samedi, mars 12, 2011

Le kâma-sûtra




Enseigner l'art d'aimer

Le christianisme dispose d'une érotique par défaut : sa négation constitue l'une de ses modalités qui débouche sur ce que j'ai nommé le nihilisme de la chair couplé à l'éros nocturne. Dans nombre de pays non occidentaux, il existe une tradition de la pédagogie d'Éros : en Chine, au Japon, en Inde bien sûr, on trouve des ouvrages relevant de ce que l'on appelle des « livres de l'oreiller » dans lesquels, pour montrer la dimension éminemment culturelle de l'érotisme et de l'acte sexuel, on explique, on raconte, on précise, on enseigne le corps sexué, le corps sexuel, le corps amoureux, le corps jubilatoire. Dans tous ces ouvrages soutenus par des spiritualités non chrétiennes (bouddhiste au Japon, taoïste en Chine, hindouiste en Inde), on s'éloigne de l'origine animale du sexe pour le conduire vers le plus haut raffinement culturel.

D'où le Kâma-sûtra, livre célèbre et méconnu : célèbre, pour de mauvaises raisons, car la plupart en connaissent le nom, mais le réduisent à une série de positions sexuelles dont ils se savent physiquement incapables - trop yogiques pour les sportifs du dimanche postmoderne ! Certes, il est question de positions (l'enroulée, la pressante, la posture terrible, la grande ouverture, le bambou fendu, la pose du clou, la posture du crabe, l'union de la vache, l'union du troupeau de vaches, le plaisir merveilleux, la fermeture de l'écrin, la posture de la jument...) sur le mode de l'énumération. Mais ce chapitre constitue une infime partie de l'ouvrage. Voilà pour quelles raisons il est méconnu : car on ignore tout de la suite qui enseigne l'éros léger, le féminisme égalitaire, les jubilations libertaires, les dynamiques ludiques, les jeux hédonistes, l'invention du corps de l'autre, la construction du plaisir à deux, le souci d'autrui, les vertus nécessaires (délicatesse, prévention, douceur, tendresse, inventivité, imagination) et tout ce qui préside à la construction de deux plaisirs - celui de l'autre et le sien. Pas étonnant que le cerveau formaté par le christianisme aille directement dans ce livre à ce qui devient avec lui scabreux, graveleux, sanieux - pour le coup obscène, pour utiliser un mot de Bataille. Et que, ce faisant, le lecteur mené par une frénésie fautive néglige ce qui permettrait une alternative à son nihilisme de la chair...

Kâma-sûtra contre Cité de Dieu

Le Kâma-sûtra agit en exacte antithèse à La Cité de Dieu. Vâtsyâyana, pour ce que l'on en sait, autrement dit pour les informations livrées dans le corps de son ouvrage, est un brahmane qui enseigne l'excellence de l'hindouisme et appelle à respecter les règles de sa religion. Le livre se présente comme une synthèse d'ouvrages anciens consacrés au même sujet. à savoir « l'art du sexe ». Dès l'ouverture du livre, le philosophe donne le nom des auteurs, le titre de leurs ouvrages, les grandes lignes des contenus et annonce qu'il résumera l'ensemble.

En prolégomènes, Vâtsyâyana pose clairement la dimension philosophique de son projet : si les animaux se contentent de la sexualité brute. de la copulation mécanique indexée sur l'unique exigence de la nature, les hommes, eux, pour autant qu'ils aient envie de mériter leur humanité, doivent faire un art, une culture, un savoir-faire, une connaissance, une sagesse, une esthétique des choses de 1' amour, grâce à des techniques susceptibles d'être enseignées, transmises par un individu qui sait à un autre qui ignore. Et, chose essentielle : l'ignorant qualifie tout aussi bien 1'homme que la femme. La culture sexuelle s'offre donc indistinctement aux deux sexes, ce qui, de fait, définit chez le penseur indien une égalité essentielle et existentielle dès le départ entre les deux sexes. On est loin des fables chrétiennes sur Adam abusé par une Ève vicieuse et pécheresse – et encore plus loin de la haine chrétienne des corps.

Construire une belle individualité

Un tel féminisme se déploie dans l'invitation à produire une belle individualité - homme ou femme. Ce sage contemporain de saint Augustin propose une philosophie intégrée dans une vision générale des choses qui comprend le droit (dharma), la propriété (artha) et l'amour (kâma). Des traités furent écrits sur chacun de ces trois domaines et Nandi, l'assistant de Mahâdeva, rédigea mille chapitres sur les choses de l'amour (Kâma-shâstra). Vâtsyãyana effectue donc la synthèse des synthèses déjà effectuées au travers des âges sur cette question.

Le Kâma-sûtra enseigne l'excellence de l'enseignement. L'augmentation de la culture et du savoir contribue à l'augmentation du plaisir et de la jouissance. D'où la nécessité, pour les femmes, de s'initier aux soixante-quatre arts. Certes, dans la liste livrée dans le désordre, un certain nombre d'activités relèvent de ce qu'habituellement on associe aux devoirs des femmes, un genre d'art domestique où triomphent les arts d'agrément : l'arrangement floral ; la disposition des lits et des tapis ; la décoration picturale ; la confection de colliers et de guirlandes ; la fabrication de turbans et de diadèmes; celle d'ornements d'oreilles ; la confection de parures vestimentaires ; la distinction et l'élégance; la couture ; le macramé ; la fabrication des chars fleuris ; la coloration des bijoux ; les bons usages ; les tours de magie; l'art d'apprendre à parler aux perroquets et aux mainates ; la mosaïque des sols ; les jeux pour les enfants ; etc.

À cela s'ajoutent la connaissance et la pratique des beaux-arts : le chant, la danse, la musique instrumentale, la peinture, la calligraphie et le découpage des silhouettes, l'art des coupes à eau musicales, les représentations théâtrales, la mise en scène, l'art du luth, le jeu des vers qui s'enchaînent, la lecture et la déclamation, la composition poétique, l'improvisation orale de poèmes, le mime, les jeux de mots et de phrases à transformer.

Les arts concernent également le corps et les techniques du. corps : la préparation de la nourriture végétarienne, des boissons et jus de fruits ; la connaissance de la médecine ayurvédique ; les jeux d'adresse; l'art du déguisement ; la parure à l'aide de grains de riz et de fleurs; la coloration des dents, des ongles, le tatouage des membres ; la préparation des parfums ; l'application d'onguents, le massage, les frictions et les soins de la chevelure ; la gymnastique ; et 1' énigmatique « art de changer l'apparence des choses »...

Enfin, dans le corps des soixante-quatre arts, on trouve des activités qui passeraient en Occident, à la même époque, au Vème siècle de notre ère, pour des activités spécifiquement masculines, des arts majeurs : la dialectique, la menuiserie et la sculpture, l'architecture, la minéralogie, la numismatique, l'alchimie, l'art des mots et écritures diverses, la connaissance des langues étrangères, celle des dialectiques vernaculaires, l'interprétation des présages, l'exercice des diagrammes et autres signes ; la maîtrise des formules magiques - mantras -, la stratégie militaire.

Un genre de progression paraît pensable entre les arts domestiques et les arts majeurs : entre l'art de disposer des tapis ou de savoir parler aux mainates ou celui de la dialectique et de la stratégie militaire, on imagine un véritable programme pédagogique, au sens étymologique. un projet existentiel destiné à fabriquer de belles individualités femmes. Quand, derrière saint Paul, le destin chrétien d'une femme consiste à obéir à son mari - selon l'invite faite dans l'Épître aux Éphésiens, « les femmes doivent être soumises à leur mari » (V, 24) -, le Kâma-sûtra propose aux femmes les moyens du savoir, de la culture, de l'intelligence, de la tête bien faite, de l'autonomie. Dans un traité qui apprend les arts de l'amour aux hommes et aux femmes, il est magnifique de voir l'ouvrage affirmer l'égalité ontologique hommes/femmes. La sexualité ne concerne donc pas que le corps, que l'enveloppe (à quoi servirait alors une femme rompue aux arts de l'architecture ?), mais la totalité de l'être. Le nihilisme chrétien mutile le corps ; la spiritualité indienne le célèbre, le construit, le magnifie.

Il faudra attendre un millénaire pour qu'en Europe chrétienne apparaissent des traités destinés à proposer un art de construire de belles individualités : Balthazar Castiglione et « Le Livre du courtisan » (1528), Giovanni Della Casa et Galatée (1558), Torquato Accetto et « De l'honnête dissimulation (1641) ou Baltasar Gracian et « L'Honnête Homme » (1646). Mais tous, absolument tous, s'adressent au jeune homme, au garçon, au gentilhomme, au mâle, mais jamais, au grand jamais, aux femmes ! Plus de mille ans de retard pour le souci d'une construction de soi et l'écriture de traités à l'avenant, preuve que l'on entretient les femmes dans l'ignorance afin de pouvoir mieux la leur reprocher comme procédant de leur nature - une idée tellement séduisante pour le christianisme.
Michel Onfray, « Le souci des plaisirs »



traité d'érotisme de vâtsyâyana
Alain Daniélou


Célèbres dans le monde entier et pourtant mal connus, voire jamais lus, les Kâma-Sûtra, ou Livre de l'amour, sont pour la première fois traduits de leur langue originale : le sanskrit.

Au-delà de l'imagerie érotique d'hypothétiques et mystérieux plaisirs, les Kâma-Sûtra se révèlent, de façon surprenante, un incomparable texte de civilisation.

Cette version enfin complète du traité de Vâtsyâyana (vers IIème - Vème siècle) permet en outre, par le respect du ton, du rythme et de la fraîcheur de l'original, d'en savourer toute la poésie.

Document de premier ordre sur les fondements de la religion, la morale et la société de l'Inde, les Kâma-Sûtra offrent le truculent tableau d'hommes et de femmes à la recherche du bonheur, par tous les moyens possibles.



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