dimanche, mars 13, 2011

Contre les nouvelles pudibonderies



L'offensive de la pudibonderie s'observe dans toutes les religions. L'islam contemporain censure les anciens traités érotiques arabes. L'hindouisme renie son sensualisme. Quant aux chrétiens, leur haine ancestrale du corps se retrouve dans un scientisme qui dématérialise de plus en plus l'être humain. Bientôt, l'utérus sera remplacé par une technologie considérée comme moins impure. Les nanotechnologies permettront de changer tous les organes altérables. La quête de l'immortalité donnera aux « technoprophètes » un inquiétant pouvoir.

Dans son dernier livre, « La vie vivante », Jean-Claude Guillebaud dénonce cette nouvelle forme de « domination » parée des couleurs du progrès.

La vie vivante, contre les nouveaux pudibonds

« Nous vivons un extraordinaire paradoxe. Les techno-prophètes de la modernité tiennent le corps en horreur. Numérique, nanotechnologies, intelligence artificielle, posthumanisme, gender studies... Les nouveaux pudibonds veulent nous "libérer" de la chair et du réel. Au cœur de la mutation anthropologique, technologique et historique en cours, des logiques redoutables sont à l’œuvre. Elles vont dans le sens d'une dématérialisation progressive de notre rapport au monde. Le biologique témoignerait d'une " infirmité" dont il faudrait s'émanciper au plus vite. Ainsi, sous couvert de "libération ", la nouvelle pudibonderie conforte étrangement ce qu'il y a de pire dans le puritanisme religieux hérité du XIXe siècle. Et pas seulement au sujet des mœurs. Dans le discours néolibéral, l'adjectif "performant" désigne le Bien suprême. Mais ni le "système" ni ses logiciels ne savent prendre en compte des choses aussi fondamentales que la confiance, la solidarité, l'empathie, la gratuité, la cohésion sociale. La Vie vivante, celle qu'il faut défendre bec et ongles, c'est celle qui échappe aux algorithmes des ordinateurs, à l'hégémonie des "experts" et des dominants, qui confondent "ce qui se compte" avec ce qui compte. »

Extrait :

Les conquêtes de la science et de la technologie, associées aux découvertes de certaines disciplines comme l’éthologie ou la neurologie, ouvrent des perspectives troublantes : le périmètre de la catégorie « homme » devient plus difficile à circonscrire. L’interprétation cybernétique de cette dernière – l’humain étant vu comme un faisceau d’informations, de codages et de dynamiques inter­actives – ouvre la voie à toutes les déconstructions possibles. Au sens le plus fort du terme, l’humain devient problématique. (…)

Pour les défenseurs du transhumanisme (ou posthumanisme), il est clair que les avancées de la science ont effacé les frontières qui différenciaient l’humain de la machine, de l’animal et même de la matière inerte. Ces avancées du savoir scientifique nous enseignent que l’homme n’est jamais qu’une concrétion éphémère – et manipulable à loisir – de gènes et de cellules partout présentes dans la réalité organique. Elles nous assurent que les sentiments et les pensées qui nous habitent – peur, dépression, affection – résultent d’une combinaison changeante de substances comme la sérotonine ou l’ovocytine. Elles nous disent encore que ce que nous appelions jusqu’alors la « cons­cience », l’« esprit » ou l’« âme » ne sont rien de plus qu’une émergence aléatoire et mouvante, produite par un réseau de connexions neuronales.

Pour certains scientifiques américains, parmi lesquels Neil Gershenfeld, directeur du Center for Bits and Atoms du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’organisation de la vie, sous toutes ses formes, résulte ainsi de la seule connectivité, laquelle provoque l’apparition des cellules, des organes, des familles puis des communautés vivantes, les premières aboutissant aux dernières par une série d’emboîtements successifs. La conception du monde qu’il propose est celle d’une réalité systémique et enchevêtrée. Initiateur des fab labs, Gershenfeld a créé au MIT un cours dont l’intitulé est significatif : « Comment fabriquer à peu près n’importe quoi ? » Devenu impossible à cerner, de l’aveu même de ce chercheur, le concept d’homme s’évaporerait de lui-même. Dans ces conditions, l’humanisme traditionnel est interprété comme une vision étroite, obsolète de notre destinée, sauf à s’en remettre à une transcendance fondatrice, d’ordre religieux ou métaphysique, transcendance que rejettent évidemment les scientifiques. « Le transhumanisme, observe le philosophe et polytechnicien Jean-Pierre Dupuy, est typiquement l’idéologie d’un monde sans Dieu. » (…)

En Europe, les philosophes classiques ont tendance à hausser les épaules quand on évoque ce courant transhumaniste. Aux yeux d’une majorité d’entre eux, tout cela relèverait de la science-fiction et non d’une réflexion sérieuse. Ils poursuivent donc leur travail traditionnel et glosent savamment sur les grands textes grecs ou latins sans s’intéresser vraiment au sujet. C’est à tort. (…) En réalité, le projet transhumaniste – il se qualifie ainsi – ne relève plus du futurisme ni du délire. (…) Il inspire dorénavant des programmes de recherche, la création d’universités spécialisées et d’une multitude de groupes militants. Il influence une frange non négli­geable de l’administration fédérale américaine et, donc, le processus de décision politique. Voilà près de dix ans que ledit projet, pour ce qui le concerne, n’est plus cantonné dans le ciel des idées. Il génère l’apparition de lobbies puissants. Les hypothèses qu’il propose ne cessent d’essaimer dans les différentes disciplines du savoir universitaire.

De la convergence à la singularité

Pour donner un premier aperçu de cet impétueux programme, il faut évoquer deux idées fondatrices : la convergence technologique et la singularité. La première est déjà plus qu’une simple théorie. Elle a fait l’objet outre-Atlantique, en juin 2002, d’un rapport commandité par la National Science Foundation (NSF) et le Department of Commerce (DOF). L’objectif de ce rapport était explicite : améliorer les performances humaines (Improving Human Performance). L’établissement de ce rapport a mobilisé une cinquantaine de chercheurs. Ils entendaient faire le point sur l’avancée des quatre technologies les plus prometteuses : nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives. Pour cette raison, leur texte de 400 pages est entré dans l’histoire sous l’appellation de NBIC, sigle reprenant la première lettre de chaque technologie concernée.

Le thème central est celui d’une irrésistible – et souhaitable – convergence entre ces diverses technologies. Sur certains points, celle-ci est déjà avérée : l’informatique a grandement favorisé l’avancée des biotechnologies, de même que les nanotechno­logies (l’infiniment petit) permettront à l’informatique de faire un saut qualitatif considérable en matière de stockage ou d’efficacité des microprocesseurs. Les biotechnologies seront-elles aussi révolutionnées, tout comme la médecine, grâce à l’intervention réparatrice de « nanorobots » cheminant à l’intérieur du corps humain ?
L’objectif est bien l’abolition générale et systématique des frontières : non seulement entre les technologies, mais aussi – et surtout – entre les différentes formes de réalité. On parle alors de « réalité augmentée ». (…)
Une telle mutation épistémologique est cruciale pour l’avenir de l’espèce humaine. Elle ouvre des horizons insoupçonnés : augmentation des capacités cognitives du cerveau, allongement considérable de la durée de vie, interconnexion des intelli­gences, abolition des frontières linguis­tiques par le biais de la tra­duction simultanée, conduite directe des machines par la pensée, etc. Emportés par leur enthousiasme, les chercheurs n’hésitent pas à ­prédire l’avènement d’une nouvelle Renaissance. (…)

La deuxième idée qui renforce le projet transhumaniste est la singularité, terme censé désigner le basculement de l’humanité dans une autre ère. (…) On doit son extraordinaire popularité à un personnage emblématique dont il faut dire quelques mots : Ray Kurzweil. Né à New York en 1948, il est à la fois ingénieur, essayiste, futurologue et entrepreneur. (…) Inventeur au milieu des années 1970 du logiciel capable de lire les livres, il a été honoré par la plupart des présidents américains, de Lyndon Johnson à Bill Clinton. Bill Gates, l’ancien patron de Microsoft, a vanté sa clairvoyance prospective exceptionnelle et sa parfaite connaissance des promesses de l’intelligence artificielle. (…) Kurzweil a constitué un vaste réseau fait de groupes de chercheurs et d’universitaires. Il dirige le Singularity Institute for ­Artificial Intelligence et préside la X-Prize Foundation, destinée à récompenser l’innovation technologique. Kurzweil enseigne également à la toute nouvelle Singularity University, créée en 2009, en Californie, avec l’appui de Google et de la Nasa. Il est même l’administrateur de cette université, qu’on présente comme le MIT du futur. (…)

Que faut-il entendre par singularité ? Pour Kurzweil, nous sommes à la veille d’un « saut » technologique tellement décisif – et définitif – que nul ne peut encore le décrire. Tel est le vrai sens du mot. Il nous invite à imaginer un horizon au-delà duquel le futur s’apparente à un trou noir inobservable. Son avènement résultera de la convergence et surtout l’accélération des nouvelles technologies, mais aussi et surtout des progrès de l’intelligence. Kurzweil ajoute que si les avancées obéissaient jusqu’alors à un rythme exponentiel, ce sera leur accélération elle-même qui deviendra exponentielle. On emploie à ce sujet une expression empruntée à Buckminster Fuller : l’accélération accélérante. Cela signifie que le nombre des innovations ira se multipliant, tandis que ­l’intervalle entre chacune d’entre elles se raccourcira sans cesse. À ce jeu, les transformations de l’humanité au cours du seul XXIe siècle devraient être équivalentes à toutes celles qu’elle a connues au cours des
20 000 années précédentes, et peut-être plus considérables encore.

La rapidité de leur enchaînement les rend imprévisibles. On peut seulement dégager quelques-uns des bouleversements attendus : dématérialisation et amplification conséquente de la réalité, multiplication des machines intelligentes capables de se reproduire elles-mêmes, prédominance universelle du concept d’information, enchevêtrement généralisé de l’organique et du machinique, etc. La dernière étape du processus devrait être, selon Kurzweil, celle d’un « éveil » de l’univers entier à la conscience. Dans tous les cas, l’espèce humaine telle que nous la connaissons disparaîtra.

À ce stade, les règles ordinaires de la prospective ne s’appliquent évidemment plus. On est dans le registre du prophétisme, ce qui vaut à Kurzweil d’être présenté comme un techno­prophète. En définitive, il n’est pas loin de faire siennes les hypothèses du jésuite et paléontologue français Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), inventeur du concept de noo­sphère, du point oméga et du Christ cosmique – réflexions qui lui valurent les foudres du Vatican dans les années 1950 et 1960. On a d’ailleurs oublié que, dans son livre l’Énergie humaine, Teilhard s’était déclaré favorable à une amélioration de l’homme par lui-même, jusqu’à l’apparition possible d’un « type humain supérieur ». Il nous faut « aider Dieu », ajoutait-il, « comme si notre salut ne dépendait que de notre industrie ».

Dans ses écrits et ses déclarations, Kurzweil revendique pour l’homme la liberté de remodeler sa propre espèce. Six siècles après la Renaissance italienne, il prend au pied de la lettre le discours historique du philosophe et théologien italien Giovanni Pic de la Mirandole (1463-1494), lequel proclamait dans son Oraison sur la dignité humaine : « À l’homme il est permis d’être ce qu’il choisit d’être. » Kurzweil rejette ainsi toute espèce de freins, limites et interdictions qui, au nom de la prudence ou de l’éthique, empêcheraient l’homme d’aller « plus loin ». Son dernier livre contient une profession de foi enflammée, qui coïncide avec celle du mouvement transhumaniste. « Nous voulons, proclame-t-il, devenir l’origine du futur, changer la vie au sens propre et non plus au sens figuré, créer des espèces nouvelles, adopter des clones humains, sélectionner nos gamètes, sculpter notre corps et nos esprits, apprivoiser nos gènes, dévorer des festins trans­géniques, faire don de nos cellules souches, voir les infrarouges, écouter les ultrasons, sentir les phéromones, cultiver nos gènes, remplacer nos neurones, faire l’amour dans l’espace, débattre avec des robots, pratiquer des clonages divers à l’infini, ajouter de nouveaux sens, vivre 20 ans ou deux siècles, habiter la Lune, tutoyer les galaxies. »

Une utopie de substitution ?

Derrière la joyeuseté affichée se profilent des figures inédites – et plutôt glaçantes – de la domination. (…) Le technoprophétisme apparaît comme une utopie de substitution.(…) Le transhumanisme, en somme, vient combler le décalage existant entre les réalisations techniques dont l’homme s’est montré capable au cours de l’Histoire et l’infirmité meurtrière de son cheminement éthique, moral et politique. (…) Il poursuit des objectifs qui dépassent ceux du Titan Prométhée : accession à l’immortalité, à la puissance absolue, à l’autonomie, à la jouissance parfaite. Même si ses adeptes s’en défendent, il se présente bien comme une eschatologie (du grec eskhatos, « dernier », et logos, « discours »), c’est-à-dire une annonce des fins ­dernières de l’homme et du monde. Rejetant les idéologies mortifères du XXe siècle, il indique un autre chemin pour parvenir à des lendemains qui chantent. Une préoccupation, en revanche, lui est étrangère : l’éthique. (…) L’incroyable rudesse de certaines annonces faites par les tenants du transhumanisme, la tonalité souvent inquiétante de leurs propos ne devraient pas, répète-t-on, nous arrêter. L’effroi qu’elles font naître en nous prendrait source dans le vieil humanisme qui gouverne encore notre esprit paresseux, celui auquel nous sommes sommés de renoncer. (…)

Soyons clair, le terme technoprophète ne relève pas exclusivement de l’ironie. Il renvoie le plus souvent à des réflexions dont on aurait tort de sous-estimer la cohérence. Elles émanent d’esprits brillants, de savants reconnus, d’intellectuels diplômés. Par-delà les compétences particulières de chacun, quelques préoccupations communes les rassemblent : construire une vision positive de l’avenir, examiner les opportunités – et les promesses – qu’offrent les technologies avancées, refuser le déni peureux et le désespoir chic. À cette sensibilité s’ajoute une commune incrédulité envers la politique et le social, survivances inutiles de la pensée humaniste. Le préfixe « techno » souligne le fait que les prophètes en question s’en remettent à la technique – et souvent à elle seule – pour remédier aux malheurs du monde et tempérer la désespérance des hommes. On connaît quelques-unes des promesses – parfois délirantes – qu’autorise ce type de raisonnement : les organismes génétiquement modifiés (OGM) régleront le problème de la faim dans le monde ; un remodelage neurologique permettra de guérir les hommes de la violence qui les habite ; la vidéosurveillance fera disparaître la délinquance urbaine ; la banalisation de l’utérus artificiel parachèvera la libération des femmes ; le clonage rendra superflues les astreintes de la procréation sexuée, etc. La technique, en somme, est vue comme une « réponse » beaucoup plus efficiente que n’importe quel volontarisme politique ou même que le patient effort édu­catif pour civiliser les mœurs. Une conviction de cette nature conduit naturellement à se détourner de la politique et, à plus forte raison, du droit social. (…)

L’homme : une expérience ratée ?

À ceux qui trouveraient excessive cette frayeur, ou injuste l’emploi de l’adjectif « glaçante », il faut rappeler une réponse que fit à ce propos le technoprophète Hans Moravec. L’essayiste américain Mark Dery, spécialiste de la cyberculture, l’interrogeait en 1993 sur les inégalités qu’entraînerait une « amélioration » de l’espèce, laquelle ferait naître deux types d’humains : ceux qui auraient été « améliorés » (une minorité) et les autres. Comment ne pas être alarmé, objectait Dery, par les implications socio-économiques de la robotique appliquée et du transhumanisme ? Ne se trouverait-on pas confrontés à l’existence d’une catégorie de surhommes face à des centaines de millions de sous-hommes ? En effet, tout laisse penser que les procédés d’« amélioration » de l’humain, via le clonage, la robotique ou la manipulation génétique, seraient réservés – et pour longtemps – à une minorité fortunée, tandis que les habitants de la planète, pas seulement les damnés de la terre, devraient se contenter d’être des humains « à l’ancienne mode ». Moravec articula paisiblement la réponse suivante : « Peu importe ce que font les gens, ils seront laissés derrière comme le deuxième étage d’une fusée. […] Cela vous gêne-t-il beaucoup aujourd’hui que la branche des tyrannosaures se soit éteinte ? Le destin des humains sera sans intérêt pour les robots super-intelligents du futur. Les humains seront considérés comme une expérience ratée. » (…)

La vie vivante
Contre les nouveaux pudibonds



Jean-Claude Guillebaud, écrivain et journaliste, lauréat du prix Albert-Londres, est éditorialiste au Nouvel Observateur. Son cycle d'essais, "Enquête sur le désarroi contemporain", qui a connu un grand succès public, en France et à l'étranger, a été couronné par de nombreux prix. Il entame avec ce livre une "Enquête sur les nouvelles dominations" et nous invite à la résistance.

Source de l'extrait :

Illustration :
Utérus artificiel, source :

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