samedi, août 25, 2012

Les moines de Shaolin




Le monastère bouddhiste de Shaolin, situé au pied du mont Song Shan dans la province du Hénan, fut édifié en 477 par l'empereur Hsiao-wen (Xiaowen) de la dynastie des Wei du Nord. Le moine indien Bodhiruchi vécut dans le monastère au début du VIe siècle ; c'est là qu'il effectua ses nombreuses traductions de sutras en chinois. C'est également en ces lieux, durant la première moitié du VIe siècle, que se retira Bodhidharma, le patriarche du Ch'an venu lui aussi d'Inde.

Les moines de Shaolin ont mis au point des exercices permettant de fortifier l'esprit et le corps. Puis ils ajoutèrent des mouvements issus d'une vieille boxe indienne afin que les moines puissent se défendre contre les brigandages incessants de l'époque. Ainsi naquit le « wu-shu » (accomplissement de l'homme), dont la partie combative (le kung-fu) reste la plus connue.

Cependant les moines de Shaolin ne sont jamais considérés comme des combattants ou des soldats. « Leur but est avant tout de maîtriser le flux énergétique du corps, qu'ils appellent le Qi, afin de pouvoir le canaliser dans n'importe quelle partie de leur corps et devenir ainsi insensible à la douleur. Ils peuvent se casser une barre de fer sur le crâne ou se briser un bâton sur le corps sans jamais avoir mal, ni se blesser. En 1500 ans d'existence le monastère a subi de nombreuses transformations et les moines-soldats de Shaolin servirent quelquefois d'unités d'élite aux empereurs chinois. Le monastère lui même fut détruit et reconstruit à de nombreuses reprises. Mais les moines conservèrent toujours le même principe de vie, fondé sur la défense et non l'attaque ! Le monastère devint le plus important centre spirituel de la Chine et la province du hénan le centre culturel de l'Empire du Milieu avec plus de quatre-vingts monastères, dont la plupart sont actuellement en cours de rénovation ou de reconstruction. » (Bouddhisme actualités)

« Shaolin Kungfu ® »

L'histoire récente du temple de Shaolin et de ses arts martiaux est emblématique de l'histoire chinoise dans son ensemble. En 1966, en pleine Révolution culturelle, les gardes rouges attaquent le monastère et emprisonnent les moines après les avoir humiliés en public. Le gouvernement vide le monastère et le laisse à l'abandon pendant des années. Pour autant, dans les années 1970, le cinéma hong-kongais et la télévision américaine s'emparent du mythe de Shaolin : la série télévisée Kung Fu et les films La 36e Chambre de Shaolin, Retour à la 36e chambre et Les Disciples de la 36e chambre, parmi bien d'autres, exportent la légende dans le monde entier. En 1981, le monastère rouvre officiellement. Une démonstration de kungfu Shaolin s'y tient, la première depuis près de vingt ans. Si le style Shaolin commence de se reconstituer, le bâtiment est en très mauvais état et ne compte plus alors que treize moines âgés qui ont survécu à la Révolution culturelle.

Cette année-là, un certain Shi Yongxin, âgé d'à peine vingt-quatre ans, prononce ses vœux et entre au monastère. Jeune homme ambitieux, travailleur infatigable et politicien habile, il prend en 1987 la tête de la commission administrative du monastère. Il organise alors des démonstrations d'une grande perfection technique, fait déposer la marque « Shaolin Kungfu » et parvient ainsi à rassembler. en une dizaine d'années, l'équivalent de quinze millions d'euros qui lui permettent de rénover entièrement les bâtiments de Shaolin. « Le cinéma nous a beaucoup aidés », concède-t-il. Signe des temps, le gouvernement s'associe au développement de la « marque » : un festival biennal est organisé à Shaolin par le gouvernement afin de promouvoir la culture chinoise et d'encourager les investissements économiques en Chine.

Cyrille J.-D. Javary, Les trois sagesses chinoises.


Les trois sagesses chinoises
taoïsme, confucianisme, bouddhisme

Jadis lointaine, exotique, inaccessible, la Chine, en moins d'une génération, a pris dans notre vie quotidienne une place imposante. Des mots chinois comme « yin » et « yang », sans être pour autant toujours compris dans leur signification originale, sont devenus tellement familiers que des éditorialistes politiques de renom n'hésitent pas à les employer. Qu'ils soient utilisés comme parures nouvelles posées sur des idées anciennes est moins grave que ne le pensent les puristes. On peut toujours se réjouir du fait que ces noms exotiques aient acquis droit de cité, rendant les idées qu'ils expriment acceptables pour l'esprit français.

Il en va de même pour les arts physiques chinois comme le tai ji quan, le qi gong et surtout l'acupuncture : bien peu se hasarderaient aujourd'hui à railler ces pratiques qui prennent en compte l'ensemble énergétique constitué par l'union constante de l'esprit et du corps, ou même à ricaner d'une technique de soin consistant à enfoncer dans la peau des aiguilles en métal. Bien entendu, il ne s'agit pas de se convertir aux enseignements chinois, mais rien n'interdit de se demander comment nous pourrions aujourd'hui, en Occident, nous enrichir de l'expérience chinoise.

Le scientifique et humaniste Albert Jacquard explique par exemple que l'humain n'est pas seulement un individu biologiquement isolé, mais aussi et surtout une personne qui s'insère dans un réseau de relations interpersonnelles. Ses réflexions de généticien l'amènent à conclure que la responsabilité morale qu'implique la notion de personne « ne tombe pas du ciel, mais émerge simplement de l'ensemble des règles qui systématisent la finalité » de l'évolution de l'homme, idée qui se rapproche beaucoup de l'« enseignement » chinois — ce qui m'a conduit à le qualifier amicalement de « confucéen qui s'ignore »...

Comme le dit l'académicien François Cheng, « le Chinois est un être de relations ». Un regard global sur l'enseignement des trois sagesses chinoises fait apparaître leur profonde convergence : elles sont une invite à accroître notre responsabilité, à développer notre capacité à répondre par une attitude appropriée aux situations auxquelles nous sommes chacun, chaque jour, confrontés.

Ce qui les différencie apparaît alors simplement comme une question de domaine d'application : le confucianisme, en mettant l'accent sur la responsabilité au niveau social, incite à une attitude bienveillante envers autrui ; le taoïsme, plus porté sur la responsabilité au niveau vital, se manifeste d'une manière yin par une attitude accueillante envers son corps et d'une manière yang par une attitude respectueuse envers la nature ; le bouddhisme, en soulignant l'importance de la responsabilité individuelle des actes et la nécessité d'acquérir des mérites, favorise une attitude de compassion envers toutes les formes vivantes.

Sans doute est-ce cette « répartition des tâches » qui a permis à ces trois sagesses de cohabiter si durablement et de s'enrichir mutuellement, malgré les épisodes mouvementés qui les ont opposées. Et sans doute aussi est-ce bien parce qu'il s'agit d'enseignements, de manières de vivre plutôt que de croyances absolues, que même leurs affrontements, parfois violents, n'ont jamais pris la forme de guerres de religion. Il est remarquable que la pensée traditionnelle chinoise antique, dont les versants confucéen et taoïste se répondent l'un l'autre comme yin et yang, n'ait pas éclaté à l'arrivée du bouddhisme, dont la pratique sociale et la perspective spirituelle bousculaient pourtant toutes ses valeurs traditionnelles. Alors que l'Empire romain, dans des circonstances politico-religieuses analogues (affaissement de l'autorité centrale, invasions de peuples étrangers et développement d'une religion exogène), s'est irrémédiablement effondré, la Chine a su puiser, à chaque tournant de son histoire, dans chacun des trois enseignements ce qui pouvait contribuer à sa pérennité. On peut acquérir une vue d'ensemble de cette complémentarité à travers le tableau de la page suivante.

Sortie du cauchemar de la pauvreté et des excès idéologiques du maoïsme, ayant retrouvé sa dignité dans le concert des nations, c'est toujours en s'appuyant sur sa culture millénaire que la Chine entre maintenant dans la modernité. Fang Dongmei, un philosophe contemporain, l'exprimait ainsi : « Je suis un confucéen par tradition familiale ; un taoïste par tempérament ; un bouddhiste par inspiration religieuse et aussi un Occidental par formation. » Les trois enseignements de sa vieille culture — la rectitude confucéenne, la sensibilité taoïste, l'apaisement bouddhiste —, tout en prenant des formes nouvelles, restent au cœur de son identité. Au-delà de ce qu'ils peuvent nous apporter personnellement, leur compréhension ouvre la voie à des échanges constructifs avec la singularité chinoise.



Écrivain et conférencier, formateur en entreprise, Cyrille J.D. Javary est un « passeur d'Asie ». Peu de Français connaissent comme lui la Chine où il s'est rendu une cinquantaine de fois pour ses recherches sinologiques et aussi comme accompagnateur de voyages. Il a publié une quinzaine d'ouvrages culturels et thématiques sur ce pays. Sa passion est née du Yi Jing, le « Classique (Jing) des Changements (Yi) », fondement du mode de pensée Yin/Yang, dont il a publié une traduction chez Albin Michel en 2002.

Il a également publié Le Discours de la tortue. Découvrir la pensée chinoise au fil du Yi Jing et 100 Mots pour comprendre les Chinois.

vendredi, août 24, 2012

Tous cyberparlementaires pour en finir avec l'oligarchie des parasites



8th Wonderland


Dans le film 8th Wonderland, « des millions de personnes disséminées de par le monde et déçues de la manière dont celui-ci évolue décident de s'unir. Toutes guidées par le même désir d'améliorer les choses, de ne plus subir l'actualité sans pouvoir réagir. Par le biais d'Internet, elles créent le premier Pays virtuel : 8th Wonderland. Chaque semaine, tous ses habitants votent par référendum une motion différente... » (début du synopsis).


La technologie numérique permet à chacun de reprendre son destin en main dans le cadre d'une véritable démocratie directe, la seule démocratie concevable. Depuis des siècles, toutes les oligarchies politico-financières qui ont gouverné en prétendant représenter les peuples n'ont servi que leurs propres intérêts.

Dans notre prétendue démocratie, les citoyens sont en théorie égaux en droit, universellement semblables devant la loi et le suffrage. Mais dans l'entreprise, seuls les dirigeants déterminent la politique et les employés sont soumis à une organisation imposée d'en haut.

Les résultats des élections sont truqués : les moyens de la propagande restent la propriété de la classe dirigeante, le découpage des circonscriptions et les modes de scrutin défavorisent les candidats issus des classes populaires.

L'égalité des chances est supprimée par un système d'enseignement qui favorise les classes aisées (par le prix des études et l'héritage culturel).

La liberté de presse n'existe pas si les médias sont entre les mains des puissances d'argent, la liberté de pensée est atteinte par le conditionnement d'une information et d'une propagande à sens unique.

« L’électeur se figure que c’est lui qui élit son député. Il lui délègue, effectivement, ses pouvoirs souverains, mais l’élu n’est pas, pour autant, son véritable représentant. Souverain débonnaire et confiant, l’électeur n’exerce pas vraiment sa souveraineté. Une fois qu’il a déposé dans l’urne, tous les cinq ans, son bulletin de vote, il a transformé son mandataire et l’a fait entrer dans le Système qui fait des parlementaires et des gouvernants, sauf très rares exceptions, les serviteurs, parfois les laquais, des puissances d’argent.

Car le Système n’est démocratique que de nom. En fait, il fonctionne sous le contrôle étroit des oligarchies financières, qui règlent la note de sa campagne électorale et qui subventionnent son parti. »

Lire la suite du texte de Coston « Comment on devient député et comment on le reste » :
http://bouddhanar-3.blogspot.fr/2012/08/comment-on-devient-depute-et-comment-on.html


de Pierre Lévy

Pierre Lévy est philosophe et enseigne à l'Université du Québec, à Trois Rivières. Il est notamment l'auteur de L'Intelligence collective, de Cyber-culture et de World Philosophie.

Présentation de Cyberdémocratie :

« Sur Internet notamment, non seulement chacun ou presque peut mettre en ligne ce qu'il veut dire, non seulement des forums de discussion se créent, mais de véritables villes, de véritables régions virtuelles naissent, tissant des liens qui échappent aux barrières politiques et géographiques traditionnelles.

Cette liberté nouvelle est-elle un danger ou bien une chance ? Pour Pierre Lévy, elle annonce l'avènement prochain de la démocratie généralisée et jette les bases d'une véritable société civile planétaire et peut-être de nouvelles formes d'État.
Une synthèse visionnaire des transformations que la montée de l'Internet provoque dans la vie démocratique. »



Les fondements d’une cyberdémocratie internationale
pour contrer la dictature mondiale 

A propos de Cyberdémocratie par http://www.electropublication.net :

Pour Pierre LEVY, "depuis 1990 la disponibilité d’émetteurs satellites portables a permis aux journalistes de relayer, en instantané, audio et visuel, tous les événements du monde, faisant émerger en force une opinion publique globale sur des événements mondiaux.

C’est la prophétie de McLUHAN d’une « conscience globale », fruit des médias électronique, qui est réalisée. Et avec Internet toute organisation peut se structurer, pour ou contre, des informations mondiales avec beaucoup de facilités. On passe d’un internationalisme organisationnel à un internationalisme communicationnel.

A ce stade Pierre LEVY donne pour exemple les oppositions entre les courants « mondialistes » (américains) et les anti-mondialistes (anti-américains) ou encore les  « pour ou contre » Internet . De toutes les façons « l’un des grands mots d’ordre de la cyberdémocratie, aussi bien dans un camp que dans l’autre, est la lutte contre l’exclusion, la fracture, le devide » (p.158). (digital devide).

En définitive la cyberdémocratie à pour conséquence :

- De faire peur aux dictatures

- De permettre l’avènement d’une république de connecteurs

«  Le grand outil cyberspatial, bien commun, permet de piloter par la consommation, l’investissement et le travail coopératif une vie économique placée sous le signe de l’intelligence collective (...) tout ce que nous faisons envoie un message » p. 173.

Et le grand espoir de la cyberdémocratie réside dans la perspective d’une loi, une justice et un gouvernement planétaire car « le sens le plus profond du mouvement contemporain de mondialisation est la réunification de la famille humaine » (p.180). Pour LEVY il faut en effet une loi pour clarifier la diversité, les conflits actuels. Le cyberspace en tant qu’outil le permet : « nous pensons (...) renvoyer la guerre à la préhistoire de l’humanité » (p.188). C’est la condition non pas de la fin de l’histoire « mais du commencement de la véritable histoire » (p.189). 

Théorie de l’État transparent

Avec la cyberdémocratie il faut une nouvelle forme d’État. Trois événements majeurs y invitent : la mondialisation ; la montée du libéralisme ; l’émergence de la société de l’information (ou « utilisation de l’intelligence collective »).

Ces trois tendances pointent vers un État universel, cyberdémocratique et transparent.

Ses deux missions seraient : perfectionner l’intelligence collective globale en étant médiateur entre différents acteurs sociaux ; fournir à l’intelligence collective de la société un métaniveau de réflexion, régulation et gouvernance.

Ses trois fonctions : justice ; régulation/redistribution ; piloter la biosphère

Ses réalisations : offrir aux citoyens des agoras virtuelles, des bases de données

Il comprendrait quatre niveaux (mondial, continental, national, régional) et divers modes : l’espace public des auto-médias ; les agoras virtuelles ; le vote électronique ; l’administration en ligne ; le parlement électronique.

Et sa visée sera de perfectionner la médiation entre les individus car les différences ne sont plus culturelles, géographiques, entre les individus mais sémantiques : copyright, noms de domaines, hyperliens, piratage etc.
« L’espace virtuel du réseau commande dorénavant tous les autres espaces, puisqu’il abrite les processus d’intelligence collective des communautés virtuelles, à savoir la source de puissance intellectuelle (donc également des puissances économiques, culturelles, politiques, militaires etc. qui en dérivent) » (p.220).

Mais LEVY veut la paix et l’épanouissement universel de la diversité culturelle alors il « plaide pour une séparation de la culture et de l’État » (p. 226), car l’Etat-nation est une erreur puisqu’il aplanit la culture en un seul mode, le géographique. Or la culture doit être vivante, habitée : « les peuples ne seront plus ni de sang, ni de sol. Les peuples deviendront des lignées de signes dans la noosphère » (p.239).

L’intelligence collective : définitions

«  La poursuite du mouvement d’interconnexion généralisé entraînera une croissance corrélative de l’intelligence collective c’est-à-dire d’échanger les connaissances, de partager la mémoire, la perception, l’imagination et de multiplier les intelligences les uns par les autres (...). Cette croissance de l’intelligence collective va accélérer la création scientifique, technique, économique et culturelle » (p.199).

LEVY définit ainsi « l’intelligence » :

- En général : c’est une puissance d’autocréation

- En terme cognitifs : c’est la capacité d’apprentissage autonome

- En terme historique : c’est un processus d’évolution

« L’intelligence émerge de processus d’interaction circulaires et autoreproducteurs entre un grand nombre de systèmes complexes (...) L’intelligence est toujours le fait d’un collectif nombreux et interdépendant » (p.243). Exemple : un écosystème, une société humaine, un organisme.

- Les traits de l’intelligence collective humaine :

« L’humanité fait surgir une vitesse et une intensité d’autocréation inédite avant elle » (p.244) ;
son intelligence « s’accroît de la liberté et de la responsabilité de ses membres et les enrichit en retour » (p.243) ;
seuls les êtres humains sont capables d’apprendre en tant qu’espèce (mémoire collective, culture).

Et le cyberspace a augmenté ces capacités : fin des hiérarchies et hausse de la coopération ; fin des monopoles et hausse du bien commun.

On atteint un nouveau stade culturel, d’après alphabet, post-imprimerie : « l’interconnexion du moi crée un milieu ubiquitaire pour tous les signes culturels, leur reproduction et mutation accélérées » (p.246).

A ce stade Pierre LEVY reprend l’idée des quatre espaces anthropologiques qui lui est chère pour qualifier l’histoire de l’espèce humaine, en fait de l’intelligence collective humaine. Et Il s’appuie aussi sur la présentation par PASCAL de l’existence de deux royaumes (royaume de la concupiscence et royaume décadent) pour trouver le jeu des forces Yin/Yang, bien/mal qui préside au devenir de notre espèce. Il juge donc que le cyberspace reprend ce jeu d’ombres et lumières aujourd’hui : c’est là l’histoire de l’intelligence collective humaine et seule une éthique politique pourra réconcilier ces deux figures éternelles en nous : « la vraie partie se déroule entre magiciens et sorciers (...) Les sorciers se font la guerre entre eux pour capter la puissance des magiciens (...) mais les magiciens refusent le combat » (p.261).

L’éthique de l’intelligence collective met en évidence l’exigence du dialogue : exposer ses idées et écouter celles de l’autre plus évolué.

Au final donc Pierre LEVY appelle au dialogue : s’asseoir autour d’un feu et exposer honnêtement son point de vue à tour de rôles ; en écoutant les autres notre propre opinion change. C’est là l’évolution de l’intelligence collective que permet l’agora et tous les instruments du cyberspace.

« Quittons donc cette culture raisonneuse de partisans et d’accusateurs pour ouvrir la voie à une génération de justes » (p. 275)".

mercredi, août 22, 2012

Peut-on encore changer le monde ?





Centrisme révolutionnaire

Peut-on encore changer le monde ?

De toute façon y renoncer ne l'empêcherait pas de changer, mais reviendrait à laisser à d'autres, en particulier aux forces de régression, le soin de déterminer la nature de ce changement.

Le monde change et changera, malgré nos démissions, mais dans le sens désiré par ceux qui y investiront, eux, le plus de volonté, de fanatisme ou de rage. […]

Tandis que même d'ex-révolutionnaires reculent devant toute remise en cause de l'ordre existant, les contre-révolutionnaires, eux, n'hésitent pas à organiser partout un retour à l'ordre ancien.

Changer le monde signifie, d'abord, en redéfinir le principe de centralité. C'est ce que fit Galilée en ce qui concerne le système solaire. Et cela changea, effectivement, le monde.

Au centre, quoi ? Selon que, dans le passé, on répondit le totem, la horde, la tribu, les dieux ou dieu, le pape ou les pasteurs, Rome ou Byzance, le roi ou le parlement, l'aristocratie ou la bourgeoisie, on participa de cette restructuration du monde que l'on appelle une « révolution ».

Substituer le profit industriel à la rente foncière en tant que principe économique central, remplacer le papier par l'écran au centre du système de production culturelle, décentraliser le masculin au bénéfice du féminin en matière sociétale, constituèrent, en ce sens, autant d'authentiques révolutions.

Au centre, quoi ? Certains y placèrent l’État Léviathan, d'abord réparateur et égalisateur, mais vite devenu totalitaire par négation collectiviste de tout domaine privé. Des révolutions en chaîne, de Moscou à Prague, en passant par Varsovie et Bucarest, permirent de renverser, puis de changer ce monde-là.

D'autres voudraient, à la place de l’État, « centraliser » le profit, c'est-à-dire la recherche systématique et généralisée d'une appropriation et d'une concentration privée des richesses collectives. De Rio à Calcutta, de Johannesburg au Caire, de Stockholm à Marseille, on rêve de changer ce monde-là.

Pour le reconstruire autour de quel centre ? C'est ici que l'acceptation passive du cours des choses devient criminelle. Car, à notre soumission, répond alors l'activisme militant de ceux qui répondent : à la place du profit-centre, à la place de l'État-centre, réinstallons Dieu, la race, la tribu, la terre !

Et, dans ce concert de colères, de vindictes et d'imprécations exacerbées, on n'entend même plus la voix de ceux qui, là où l'État Moloch matraque son pouvoir, là où le profit impérial canonne ses « avoirs », veulent installer l'être, le sujet libre, la personne, c'est-à-dire l'homme démiurge qui, dans le passé, sut non seulement évangéliser les égoïsmes et dompter l'État, mais aussi transcender la tribu et mettre Jupiter à genoux.

En ce sens, c'est être véritablement « centriste » que de poser la question de la centralité — tout en récusant à la fois le terrorisme des bureaucraties centrales et la dictature du capital accumulé —, que refuser un monde de renards muselés et de poulaillers grillagés, mais aussi celui du renard libre dans le poulailler libre, que n'accepter ni que l'on étatise jusqu'à nos neurones ni que l'on privatise jusqu'à nos gènes.

Puisqu'une révolution pour renverser l'État mis à la place de l'individu fut jugée légitime, le serait tout autant une révolution destinée à bousculer le système de l'argent mis au cœur de tout et devenu âme de tout.

La question n'est finalement pas : « peut-on encore changer ce monde-là ? », car les malheurs qu'il génère ne sont contrebalancés que par la désespérance qu'il encourage ou les fureurs qu'il suscite ; mais : « qui le changera ? Et dans quelle perspective ? »

Dit autrement : renoncer aux révolutions pour le meilleur, c'est laisser le champ libre aux révolutions pour le pire : « centrisme révolutionnaire » ou radicalité contre-révolutionnaire : tel est le choix en quelque sorte.

Hier, ce fut au nom de cinq aspirations fondatrices que l'on parvint à changer le monde : l'aspiration humaniste, l'aspiration démocratique, l'aspiration nationale, l'aspiration sociale, l'aspiration libérale.

Il s'agit, aujourd'hui, de repenser et de refonder ces cinq dynamiques-là :

l'aspiration humaniste face aux nouveaux obscurantismes cléricaux ;

l'aspiration démocratique afin d'arracher aux nouvelles nomenklaturas, y compris celles de l'argent, ce que l'on restituera aux citoyens ;

l'aspiration sociale qui doit être opposée à la contre-réforme régressive générée par un néo-capitalisme anthropophage ;

l'aspiration nationale — fût-elle européenne — face au nouvel impérialisme hégémonique ;

l'aspiration libérale, enfin, qui, en rupture avec ce néocommunisme privatisé qu'instaure peu à peu un ultracapitalisme planétaire de monopole, permettra de restaurer la diversité, la pluralité, la concurrence, le libre accès au marché, et le véritable esprit d'entreprise.

Oui, on peut encore changer le monde. On le doit !

Jean-François Kahn


Dessin :

mardi, août 21, 2012

Changer le monde





En ce début de troisième millénaire, notre monde subit les tourments d'une trinité infernale : la maladie, l'injustice, la pauvreté.

Selon des chrétiens hérésiarques :

« La médecine connaît un revirement funeste : certains médicaments "miracles" pourraient avoir perdu leur pouvoir. Des maladies infectieuses telles que la lèpre et la tuberculose, qui par le passé ont fait des millions de victimes, étaient il y a quelque temps encore neutralisées par des antibiotiques, le premier étant entré en usage dans les années 1940. Aujourd'hui toutefois, on assiste, selon le compte rendu de l'OMS Journée mondiale de la santé 2011, à une accélération de l'émergence et de la propagation de germes pathogènes qui résistent aux médicaments. De plus en plus de médicaments essentiels deviennent inefficaces. L'arsenal thérapeutique se réduit. »

« En octobre 2011, poursuivent les hérésiarques, Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies, a constaté : "Notre monde est parcouru de terribles contradictions. De la nourriture en abondance, mais un milliard de personnes qui ont faim. Un train de vie luxueux pour un petit nombre, la pauvreté pour beaucoup d'autres. D'énormes progrès en médecine, mais des mères qui chaque jour meurent en couches [...]. Des milliards dépensés dans un armement destiné à tuer plutôt que dans la protection des populations". »

Quant à l'économie mondiale, expliquent les pessimistes sectateurs chrétiens, « elle est au bord d'une crise de l'emploi extrêmement grave qui risque de déclencher des troubles sociaux. La récente décélération de la croissance laisse supposer que les créations d'emplois ne répondront qu'à la moitié de la demande [...]. L'Organisation Internationale du Travail a évalué le degré de mécontentement que génèrent le manque de travail et le sentiment d'une répartition inégale du poids de la crise. Les résultats indiquent qu'une agitation sociale guette quantité de pays, particulièrement ceux de l'Union européenne et de la région arabe. »

Ils ajoutent : « Aux États-Unis (où la secte est bien implantée), la dette moyenne contractée par carte de crédit s'élève actuellement à plus de 11 000 dollars. un montant qui a triplé depuis 1990 ». Dans le livre L'épidémie de narcissisme (angl.), publié en 2009, on lit que beaucoup s'endettent simplement pour projeter une image de richesse. « Quand un Américain voit une personne possédant une voiture et des vêtements luxueux, il en déduit qu'elle est riche. En fait, il y a plus de chances qu'elle soit endettée. »

(Source : Le monde peut-il changer ? Réveillez-vous ! Juillet 2012)


Le projet de Jean-Marc Jancovici

6 000 milliards d'euros pour vivre avec moins de carbone et plus de radioactivité.

Contrairement aux sectateurs chrétiens qui attendent l'intervention de Dieu pour résoudre les problèmes de l'humanité, Jean-Marc Jancovici, un pronucléaire qui a collaboré à l'élaboration du pacte écologique de la fondation Nicolas Hulot, envisage de changer le monde grâce à un nouveau projet de société, tout entier tourné vers une économie « décarbonée ». Il écrit :

« La situation économique des décennies à venir a toutes les chances d'être extrêmement agitée, ce qui se traduira par de nouveaux problèmes bancaires dans les pays qui ont favorisé un fort endettement des ménages et des États. Or, les États-Unis sont montés tellement haut dans la constitution d'une montagne de dettes, contractées par des débiteurs dont la solvabilité deviendra douteuse en période de contraintes énergétiques, que l'on peut craindre que, dans les dix à vingt ans à venir, ils soient beaucoup plus occupés par la débâcle financière qu'ils risquent d'avoir à gérer que par les enjeux de long terme qui pourraient hélas ne jamais apparaître à la bonne place sur leur écran radar. Et, tant qu'ils connaîtront des difficultés intérieures, ils seront probablement tentés par un fort repli isolationniste, comme ils l'ont montré à maintes reprises dans l'histoire. Certes, les États-Unis restent un pays surprenant, et il ne faut jamais préjuger de rien, mais il n'est pas complètement exclu qu'ils restent prisonniers de l'héritage du passé, alors que les pays asiatiques n'ont pas (encore ?) ce problème. Ce sont des pays neufs, mais qui vont avoir comme nous des problèmes d'accès aux ressources. Le retour de la Chine dans la cour des grands, à la place où elle a été pendant quasiment toute l'ère chrétienne, impose de toute façon une politique coordonnée Europe-Asie, dont le carbone pourrait constituer un des fondements.

Revenons chez nous pour finir, et voyons ce que nous aurions en portefeuille en misant « tout sur la décarbonisation ». Un programme de rénovation lourde des bâtiments viables ? Disons 500 milliards ! Un programme d'indemnisation des propriétaires de bâtiments non viables pour leur permettre de déménager ? Si cela concerne un tiers des logements bâtis, qui sont les plus excentrés et les moins chers, et que nous calons cette indemnité sur 500 euros par mètre carré, cela fait 400 milliards d'euros. Ajoutons quelques centaines de milliards pour transformer l'immobilier industriel et tertiaire, pour faire bonne figure. L'élimination de 30 millions de voitures pour les remplacer par de nouvelles 2 CV et quelques voitures électriques ? A 10 000 euros pièce, voici une addition à 300 milliards. Le remplacement de la moitié des procédés industriels en fonction ? Sachant que l'investissement industriel représente quelques dizaines de milliards par an, vingt ans de « verdissement » de 50 % de cet investissement et c'est encore 500 milliards qui s'ajoutent. La transformation de notre agriculture ? Probablement 50 à 100 milliards d'investissements, au bas mot. Le remplacement des frigos, machines à laver, ascenseurs, et j'en oublie ? Encore des milliards par centaines !

Notre affaire, sur les quarante ans qui viennent, va donc demander quelques milliers de milliards d'euros d'investissements, disons entre 3 000 et 6 000 s'il faut donner une fourchette. Dans quel but proposer cet alignement de milliards ? Pour montrer que nous n'y arriverons jamais ? Au contraire ! cela montre par les chiffres que la décarbonisation de l'économie est une affaire d'une telle ampleur qu'elle mérite mille fois le titre de projet de société. Mieux, elle ne peut bien fonctionner que comme telle : nous ne l'obtiendrons pas comme conséquence à la marge d'« autre chose ». À défaut de la vouloir, cette décarbonisation massive, ce qui nous attend est une réédition de craquements comme nous en avons connus avec une intensité croissante depuis 1975, chaque choc étant plus ter-rible que le précédent, jusqu'au moment où la pénurie de ressources fera voler en éclats la civilisation actuelle. Il est encore temps de transformer cette contrainte en opportunité. Qu'est-ce qu'on attend ? »

Jean-Marc Jancovici



de Jean-Marc Jancovici

L’énergie procède de la transformation de la matière. L’économie n’étant rien d’autre qu’une machine à transformer des ressources, nos sociétés industrielles sont de plus en plus gourmandes en énergie, alors même que les stocks susceptibles de leur en fournir, que ce soit du charbon, du pétrole ou de l’uranium, diminuent inexorablement. 

Partant de ce constat, Jean-Marc Jancovici montre que les espoirs placés par nos gouvernants dans la reprise de la croissance sont illusoires et dangereux : dans une économie monde qui dépend des énergies fossiles, plus vite la croissance repartira, plus vite arrivera le prochain choc pétrolier qui la tuera à nouveau.

Il faut sortir de cette spirale infernale. L’éolien, le solaire seraient-ils une solution ? Billevesées, démontre J.-M. Jancovici : leur coût est astronomique et leur contribution actuelle, insignifiante. Le nucléaire, alors ? C’est souvent une excellente formule de transition, qu’il faut perfectionner et développer. 

Mais surtout, il faut un nouveau projet de société, tout entier tourné vers une économie « décarbonée ». Un tel projet touchera à tout : nos métiers, notre habitat, notre système de soins, notre agriculture, notre alimentation, notre mobilité, notre lieu de vacances, notre armée et notre diplomatie, la consolidation de l’Europe, les procédés industriels, la productivité du travail et la gestion des retraites…

Pour éviter l’impasse, chacun de ces compartiments de la société doit être libéré au plus vite de sa dépendance au carbone, et J.-M. Jancovici propose des pistes concrètes pour y parvenir.

Tout un programme, certes, mais prendre la contrainte carbone à bras le corps n’est pas une option, écrit-il. Si nous ne faisons pas le premier pas, c’est elle qui choisira la forme de l’étreinte !


lundi, août 20, 2012

Quand un « barbare » moderne relit Guénon


Portrait de René Guénon, dessin de Pierre Laffilée


par Jacques Bergier 

Les livres de Guénon ne comportent pas de bibliographie, car Guénon disait : « Nous n'avons point à informer le public de nos véritables sources... Celles-ci ne comportent point de références. » Ce qui fait que sur les sources de René Guénon on peut émettre deux hypothèses :

1° il avait réellement des sources traditionnelles remontant aux anciennes civilisations disparues ;

2° c'était un intuitif de génie, comme les auteurs de science-fiction.

J'aurais plutôt tendance à pencher pour la seconde solution. Venons-en maintenant aux thèmes de Guénon et à leurs rapports avec la science la plus avancée.

La géométrie et la magie

Guénon parle constamment de l'existence d'une géométrie magique dont les symboles exprimeraient des réalités plus importantes que celles que nous connaissons. Or prenons un des livres les plus importants de la science moderne : Stabilité structurelle et Morphogénèse, de René Thom.

Le professeur René Thom, de l'Institut des hautes études scientifiques de Bures-sur-Yvette, est un mathématicien éminent. Voici ce qu'il écrit :

« Comme on le verra au chapitre XIII, la géométrie euclidienne classique peut être considérée comme une magie ; au prix d'une distorsion minime des apparences (le point sans étendue, la droite sans épaisseur...), le langage purement formel de la géométrie décrit adéquatement la réalité spatiale. En ce sens, on pourrait dire que la géométrie est une magie qui réussit. J'aimerais énoncer une réciproque : toute magie, dans la mesure où elle réussit, n'est-elle pas nécessairement une géométrie ? »

Certains physiciens, comme John A. Wheeler, qui fit avec Niels Bohr la théorie de la fission de l'uranium, vont encore plus loin. Wheeler a fait une théorie qu'il appelle la géométrodynamique. D'après cette théorie, l'espace aurait une géométrie complexe si on le considère sur des longueurs trop petites, inférieures à 10-¹³ centimètre. Et cette géométrie ferait que l'espace apparemment vide contiendrait en réalité des réserves d'énergie beaucoup plus importantes que l'énergie nucléaire.

L'utilisation pratique de cette géométrodynamique de Wheeler serait une véritable magie : transfert immédiat d'énergie d'un point à l'autre de l'Univers par ce que Wheeler appelle les trous topologiques, production d'une énergie illimitée et facilement maniable, transformation de toute forme de matière en une autre forme de matière.

Si on admet un instant que l'homme en état de condition surhumaine ou des êtres supérieurs à l'homme peuvent manier cette géométrie par la puissance de leur esprit, la magie est bien une géométrie dans un sens totalement réel.

Que Guénon ait pu exprimer, dès 1932, les idées les plus avancées de la science de 1973 est curieux. Évidemment, ces idées existaient déjà dans la science-fiction. Mais justement Guénon paraît avoir tout ignoré de la science-fiction...

Les barrières du temps

Guénon parle, notamment dans le Règne de la quantité et le Signe du temps, des limites de l'histoire. Ces limites sont dues, selon lui, à des barrières dans le temps, qui font que certaines époques ne sont pas du tout accessibles à partir du présent et que d'autres exigeraient, pour les atteindre par la recherche historique ou archéologique, un temps supérieur à la durée de notre civilisation. L'idée a de quoi choquer un savant rationaliste classique. Pour un tel savant, qui s'en tient généralement à la relativité einsteinienne, le temps est une dimension de l'Univers, et il est tout aussi raisonnable de parler, par rapport à nous, de l'an - 5000 que de l'an - 500. 


Le temps n'est pas si simple

Cependant, une réflexion plus poussée, partant du principe d'incertitude d'Heisenberg, a conduit des physiciens à d'autres conceptions.

Il faut citer dans ce domaine les réflexions du mathématicien français Adolphe Buhl, de l'astronome anglais Gerald Mac Crea, du physicien américain John R. Pierce. Ce sont des savants officiels et sérieux. Pierce, en particulier, qui a dirigé l'étude et la réalisation su satellite de communication Telstar, est connu en France par son ouvrage extrêmement important Électrons, Ondes et Messages.

Or ces savants ont réfléchi sur la théorie de l'information en considérant ce que nous pouvons apprendre sur le passé comme un message accompagné d'un bruit qui le déforme et le couvre. Nous ne disposons pas, en effet, de la machine à explorer le temps de Wells, et nous ne pouvons pas visiter directement le passé. Nous en recevons, en quelque sorte, des messages en observant des étoiles lointaines ou en étudiant des objets qui ont existé il y a des milliards d'années, comme la Terre elle-même, ou les échantillons que nous avons de la Lune.

Si l'on applique la théorie de l'information à de telles études, on arrive à des conclusions très curieuses. Pour des périodes réellement éloignées - plusieurs milliards d'années -, le passé n'a plus de sens. Le bruit a recouvert le message, et n'importe quoi peut arriver.

Et c'est ainsi que, pour Mac Crea, la querelle entre partisans d'un « gros boum » ayant donné naissance à l'Univers et ceux de la théorie de la création continue n'a aucun sens. Elle est verbalisme pur.

Pour des époques plus proches, mettons de cinq mille à cinquante mille ans dans le passé, on arrive à une conclusion encore plus curieuse qui est due à Pierce : plusieurs passés coexistent, et, en fait, tous les passés compatibles avec les faits indiscutables qui nous sont parvenus peuvent avoir existé.

L'idée est étrange et difficile à comprendre. Je vais la trahir par une image simplifiée, ce qui est le propre de toute vulgarisation.

Aucune découverte ultérieure de l'archéologie n'empêchera les pyramides d'exister. Elles sont là visibles et tangibles. Mais le passé où les pyramides ont été construites par les Égyptiens, le passé où les pyramides ont été construites par une civilisation africaine avancée et même le passé où les pyramides ont été construites par des visiteurs extra-terrestres coexistent dans ce que nous appelons le passé.

Il n'y a pas d'histoire univoque, il n'y a pas de déterminisme historique, il n'y a pas d'évolution, il n'y a pas un passé solide et dont on puisse établir la réalité.

Comme un message téléphonique reçu sur un téléphone français (et dont on n'entend par conséquent que des fragments !) le passé autorise plusieurs interprétations, souvent mutuellement contradictoires.

Cela confirme d'une façon étonnante ce que Guénon écrit, notamment dans le Règne de la quantité et les Signes du temps, sur les limites de l'histoire. Il dit également dans le Symbolisme de la croix : « Il va sans dire que la signification réelle de ces traditions n'a absolument rien de commun avec aucune conception "transformiste", ou même simplement "évolutionniste", au sens le plus général de ce mot, ni avec aucune des fantaisies modernes qui s'inspirent plus ou moins directement de telles conceptions antirationnelles. »

Il est possible même, d'après la physique moderne avancée, que deux ou plusieurs de ces passés mutuellement contradictoires et coexistants échangent entre eux des objets.

C'est ce qui expliquerait l'apparition, anachronique, d'objet techniquement avancés au milieu de civilisations primitives.

Les assertions faites, dès 1930, par Guénon sont curieusement proches de ces explications. Or ce type d'idées avancées commence seulement à émerger en 1973.

La plupart des théories mathématiques justifiant ce genre d'hypothèses ont vu le jour après la mort de Guénon (1951), et notamment la théorie des algèbres universelles non linéaires d'Heisenberg. Si Guénon les a tirées de sources traditionnelles, ce sont réellement des sources remarquables. S'il les a imaginées, il a fait preuve de génie prophétique.

L'exploitation systématique de cette idée seule peut faire progresser l'archéologie, la protohistoire et même la philosophie à un point extraordinaire.

Une géographie complexe et sacrée

Si les idées de Guénon sur les limites de l'histoire ont de quoi déconcerter un esprit primaire, ses idées sur la limite de la géographie vont encore plus loin. 

Guénon prétend en effet que la Terre n'est pas complètement explorée et qu'elle contient des villes, des pays et peut-être des continents qu'on ne peut pas situer ni sur un planisphère à deux dimensions ni sur un globe à trois dimensions.

Il pense aussi qu'il y a des lieux qui sont différents par définition d'autres lieux, des lieux qui sont des portes s'ouvrant sur le ciel et sur l'enfer, ce que ni nos sens ni nos instruments ne peuvent déceler. Cette idée apparemment fantastique ne manque pas de fondement.

J'y ai consacré un livre : Visa pour une autre Terre. J'y signale en particulier que certaines séries de photos prises par des satellites volant entre trois cent et mille kilomètres d'altitude ne révèlent nullement notre Terre.

Dans un cas cité par Arthur C. Clarke dans son livre View from the Third Planet sur une série de deux cent cinquante mille photos prises au-dessus de la région de Detroit, aux États-Unis, une seule photo révélerait un coin de route correspondant à notre Terre. Les autres montreraient des forêts et un océan qui ne correspondraient en rien à notre époque.

Nous vivrions alors dans un monde beaucoup plus complexe et beaucoup plus étrange, et la Terre bien ronde des globes et des photos classiques ne seraient qu'une première approximation. Cette idée commence à apparaître dans les travaux de certains physiciens, comme Barrington Bayley. Elle a été beaucoup développée dans la science-fiction ; pourtant, nous le répétons, il ne semble pas que Guénon ait jamais lu une page de science-fiction.

Là aussi, la correspondance des idées guénoniennes et de la réflexion scientifique avancée est trop proche pour qu'il puisse s'agir d'une simple coïncidence.

Il va sans dire que, si l'on prend ce genre de réflexion au sérieux, si l'on envisage une "révision déchirante" de la géographie elle-même, on aboutit à un monde très différent de celui que nous connaissons.

Les réflexions de Guénon sur les rapports entre la svastika et la véritable forme de la Terre sont extrêmement curieuses. Il cite lui-même un article du Journal des débats de 1929, où il a lu ce qui suit : « En 1925, une grande partie des indiens Cunas se soulevèrent, tuèrent les gendarmes de Panama qui habitaient sur leur territoire, et fondèrent la République indépendante de Thulé, dont le drapeau est un svastika sur fond orange à bordure rouge. Cette république existe encore à l'heure actuelle. » C'est la première fois, en effet, qu'apparaît l'association entre Thulé, l'Hyperborée, la race aryenne et le svastika, association qui est classique maintenant depuis le nazisme, mais qui est très curieuse. Il est regrettable que Guénon n'ait jamais lu Lovecraft. Car il y aurait trouvé dès 1928 l'allusion au démon Chtulhu, appelé quelquefois Tulu.

Tulu, Thulé : voilà qui jette une lueur nouvelle sur les sources de l'hitlérisme.

Pour Guénon, cette expression est l'« une des plus anciennes désignations du centre spirituel suprême, appliquée aussi par la suite à quelques-uns des centres subordonnés ».

Et ce centre spirituel suprême, la ville du Roi du Monde, Luz, Avalon, Tir-Nam-Béo, n'est pas, d'après Guénon, sur la Terre connue des géographes les plus modernes ; elle est pourtant sur la Terre, et l'on peut y aller et en revenir.

D'autres sciences pour d'autres chercheurs

Pour un esprit primaire, il n'y a pas d'autre science que la sacro-sainte science occidentale. Les esprits capables de réflexion commencent maintenant à admettre qu'il y a d'autres sciences.

Parmi ces esprits, il faut mettre au tout premier rang le professeur Joseph Needham, dont le livre très important la Science chinoise et l'Occident est traduit en français. La jaquette de ce livre fait observer très justement que, « dans la radicale réinterrogation sur les rapports respectifs des civilisations à quoi nous sommes en train d'assister, [cet ouvrage est] un livre modèle : le livre qui peut nous faire sortir de notre sommeil égocentrique. »

Avant Needham, Lévi-Strauss avait déjà fait observer qu'il n'y a pas, en réalité, de pensée sauvage ou prélogique et que, si l'on ne se place pas à un point de vue raciste, on trouve partout la pensée rationnelle.

Needham fait observer très justement que « c'est précisément parce que les théologiens mystiques crurent en la magie qu'ils contribuèrent à l'essor de la science moderne en Europe, tandis que les rationalistes en entravèrent le cours ».

Son admirable livre ainsi que son histoire de la science et de la civilisation chinoise (sept volumes) montrent qu'il y a d'autres sciences dérivant d'autres conceptions et notamment de conception magiques.

Des sciences traditionnelles perdues

L'idée commence à se propager à mesure que le racisme s'éteint. C'est une idée extrêmement importante qui fut exprimée pour la première fois dans le Matin des Magiciens, mais qui, depuis, a fait son chemin. Quand on lit l'Histoire universelle de l'Unesco, quand on lit l'encyclopédie Man Myth and Magic, on est frappé par la tolérance exprimée pour l'idée d'autres sciences. La même tolérance apparaît dans la remarquable thèse de doctorat de Peter J. French : John Dee, dans les travaux admirables de Miss Frances A. Yates, notamment Giordano Bruno ant The Hermetic Tradition.

On commence à trouver comme naturel qu'un magicien comme John Dee, « allié aux démons des étoiles », comme l'écrit French, soit le premier à traduire les éléments d'Euclide en anglais et crée à la fois l'archéologie et la cartographie modernes.

Or cet état d'esprit existait, dès 1927, dans l’œuvre de Guénon. Cela est indiscutable. Dans un article sur « la Chirologie dans l'ésotérisme islamique », paru dans le Voile d'Isis en 1932, il écrivait : « De ces sciences traditionnelles, la plupart sont aujourd'hui complètement perdues pour les Occidentaux, et ils ne connaissent des autres que des débris plus ou moins informes, souvent dégénérés au point d'avoir pris le caractère de recettes empiriques ou de simples "arts divinatoires", évidemment dépourvus de toute valeur doctrinale. »

Un seul homme, à ma connaissance, avait à cette date une telle largeur d'esprit : c'est l'archéologue américain A. Hyatt Verrill. Encore exprimait-il ses idées sous forme de science-fiction, notamment dans le roman le Pont de lumière. Guénon ne l'a certainement pas lu.

Grâce aux travaux de Needhamm, nous commençons à connaître la science chinoise, et nous avons appris en particulier que la boussole magnétique n'est pas une découverte due au hasard ou à l'expérimentation de laboratoire, mais qu'elle est l'application directe d'une magie cosmique. Les idées de Guénon sur les sciences traditionnelles sont très curieuses. D'après lui, la dernière civilisation qui nous a précédés avait une société construite en systèmes de castes, un peu comme l'Inde il y a quelques siècles. Il y avait en particulier une caste des artisans, qui avait des techniques sans bases scientifiques, et nous recherchons en vain une base rationnelle alors que c'étaient uniquement des techniques expérimentales : astrologie, alchimie, médecine sacrée, architecture sacrée. Il y avait également une caste de savants qui étudiaient des sciences dont nous n'avons pas la moindre idée. L'objet lui-même de ces sciences nous est totalement inconnu.

La nature des travaux poursuivis par ces savants d'une civilisation disparue, leurs éventuelles applications pratiques nous sont totalement étrangères parce que nous sommes plongés dans un « sommeil égocentrique ».

Si nous arrivons à sortir de notre sommeil et à concevoir d'autres sciences, il n'est pas exclu d'ailleurs que les connaissances sur cette science sortent à la surface et que certaines bibliothèques s'ouvrent à nous.

Comme le dit Talbot Mundy : « Alors que l'empereur Akbar recherchait en vain les neuf livres secrets des neuf Inconnus, ceux-là étaient cachés à moins de cinq minutes de marche de son palais. »

Comme le dit Meyrink, « Troie aussi était tenue pour une légende ».

Le Kali-Yuga, âge des ténèbres

Je pense avoir montré qu'un réexamen de l’œuvre de Guénon, dans un esprit moderne, peut être extrêmement profitable pour la science.

Là où je me sépare complètement de lui, c'est lorsqu'il annonce un Kali-Yuga, un âge des ténèbres, la fin de notre civilisation et la destruction prochaine du monde par les escargots géants et les hippies ( ! )

La science moderne et la technologie moderne, dont la puissance sera encore accrue par les apports des autres sciences, n'aura aucune difficulté à résoudre les problèmes qui nous préoccupent. Ce qui nous attend, c'est non pas le Kali-yuga, mais le matin des magiciens. A mes yeux, le pessimisme de Guénon était absolument injustifié.



dimanche, août 19, 2012

Lamas collabos





« À la fin de la dynastie des Ming, la Chine était dans un tel état de désagrégation sociale qu'il ne fallut qu'un coup d'épaule pour qu'en 1644 les Mandchous, dévalant du nord-est, en prennent possession et y instaurent la dynastie des Qing, la dernière dynastie impériale. Confrontés à un problème démographique simple — la population dont ils venaient de se rendre maîtres était cinquante fois plus nombreuse que leur propre peuple —, ils s'allièrent avec leurs cousins ethniques, les Mongols, et leurs cousins religieux, les Tibétains.

Les Mandchous pratiquaient en effet un bouddhisme tantrique très proche de celui des Tibétains. Les lamas se virent dès lors gratifiés de nombreux privilèges. En 1732, l'empereur Yongzheng, après son accession au trône, fit don de sa résidence personnelle à une communauté de moines tibétains : c'est ainsi que fut institué le temple des Lamas que visitent tous les touristes qui arrivent à Pékin, sans bien souvent s'interroger sur l'étrangeté d'un sanctuaire tibétain d'une telle importance (il compta jusqu'à trois cents moines) en plein cœur de la capitale chinoise. L'empereur Qianlong, lui, alla jusqu'à se faire construire dans le secteur ouest de la Cité interdite (actuellement fermé au public) un véritable temple tibétain, le pavillon de la Pluie de Fleurs. Peu soulignées en Occident, ces faveurs firent naître chez les Chinois un sourd ressentiment, les Tibétains étant perçus comme les « collabos » des envahisseurs mandchous, lesquels multipliaient les mesures cruelles ou vexatoires envers les Chinois, comme le port obligatoire de la natte sous peine de mort. » (Cyrille Javary)

Aujourd'hui, des dignitaires du lamaïsme mondialisé ne sont-ils pas des collabos de l'impérialisme étasunien ? « Lentement mais sûrement, constate Elisabeth Martens, les USA placent leurs bases militaires autour de la Chine, là où le Dalaï-lama réunit des fidèles par centaines de milliers : Taïwan, Corée du Sud, Japon, Mongolie. Depuis peu, les États-Unis ont le projet d'installer quelques bases navales supplémentaires en Mer de Chine orientale, à proximité de Pékin. Actuellement, ils sont en pourparlers avec la Mongolie pour implanter de nouvelles bases militaires dans les steppes. » (voir la carte sur le site de « International Institute for Strategic Studies » www.iiss.org/about-us )



samedi, août 18, 2012

Alan Watts





Décembre 1973, « le ferry-boat centenaire S.S. Vallejo, ancré dans la baie de Sausalito, à quelques kilomètres de San Francisco, est déserté. Alan Watts n'y dormira plus entouré de ses chats, n'y réunira plus de séminaires sur les philosophies et les religions orientales, n'y écrira plus de livres. La maison bibliothèque, qu'il avait installée depuis quelques années dans les collines de Mill Valley pour pouvoir travailler sans être dérangé par les amis, les disciples en quête d'une parole, d'un signe, d'un réconfort, est aussi fermée. Alan Watts est mort brusquement, pendant son sommeil, dans la nuit du 17 au 18 novembre dernier.

Avec Herbert Marcuse, Norman Brown, Allen Ginsberg, Paul Goodman, il a été l'un des maîtres à penser du mouvement hippie. Entre 1967 et 1970, à l'époque où une partie de la jeunesse américaine, généreuse et malheureuse, était massivement concentrée à New York autour de Washington Square, à San Francisco dans le quartier de Haight-Ashbury, les journaux underground de la côte est, comme The Village Voice, ou de la côte ouest, comme The Oracle, sollicitaient presque chaque semaine ses analyses, ses commentaires, ses réflexions. Dans leurs colonnes, il dialoguait avec Buckminster Fuller, dont il partageait souvent les points de vue bien que leurs démarches intellectuelles fussent différentes, et Hermann Kahn, dont il réfutait les positions et les affirmations. Le phénomène hippie a été constitué de mouvements convergents. Certains étaient convaincus par les froides analyses politico-philosophiques de Marcuse ; d'autres étaient sensibles aux incantations poétiques de Ginsberg. Watts a réuni tous ceux qui aspiraient à un renouveau de la spiritualité, tous les esprits religieux et mystiques, tous les partisans de la non-violence non seulement entre les hommes, mais aussi à l'égard de l'univers, tous les contestataires des dualismes enracinés au cœur de la pensée et de la philosophie occidentales.

Il avait été un des leaders de la Beat Generation, derrière Kerouac et Ginsberg. Il a été l'initiateur des recherches spirituelles — sauvages et désordonnées parfois — qui se développent aux États-Unis. Il a été mêlé au mouvement psychédélique au côté de Timothy Leary et y a joué un rôle modérateur (à propos des drogues telles que le L.S.D., il a écrit maintes fois qu'elles sont comparables au téléphone et qu'il faut savoir raccrocher quand on a eu la communication). Il a contribué à la naissance des centres pour le développement du potentiel humain, tels que l'Institut Esalen, à Big Sur. Il a été également l'initiateur du mouvement écologique avant que le mot soit passé dans le langage commun.

Alan Watts est mort — ou, plus exactement, il s'est fondu dans le grand univers dont, affirmait-il dans ses causeries et ses livres, il ne s'est senti à aucun moment distinct. Avant lui, le mouvement hippie était mort — ou peut-être seulement s'était-il fondu dans la masse américaine en en imprégnant profondément la pâte. Ce mouvement, qui marqua sans doute le sommet de sa célébrité, ne l'avait pas changé, pas plus qu'il ne l'avait fabriqué. A la fin des années 60, une certaine jeunesse américaine s'était reconnue en lui et l'avait choisi. Lui, il était en route depuis longtemps ; il venait de très loin ; il avait avancé « à sa manière », selon le titre de l'autobiographie qu'il a publiée en 1972 : ln my own Way, an Autobiography .

Alan Watts était né en 1915 à Chislehurst (Grande-Bretagne) d'un père qui s'est défini lui-même comme pétri de tradition victorienne et d'une mère pour qui la Bible était la vérité, et la seule vérité. Il avait été élevé dans le strict respect de l'esprit et des principes religieux. S'il s'était écarté de la lettre des principes qui lui avaient été inculqués dans son enfance, il n'avait rompu jamais avec leur esprit.

Très jeune, il étouffe au sein de l'anglicanisme familial. Sa curiosité se tourne vers l'Orient et, à 16 ans, il assiste déjà aux réunions d'une loge bouddhiste. Dans son domaine, Watts a été un enfant prodige, constate Theodore Roszak dans son livre Vers une contre-culture. En effet, à 19 ans, il est rédacteur en chef de la Voie du Milieu, une revue anglaise d'études bouddhistes. A 23 ans, il est codirecteur d'une collection d'ouvrages intitulée Sagesse de l'Orient ». Quand il émigre aux États-Unis, A la veille de la guerre, il est docteur en théologie et docteur en philosophie. Il a déjà publié plusieurs livres, dont l'Esprit du zen (1936). Il s'installe en 1939 aux États-Unis, parce que c'est le seul pays, estime-t-il, où un individu peut se déclarer philosophe et vivre de la philosophie sans s'intégrer au inonde universitaire.

Alan Watts vit de ses écrits, de ses conférences, de cours, aussi, qu'il donne sur l'histoire des religions et sur les religions comparées, mais sans chercher A faire carrière dans la hiérarchie universitaire américaine, sans être rattaché à une université particulière. En 1945. il est ordonné prêtre anglican et exerce son ministère pendant cinq ans dans la banlieue de Chicago, sur le campus de la Northwestern University. Mais, reconnaît-il dans son autobiographie, il ne s'est jamais senti à l'aise dans ce rôle.

Dès 1950, Man Watts s'installe à Sausalito, sur un ferry-boat déjà occupé par le peintre Janos Varga et qui dresse sa carcasse noire dans le ciel lumineux de Californie. Il enseigne d'abord pendant quelques années à San Francisco, à l'Académie des Études asiatiques, mais bientôt il réalise son rêve : être un philosophe libre, c'est-à-dire sans obligations professionnelles.

Il publie, il voyage dans le monde entier, en particulier au Japon, il donne des conférences. Un extraordinaire talent de conférencier et d'écrivain a fait de lui le vulgarisateur de la pensée orientale aux États-Unis. Nul ne lui conteste d'avoir révélé le zen aux intellectuels américains, grâce, en particulier, à un sens du verbe, de la formule, de l'image qui frappent. Dans sa bouche, sous sa plume, les idées les plus abstraites deviennent claires, prennent vie, s'animent comme un poème. Parce qu'il en fait sa vie et non un simple objet d'étude.

Les spécialistes de la philosophie ou des religions ont critiqué parfois les analyses et les présentations qu'il faisait des questions les plus ardues. Ils lui ont reproché de manquer de rigueur. Watts n'en avait cure, car son but était d'éveiller, d'enthousiasmer, de faire participer. Il aspirait moins à enseigner telle ou telle discipline qu'à faire saisir aux Occidentaux, en leur dévoilant le mode de pensée oriental, qu'ils avaient perdu le sens de la vie en se fiant trop à la technique. Il voulait raviver leur sensibilité, les réconcilier avec le cosmos dont ils vivaient séparés. Watts souriait également lorsque certains s'étonnaient de le voir fumer tant de petits cigares, boire de l'alcool avec délice et, parfois, abondance, faire la cuisine avec gourmandise, parler de la femme comme d'une source de plaisirs sensuels. Il connaissait ses contradictions. Il s'en accommodait, plus préoccupé de vivre ses pensées que de les mettre toutes en accord entre elles, plus soucieux de se vivre que de se connaître. Il n'a jamais prétendu être un saint ni un sage. « Je ne suis que le porte-parole de la sagesse », répondait-il à ceux qui voulaient le prendre en flagrant délit de contradiction.

Dans la nuit du 17 au 18 novembre 1973, à plusieurs milliers de kilomètres de San Francisco, mourait également Mlle Mira Alfassa, de nationalité française, fille d'un banquier d'origine égyptienne. Mlle Mira Alfassa était connue et vénérée dans toute l'Inde, et en Occident, comme « la Mère » de l'Ashram fondé naguère à Pondichéry par Sri Aurobindo. La sagesse et son porte-parole s'éclipsaient au même instant : à cette coïncidence, Alan Watts aurait trouvé un sens.

J'avais dîné à Paris en sa compagnie deux semaines avant sa mort, et il n'était sûrement pas désireux de nous quitter. Il n'était las de rien, sauf peut-être de la lassitude qui use quand on lutte toute une vie à contre-courant. »

Jacques Mousseau


Libertaires de l’Antiquité

Dans la Cité grecque, les philosophes cyniques ont pensé et vécu en farouches "libertaires". Le nom de cyniques leur viendrait de ...