samedi, mars 19, 2011

Les triades chinoises


Héritières lointaines des sociétés secrètes des siècles passés, les triades forment une mafia puissante dont le destin semble aujourd'hui lié à la croissance spectaculaire de la Chine.

En un lieu clos qui fait office de temple, des hommes en costume reçoivent un jeune homme. Dans des fumées d”encens et à la lumière des bougies, on décapite un coq dont le sang est mélangé à un breuvage alcoolisé. L'impétrant jure alors de rester fidèle a la « société Houng » qui l'accueille. Il prononce solennellement un long serment comportant trente-six articles qui l'engagent à considérer les membres de cette société comme ses frères, à les aider en toutes circonstances et à ne dévoiler aucun des secrets de l'organisation. Plusieurs fois, il ponctue sa longue récitation par des mises en garde funestes : « Que je meure transpercé de myriades de poignards si je trahis ce serment. » Puis il s'entaille un doigt et verse quelques gouttes de son propre sang dans la décoction qui a été précédemment préparée. Tous les hommes présents trempent alors leurs lèvres dans la coupe afin de sceller sa promesse : le nouvel initié est désormais membre à part entière de la Triade. Cette scène aurait pu se dérouler en Chine au XVIIIe siècle. Elle a pourtant lieu à Hong Kong de nos jours. Car si les sociétés que l'on appelle aujourd'hui « triades » (San-he-hui) n'ont plus grand chose à voir avec la Triade des origines, elles en ont gardé le rituel d'initiation, demeuré presque intact à travers les siècles. Seule modification notable, mais très récente : par souci de prophylaxie, on demande aux impétrants de ne plus verser leur sang dans la coupe du serment.

Une société antique dévoyée

La Triade originelle est une société secrète ancienne née en opposition à la dynastie mandchoue des Qing, à la fin du XVIIe siècle. Ses fondateurs auraient été des moines du monastère de Shaolin, où le kung-fu a été inventé et enseigné. Société patriote, elle entendait restaurer l'ancienne dynastie des Ming. Pour ce faire, elle a soutenu, des siècles durant, toutes sortes de révoltes contre les usurpateurs mandchous. Un langage codé, des signes de reconnaissance, la pratique du secret et la maîtrise des disciplines de combat rendaient ses membres insaisissables. Cependant, une organisation décentralisée à l'échelle d'un pays immense a conduit fatalement à l'émiettement de la société. Ainsi, au milieu du XIXe siècle déjà, on note des débordements : certains de ses membres, rompant avec l”idéal des origines, exercent une violence gratuite au service de leurs seuls intérêts et au détriment des populations paysannes. Des loges de la Triade sont ainsi devenues des gangs de voleurs et d'assassins. Ce que l'on appelle de plus en plus les triades prête une dernière fois main forte à une révolte en 1911, qui débouche sur la défaite des Qing et la proclamation de la République. Leur rôle historique de société secrète politique décline tandis que leur structure perdure. En 1949 toutefois, les communistes les déclarent hors-la-loi. Elles fuient alors la Chine populaire pour s'installer sur des territoires chinois proches Hong Kong, Macao et Taïwan. Bien souvent d'ailleurs, les pouvoirs de ces Etats s'appuient sur les triades pour gouverner ; c'est le cas à Taïwan, au temps de Tchang Kaï-chek, lui-même initié. Dès cette époque en tout cas, ces sociétés ne sont plus qu'un pâle reflet de leur passé glorieux : leurs pratiques et leurs symboles sont mis exclusivement au service du crime organisé.

Le poids des héritages

Il n'en demeure pas moins que les structures anciennes continuent d'organiser la majorité des triades. Elles ont la force de la tradition dont l'efficacité n'est plus à démontrer. Ainsi, les groupements mafieux se divisent-ils en trois étages tout comme c'était le cas dans les anciennes loges. Au sommet trône un chef la « tête de dragon ». Il donne les grandes orientations à son groupe sans jamais participer directement aux opérations. Peu connaissent sa véritable identité. Sous ses ordres, plusieurs responsables qui ont conservé les noms traditionnels des officiers de loge : « l'Éventail de papier blanc » s'occupe des finances, le « Bâton rouge », spécialiste en arts martiaux, est en charge du respect de la loi interne, tandis que la « Sandale de paille » est en quelque sorte le délégué aux affaires extérieures du groupe. Il revient au « Maître des encens » la tâche délicate du recrutement et de la préservation de la tradition. Enfin, les membres les plus nombreux sont les « soldats », constituant le bras armé de l'organisation. A chaque fonction correspond un code chiffré que l'initié exprime par un simple geste : 489 pour une « tête de dragon », 432 pour une « sandale de paille », ou 49 pour les soldats.

Hommes et opium

Mélange d”antique et de moderne, les triades sont aujourd'l1ui des acteurs incontournables de l'économie informelle, en Asie bien sûr mais aussi sur tous les grands continents. Ces sociétés initiatiques criminelles sont assez comparables aux mafias italiennes dans leur esprit comme dans leur fonctionnement : elles pratiquent à grande échelle le racket, le proxénétisme, le commerce de contrefaçons. Elles sont de plus devenues expertes dans certaines activités l'une des plus rémunératrices aujourd'hui étant notamment le trafic d'êtres humains, lié à la Forte émigration de Chinois en quête de meilleures conditions de vie. Démunis, ceux-ci doivent s'en remettre à des réseaux de passeurs contrôlés par les triades ; ils versent des sommes faramineuses à ces passeurs et les paient bien souvent en travaillant des années durant dans des ateliers clandestins situés dans leur pays d”arrivée. Les triades sont également au cœur du trafic des stupéfiants en provenance du Triangle d'or. Cette région, située à cheval sur le Laos, la Thaïlande et la Birmanie, produit chaque année la moitié du volume mondial d'opium et de ses dérivés, l'héroïne principalement. Non contentes de contrôler ce commerce de la mort, les triades s'intéressent aujourd'hui à celui de la cocaïne et des amphétamines, produits très consommés sur le marché nippon, tout proche.

Une diaspora mondialisée

Toutes ces activités sont menées aujourd'hui à l'échelle planétaire car les triades profitent de la diaspora chinoise qui, avec soixante millions d'individus, est la plus importante du monde. Sur ce nombre, un quart de million de personnes seraient membres des triades. Implantées surtout en Asie, elles y organisent la base de tous les commerces frauduleux. Leurs collègues nord-américains et européens, installés dans des « chinatowns ››, se font les relais locaux de ces activités dans le cadre des tongs. Ces organisations publiques sont des sortes de communautés d'entraide destinées à accueillir les nouveaux arrivants et à faciliter leur installation ; elles sont amenées par là même à brasser des sommes de monnaie parfois importantes. Quelques-unes servent de couverture à des centres de blanchiment d'argent. Leurs bureaux ont ainsi pignon sur rue dans de grandes agglomérations européennes. Les idéogrammes Chinois sont la meilleure protection contre les investigations des forces de police, qui doivent désormais recruter des spécialistes bilingues afin de remonter les Filières mafieuses chinoises.

Des sociétés utiles ?

Toutefois, il ne faut pas se leurrer sur l'expression « mafia chinoise ». Les triades sont indépendantes les unes des autres et aucun organisme ne les chapeaute comme c'est le cas pour la Cosa nostra américaine. Au début du XXIe siècle, on dénombre six grandes triades chinoises: Sun Yee On, la Fédération Wo, 14 K, la Bande des quatre mers, le Bambou uni et le Grand Cercle. A l'exception de cette dernière, toutes sont installées aux marges de la République populaire de Chine, principalement à Hong Kong. Le rattachement de la cité-État à la Chine populaire en 1997 a soulevé chez les dirigeants mafieux quelques craintes, vite apaisées par le pouvoir communiste. En effet, le gouvernement chinois témoigne d'une étonnante mansuétude à l'égard des triades car il a vite compris le parti qu'il pouvait tirer de ces groupes riches réinvestissant une large part de leur argent sale sous forme d'investissements en Chine. Ainsi, le ministre de la Sécurité publique chinois, Tao Siju, pouvait-il déclarer dès 1995 que « les membres des triades ne sont pas tous des gangsters. S'ils sont de bons patriotes, s'ils assurent la prospérité de Hong Kong, nous devons les respecter. » Il devait même affirmer que « le gouvernement chinois est heureux de s'unir à [eux]. » Dans ces conditions, on comprend que la République populaire ne cherche pas réellement à lutter contre le danger que représentent ces sociétés secrètes extrêmement puissantes.


Les sociétés secrètes



Les sociétés secrètes



Sun Yee On, le gang le plus important du monde

Sun Yee On (« Vertu nouvelle et paix ») est non seulement la plus importante des triades, mais elle constitue aussi, avec ses 50 000 membres, le groupe mafieux le plus nombreux et le plus étendu de la planète. À partir de sa base de Hong Kong, elle rayonne dans toute l'Asie, aux États-Unis - elle est présente dans toutes les grandes villes américaines - et au Canada. Depuis l'ouverture économique de la Chine, elle investit des millions de dollars dans les zones franches littorales afin de blanchir une partie de ses bénéfices, pour le plus grand profit de Pékin. Des contacts auraient d'ailleurs eu lieu entre des membres du gouvernement communiste et des leaders de Sun Yee On. Cette triade est particulièrement active dans l'industrie cinématographique, la pornographie en particulier, qui représente en Chine un secteur en plein boom économique. Par ailleurs, elle a conservé les rites traditionnels de la Triade primitive tout en lui adjoignant un exécutif limité à quelques membres afin de gagner en efficacité.


Illustration :
Le dragon, symbole impérial chinois et étendard d'un grand nombre de sociétés criminelles orientales, comme la Triade du dragon rouge, ou encore du Dragon vert.

vendredi, mars 18, 2011

L'immigration massive




«les Français, à force d'immigration incontrôlée, ont parfois le sentiment de ne plus être chez eux». Cette phrase de Guéant a provoqué un tollé. Pourtant, la doctrine politique de Claude Guéant et de l'UMP n'est pas vraiment raciste.

Le capitalisme a besoin d'exploiter les travailleurs immigrés, mais de nos jours ils doivent être qualifiés. L'économiste Karine Berger (héraut du capitalisme de gauche), annonce le retour des Trente glorieuses grâce à l'immigration massive,  300 000 par an, 10 millions d'ici 2040 pour la France.

Les aspirations démocratiques des peuples nord-africains s'accompagneront-elles d'une importante immigration vers l'Europe et l'Amérique du nord ? Si c'est le cas, les populations occidentales vieillissantes et biologiquement affaiblies (pollution, nourriture et médicaments empoisonnés...) seront-elles supplantées comme le furent les Amérindiens ?

En outre, si les nouvelles vagues migratoires sont homogénéisées par l'Islam, les Occidentaux seront confrontés à un problème dénoncé par les musulmans eux-mêmes. Il s'agit du pouvoir des oulémas, docteurs de la loi ou savants. Selon des sources traditionnelles musulmanes : « Viendra un temps où les savants seront plus puants que des charognes d'ânes ». Selon un autre hadith, « […] les gens prendront pour guides des ignorants qui leur donneront des fatwas sans aucune autorité ; ils les égareront en s'égarant eux-mêmes ». Des oulémas fanatiques guideront-ils des millions d'immigrés ?

Karine Berger ne partage pas de telles inquiétudes. Elle est convaincue qu’il faut ouvrir massivement nos frontières : « La France est un pays qui vieillit. En vieillissant, on perd sa capacité d’innovation. Et notre modèle de protection sociale ne pourra pas tenir. Pour rester jeune, il faut favoriser l’immigration. Et puis c’est très important de redonner à la France une image attractive. Il faut que le monde nous voie comme une terre où l’on peut réussir, où les jeunes Indiens ou les jeunes Brésiliens peuvent avoir leur chance. Nous avons toujours été une terre d’accueil, de promesse. Et nous restons une terre d’excellence scientifique! Nous sommes la deuxième meilleure école de mathématiques du monde, derrière les Etats-Unis mais devant les Chinois, les Russes, les Allemands… »

Les Trente glorieuses sont devant nous

Comment créer un euro de richesse en France Après quinze années de sinistrose, la question ne se pose même plus. Le pessimisme généralisé tient lieu d'unique réponse : "Le pays est bas been, victime de la mondialisation et des marchés financiers, son modèle complètement dépassé..." Un refrain bien connu. Karine Berger et Valérie Rabault rouvrent le débat. Et prouvent que tout n'est pas joué pour la France. Pour ces deux économistes, le pays peut renouer avec la réussite économique et sociale à condition de faire des choix audacieux. C'est l'histoire de ce livre : le récit, chiffres à l'appui, d'une réussite encore possible.


Karine Berger, ancienne du Ministère de l'économie, est actuellement directrice des études pour un groupe international. Trentenaire, macro économiste et spécialisée dans la connaissance fine des PME, elle intervient régulièrement dans le débat de politique économique, notamment dans le "Club de l'économie" de LCI.

Valérie Rabault, également trentenaire, est ingénieuse des Ponts. Elle exerce au sein d'une banque d'investissement pour laquelle elle gère les grands risques de marché et où elle a vécu en direct la crise.

jeudi, mars 17, 2011

Alexandra David-Néel & la Commune



Bénarès le 19 mars 1913, Alexandra David-Néel écrit à son mari :
[…] Hier, en écrivant une date, j'ai subitement songé que c'était le 18 mars, l'anniversaire de la Commune, le jour du pèlerinage des fédérés. T'ai-je jamais dit que j'y avais été, au mur des Fédérés après la fusillade, alors que hâtivement on entassait les cadavres dans les tranchés creusées à cette intention... Une sorte de vague vision me reste de cela. J'avais deux ans à cette époque ! Si c'est la première fois que tu entends ce détail, tu te demanderas qui m'avait menée là. C'était mon père qui voulait que, si possible, je gardasse un souvenir impressionnant de la férocité humaine. Ah ! Dieux ! Que je l'ai vue à l’œuvre, depuis, la férocité humaine, sous des aspects moins théâtralement tragiques.[...]

Karl Marx fit le récit (« La guerre civile en France », 1871) et la critique de cette première révolution prolétarienne de l'histoire, qui adopta le drapeau rouge ; dans sa prison, E. Pottier écrivit l'Internationale.


Chansons
Le 18 mars 1871, une insurrection éclate sur la butte Montmartre, c'est le début de la Commune de Paris.
La complainte de la butte


Un poète, un idéaliste, s'éprend d'une belle inconnue (la liberté). Ils s'aimèrent l'espace d'un instant (la commune n'a duré que 72 jours)...



En haut de la rue St-Vincent
Un poète et une inconnue
S'aimèrent l'espace d'un instant
Mais il ne l'a jamais revue

Cette chanson il composa
Espérant que son inconnue
Un matin d'printemps l'entendra
Quelque part au coin d'une rue

La lune trop blême
Pose un diadème
Sur tes cheveux roux
La lune trop rousse
De gloire éclabousse
Ton jupon plein d'trous

La lune trop pâle
Caresse l'opale
De tes yeux blasés
Princesse de la rue
Soit la bienvenue
Dans mon cœur blessé

Les escaliers de la butte sont durs aux miséreux
Les ailes des moulins protègent les amoureux

Petite mendigote
Je sens ta menotte
Qui cherche ma main
Je sens ta poitrine
Et ta taille fine
J'oublie mon chagrin

Je sens sur tes lèvres
Une odeur de fièvre
De gosse mal nourri
Et sous ta caresse
Je sens une ivresse
Qui m'anéantit



Les escaliers de la butte sont durs aux miséreux
Les ailes des moulins protègent les amoureux

Mais voilà qu'il flotte
La lune se trotte
La princesse aussi
Sous le ciel sans lune
Je pleure à la brune
Mon rêve évanoui


Texte de Jean Renoir, cinéaste solidaire de la cause du peuple, et musique de Georges Van Parys.



Chansons communardes



Les Versaillais, conduits par Mac Mahon, pénètrent dans Paris le 21 mai 1871. Du 21 au 28 mai (la Semaine sanglante), la répression fut atroce, entre 20 000 et 30 000 communards furent massacrés, 7500 furent déportés en Nouvelle-Calédonie.


Longtemps après sa rédaction, cette chanson fut dédiée par Jean-Baptiste Clément à une infirmière morte lors de la Semaine sanglante. 

Autres Chansons


Dessin de Tardi, « Le cri du peuple ».

mercredi, mars 16, 2011

La reconstruction conviviale




La centrale nucléaire de Fukushima au Japon appartient à une société privée dont les intérêts économiques se sont opposés à la sécurité publique. En 2011, 442 réacteurs nucléaires dans 31 pays convertis au capitalisme produisent environ 17 % de l'électricité mondiale. 65 réacteurs nucléaires sont en construction actuellement dans le monde.

Est-il encore possible de rejeter le culte de la croissance indéfinie, la recherche effrénée du profit et la menace d'une apocalypse nucléaire ?

La reconstruction conviviale

L'outil et la crise

Les symptômes d'une crise planétaire qui va s'accélérant sont manifestes. On en a de tous côtés cherché le pourquoi. J'avance pour ma part l'explication suivante : la crise s'enracine dans l'échec de l'entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l'homme. Le grand projet s'est métamorphose en un implacable procès d'asservissement du producteur et d'intoxication du consommateur.

La relation de l'homme à I'outil est devenue une relation de l'outil à l'homme. Ici il faut savoir reconnaître l'échec. Cela fait une centaine d'années que nous essayons de faire travailler la machine pour l 'homme et d'éduquer l'homme à servir la machine. On s'aperçoit maintenant que la machine ne «marche » pas, que l'homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l'humanité s'est livrée à une expérience fondée sur l'hypothèse suivante : l'outil peut remplacer l'esclave. Or il est manifeste qu'employé à de tels desseins, c'est l'outil qui de l'homme fait son esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. L'échec de cette grande aventure fait conclure à la fausseté de l'hypothèse.

La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n'est qu'en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l'homme à l'outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L'outil juste répond à trois exigences : il est générateur d'efficience sans dégrader l'autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d'action personnel. L'homme a besoin d'un outil avec lequel travailler, non d'un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d'une technologie qui tire le meilleur parti de l'énergie et de l'imagination personnelles, non d'une technologie qui l'asservisse et le programme.

Je crois qu'il faut inverser radicalement les institutions industrielles, reconstruire la société de fond en comble. Pour être efficient et rencontrer les besoins humains qu'il détermine aussi, un nouveau système de production doit retrouver la dimension personnelle et communautaire. La personne, la cellule de base conjuguent de façon optimale l'efficacité et l'autonomie : c'est seulement à leur échelle que se déterminera le besoin humain dont la production sociale est réalisable.

Qu'il se déplace ou qu'il demeure, l'homme a besoin d'outils. Il en a besoin pour communiquer avec autrui comme pour se soigner. L'homme qui chemine et prend des simples n'est pas l'homme qui fait du cent sur l'autoroute et prend des antibiotiques. Mais chacun ne peut tout faire par soi et dépend de ce que lui fournit son milieu naturel et culturel. L'outil et donc la fourniture d'objets et de services varient d'une civilisation à l'autre.

L'homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l'entourent, de leur donner forme à son goût, de s'en servir avec et pour les autres. Dans les pays riches, les prisonniers disposent souvent de plus de biens et de services que leur propre famille, mais ils n ont pas voix au chapitre sur la façon dont les choses sont faites, ni droit de regard sur ce qu'on en fait. Dégradés au rang de consommateurs-usagers à l'état pur, ils sont privés de convivialité.

J'entends par convivialité l'inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu'il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l'outil dominant et l'outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l'individu aux messages émis par un autre usager, qu'il ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu'il ne comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c'est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée. La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d'une société dotée d'outils efficaces. Lorsqu'une société, n'importe laquelle, refoule la convivialité en deçà d'un certain niveau, elle devient la proie du manque; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l'envi.

L'alternative

L'institution industrielle a ses fins qui justifient les moyens. Le dogme de la croissance accélérée justifie la sacralisation de la productivité industrielle, aux dépens de la convivialité. La société déracinée d'aujourd'hui nous apparaît dès lors comme un théâtre de la peste, un spectacle d'ombres productrices de demandes et génératrices de manques. C'est seulement si l'on inverse la logique de l'institution qu'il devient possible de renverser le mouvement. Par cette inversion radicale, la science et la technologie modernes ne seront pas annihilées, mais doteront l'activité humaine d'une efficacité sans précédent. Par cette inversion, toute industrie et toute bureaucratie ne seront pas détruites, mais éliminées comme entraves à d'autres modes de production. Et la convivialité sera restaurée au cœur de systèmes politiques qui protègent, garantissent et renforcent l'exercice optimal de la ressource la mieux distribuée sur terre : l'énergie personnelle que contrôle la personne. J'entends établir qu'à partir de maintenant, il nous faut assurer collectivement la défense de notre vie et de notre travail contre les outils et les institutions qui menacent ou méconnaissent le droit des personnes à utiliser leur énergie de façon créative. J'entends démontrer qu'à cet effet il nous faut expliciter la structure formelle commune au procès de décision éthique, légale et politique : c'est elle qui garantit que la limitation et le contrôle des outils sociaux soient le fait d°un processus de participation et non d'un oracle d'experts.

L'idéal proposé par la tradition socialiste ne se traduira dans la réalité que si l'on inverse les institutions régnantes et que si l'on substitue à l'outillage industriel des outils conviviaux. En retour, le réoutillage de la société a toutes les chances de rester un vœu pieux si les idéaux socialistes de justice ne l'emportent pas. C'est pourquoi il faut saluer la crise ouverte des institutions dominantes comme l'aube d'une libération révolutionnaire à l'égard de celles qui mutilent la liberté élémentaire de l'être humain, dans le seul but de gaver toujours plus d'usagers. Cette crise planétaire des institutions peut nous faire accéder à un nouvel état de conscience touchant la nature de l'outil et l'action à mener pour que la majorité des gens en prennent le contrôle. Si les outils ne sont pas dès maintenant soumis à un contrôle politique, la coopération des bureaucrates du bien-être et des bureaucrates de l'idéologie nous fera crever de « bonheur ». La liberté et la dignité de l'être humain continueront à se dégrader, ainsi s'établira un asservissement sans précédent de l'homme à son outil.

A la menace d'une apocalypse technocratique, j'oppose la vision d'une société conviviale. La société conviviale reposera sur des contrats sociaux qui garantissent à chacun l'accès le plus large et le plus libre aux outils de la communauté, à la seule condition de ne pas léser l'égale liberté d'autrui.

Ivan Illich, « La convivialité ».

La convivialité

« L'analyse critique de la société industrielle doit beaucoup à Ivan Illich. Il est l'un des premiers à avoir dénoncé le productivisme, le culte de la croissance, l'apologie de la consommation et toutes les formes d'aliénation nées du mode de production capitaliste. La Convivialité montre comment l'organisation de la société tend à produire des consommateurs passifs, qui ont délégué aux institutions le pouvoir de décider et renoncé à assumer la responsabilité des orientations de leur société. Cette analyse critique se transforme en un manifeste. Il s'agit de réveiller politiquement les citoyens endormis, afin qu'ils se réapproprient leur destin.
Toutefois, cette reconquête suppose que les individus se détournent des seules possessions matérielles au profit de la redécouverte d'autrui et de la pratique du dialogue social. Seul l'apprentissage de la convivialité permettra, par la rencontre et l'échange, de renouer les fils de la communauté et de lui redonner la maîtrise de son avenir et de ses choix. » Paul Klein.



Illustration :


mardi, mars 15, 2011

L'addiction à la croissance





«Toute l'activité des marchands et des publicitaires consiste à créer des besoins dans un monde qui croule sous les productions. Cela exige un taux de rotation et de consommation des produits de plus en plus rapide, donc une fabrication de déchets de plus en plus forte et une activité de traitement des déchets de plus en plus importante. »
Bernard Marise


Notre société a lié son destin à une organisation fondée sur l'accumulation illimitée. Ce système est condamné à la croissance. Dès que la croissance se ralentit ou s'arrête, c'est la crise, voire la panique. On retrouve le «Accumulez ! Accumulez ! C'est la loi et les prophètes ! » du vieux Marx. Cette nécessité fait de la croissance un «corset de fer. L'emploi, le paiement des retraites, le renouvellement des dépenses publiques (éducation, sécurité, justice, culture, transports, santé, etc.) supposent l'augmentation constante du produit intérieur brut (PIB). « Le seul antidote au chômage permanent, c'est la croissance », martèle Nicolas Baverez, «déclinologue» proche de Sarkozy, rejoint en cela par beaucoup d'altermondialistes. A la fin, le cercle vertueux devient un cycle infernal... La vie du travailleur se réduit le plus souvent à celle d'un «biogisteur qui métabolise le salaire avec les marchandises et les marchandises avec le salaire, transitant de la fabrique à l'hypermarché et de l'hypermarché à la fabrique ».

Trois ingrédients sont nécessaires pour que la société de consommation puisse poursuivre sa ronde diabolique : la publicité, qui crée le désir de consommer, le crédit, qui en donne les moyens, et l'obsolescence accélérée et programmée des produits, qui en renouvelle la nécessité. Ces trois ressorts de la société de croissance sont de véritables «pousse-au-crime ».

La publicité nous fait désirer ce que nous n'avons pas et mépriser ce dont nous jouissons déjà. Elle crée et recrée l'insatisfaction et la tension du désir frustré. D'après un sondage effectué auprès des présidents des plus grandes firmes américaines, 90% d'entre eux reconnaissent qu'il serait impossible de vendre un nouveau produit sans campagne publicitaire ; 85 % déclarent que la publicité persuade « fréquemment » les gens d'acheter des choses dont ils n'ont pas besoin; et 51% disent que la publicité persuade les gens d'acheter des choses qu'ils ne désirent pas vraiment. Oubliés les biens de première nécessité. De plus en plus, la demande ne porte plus sur des biens de grande utilité, mais sur des biens de haute futilité. Élément essentiel du cercle vicieux et suicidaire de la croissance sans limite, la publicité, qui constitue le deuxième budget mondial après l'armement, est incroyablement vorace : 103 milliards d'euros aux États-Unis en 2003, I5 en France. En 2004, les entreprises françaises ont investi 31,2 milliards d'euros pour leur communication (soit 2% du PIB et 3 fois le déficit de la Sécurité sociale française l). Au total, pour l'ensemble du globe, plus de 500 milliards de dépenses annuelles. Montant colossal de pollution matérielle, visuelle, auditive, mentale et spirituelle! Le système publicitaire « s'empare de la rue, envahit l'espace collectif - en le défigurant -, s'approprie tout ce qui a vocation publique, les routes, les villes, les moyens de transport, les gares, les stades, les plages, les fêtes ». Ce sont des émissions «saucissonnées », des enfants manipulés et perturbés (car les plus faibles sont les premiers visés), des forêts détruites (40 kg annuels de papier dans nos boîtes aux lettres). Et, au final, les consommateurs paient l'addition, soit 500 euros par an et par personne.

De son côté, l'usage de la monnaie et du crédit, nécessaire pour faire consommer ceux dont les revenus ne sont pas suffisants et pour permettre aux entrepreneurs d'investir sans disposer du capital nécessaire, est un puissant «dictateur» de croissance au Nord, mais aussi de façon plus destructrice et plus tragique au Sud. Cette logique «diabolique» de l'argent qui réclame toujours plus d'argent n'est autre que celle du capital. On est face à ce que Giorgio Ruffolo appelle joliment le « terrorisme de l'intérêt composé ». Quel que soit le nom dont on l'affuble pour le légitimer, retour sur investissement (return on equity), valeur pour l'actionnaire, quel que soit le moyen de l'obtenir, en comprimant impitoyablement les coûts (cost killing, down sizing), en extorquant une législation abusive sur la propriété (brevets sur le vivant) ou en construisant un monopole (Microsoft), il s'agit toujours du profit, moteur de l'économie de marché et du capitalisme à travers ses diverses mutations. Cette recherche du profit à tout prix se fait grâce à l'expansion de la production-consommation et à la compression des coûts. Les nouveaux héros de notre temps sont les cost killers, ces managers que les firmes transnationales s'arrachent à prix d'or, leur offrant des matelas de stock-options et des parachutes dorés. Formés le plus souvent dans les business schools, que l'on devrait plus justement appeler «écoles de la guerre économique », ces stratèges ont à cœur d'externaliser au maximum les charges pour en faire porter le poids à leurs employés, aux sous-traitants, aux pays du Sud, à leurs clients, aux États et aux services publics, aux générations futures, mais, par-dessus tout, à la nature, devenue à la fois pourvoyeuse de ressources et poubelle. Tout capitaliste, tout financier, mais aussi tout homo œconomicus (et nous le sommes tous), tend à devenir un «criminel» ordinaire plus ou moins complice de la banalité économique du mal.

Dès 1950, Victor Lebow, un analyste du marché américain, avait compris la logique consumériste. «Notre économie, immensément productive, écrivait-il, exige que nous fassions de la consommation notre style de vie [...]. Nous avons besoin que nos objets se consomment, se brûlent et soient remplacés et jetés à un taux en augmentation continue» Avec l'obsolescence programmée, la société de croissance possède l'arme absolue du consumérisme. Au terme de délais toujours plus brefs, les appareils et équipements, des lampes électriques aux paires de lunettes, tombent en panne par suite de la défaillance voulue d'un élément. Impossible de trouver une pièce de rechange ou un réparateur. Réussirait-on à mettre la main sur l'oiseau rare, qu'il coûterait plus cher de réparer que de racheter du neuf (celui-ci étant aujourd'hui fabriqué à prix cassé dans les bagues du Sud-Est asiatique). C'est ainsi que des montagnes d'ordinateurs se retrouvent en compagnie de téléviseurs, de réfrigérateurs, de lave-vaisselle, de lecteurs de DVD et de téléphones portables à encombrer poubelles et décharges avec des risques de pollution divers : 150 millions d'ordinateurs sont transportés chaque armée dans des déchetteries du Tiers-monde (500 bateaux par mois vers le Nigeria !), alors qu'ils contiennent des métaux lourds et toxiques (mercure, nickel, cadmium, arsenic, plomb).

Ainsi sommes-nous devenus des « toxicodépendants » de la croissance. La toxicodépendance à la croissance n'est d'ailleurs pas qu'une métaphore. Elle est polymorphe. A la boulimie consommatrice des accrocs de supermarchés et de grands magasins répond le workaholism, l'addiction au travail des cadres, alimenté, le cas échéant, par une surconsommation d'antidépresseurs et même, selon des enquêtes anglaises, par la consommation de cocaïne pour les cadres supérieurs qui veulent « être à la hauteur ». L'hyperconsommation de l'individu contemporain «turbo-consommateur» débouche sur un bonheur blessé ou paradoxal. Jamais les hommes n'ont atteint un tel degré de déréliction. L'industrie des «biens de consolation» tente en vain d'y remédier. Nous, Français, possédons, dans ce domaine, un triste record : nous avons acheté, en 2005, 41 millions de boîtes d'antidépresseurs. Sans entrer dans le détail de ces «maladies engendrées par l'homme», on ne peut que souscrire au diagnostic du professeur Belpomme : «La croissance est devenue le cancer de l'humanité. »

Serge Latouche, « Petit traité de la décroissance sereine ».



Obsolescence programmée

"Prêt à jeter", documentaire d'Arte.

Dans les pays occidentaux, on peste contre des produits bas de gamme qu'il faut remplacer sans arrêt. Tandis qu'au Ghana, on s'exaspère de ces déchets informatiques qui arrivent par conteneurs. Ce modèle de croissance aberrant qui pousse à produire et à jeter toujours plus ne date pas d'hier. Dès les années 1920, un concept redoutable a été mis au point : l'obsolescence programmée. "Un produit qui ne s'use pas est une tragédie pour les affaires", lisait-on en 1928 dans une revue spécialisée. Peu à peu, on contraint les ingénieurs à créer des produits qui s'usent plus vite pour accroître la demande des consommateurs.





Petit traité de la décroissance sereine

La décroissance n'est pas la croissance négative. Il conviendrait de parler d " a-croissance ", comme on parle d'athéisme. C'est d'ailleurs très précisément de l'abandon d'une foi ou d'une religion (celle de l'économie, du progrès et du développement) qu'il s'agit. S'il est admis que la poursuite indéfinie de la croissance est incompatible avec une planète finie, les conséquences (produire moins et consommer moins) sont encore loin d'être acceptées. Mais si nous ne changeons pas de trajectoire, la catastrophe écologique et humaine nous guette. Il est encore temps d'imaginer, sereinement, un système reposant sur une autre logique : une « société de décroissance ».


Source de l'illustration :
http://www.courrierdelaplanete.org/cdpinfo/2007/juin.php


***



Rapacité parlementaire



Un Email de Damien, lecteur du blog, nous alerte :
"L’austérité, c’est bon pour le petit peuple, pas pour le personnel politique du Parlement Européen !"

dimanche, mars 13, 2011

Contre les nouvelles pudibonderies



L'offensive de la pudibonderie s'observe dans toutes les religions. L'islam contemporain censure les anciens traités érotiques arabes. L'hindouisme renie son sensualisme. Quant aux chrétiens, leur haine ancestrale du corps se retrouve dans un scientisme qui dématérialise de plus en plus l'être humain. Bientôt, l'utérus sera remplacé par une technologie considérée comme moins impure. Les nanotechnologies permettront de changer tous les organes altérables. La quête de l'immortalité donnera aux « technoprophètes » un inquiétant pouvoir.

Dans son dernier livre, « La vie vivante », Jean-Claude Guillebaud dénonce cette nouvelle forme de « domination » parée des couleurs du progrès.

La vie vivante, contre les nouveaux pudibonds

« Nous vivons un extraordinaire paradoxe. Les techno-prophètes de la modernité tiennent le corps en horreur. Numérique, nanotechnologies, intelligence artificielle, posthumanisme, gender studies... Les nouveaux pudibonds veulent nous "libérer" de la chair et du réel. Au cœur de la mutation anthropologique, technologique et historique en cours, des logiques redoutables sont à l’œuvre. Elles vont dans le sens d'une dématérialisation progressive de notre rapport au monde. Le biologique témoignerait d'une " infirmité" dont il faudrait s'émanciper au plus vite. Ainsi, sous couvert de "libération ", la nouvelle pudibonderie conforte étrangement ce qu'il y a de pire dans le puritanisme religieux hérité du XIXe siècle. Et pas seulement au sujet des mœurs. Dans le discours néolibéral, l'adjectif "performant" désigne le Bien suprême. Mais ni le "système" ni ses logiciels ne savent prendre en compte des choses aussi fondamentales que la confiance, la solidarité, l'empathie, la gratuité, la cohésion sociale. La Vie vivante, celle qu'il faut défendre bec et ongles, c'est celle qui échappe aux algorithmes des ordinateurs, à l'hégémonie des "experts" et des dominants, qui confondent "ce qui se compte" avec ce qui compte. »

Extrait :

Les conquêtes de la science et de la technologie, associées aux découvertes de certaines disciplines comme l’éthologie ou la neurologie, ouvrent des perspectives troublantes : le périmètre de la catégorie « homme » devient plus difficile à circonscrire. L’interprétation cybernétique de cette dernière – l’humain étant vu comme un faisceau d’informations, de codages et de dynamiques inter­actives – ouvre la voie à toutes les déconstructions possibles. Au sens le plus fort du terme, l’humain devient problématique. (…)

Pour les défenseurs du transhumanisme (ou posthumanisme), il est clair que les avancées de la science ont effacé les frontières qui différenciaient l’humain de la machine, de l’animal et même de la matière inerte. Ces avancées du savoir scientifique nous enseignent que l’homme n’est jamais qu’une concrétion éphémère – et manipulable à loisir – de gènes et de cellules partout présentes dans la réalité organique. Elles nous assurent que les sentiments et les pensées qui nous habitent – peur, dépression, affection – résultent d’une combinaison changeante de substances comme la sérotonine ou l’ovocytine. Elles nous disent encore que ce que nous appelions jusqu’alors la « cons­cience », l’« esprit » ou l’« âme » ne sont rien de plus qu’une émergence aléatoire et mouvante, produite par un réseau de connexions neuronales.

Pour certains scientifiques américains, parmi lesquels Neil Gershenfeld, directeur du Center for Bits and Atoms du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’organisation de la vie, sous toutes ses formes, résulte ainsi de la seule connectivité, laquelle provoque l’apparition des cellules, des organes, des familles puis des communautés vivantes, les premières aboutissant aux dernières par une série d’emboîtements successifs. La conception du monde qu’il propose est celle d’une réalité systémique et enchevêtrée. Initiateur des fab labs, Gershenfeld a créé au MIT un cours dont l’intitulé est significatif : « Comment fabriquer à peu près n’importe quoi ? » Devenu impossible à cerner, de l’aveu même de ce chercheur, le concept d’homme s’évaporerait de lui-même. Dans ces conditions, l’humanisme traditionnel est interprété comme une vision étroite, obsolète de notre destinée, sauf à s’en remettre à une transcendance fondatrice, d’ordre religieux ou métaphysique, transcendance que rejettent évidemment les scientifiques. « Le transhumanisme, observe le philosophe et polytechnicien Jean-Pierre Dupuy, est typiquement l’idéologie d’un monde sans Dieu. » (…)

En Europe, les philosophes classiques ont tendance à hausser les épaules quand on évoque ce courant transhumaniste. Aux yeux d’une majorité d’entre eux, tout cela relèverait de la science-fiction et non d’une réflexion sérieuse. Ils poursuivent donc leur travail traditionnel et glosent savamment sur les grands textes grecs ou latins sans s’intéresser vraiment au sujet. C’est à tort. (…) En réalité, le projet transhumaniste – il se qualifie ainsi – ne relève plus du futurisme ni du délire. (…) Il inspire dorénavant des programmes de recherche, la création d’universités spécialisées et d’une multitude de groupes militants. Il influence une frange non négli­geable de l’administration fédérale américaine et, donc, le processus de décision politique. Voilà près de dix ans que ledit projet, pour ce qui le concerne, n’est plus cantonné dans le ciel des idées. Il génère l’apparition de lobbies puissants. Les hypothèses qu’il propose ne cessent d’essaimer dans les différentes disciplines du savoir universitaire.

De la convergence à la singularité

Pour donner un premier aperçu de cet impétueux programme, il faut évoquer deux idées fondatrices : la convergence technologique et la singularité. La première est déjà plus qu’une simple théorie. Elle a fait l’objet outre-Atlantique, en juin 2002, d’un rapport commandité par la National Science Foundation (NSF) et le Department of Commerce (DOF). L’objectif de ce rapport était explicite : améliorer les performances humaines (Improving Human Performance). L’établissement de ce rapport a mobilisé une cinquantaine de chercheurs. Ils entendaient faire le point sur l’avancée des quatre technologies les plus prometteuses : nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives. Pour cette raison, leur texte de 400 pages est entré dans l’histoire sous l’appellation de NBIC, sigle reprenant la première lettre de chaque technologie concernée.

Le thème central est celui d’une irrésistible – et souhaitable – convergence entre ces diverses technologies. Sur certains points, celle-ci est déjà avérée : l’informatique a grandement favorisé l’avancée des biotechnologies, de même que les nanotechno­logies (l’infiniment petit) permettront à l’informatique de faire un saut qualitatif considérable en matière de stockage ou d’efficacité des microprocesseurs. Les biotechnologies seront-elles aussi révolutionnées, tout comme la médecine, grâce à l’intervention réparatrice de « nanorobots » cheminant à l’intérieur du corps humain ?
L’objectif est bien l’abolition générale et systématique des frontières : non seulement entre les technologies, mais aussi – et surtout – entre les différentes formes de réalité. On parle alors de « réalité augmentée ». (…)
Une telle mutation épistémologique est cruciale pour l’avenir de l’espèce humaine. Elle ouvre des horizons insoupçonnés : augmentation des capacités cognitives du cerveau, allongement considérable de la durée de vie, interconnexion des intelli­gences, abolition des frontières linguis­tiques par le biais de la tra­duction simultanée, conduite directe des machines par la pensée, etc. Emportés par leur enthousiasme, les chercheurs n’hésitent pas à ­prédire l’avènement d’une nouvelle Renaissance. (…)

La deuxième idée qui renforce le projet transhumaniste est la singularité, terme censé désigner le basculement de l’humanité dans une autre ère. (…) On doit son extraordinaire popularité à un personnage emblématique dont il faut dire quelques mots : Ray Kurzweil. Né à New York en 1948, il est à la fois ingénieur, essayiste, futurologue et entrepreneur. (…) Inventeur au milieu des années 1970 du logiciel capable de lire les livres, il a été honoré par la plupart des présidents américains, de Lyndon Johnson à Bill Clinton. Bill Gates, l’ancien patron de Microsoft, a vanté sa clairvoyance prospective exceptionnelle et sa parfaite connaissance des promesses de l’intelligence artificielle. (…) Kurzweil a constitué un vaste réseau fait de groupes de chercheurs et d’universitaires. Il dirige le Singularity Institute for ­Artificial Intelligence et préside la X-Prize Foundation, destinée à récompenser l’innovation technologique. Kurzweil enseigne également à la toute nouvelle Singularity University, créée en 2009, en Californie, avec l’appui de Google et de la Nasa. Il est même l’administrateur de cette université, qu’on présente comme le MIT du futur. (…)

Que faut-il entendre par singularité ? Pour Kurzweil, nous sommes à la veille d’un « saut » technologique tellement décisif – et définitif – que nul ne peut encore le décrire. Tel est le vrai sens du mot. Il nous invite à imaginer un horizon au-delà duquel le futur s’apparente à un trou noir inobservable. Son avènement résultera de la convergence et surtout l’accélération des nouvelles technologies, mais aussi et surtout des progrès de l’intelligence. Kurzweil ajoute que si les avancées obéissaient jusqu’alors à un rythme exponentiel, ce sera leur accélération elle-même qui deviendra exponentielle. On emploie à ce sujet une expression empruntée à Buckminster Fuller : l’accélération accélérante. Cela signifie que le nombre des innovations ira se multipliant, tandis que ­l’intervalle entre chacune d’entre elles se raccourcira sans cesse. À ce jeu, les transformations de l’humanité au cours du seul XXIe siècle devraient être équivalentes à toutes celles qu’elle a connues au cours des
20 000 années précédentes, et peut-être plus considérables encore.

La rapidité de leur enchaînement les rend imprévisibles. On peut seulement dégager quelques-uns des bouleversements attendus : dématérialisation et amplification conséquente de la réalité, multiplication des machines intelligentes capables de se reproduire elles-mêmes, prédominance universelle du concept d’information, enchevêtrement généralisé de l’organique et du machinique, etc. La dernière étape du processus devrait être, selon Kurzweil, celle d’un « éveil » de l’univers entier à la conscience. Dans tous les cas, l’espèce humaine telle que nous la connaissons disparaîtra.

À ce stade, les règles ordinaires de la prospective ne s’appliquent évidemment plus. On est dans le registre du prophétisme, ce qui vaut à Kurzweil d’être présenté comme un techno­prophète. En définitive, il n’est pas loin de faire siennes les hypothèses du jésuite et paléontologue français Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), inventeur du concept de noo­sphère, du point oméga et du Christ cosmique – réflexions qui lui valurent les foudres du Vatican dans les années 1950 et 1960. On a d’ailleurs oublié que, dans son livre l’Énergie humaine, Teilhard s’était déclaré favorable à une amélioration de l’homme par lui-même, jusqu’à l’apparition possible d’un « type humain supérieur ». Il nous faut « aider Dieu », ajoutait-il, « comme si notre salut ne dépendait que de notre industrie ».

Dans ses écrits et ses déclarations, Kurzweil revendique pour l’homme la liberté de remodeler sa propre espèce. Six siècles après la Renaissance italienne, il prend au pied de la lettre le discours historique du philosophe et théologien italien Giovanni Pic de la Mirandole (1463-1494), lequel proclamait dans son Oraison sur la dignité humaine : « À l’homme il est permis d’être ce qu’il choisit d’être. » Kurzweil rejette ainsi toute espèce de freins, limites et interdictions qui, au nom de la prudence ou de l’éthique, empêcheraient l’homme d’aller « plus loin ». Son dernier livre contient une profession de foi enflammée, qui coïncide avec celle du mouvement transhumaniste. « Nous voulons, proclame-t-il, devenir l’origine du futur, changer la vie au sens propre et non plus au sens figuré, créer des espèces nouvelles, adopter des clones humains, sélectionner nos gamètes, sculpter notre corps et nos esprits, apprivoiser nos gènes, dévorer des festins trans­géniques, faire don de nos cellules souches, voir les infrarouges, écouter les ultrasons, sentir les phéromones, cultiver nos gènes, remplacer nos neurones, faire l’amour dans l’espace, débattre avec des robots, pratiquer des clonages divers à l’infini, ajouter de nouveaux sens, vivre 20 ans ou deux siècles, habiter la Lune, tutoyer les galaxies. »

Une utopie de substitution ?

Derrière la joyeuseté affichée se profilent des figures inédites – et plutôt glaçantes – de la domination. (…) Le technoprophétisme apparaît comme une utopie de substitution.(…) Le transhumanisme, en somme, vient combler le décalage existant entre les réalisations techniques dont l’homme s’est montré capable au cours de l’Histoire et l’infirmité meurtrière de son cheminement éthique, moral et politique. (…) Il poursuit des objectifs qui dépassent ceux du Titan Prométhée : accession à l’immortalité, à la puissance absolue, à l’autonomie, à la jouissance parfaite. Même si ses adeptes s’en défendent, il se présente bien comme une eschatologie (du grec eskhatos, « dernier », et logos, « discours »), c’est-à-dire une annonce des fins ­dernières de l’homme et du monde. Rejetant les idéologies mortifères du XXe siècle, il indique un autre chemin pour parvenir à des lendemains qui chantent. Une préoccupation, en revanche, lui est étrangère : l’éthique. (…) L’incroyable rudesse de certaines annonces faites par les tenants du transhumanisme, la tonalité souvent inquiétante de leurs propos ne devraient pas, répète-t-on, nous arrêter. L’effroi qu’elles font naître en nous prendrait source dans le vieil humanisme qui gouverne encore notre esprit paresseux, celui auquel nous sommes sommés de renoncer. (…)

Soyons clair, le terme technoprophète ne relève pas exclusivement de l’ironie. Il renvoie le plus souvent à des réflexions dont on aurait tort de sous-estimer la cohérence. Elles émanent d’esprits brillants, de savants reconnus, d’intellectuels diplômés. Par-delà les compétences particulières de chacun, quelques préoccupations communes les rassemblent : construire une vision positive de l’avenir, examiner les opportunités – et les promesses – qu’offrent les technologies avancées, refuser le déni peureux et le désespoir chic. À cette sensibilité s’ajoute une commune incrédulité envers la politique et le social, survivances inutiles de la pensée humaniste. Le préfixe « techno » souligne le fait que les prophètes en question s’en remettent à la technique – et souvent à elle seule – pour remédier aux malheurs du monde et tempérer la désespérance des hommes. On connaît quelques-unes des promesses – parfois délirantes – qu’autorise ce type de raisonnement : les organismes génétiquement modifiés (OGM) régleront le problème de la faim dans le monde ; un remodelage neurologique permettra de guérir les hommes de la violence qui les habite ; la vidéosurveillance fera disparaître la délinquance urbaine ; la banalisation de l’utérus artificiel parachèvera la libération des femmes ; le clonage rendra superflues les astreintes de la procréation sexuée, etc. La technique, en somme, est vue comme une « réponse » beaucoup plus efficiente que n’importe quel volontarisme politique ou même que le patient effort édu­catif pour civiliser les mœurs. Une conviction de cette nature conduit naturellement à se détourner de la politique et, à plus forte raison, du droit social. (…)

L’homme : une expérience ratée ?

À ceux qui trouveraient excessive cette frayeur, ou injuste l’emploi de l’adjectif « glaçante », il faut rappeler une réponse que fit à ce propos le technoprophète Hans Moravec. L’essayiste américain Mark Dery, spécialiste de la cyberculture, l’interrogeait en 1993 sur les inégalités qu’entraînerait une « amélioration » de l’espèce, laquelle ferait naître deux types d’humains : ceux qui auraient été « améliorés » (une minorité) et les autres. Comment ne pas être alarmé, objectait Dery, par les implications socio-économiques de la robotique appliquée et du transhumanisme ? Ne se trouverait-on pas confrontés à l’existence d’une catégorie de surhommes face à des centaines de millions de sous-hommes ? En effet, tout laisse penser que les procédés d’« amélioration » de l’humain, via le clonage, la robotique ou la manipulation génétique, seraient réservés – et pour longtemps – à une minorité fortunée, tandis que les habitants de la planète, pas seulement les damnés de la terre, devraient se contenter d’être des humains « à l’ancienne mode ». Moravec articula paisiblement la réponse suivante : « Peu importe ce que font les gens, ils seront laissés derrière comme le deuxième étage d’une fusée. […] Cela vous gêne-t-il beaucoup aujourd’hui que la branche des tyrannosaures se soit éteinte ? Le destin des humains sera sans intérêt pour les robots super-intelligents du futur. Les humains seront considérés comme une expérience ratée. » (…)

La vie vivante
Contre les nouveaux pudibonds



Jean-Claude Guillebaud, écrivain et journaliste, lauréat du prix Albert-Londres, est éditorialiste au Nouvel Observateur. Son cycle d'essais, "Enquête sur le désarroi contemporain", qui a connu un grand succès public, en France et à l'étranger, a été couronné par de nombreux prix. Il entame avec ce livre une "Enquête sur les nouvelles dominations" et nous invite à la résistance.

Source de l'extrait :

Illustration :
Utérus artificiel, source :

Des apparitions et d'autres phénomènes surnaturels

Hologramme de dragon projeté dans le ciel lors d'un match de baseball en Corée du Sud. Fox News : "Le Vatican s'apprête à publi...