta gueule, Luc Ferry ! »



La philosophie comme manière de vivre

Il est des livres dont on sort changé. C'est le cas de tous les ouvrages de Pierre Hadot, qu'ils traitent de Marc Aurèle ou de Plotin, du stoïcisme ou de la mystique ; avec une érudition toujours limpide, ils montrent que, pour les Anciens, la philosophie n'est pas construction de système, mais choix de vie, expérience vécue visant à produire un « effet de formation », bref un exercice sur le chemin de la sagesse.

Dans ces entretiens, nous découvrons un savant admirable, dont l’œuvre a nourri de très nombreux penseurs, mais aussi un homme secret, pudique, sobre dans ses jugements, parfois ironique, jamais sentencieux. En suivant Pierre Hadot, nous comprenons comment lire et interpréter la sagesse antique, en quoi les philosophies des Anciens, et la pensée de Marc Aurèle en particulier, peuvent nous aider à mieux vivre. Et si « philosopher, c'est apprendre à mourir », il faut aussi apprendre à « vivre dans le moment présent, vivre comme si l'on voyait le monde pour la dernière fois, mais aussi pour la première fois ».

vendredi, juin 10, 2011

Pour se libérer, il faut se savoir esclave !




Pour se libérer, il faut se savoir esclave !

Histoire de reprendre le souffle après une séance de luge, j'ai raconté à mes enfants l'histoire de Gygès et de son anneau magique. « Et vous, que feriez-vous si vous aviez l'anneau ? » « Je volerais un bob », rétorque ma fille tandis que mon garçon renchérit : « Moi, des boîtes de raviolis ! » Question : « Et papa, qu'est-ce qu'il ferait s'il avait l'anneau ? » Les yeux rieurs, ils attendent. Ma fille lâche enfin: « Toi, tout ce que tu fais, ça marche ! Mais tu ne voudrais peut-être pas être handicapé ? »

Voilà que revient LE désir enfoui, jamais aussi clairement formulé.

J 'avais pourtant fait ma liste et m'étais plu à m'imaginer l'heureux possesseur de l'anneau magique. Que ferais-je donc ? Oh, rien de grave ! D'abord, j'irais épier quelques garçons normaux dans leur vie quotidienne, histoire de les désidéaliser, de voir qu'ils doivent eux aussi faire face à des difficultés. Je m' autoriserais ensuite un bref saut à la librairie juste pour embarquer à l'œil une pile d'ouvrages et, en passant, je ne résisterais pas à une petite halte à la banque, afin d'assurer mes fins de mois et de jouer au Robin des Bois qui-vole-aux-riches-pour-donner-aux-pauvres-pauvres.

Enfin si, tel Aladin, je croisais un bon génie, il est tout sauf sûr, même en y réfléchissant d'un peu plus près, que je changerais de corps. Après tout, il me constitue. C'est lui qui a aussi façonné mon état d'esprit

Mon état d'esprit, mon corps... je sens bien qu'un désir servile veut tout posséder, tout s'approprier, ligoter entièrement son objet. Mission impossible, qui ne peut que nous vouer au mal-être ! Quand je loupe un avion, c'est mon avion. Il y a deux cent cinquante places dans l'appareil, mais c'est mon avion. Mon avion, ma femme, mes enfants, mes amis. Cette volonté implacable est permanente : « Je te veux, je te veux pour toujours. »

Dès qu'il y a un « pourvu que ça dure », nous voilà mal barrés ! Pourquoi souhaiterais-je être normal ? L'expérience quotidienne suffit à démontrer que la possession et l'avoir ne rendent pas nécessairement heureux. Familier de cette idée, je dois donc m'interdire d'acheter des livres sur le détachement, ou de me vouloir à la place d'un Apollon. À côté de mon rêve de normalité, je débusque un autre désir, tout aussi violent : mon désir de dépouillement a déjà fait déborder quelques rayons de ma bibliothèque ! Confondant paradoxe. À quoi bon chercher dans l'avoir ce qui ne s'obtient que dans la pratique et l'abandon ? Je le sais, et pourtant...

Si je prends mon désir de dépouillement comme échantillon, qu'il me suffise de convenir qu'il n'est en soi pas mauvais. Ce n'est que faute de l'écouter vraiment que je me fourvoie. Car que me dit-il ? Certainement pas de consommer ni d'amasser des livres, encore moins de m'encombrer de théories nouvelles qui m'éloignent d'une pratique saine et sobre. Au contraire, il me convie à savourer le présent, à y puiser l'essentiel de mes ressources, à bannir ces tenaces inclinaisons à la comparaison qui me poussent à désirer être quelqu'un d'autre. Quant à ma soif de plaisir étanchée sans vigilance, elle ne peut que me mener à la dépendance et à la souffrance. Trop docile à certains de mes désirs, j'en subis les conséquences. C'est le cas évidemment lorsque, souhaitant goûter les fruits de l'amitié, je me ligote à l'autre. Comme un avare, je confonds souvent le moyen et la fin. Or si celui-ci tient tellement à thésauriser, c'est avant tout et ultimement parce qu'il aspire à devenir heureux. Dans sa quête, il s'égare, voilà tout ! Moi aussi...

Les stoïciens m'aident une fois de plus. En effet, ils recommandent, bien à propos, d'identifier la passion avant qu' elle soit arrivée à maturité. J'aperçois une belle femme, je me sens fragile, je recule donc... disons juste de trois petits pas ! Ce serait déjà une prudence qui, au courant des méfaits de l'aliénation, préviendrait simplement le risque plus ou moins grand de se casser la figure. Le plus surprenant dans cette affaire c'est que, lorsque je considère le manque de liberté, presque immanquablement me viennent à l'esprit ses entraves extérieures. Mais c'est aux entraves intérieures que je devrais penser, à celles que je m'inflige quotidiennement : préjugés, fantasmes, impossibles
attentes.

Je n'arrive pas tout à fait à tordre le cou au préjugé tenace qui me laisse croire qu'en me mettant au centre du monde, j'obtiendrai le bonheur en partage. Oui, je dis « préjugé », alors qu'il s'agit plutôt d'une intuition obscure qui, tapie au fond de moi, sommeille, sorte d'injonction inconsciente: « Sois le premier, sois le premier en tout, tu seras plus heureux ! » Je pourrais d'abord critiquer cette funeste conviction et me contenter d'expérimenter à fond ce que je devine déjà : plus nous nous abandonnons, moins nous faisons cas de notre personne, plus nous goûtons la joie libre. Ces derniers temps, je crois m'être focalisé sur un problème pour consacrer toute mon énergie à la lutte : je dois me libérer de ma fascination, je dois résister, je dois... Sur cette pente, je ne fais que m'endurcir. Paradoxalement, cette démarche volontariste, cette tentation de s'aguerrir, me rendent encore plus vulnérable. Je suis épuisé. Par degrés, j'aimerais quitter cette lutte née d'un moi qui, loin de s'abandonner, voudrait obtenir plus de la vie, même s'il se réclame du détachement.

À cette sorte d'instinct vient s'ajouter l'idée vague qu'autrui doit répondre à mes besoins et me servir, tout le temps. Quoi de plus grotesque que d'encourager son enfant à gronder une pierre sur laquelle son pied a glissé ! Elle n'y peut rien ! Pas plus que la grippe, les infirmités et les intempéries... Je suis cet enfant qui récrimine face à un monde qui lui échappe et lui résiste. Le meilleur service à lui rendre ici serait de l'inviter à passer à autre chose, éventuellement de l'inciter à la prudence. Il faut le dire et le répéter : ce n'est pas le sacrifice ni le renoncement qui conduisent au détachement, mais bien plutôt la joie. Et c'est un homme en plein sevrage qui l'écrit... Le sevré affirme que le détachement naît de la joie, celle qui pousse à oser l'abandon, à prendre le risque de se libérer de tout, choses et êtres. Cette joie, il ne suffit pas de claquer des doigts pour l'appeler. Voilà d'ailleurs ce qui l'apparente à la passion. Elle aussi, plus forte que moi, ne saurait dépendre entièrement de ma volonté. Cependant, je veux continuer à croire que, si minime puisse-t-il être, nous avons sur elle quelque pouvoir.

À ce stade de mon enquête, je peux partiellement conclure en disant que :

a) la joie est adhésion au réel ;
b) elle requiert l'acceptation à cette adhésion.

Mais pour l'instant, c'est la peur et la haine de soi qui me ligotent à ma petite individualité, qu'il s'agirait de lâcher. J 'imagine que c'est un peu comme sauter en parachute : il faut y aller, ne serait-ce que pour voir s'il s'ouvre ! Oserai-je me lancer ?

Alexandre Jollien, « Le philosophe nu ».


La pédocriminalité et le meurtre sont utilisés pour contrôler les dirigeants

Le monde entier est contrôlé par une cabale apatride qui fait chanter les principaux dirigeants mondiaux avec des vidéos capturant leurs act...