dimanche, août 12, 2012

Le surhomme




Jacques Bergier, qui inspira le personnage de Mik Ezdanitoff (l'initié télépathe) dans le Tintin "Vol 747 pour Sydney", s'entretient avec Louis Pauwels à propos du surhomme :

Mon cher Jacques, racontez-moi votre surhomme. Comme le petit homme rond (« pas un gramme de muscle, rien que de la bonne graisse », dit-il, content de lui) venait d'achever ses quenelles et sa crème au chocolat arrosés de Ginger Ale, il posa, coudes au corps, ses mains bien à plat sur la table, les doigts à l'extérieur, comme une otarie au bord du bassin ou une taupe qui prend le frais, et commença son discours d'une voix mécanique, avec un fort accent de nulle part.

Le premier trait du surhomme, dit Bergier, sera d'avoir pour système nerveux une citadelle imprenable. Maintenant que beaucoup de maladies infectieuses sont vaincues, beaucoup d'entre nous meurent de stress. Le stress est notre détresse. Ceux qui, par hasard, et sans doute par hérédité, supportent les plus lourdes responsabilités arrivent à nous diriger. Ce ne sont pas forcément les meilleurs. Le surhomme possédera une organisation nerveuse qui lui évitera toute angoisse, toute colère, toute usure par les conflits avec soi-même et les autres.

Les stoïciens, déjà...

L'intelligence du surhomme

Non, dit Bergier. Ils faisaient seulement de la littérature. Le surhomme ne perdra pas son temps à écrire des traités de morale.

Je continue. Le deuxième trait du surhomme sera d'utiliser non pas comme nous le dixième de son cerveau, mais les trois quarts ou les neuf dixièmes. En conséquence, il sera infiniment plus heureux que nous. On a écrit beaucoup de sottises sur le bonheur. C'est l'intelligence qui fait le bonheur. Le plein usage de l'intelligence et le contact avec d'autres intelligences procurent les joies les meilleures et les plus stables. Le troisième trait sera la volonté. Une volonté suffisante pour se conduire intelligemment quelles que soient les circonstances. Notre existence est gouvernée par la bêtise : la nôtre et celle des autres. Ce que pourront être la vie privée et la vie sociale d'êtres doués d'une volonté fixe pour écarter l'idiotie, cela dépasse mon imagination.

Il y a un troisième trait bis : la volonté sur le corps. La volonté est un énorme mystère, et le surhomme aura ce qui nous manque : la volonté de la volonté. Je ne lui vois pas de passions, sauf celle-là, qui est suprême.

Savez-vous ce que peut la volonté sur le corps ? Devant témoins, des hommes ont marché sur des galets chauffés à plus de mille degrés, pieds nus. J'ai été abandonné nu, debout, les bras en croix, dans une cour de Mauthausen, par moins vingt-cinq, et je m'en suis tiré en faisant des mathématiques mentales. J'ai, moi aussi, des témoins ; les cinq sur cent qui ont survécu. Connaissez-vous Stapp ? C'est un colonel de l'aviation américaine, qui faisait des expériences sur la résistance du corps aux accélérations. Il montait dans un traîneau propulsé par fusée sur des rails au-dessus d'un canal. Brusquement, les volets mobiles du traîneau s'abattaient, comme des rames dans l'eau, et le freinaient. On avait d'abord utilisé de grands singes : ils mouraient quand l'accélération atteignait huit fois la pesanteur terrestre. C'est-à-dire quand ils pesaient une tonne au lieu de cent vingt-cinq kilos. Stapp s'est porté volontaire. Il a d'abord atteint la limite où les grands singes claquaient. Puis il a décidé d'aller au-delà, en s'imposant de ne pas mourir. Il a eu un œil arraché et la colonne vertébrale déformée, mais il est parvenu à vingt-deux fois l'accélération de la pesanteur. Quand on l'interrogeait, il répondait « C'est le pouvoir de la prière. » Il était pasteur méthodiste dans le civil.

Le surhomme sera-t-il pasteur méthodiste ?

Ce n'est pas ma conclusion, car le surhomme sera intelligent et heureux. Ma conclusion est que la chair, irriguée par une puissante volonté continuelle, n'est plus tout à fait de la chair humaine.

De même que la conscience, gouvernée par une intelligence constante, n'est plus tout à fait une conscience humaine. Mais nous n'avons pas d'exemples d'une intelligence fonctionnant en courant continu. — Peu d'exemples. « J'avance, monté sur les épaules de géants », disait Newton, alchimiste et physicien. Il y a des exemples, de Raymond Lulle à Wiener, de Swendenborg à Steiner, mais nous nous en détournons instinctivement. « Je ne veux pas le savoir » est un réflexe profond qui nous tient somnambules et nous évite le vertige sur la corde tendue.

Le surhomme et la maîtrise des probabilités

Je continue. Le surhomme aura développé des pouvoirs psychologiques qui n'existent chez nous qu'en latence. Ses rapports avec le temps seront différents. Nous avons tous un peu de prémonition. Il nous arrive d'entendre vaguement le ressac du futur. Mais personne ne sait ce qu'est le temps. Je crois qu'il y a le temps relatif, et une durée absolue derrière le temps. Notre esprit emprunte parfois la voie d'accès vers la durée absolue, par hasard, et en sort aussitôt. Nous ne savons pas produire le phénomène à volonté. Le surhomme saura. Il aura la maîtrise du temps. Et donc aussi la maîtrise des probabilités, car temps et probabilités sont liés. Ceux d'entre nous qui peuvent apercevoir l'avenir ne distinguent sans doute pas un avenir fatal, mais des avenirs probables. La maîtrise du temps, c'est pouvoir choisir entre les probabilités, parce qu'on les contrôle. Le Suédois Forwald estime avoir démontré que certains sujets influencent la chute des dés. Ils contrôlent la probabilité. Ils obligent les dés à présenter plus souvent une face qu'une autre. Les expériences de Forwald sont très discutées, mais elles éclairent ce que je veux dire par « commande des probabilités ». Le pouvoir sur la nature et sur autrui d'êtres qui posséderaient la commande des probabilités est difficile à concevoir. Imaginez cela appliqué à la chimie, à la biochimie, à la physique nucléaire. A notre échelle, nous verrions d'abord que ces êtres ont toujours de la chance, et qu'ils portent chance.

Qu'est-ce que la chance ? Je vais vous dire un secret sur moi, qui m'effraye parfois, qui gouverne toute ma confuse alchimie interne. Les champs de force de mon destin sont aimantés. J'en suis sûr. Je sens au fond de moi l'aimant bouger et fonctionner. Il ne m'est jamais arrivé que ce que j'ai souhaité. Ou, plutôt, je n'ai jamais souhaité, d'un souhait irrépressible, que ce qui allait m'arriver. Et je porte chance. Tous ceux qui s'agrègent à mon destin ont de la chance.

Celui qui a des oreilles pour entendre perçoit le chant lointain du surhomme qui vient. La vie lui est un enchantement : une chance, même dans les pires épreuves. Mais « la vie crache dans l'oreille des sourds ». Je vous offre ce proverbe de ma composition.

Prendrez-vous du café ?

Non, mais volontiers encore un peu de crème au chocolat. Le cher petit homme, qui aime les chats, lapa son écuelle avec des aspirations précipitées, renfonça dans le veston sa cravate qui lui tient lieu de serviette et se remit en position de phoque qui médite, variété nordique du Sphinx.

Un Supérieur Inconnu incognito

Il est entendu, reprit Bergier, que les seuls problèmes qui comptent sont ceux que l'on peut résoudre. Mais les questions sans réponse se posent tout de même. A mon avis, rien d'extérieur ne distingue le surhomme de nous-mêmes. Le surhomme n'est-il pas déjà parmi nous ? Ne passe-t-il pas sur les Champs-Elysées, en ce moment, sous la baie vitrée du restaurant ? Les traditions occultes parlent des Supérieurs Inconnus. La tradition juive, des Maîtres du Nom. La tradition alchimique, des mutants qui ont accompli le Grand Œuvre. Les preuves manquent. Mais elles doivent nécessairement manquer. Celui qui atteint l'échelon au-dessus de l'homme ne doit pas avoir la moindre envie de se faire repérer en tant que tel. Les exemples du Christ, ou d'Einstein, ne sont pas encourageants. L'un torturé, l'autre si écœuré qu'il disait « Si c'était à refaire, je serais plombier. » Je ne vois pas du tout le surhomme en génie public. Dans ces conditions, comment détecter un être qui se contente de vivre intensément, qui n'intervient pas dans notre vie quotidienne et qui n'a aucun besoin de nous ? Oui ne voit jamais le médecin, qui change facilement d'état civil et de profession, qui peut gagner sa vie en écrivant un livre à succès ou en faisant quelque invention dont les revenus sont garantis dix-sept ans par le brevet ? Il y a des disparitions mystérieuses et des gens très mystérieux.

Ce Rosenkrantz, qui, au XVIIe, bâtit un manoir dédié à la liberté, au bord d'un fjord norvégien, s'entoura de milliers de livres, et cultiva sous ses fenêtres un jardin de roses entre mer et neige ? Ce Français d'aujourd'hui, inapprochable, qui navigue depuis des années le long du Groenland et dans l'Arctique, sur un trois-mâts de rêve ?

Si mes journées avaient soixante-douze heures, j'aurais le temps de vous détailler mille autres cas. Mais, bref, quand l'humanité entière, par la science, aura fait un bond vers l'intelligence surhumaine, des historiens et des archéologues supérieurs détecteront leurs ancêtres surhommes dans le passé. Tel livre en apparence insignifiant ou incompréhensible, rejeté et oublié depuis longtemps, par exemple, leur révélera que l'auteur avait marché tout le long de la corde tendue sur l'abîme.

Le surhomme ? Une organisation moléculaire modifiée...

Je continue. L'homme peut être modifié, et il le sera. « Ce qui ne fut pas sera, et nul n'en est à l'abri », disait mon vieux Haldane. Cette modification a dû se produire spontanément plus d'une fois déjà au cours des milliers d'années de l'histoire humaine. Je cherche mes raisons d'espérer dans la tradition et dans la science. La modification s'est faite par hasard ou par succès exceptionnels de méthodes empiriques ou magiques. La vocation de la modernité est de hausser consciemment, volontairement l'espèce humaine vers la condition surhumaine. Si les problèmes de la civilisation scientifique sont trop compliqués pour nous, si l'esprit frotte, ce n'est pas que la civilisation se trompe, c'est qu'elle prépare l'esprit au-dessus de l'humain. Et on ne doit pas abdiquer. On ne doit pas non plus attendre, se contenter de l'espoir mystique, à gaga-yoga. On doit travailler. Le surhomme a besoin de nous pour venir en nous. « Je ne sais pas s'il faut compter sur Dieu, mais je sais que Dieu compte sur nous », disait votre père ouvrier, qui avait du génie...

Bon. Quelle idée me fais-je du surhomme ? Une idée décevante pour l'amateur de bandes dessinées. Une organisation moléculaire légèrement changée. Une utilisation meilleure du système hormonal et nerveux. C'est tout. Il suffit de quelques atomes d'hydrogène sur une molécule de stérol pour séparer les sexes, créer cette petite différence qui nous apporte tant de joies, tout l'art, et de grands chagrins. « La nature a séparé l'espèce en deux à peu de frais », dit Jean Rostand. A quoi fait écho la parole de l'écrivain américain Robert Heinlein : « L'abîme entre l'homme et le surhomme est étroit, mais très profond. » La nature, avec un coup de pouce de la science, peut nous surhumaniser à prix réduit. C'est ce qui me rend optimiste. Évidemment, le chrétien dira que si Dieu s'est arrêté à l'homme, c'est qu'il avait ses raisons et qu'il faut en rester là. Mais, depuis deux mille ans, le chrétien est antiscience, antipouvoir, antiavenir, antimonde. Le Dieu qu'il invoque ne doit pas être le bon, puisqu'il ne l'exauce jamais. Le vrai Dieu, à mon sens, a créé l'homme pour qu'il prenne le relais de la création. Je vais vous donner un tuyau : le vrai Dieu est Prométhée, et son fils est Faust. Voilà un dieu qui exauce, si j'en juge par les progrès des sciences et des techniques. Avez-vous encore un moment ?

Projet pour la fondation d'une Société d'exploitation de l'homme par l'homme

Je hochai la tête, affirmatif, touché comme toujours par ce gentilhomme qui vous glisse son or dans la poche en s'excusant de l'alourdir. Il tira un papier de soie de son portefeuille, nettoya ses lunettes et se remit en position. Les manchettes trop longues d'une chemise centenaire lui faisaient des mitaines. 

— Nous sommes constitués de matière, d'énergie et de temps. Les premières cellules, sorties de la soupe originelle, ont évolué pendant trois milliards d'années en accumulant de l'information. Les molécules qui gouvernent, à partir des chromosomes, l'évolution cellulaire sont prodigieusement intelligentes, beaucoup plus que l'homme le plus génial. Notre corps contient des laboratoires chimiques, et sans doute nucléaires, dont la technologie devance infiniment nos inventions. Notre cerveau surclasse les plus belles machines à l'imiter que nous puissions concevoir. L'exploitation de l'homme par l'homme est à peine commencée. Je propose la fondation d'une Société d'exploitation de l'homme par l'homme.

De quelques pouvoirs extraordinaires

Il existe des humains à la mémoire totale. Il y a des hommes capables de raisonner en un temps nul, ou presque. Gérard Cordonnier, mathématicien, découvre les solutions qui portent son nom, le temps de plonger un aviron dans l'eau et de l'en retirer : dix ans se sont écoulés dans ce geste. Galois, sachant qu'il va mourir le lendemain matin, fait avancer d'un siècle les mathématiques, entre neuf heures trente et l'aube. Des prisonniers politiques ont résisté au lavage de cerveau, brisé la volonté de leurs bourreaux, détourné ceux-ci de leur dégoûtant métier. La liste des pouvoirs surhumains est longue. Les nier est de la superstition. La télépathie et la clairvoyance sont des faits établis. J'évoquais Prométhée. J'ai travaillé la question des pyrotiques. Ce sont des hommes, des femmes, des enfants qui allument des feux mentalement. Je crois que c'est ainsi, non en frottant des bouts de bois au hasard, que l'humanité a conquis le feu. La légende de mon dieu Prométhée vaudrait d'être fouillée. Des adolescents, par leur seule présence, provoquent des chutes de pierres. Des hommes influencent des réactions chimiques ou le fonctionnement de machines. Je définis le surhomme comme l'homme disposant de tous les pouvoirs qui parfois affleurent chez quelques-uns d'entre nous — comme les poissons des profondeurs qui viennent faire une galipette à la surface et replongent —, disposant de tous ces pouvoirs, les ayant soumis à sa volonté, les utilisant à plein rendement. Cet homme-là serait au-dessus du génie. Il aurait sur le génie l'avantage d'être équilibré, en parfaite santé, et conscient de soi. Et j'imagine qu'il faudra, pour décrire sa psychologie, emprunter au vocabulaire de l'extase mystique : il sera « éveillé ». Nous sommes toujours partiellement endormis. Notre conscience est intermittente. Elle donne une illusion de continuité par un effet de persistance, comme le cinéma donne l'illusion du mouvement. La conscience du surhomme, même si elle demeure discontinue, aura beaucoup plus d'images à la seconde. Cordonnier, Galois et bien d'autres montrent que le cerveau peut tourner cent ou mille fois plus vite, sans dommage.

La pensée qui fait des nœuds

Et comment pensera le surhomme ? Les calculateurs prodiges m'en donnent une vague idée. Il me semble qu'ils pensent au-delà du langage et des symboles. La structure de leur pensée leur permet des connexions quasi instantanées entre un grand nombre de sujets. C'est une pensée « nexialiste », comme l'a bien vu Van Vogt, une pensée qui fait des nœuds. Elle rassemble toutes les idées en un seul point. Une pensée qui a la solidité d'une corde et non d'une chaîne. Une chaîne n'est jamais plus forte que son chaînon le plus faible. Une corde est plus forte que chacun de ses brins. Quand on noue la corde sur elle-même, on obtient une hyper-solidité. Je continue. Il s'ensuit que la pensée du surhomme sera au-delà de la logique, de toutes les logiques. La plupart des logiques sont binaires : oui, non. D'où nous viennent les dualismes consternants : faux, vrai ; bien, mal ; Dieu, Diable. Nos machines à calculer sont binaires : le trou et le plein de la carte perforée. On a suggéré des logiques plus riches, à plusieurs valeurs. Cependant, la pensée intégralement éveillée surplombera toute logique parce qu'elle opérera de façon nexialiste. Elle aura changé de nature en changeant de vitesse. Notre esprit travaille dans un espace à une dimension, qui est le plus souvent celle du temps. Des esprits d'exception parviennent à penser en deux dimensions. Par exemple Poincaré, qui inventa les fonctions elliptiques, fonctions à deux périodes, inconcevables pour l'intelligence commune : supposez qu'a la fin de l'hiver on entre dans l'automne ou dans une autre saison. Mais la « sur-pensée » opérera dans un domaine sans dimension du tout. Un mathématicien dirait : topologique au lieu de métrique. On ne peut décrire cela ; le langage déclare forfait. Je vais tout de même essayer, avec une anecdote.

Des culottes courtes pour rétablir l'économie

C'est un film de René Clair, je crois : le Dernier milliardaire. Un cinglé devient dictateur d'un petit pays. Vous me direz : cela arrive tous les jours. Mais, attendez. La nation est plongée dans le désordre économique total. L'argent-papier n'est plus rien. Quand vous allez boire un verre, vous payez avec un poulet, et l'on vous rend la monnaie avec des œufs. Aucun économiste qualifié, aucun grand expert n'est parvenu à comprendre la crise. Vous me direz encore : c'est courant. Bien. Mais le dictateur dingue se concentre, et il prend un décret. Un seul. Désormais, tous les barbus porteront culotte courte. Et aussitôt, la crise se résorbe, la monnaie se regonfle, la prospérité revient. Maintenant, sortez de la rigolade, admettez que ce soit vrai ou que l'histoire contienne une leçon. Le fou, ou prétendu tel, a eu une illumination : un éclair de pensée nexialiste. Brusquement, il a vu dans leur totalité des rapports subtils, en séries innombrables, qui échappaient à toutes les intelligences ordinaires. Et l'ensemble noué de ces rapports lui a révélé ceci : quand les barbus auront des culottes courtes, des réactions en chaîne, en quantité infinie, vont s'enchevêtrer de telle sorte que l'économie sera rétablie.

Les mangeurs étaient partis. Le garçon enlevait les nappes. La dame du vestiaire, assise, à deux pas, la boîte à cigarettes sur les genoux, comptait ses sous. Elle jeta un regard stupéfait aux deux messieurs décorés qui exigeaient que les barbus montrassent leurs mollets. On vivait de drôles de temps politiques.

Votre fortune est faite, mon cher Jacques. Les gouvernements d'Ouest, dans la crise de l'énergie et l'inflation, sont sûrement acheteurs de pensée nexialiste.

Si j'avais voulu faire fortune, j'aurais fondé une religion. C'est ce qui exige le moins d'investissements. Très heureusement, Madame Vestiaire fut appelée au téléphone.

La science : un gros cake aux fruits confits

Je continue, dit Bergier. Deux aspects de la faculté surhumaine : une mémoire parfaite et la faculté d'associer non plus deux idées, mais une myriade, d'en faire une corde, et de faire des nœuds sur la corde. Une machine à calculer ne généralise pas. Si vous y glissez l'image d'un sous-marin, d'une pirogue, d'un trois-mâts, d'un porte-avion, d'un radeau et d'un hydroglisseur, elle n'est pas fichue d'en déduire qu'il s'agit de bateaux ; un enfant de quatre ans en serait capable. La faculté de généraliser distingue l'homme de la machine et le grand singe de l'homme. La faculté de sur-généraliser séparera de nous le surhomme. J'en tire une conséquence : le surhomme vivra plus vieux que nous parce que son temps psychologique sera plus riche. Celui qui ajoute de la vie intelligente aux années ajoute aussi des années à la vie. Et qu'est-ce qu'une vie intelligente ? Une vie avide de découvrir. Que fera le surhomme ? Il cherchera. Car, même pour des intelligences très supérieures, il y aura encore de l'inconnu. Encore et davantage. Je lis parfois que la recherche scientifique s'épuise, touche ses limites. Je n'en crois pas un mot. Savez-vous comment je me représente la réalité, c'est-à-dire l'objet de la science ? Comme un cake. Les fruits confits sont l'inconnu, et le reste le connu. Plus nous développons le réel, plus le cake grossit. Le connu augmente de volume, mais il y a aussi plus de fruits confits. Les points de contact avec l'inconnu sont plus nombreux. La super-intelligence poursuivra la quête, sauf peut-être dans certaines directions estimées trop dangereuses : interdit, angéliques empoisonnées ! Le surhumain continuera d'essayer de comprendre l'univers et de se dépasser lui-même, car sa conscience, même haussée, demeurera finie et insuffisante. Toujours plus de questions, toujours plus d'inconnu, toujours plus de soif ! Voilà la destinée de l'intelligence ! Une destinée divine, en vérité je vous le dis. Naturellement, les zozos qui militent pour la vie primitive trouveront que c'est une destinée effroyable. Mais ce sont des crétins irrécupérables. Laissons les morts enterrer les morts.

Ceux que vous dites crétins sont légion.

Un jour, à Londres, quelqu'un dit à de Gaulle : « Mon général, il faudrait éliminer tous les cons — Vaste programme », répondit de Gaulle. Maintenant, je veux parler de la vie émotionnelle.

Une vérité sur le bonheur

Ce serait difficile si ce n'était à vous. La plupart de nos contemporains sont inaptes à comprendre le bonheur et la réussite, et à y voir la gloire de l'homme. Ils ont même perdu l'usage du mot « gloire ». L'air du temps les en empêche. Le roman, le cinéma, le théâtre, la chanson sont des hymnes gargouillants au désastre, à la confusion, à la nausée, à l'échec. Comment pourraient-ils imaginer les émotions d'une vie énergique et heureuse ? Calomnier la volonté, l'énergie, le bonheur est la vocation de notre culture littéraire. C'est la tradition chrétienne qui refait surface en se trompant de monde, comme l'Indien d'Hellzapoppin se trompait de film. Pourtant, celui qui a fait l'expérience du bonheur sait qu'il ne s'agit pas d'un état bête, injuste et terne, mais d'un soulèvement de tout l'être, et quasiment d'une extase. Seulement, savez-vous la plus profonde détresse de l'homme ? C'est de ne pas pouvoir prendre son bonheur en patience. Notre système nerveux, ou hormonal, est trop mal organisé pour supporter un bonheur de longue durée. J'attends le biologiste qui inventera la pilule contre l'intolérance au bonheur. Le surhomme sera en route.

Du plein fonctionnement du cerveau

Donc, pour moi, il s'agit de mutations psychologiques provoquées par la biochimie. Les acides nucléiques du surhomme auront peut-être trois spirales au lieu de deux. Le génie, l'éveil mystique sont probablement liés à des modifications des spirales. Je crois que ces acides possèdent des propriétés magnétiques, et qu'il y a des phénomènes de champs de force, associés aux états supérieurs de conscience. On a enregistré des vibrations anormales dans le cerveau des yogis en concentration extrême. Mon ami le professeur Bastiani a été le premier à suggérer des études sur les variations électroniques relatives aux états mystiques. Un autre de mes amis a montré que l'action de la pensée peut changer la conductibilité électrique et le potentiel d'oxydo-réduction du sang. Ce ne sont que des cailloux sur le rivage. Mais la grande enquête commence. J'ai une hypothèse en réserve : la Terre est dans une zone de l'espace où règne un champ, soit naturel, soit artificiel, qui réduit l'activité cérébrale, qui empêche de fonctionner à plein la supermachine, le cerveau que nous a octroyé le Créateur. Ce champ peut être supprimé un jour. Beau sujet de science-fiction, en tout cas.

La condition surhumaine demeurera mortelle

Je continue. Les surhommes et les surfemmes ne connaîtront-ils ni malentendus ni angoisses ? Je ne le pense pas. Plus on s'élève vers le bien, plus le mal pèse lourd. J'imagine que les angoisses tourneront, comme toujours, autour de la naissance et de la mort. Car la condition surhumaine demeurera mortelle. La mort est sans doute, dans notre région de l'univers, aussi nécessaire que le soleil. D'autre part, l'intelligence supérieure voudra réduire le nombre d'habitants du globe. Mais, pour des êtres plus profonds et subtils que nous, cette obligation sera peut-être très douloureuse. Et puis, supposez ceci : que la mutation ne soit pas transmissible, qu'il faille la renouveler par traitement à chaque génération. Par exemple, au moment de l'adolescence. J'imagine une tragédie. Le traitement ne prend pas sur tout le monde. Certains êtres ne peuvent pas accéder à la condition surhumaine. Ils restent des humains ordinaires dans un monde mille fois plus intéressant, mais incompréhensible pour eux. Comme l'homme de Neanderthal qui était un laissé-pour-compte de l'évolution et qui a dû mourir d'un complexe d'infériorité. Vous souvenez-vous du film de Dominique Gaisseau, Le ciel et la boue, sur une tribu amazonienne ? Nous l'avons vu ensemble, voici des années. Il y a une séquence bouleversante. Parmi les primitifs accroupis sous la pluie, complètement étrangers, les cinéastes apprennent par leur radio portative que la fusée Lunik II vient d'atteindre la Lune...

J'imagine aussi des conflits pour le pouvoir, d'une intensité colossale, des affrontements de volontés de puissance, des guerres abstraites entre des individus ou des petits groupes, tout à fait homériques. Konrad Lorenz, dans son étude fondamentale sur l'agressivité, dit que tout l'animal est dans l'homme. De même, l'homme tout entier sera dans le surhomme, avec ses pulsions agressives et son goût foncier de puissance sur autrui. Un monde où des dizaines de milliers de génies napoléoniens seraient en compétition ! Abraham Merritt, dans Sept empreintes de Satan, en donne une idée. Bon. Je continue. Est-ce que la société surhumaine sera libre ? Je crois à un mixte de libertés aujourd'hui inconcevables et de contraintes du même métal. Ainsi, je parie que la conception et la propagation d'idéologies seront rigoureusement interdites. Tous les grands massacres de l'histoire, chrétiens contre musulmans, catholiques contre protestants, nazis contre démocrates et communistes, ont en partie pour origine — et en totalité pour justification — un désaccord sur les idées générales. La guerre contre la Chine, demain, sera de même nature. L'étripade, avec les moyens de la science future, étant inconcevable, on supprimera la tentation en punissant de mort la fabrication et la mise en circulation des idées générales. Dans ce domaine, l'hyper-intelligence, c'est ce qui fait que l'on s'abstient. Flaubert l'avait deviné, quand il écrivait dans Bouvard et Pécuchet : « La bêtise consiste à vouloir conclure. » Mon surhomme sera trop intelligent pour n'avoir pas toutes les opinions à la fois. Plus une : un solide mépris des opinions.

Divers croquis de Jacques Bergier

Maintenant, si vous me demandez : le surhomme est-il sauvé par Jésus-Christ, ou un nouveau rédempteur doit-il descendre du ciel pour lui ? Je ne réponds pas. Dans l'imaginaire, je peux tout faire, sauf deux choses. De l'anticipation pessimiste, ou « science-affliction », et de la prospective métaphysique, ou « théologie-fiction ». Vous vous rappelez ? Des lecteurs béants s'étonnaient de ne pas trouver Dieu dans le Matin des magiciens. Il ne sera pas non plus dans notre prochain livre. Il n'est dans aucun livre. Pas même dans les livres sacrés. Dieu n'a pas de résidence secondaire. Il habite la prière, et c'est tout. Je préférerais vous parler des activités artistiques du surhomme et...

Et, de guerre lasse, le garçon vint enlever notre nappe.

Il faut s'en aller, dis-je.

Sapotache ! Sapotache ! articula Bergier, mimant la raide fureur teutonne, et il se leva. Certaines nuits de l'Occupation, il devait, à quatre pattes dans un fourré, les lunettes au bout du nez, prononcer : « Sapotache ! Sapotache ! » en regardant sauter le train dynamité par ses soins.

Là-dessus, la dame du vestiaire aida (difficilement) le scribe des miracles, l'amateur d'insolite, à enfiler les manches du pardessus le plus décoré de Paris, si l'on compte les taches. Et le cher petit homme s'engagea dans l'escalier tournant métallique, avec des hésitations de bébé. Qui est-ce ? demanda, haut, Madame Vestiaire.

Je suis une légende, répondit Bergier, toujours prêt à informer.

Il descendait le colimaçon, les mains accrochées aux rampes, le regard sur ses pieds tâtonnants, et il poursuivait, d'une voix de robot, moi derrière lui :

Bien entendu, je ne suis pas en mesure de vous dire comment on concevra le but de la vie, dans la condition surhumaine. Mais peut-être ne posera-t-on pas la question du but de la vie. Je suppose que si l'on est surintelligent, on s'aperçoit que le but de la vie, c'est la vie.

Nous franchîmes la terrasse du « Quick-Elysées ». La pluie avait cessé. Les machinos célestes avaient relevé le rideau gris et le soleil bissait son grand air. La foule des Champs-Elysées, la plus lente de Paris par beau temps, baguenaudait de nouveau. Les bourgeoises lèche-vitrines, les oisives ondulantes, les jolies déguisées, les dragueurs mûrs, les hippies nordiques, les Texans, les Hindoues, les boubous, des orangs-outangs ficelés dans des jeans, promenant sur le déambulatoire leurs testicules comme saint sacrement, des petits élégants fringués voyous, et des voyous genre chic, des ministres noirs, des veuves américaines, avec des meringues factices sur leur perruque, les beaux visages de la lie du Moyen-Orient, qui respirent si franchement la combine, des employés, des cinéastes, des mannequins, des péquenots, et un quinquagénaire en short, torse et pieds nus, qui devait chercher la plage, croyant que l'Obélisque est un phare. Cet égout de Rome mourante, ou ce flot de vie balisé par un arc de triomphe ?

Maman, qu'est-ce que c'est qu'un Quick ?

Une sorte de Snak. Regarde devant toi quand tu marches !

La pensée nexialiste n'est pas pour demain, dis-je. Bergier considérait la foule et l'embellit à sa façon tête baissée, dardant des antennes invisibles sur son crâne.

Ce n'est pas pour me vanter, dit-il, mais le temps se remet au beau.

Il me dit au revoir comme font les enfants, l'avant-bras relevé le long du corps, remuant les doigts joints, et il s'en va dans le flot à petits pas plats, tout seul sous son gros manteau, déhanché par une serviette gonflée de livres, de revues, de journaux — juste sa ration pour la soirée.



L. Pauwels
Question de, numéro 6,
1er trimestre 1975

***

Jacques Bergier, souvenirs du futur




samedi, août 11, 2012

Société & psychose maniaco-dépressive





La caractéristique même de notre humanité est que nous ne sommes pas seulement des mammifères fonctionnels, animaux dotés de besoins de conservation et de reproduction auxquels on aurait rajouté une couche de rationalité. L'élément même qui fait notre humanité, la conscience de la mort, change y compris dans notre rapport aux besoins. Certes, nous restons des mammifères et en tant que tels si nous arrêtons de respirer, de nous nourrir, de boire, de nous vêtir, etc., nous nous mettons en danger. Mais alors que nous répondons à ce qui est stricto sensu de l'ordre des besoins vitaux, la conscience de la mort crée en nous une autre énergie, une énergie de vie, et plus seulement de survie, qui est l'autre nom du désir — ou son double, l'angoisse. Or, le terrain du désir est beaucoup plus difficile à traiter que celui des besoins. En effet, le besoin est autorégulé par la satisfaction — une fois que je n'ai plus faim, même si l'on m'emmène dans le plus grand restaurant de la ville, il y a un moment où je ne pourrai plus manger; le désir lui, comme il se situe sur l'axe du rapport vie/mort, est par nature illimité. Si ce désir est orienté uniquement sur l'avoir, on finit par croire que la façon de lutter contre la mort est d'acquérir plus de richesses monétaires, de pouvoir de domination sur autrui, de gloire, etc. Trouvant dans ces agissements trompeurs un moyen de compenser sa dépression intérieure, on entre en vérité dans un processus de toxicomanie au sens propre du terme.

Car il s'agit bel et bien d'une dépression, l'individu rejoignant alors le cas de figure qu'évoquait Alexander Lowen, à fond de cale. Percevant autrui comme une menace, un rival ou un compétiteur permanent, il vit non seulement dans la dépression et la solitude, mais également dans l'angoisse du non-sens puisque son modèle de développement, un capitalisme forcené, le force à un projet de vie d'une extraordinaire superficialité et pauvreté, dont le discours économique et médical dominant se caractérise par la sentence suivante: « La vie est un combat et la mort est un échec. » Il a conscience qu'il doit ainsi passer une quinzaine d'années à se préparer à être producteur compétitif, puis les vingt ans suivants à produire, à être finalement condamné à s'installer dans ce qui sera l'échec final de la mort, elle-même préparée par le naufrage de la vieillesse et anticipée par une retraite, au sens plutôt militaire du terme. Sacrée perspective, n'est-ce pas? Comment voulez-vous que les personnes et les collectivités auxquelles on propose un tel projet de vie et qui n'ont pas d'espace public pour en débattre ne soient pas dans une profonde dépression ? Si la nature des produits censés compenser cette torpeur se situe simplement dans l'ordre de l'avoir, on ne fait qu'entretenir le couple dépression/excitation, autrement appelé sur le plan personnel la psychose maniaco-dépressive... Celle-ci n'est pas seulement une pathologie individuelle, mais fonde le mal-développement de nos sociétés.

Il n'est pas surprenant que cette psychose maniaco-dépressive produise ses effets les plus impressionnants et les plus dangereux dans l'économie financière. Dans une salle de marchés, le phénomène excitation/dépression est majeur. Lors du krach de 1987, le Wall Street Journal titrait dans son éditorial: « Wall street ne connaît que deux sentiments, l'euphorie ou la panique. » Cette dépression ne doit pas être prise au sens économique du terme, mais psychique, spirituel, affectif, celle-là même qu'en 1930, Freud a décrite dans son Malaise dans la civilisation. C'est Thanatos par rapport à Éros, mais c'est aussi la dépression que Keynes appréhende dans ses Essais sur la monnaie et l'économie où, dessinant dans une vision absolument prophétique ses Perspectives économiques pour nos petits-enfants, il affirme que si nous n'avons pas une mutation culturelle qui soit à la hauteur de la mutation technique économique qui nous a faits rentrer dans le règne de l'abondance, nous allons vers une dépression nerveuse généralisée. Keynes prend l'exemple des catégories aisées et oisives qui, ne sachant plus répondre à cette question centrale, « que faisons-nous de notre vie ? », stagnent dans la dépression qu'ils neutralisent par de l'excitation à travers l'accaparement et la domination — modalités somme toute classiques chez les riches et les puissants. On retrouve ici la profonde justesse de la phrase de Gandhi, prononcée dans les années cinquante et toujours d'actualité: « Il y a assez de ressources sur cette planète pour répondre au besoin de tous, mais il n'y en a pas assez pour répondre au désir de possession de chacun. »

Traiter la question du mal-développement ne Consiste donc plus seulement à savoir comment des pays dits sous-développés ou en voie de développement rattraperaient le niveau de croissance des .pays supposés développés. C'est tout autant la question de l'aggravation du sous-développement de notre propre modèle, notamment affectif, éthique et spirituel qui doit être posée. Du terme spirituel, je n'entends guère de sens religieux, mais le fait que les individus sont, avant tout, des êtres de conscience et d'esprit. Leur élévation dépend d'ailleurs moins de la pratique savante ou non de leur foi (on sait d'ailleurs les terribles répercussions qu'elle peut avoir sur l'humanité) que d'un retour vers la tolérance et le respect de l'autre. Si l'on ne crée pas des conditions pour que le débat pluraliste sur le sens que nous donnons à nos vies soit alimenté, nous sommes nécessairement voués à une formidable insatisfaction où seront accumulés le sous-développement affectif — la peur de la solitude — et le sous-développement éthique et spirituel — la peur même que nos existences soient un pur non-sens.

Patrick Viveret

Illustration :

mercredi, août 08, 2012

Le Golem





L’œuvre de Meyrink pose toutes sortes de problèmes au spécialiste des doctrines et des pratiques dites « occultes » ; il est facile de se rendre compte que toutes sortes de traditions secrètes s'y sont rencontrées : la Kabbale juive, tout d'abord, qui était alors très répandue dans le Ghetto de Prague — ce quartier si mystérieux rassemblé autour de la vieille synagogue et du cimetière israélite, où se trouve la tombe du rabbin Lôw, le constructeur du légendaire Golem ; l'alchimie aussi mais, aussi, d'autres doctrines, plus troubles, empruntées à la Théosophie de Mrs Besant, à l'enseignement de l'initié hindou Ramana Maharishi (le maître de Paul Brunton) et à certaines loges paramaçonniques se réclamant de l'ésotérisme égyptien.

Le Pr Scholem a reproché à Meyrink son syncrétisme, préjudiciable, à ses yeux, à la pureté de la tradition rabbinique, mais il reconnaît, néanmoins, le grand intérêt « occulte » du roman « Le Golem ». […]

« Le Golem » est, de tous les ouvrages de Meyrink, le plus célèbre et, sans conteste, l'un des plus fascinants. Trois artistes se sont essayés à l'illustrer : Hugo Steiner, Fritz Schwimheck, Alfred Kubin. Il a fait l'objet d'une traduction française remarquable.

« Le Golem » peut, si l'on veut, être rangé parmi les chefs-d’œuvre de l'expressionnisme ou, encore, du « réalisme magique » ; mais c'est, en fait, un roman inclassable, dont l’originalité est éclatante ce roman est une vaste épopée du Ghetto de Prague, où le réalisme, la satire sociale, le mystère, l'insolite se mêlent à l'analyse psychologique et, même aux expériences mystiques. Réalité et irréalité s'interpénètrent sans cesse : au réalisme le plus décidé, le plus cruel, se mêlent des visions, des rêves, des illuminations qui sont la synthèse d'éléments mystiques juifs, slaves, germaniques et, même « égyptiens ».

La légende du rabbin de Prague et de son « Golem », cet homme artificiel formé d'argile et animé à l'aide de formules kabbalistiques, n'est que le prétexte de l'ouvrage : le « Golem » du chef-d’œuvre de Meyrink n'est pas, en fait, cette sorte de statue animée : le « Golem » de Meyrink c'est, d'une part, une sorte de « Matérialisation », d'égrégore de l'âme collective du Ghetto ; c'est, d'autre part, le « double » du héros : il permet à Pernath de prendre conscience de la nécessité de purifier, de « délivrer » son moi singulier. Meyrink a voulu montrer que le but à rechercher par l'initié. est d'être un citoyen des deux mondes — un homme qui, tout en vivant ici-bas, participe à l'au-delà.

Toute l'action du « Golem » — et Dieu sait qu'elle est complexe, entrecroisée d'intrigues amoureuses, financières, policières ! — se déroule à Prague, et le vieux Ghetto de cette merveilleuse cité, les vieilles ruelles pleines de mystère y sont décrits avec un réalisme hallucinant. Mais, chez Meyrink, Prague n'est pas seulement la cité de ce nom : c'est un lieu sacré, un lieu d'initiation ; « Le Golem » décrit, en même temps que les aventures d'Athanase Pernath dans le vieux Prague, les pérégrinations de Gustav Meyrink dans les secrets de l'âme ; Prague devient un gigantesque symbole. destiné à montrer à l'initiable la voie qui mène à l'éducation supérieure de l'âme. On peut rappeler, à ce propos, qu'il existe une Égypte mythologique, avec ses villes et ses sanctuaires — une sorte de « double » céleste de l’Égypte terrestre. On retrouve d'ailleurs de telles « géographies mythiques » dans toutes les traditions ésotériques (à commencer par la « Jérusalem céleste » de saint Jean).

Par ailleurs, le Ghetto de Prague n'est pas, dans le roman de Meyrink une réalité passive : c'est un véritable être collectif. Les vieilles maisons, les vieilles ruelles semblent dotées d'une vie louche et inquiétante :

« J'eus l'impression, remarque le héros au chapitre IV (« Prague »), que toutes les maisons se raidissaient devant moi, avec de perfides visages pleins d'une méchanceté indicible. Les portes : des gueules béantes et noires, auxquelles manquait la langue. Des gorges qui à chaque instant pouvaient jeter un cri strident, si perçant, si haineux, qu'il devait causer l'effroi jusqu'au plus profond de notre être ». […]

L'un des thèmes favoris de Meyrink est le sommeil dans lequel vit l'âme qui n'a pas encore été illuminée. Voici, à cet égard, les paroles que le romancier met dans la bouche de l'archiviste Chemajah Hillel, initié aux secrets de la Kabbale :

« Lorsque l'homme se lève de son lit, il croit avoir secoué le sommeil sans savoir qu'il devient la proie de ses sens et la victime d'un sommeil nouveau, plus profond encore que le précédent, auquel il a échappé. Il n'existe qu'un vrai état de veille, celui duquel tu t'approches maintenant ».

Le chapitre IX, « Spectres », est l'un des plus profonds, des plus significatifs de tout le livre. On y voit Maître Pernath parvenir, à la suite de pérégrinations souterraines (le labyrinthe joue, ne l'oublions pas, un rôle dans beaucoup de légendes initiatiques), dans la chambre secrète à la fenêtre grillagée. Le héros y découvre les vêtements du Golem, et un vieux jeu de Tarots. Survient alors l'une des scènes les plus extraordinaires, au cours de laquelle l'une des cartes du jeu de tarots — le Pagad — devient le « double » du héros :

« Je restai là accroupi, des heures et des heures — immobile — dans mon coin, le squelette raidi par le froid avec des habits étrangers et moisis. Et lui vis-à-vis : moi-même ».

Le thème du « double » se retrouvera au chapitre XIX, quand Pernath, sorti de prison, retrouve le Ghetto bouleversé par la pioche des démolisseurs :

« ...je me retournai tout à coup et : MON IMAGE SE TROUVAIT SUR LE SEUIL, MON SECOND MOI, DANS UN MANTEAU BLANC, UNE COURONNE SUR LA TETE ».

Au même chapitre se retrouve le symbolisme du Pendu :

« Je veux sauter sur le barreau de la grille, la manque, perds l'appui de la corde. Un instant je reste suspendu, la TÊTE EN BAS, LES JAMBES CROISEES, entre le ciel et la terre ».

Dans un article, Réflexions sur les Tarots et essai d'interprétation (1956), notre ami Louis Bresson fait remarquer à propos de l'arcane XII, le Pendu, symbole du Sacrifice initiatique :

« C'est cette vie active ou tout au moins la primauté de cette vie, qu'il abandonne dans son sacrifice volontaire, symbolisé par les jambes croisées en forme de quatre, signe astrologique de Jupiter, dispensateur des biens matériels ».

Pour Meyrink, porte-parole de toutes les traditions initiatiques, l'homme ordinaire n'est pas libre :

« Un noir soupçon me prit alors : n'en serait-il pas de nous, simples mortels, comme des papiers ? Peut-être qu'un vent insaisissable nous pousse ça et là et détermine nos actions, tandis que, dans notre naïveté, nous croyons dépendre de notre propre et libre arbitre. Si en nous la vie n'était autre chose que le tourbillon énigmatique d'un vent ? ». Et la rançon de la Connaissance, c'est la haine, la jalousie des profanes : voyez le passage où Pernath, revêtu des vêtements du Golem est poursuivi par la foule haineuse et terrifiée.

La Kabbale indique la clef du salut, mais, cette clef, chacun doit la découvrir par soi-même :

« Pensez-vous donc, remarque l'archiviste Hillel que nos écrits juifs soient mis en consonnes simplement par bon plaisir ? — Chacun doit soi-même trouver les voyelles mystérieuses qui, à lui seul, révèle le sens exact — le mot vivant ; ne doit pas se figer en dogme mort ».

Cette vérité est corroborée par le Tarot. Et Meyrink, pour mieux préciser sa pensée, nous rappelle une vieille légende des rabbins kabbalistes :

« La tradition raconte que trois hommes descendirent un jour dans le royaume des ténèbres ; l'un devint fou, le second aveugle ; seul le troisième, Rabbi ben Akiba, revient sain et sauf à la maison et dit qu'il se serait rencontré lui-même ».

Le « second moi », symbolisé par le Golem, est comme le leitmotiv de tout le roman :

« Elle [la feue épouse de l'archiviste Hiller] se disait fermement convaincue qu'il [le Golem] avait été sa propre âme, laquelle, échappée de son corps, lui avait fait face un instant et l'aurait fixée avec les traits d'une personne étrangère ».

L'initiation fait de l'homme un être différent de ses semblables, séparé d'eux par une solitude radicale :

« Comme quelqu'un qui se trouve, tout à coup, transporté dans un immense désert de sable, je me rendis compte en une fois de la solitude profonde et gigantesque qui me séparait de mes semblables ».

Et Pernath nous dit encore « Alors renaît en moi la légende du Golem mystérieux, cet homme artificiel que jadis au Ghetto, un rabbin kabbaliste avait créé de l'élément et voué à une présence automatique sans pensée, en lui mettant un mot magique entre les dents. Et comme le Golem, à l'instant où on lui retira de la bouche cette syllabe secrète, redevint une rigide statue de terre, ainsi doivent s'évanouir je crois — ces personnages au moment où on effacera de leur cerveau ou une idée minuscule, ou une habitude sans but, ou une attente résignée ». […]

Mais le problème le plus énigmatique que Meyrink a voulu traiter dans son roman est celui de l'unité existant entre certaines âmes, qui, bien que réparties entre diverses personnalités corporelles, sont, en fait, une seule et même. âme (la métapsychique a retrouvé ce vieux problème, qu'elle appelle « polypsychisme »). Il convient, à ce propos, de méditer cette phrase, qui est beaucoup plus lourde de conséquences qu'elle ne le paraît :

« Si je ne me trompe pas, il [Pernath] passait à son époque pour un fou. Une fois il prétendait s'appeler.., attendez donc, oui Laponder ! Et ensuite il se fit passer pour un certain Charousek ».

Gustav Meyrink a médité sur les secrets de la « scission » (Spaltung) des âmes humaines, illustrée par les trois personnages, apparemment distincts. d'Athanase Pernath, de Charousek et de Laponder. Il existe, entre certaines âmes, une étrange symbiose, qui montre que la même entité psychique peut être dissociée entre diverses personnalités corporelles. Meyrink est allé, d'ailleurs, plus loin encore, et a redécouvert un grand secret traditionnel : l'illumination soudaine permet de reconnaître qu'un lien secret unit les hommes.

Dans sa doctrine de l'illumination. Meyrink a retrouvé l'enseignement des divers ésotérismes, et il y aurait de très intéressants parallèles à faire avec de nombreuses traditions. Rappelons, en particulier, ce que nous dit Mme Alexandra David-Néel à propos des méthodes illuminatrices des initiés tibétains :

« ...l'initié aux enseignements secrets considère ses vies précédentes comme étant multiples. Non point multiples seulement dans une succession qui se prolonge dans le temps, mais multiples en directions différentes, en épisodes coexistants, en rayons divisés émanant de multiples faisceaux de forces — faisceaux que nous dénommons individus ».

La clef de toute illumination est à rechercher dans l'âme humaine elle-même. Villiers de l'Isle-Adam nous le rappelle, dans Axel : « Car tu possèdes l'être réel de toutes choses en ta pure volonté, et tu es le Dieu que tu peux devenir — Oui, tel est le dogme et l'arcane premier du réel Savoir » — « Tu n'es que ce que tu penses : pense-toi donc éternel » — « Le tombeau de Salomon, c'est la poitrine même de celui qui peut concevoir la Lumière-incréée »

Sous une forme très différente mais, au fond, voisine, cette idée se retrouve chez l'un des maîtres de l' « insolite », Marcel Béalu :

« La plupart des hommes ne voient pas parce qu'ils sont trop accoutumés à voir... Il faut déplacer le regard, changer l'angle de vision pour que la vérité essentielle apparaisse dans un nouveau relief. Donner à chacun regard à sa mesure, puisqu'il est impossible de transformer le monde à la mesure de chaque regard... ».

En somme, l'auteur du « Golem » n'a fait que retrouver le point de départ même de l'expérience illuminatrice.

Serge Hutin
Le Golem

Quatrième de couverture :

1915. Tandis que la Première Guerre mondiale ensanglante l'Europe, un auteur quasiment inconnu publie son premier roman, qui connaît un succès foudroyant. Placé sous le signe du Golem, cette créature d'argile façonnée jadis par un rabbin, et qui revient hanter la ville tous les trente-trois ans, le livre ressuscite la Prague du tournant du siècle : Prague et son ghetto, rasé quelques années avant la guerre par des autorités soucieuses d' " assainissement ". Dans ses rues tortueuses où sont tapis des êtres fantastiques, dévorés par la passion et la haine, des crimes se commettent, tandis que les couples dansent dans des cabarets sordides. La folie sourd des vieilles pierres... elle poisse les songes et les souvenirs, elle sème sous les pas des passants des arcanes indéchiffrables. jusqu'où le narrateur ira-t-il pour se libérer de son emprise et connaître enfin son destin ?

lundi, août 06, 2012

Mon éveil à la voyance




Caricature de Gustav Meyrink par Olaf Gülbranston.

On m'a souvent demandé comment j'ai pu, d'homme d'affaires que j'étais, me transformer en écrivain du jour au lendemain. La première impulsion fut la circonstance suivante : au sanatorium Lehmann j'avais fait la connaissance de l'écrivain Oscar A.-H. Schmitz ; lorsque je lui racontai deux ou trois expériences remarquables qui m'étaient arrivées, il me dit : « Pourquoi n'écrivez-vous pas cela ? » — « Comment fait-on ? » demandai-je. « Écrivez donc tout simplement comme vous parlez », répondit-il. Je me mis au travail et composai la nouvelle « le Soldat brûlant », et l'envoyai au Simplicissimus qui l'accepta aussitôt. Depuis lors, tout ce que j'ai écrit a été immédiatement publié soit par les revues, soit par les éditeurs.

Un jour, le maître de mon destin m’asséna un coup de fouet...

L'impulsion interne qui éveilla en moi ce talent de conteur est infiniment plus curieuse. Je veux la décrire en détail, car elle m'a amené à cette conviction que tout talent sommeille en tout homme, mais il faut apprendre la méthode qui permet de l'éveiller. Quand on applique la méthode inconsciemment, on ne peut développer qu'un don dont les premières manifestations existaient déjà, de quelque manière, dans la prime jeunesse. Pour ma part, je n'eus jamais dans mon enfance aucune inclination pour la littérature ou pour la poésie, je lisais sans discrimination tout ce qui me tombait sous la main. Par la suite, mon amour de la lecture disparut complètement, et je considérai que le sens de la vie résidait dans les intrigues amoureuses, le jeu d'échecs et le canotage. Le maître de mon destin, apparemment en grand souci à mon sujet en présence de tels débuts, m'asséna un jour un coup de fouet si énergique que, à la suite d'un chagrin d'amour et d'autres causes d'ordre sentimental, je décidai de mettre fin à ma brève existence (j'avais alors vingt-trois ans) en me faisant sauter la cervelle avec un revolver. Un frôlement à la porte de ma chambre de célibataire interrompit mon geste : le destin, sous les espèces d'un commis de librairie, me glissait une brochure sous la porte. S'il y avait eu une boîte à lettres à l'extérieur, il y a peu de chances que j'eusse été vivant aujourd'hui. Je ramassai la brochure et la feuilletai : spiritisme, histoires de revenants, sorcellerie ! Ce domaine, que je n'avais connu jusqu'à ce jour que par ouï-dire, éveilla immédiatement mon intérêt à tel point que j'enfermai le revolver dans le tiroir en vue d'une occasion meilleure et que je décidai, au lieu de bannir définitivement de ma vue, comme l'arme, mes trois intrigues sentimentales révolues, de lancer avant tout l'embarcation de ma vie à la découverte de ces régions inconnues dont la brochure évoquait une si large part. Je mis à la mer. Une mer sans limites d'ouvrages sur l'occultisme.

J'appris à mes dépens que l'expérience vivante ne se trouve pas dans les livres morts...

Au début les vagues se soulevaient à des hauteurs terrifiantes : le destin sous les espèces du libraire me submergeait littéralement d'ouvrages spécialisés. Ce qui, au début, aurait pu être considéré comme de la curiosité ou comme un intérêt superficiel devint avec les années un ardent besoin de savoir, une soif inextinguible qui me dévorait ! Je fus longtemps en proie à ce besoin fatal commun à tous les hommes, et qui est de demander conseil à d'autres dans l'illusion de s'enrichir de leurs connaissances. Cela peut être valable dans une certaine mesure dans le domaine des choses extérieures, mais échoue à chaque fois qu'il s'agit de l'évolution intérieure de l'être humain. Ayant appris que l'expérience vivante ne se trouve pas dans les livres morts, je me mis à la recherche d'hommes susceptibles de me donner quelque conseil. Le maître camouflé de mon destin prit l'initiative de m'en donner l'occasion : il réussit à me faire entrer en contact de la manière la plus curieuse avec des gens intéressants, pour la plupart des étrangers, des Asiatiques, — car en Allemagne, qui aurait bien pu posséder quelque expérience dans le domaine de l'occultisme ? — des voyants, de vrais et de faux prophètes, des extatiques et des médiums. Des « Loges occultes » plus ou moins secrètes, anciennes et nouvelles, me furent ouvertes. Et chaque fois au bout de quelques années, je les quittais sans en avoir été entamé, après la même expérience : rien ici non plus ! du temps perdu ! des redites sans rien de précis ; des propos superficiels, un théisme fanatique ! Et dans les cas les plus graves : l'eau de rose d'une piété quiétiste !

En Inde, je menai pendant trois mois une vie de fou...

Enfin, je crus avoir trouvé ce que j'avais cherché si longtemps : une communauté d'hommes, européens et orientaux, dans l'Inde centrale, qui prétendaient posséder le véritable secret du yoga, cette méthode asiatique remontant à la plus haute antiquité qui découvre le seul chemin permettant d'accéder aux degrés qui se situent loin au-delà du niveau de la faible, imparfaite et impuissante humanité. Je fus admis, après avoir répondu de manière apparemment satisfaisante à des questions extrêmement pertinentes d'ordre métaphysique et dont la solution relevait plus de l'intuition que de la raison. Il est écrit entre autres dans mon certificat d'admission : « Il y a en vous le véritable esprit d'un mystique.» Ensuite, je reçus toute une série de conseils au sujet du « visage vert ». A partir de cette époque je menai pendant trois mois une vie de fou, ne mangeant que des légumes, ne dormant pas plus de trois heures par nuit, « savourant » deux fois par jour deux cuillerées à soupe de gomme arabique dissoute dans un potage clair, — moyen particulièrement efficace pour éveiller la voyance ! — m'exerçant à minuit à de douloureuses postures d'Asana, les jambes croisées, retenant mon souffle au point que mon corps se couvrait d'écume et que je me débattais contre une asphyxie mortelle.

Je manquais, à un degré surprenant, de la faculté de penser par images...

Par une nuit d'hiver où la neige paraissait trop haute pour me permettre de remonter sur ma colline, je me trouvais assis au bord de la Moldau. J'avais derrière moi une vieille tour ornée d'une grosse horloge. J'étais là depuis quelques heures, grelottant malgré ma fourrure, fixant le ciel noirâtre et m'efforçant par tous les moyens d'arriver à ce que mes « frères » de l'Inde appelaient dans leurs lettres la vision intérieure. De nouveau tous mes efforts étaient vains. Jusqu'à ce jour-là, et cela depuis ma plus tendre enfance, je manquais à un degré surprenant de cette faculté qui est accordée à bien des hommes de pouvoir se représenter, en fermant les yeux, une image ou un visage. Ainsi, il m'aurait été impossible de dire, par exemple, si telle ou telle personne de mes connaissances avait les yeux bleus, marrons ou gris, ou un nez droit ou aquilin. Autrement dit, j'avais coutume de penser avec des mots et non par images. J'avais décidé, ayant bien présenté à la mémoire, pour autant que mes facultés me le permettaient, l'image du Bouddha Gautama, de ne pas quitter l'endroit où j'étais assis avant d'avoir réalisé fût-ce le moindre petit progrès.

Soudain, je vis apparaître une horloge géante...

Je devais bien être là depuis au moins cinq heures lorsque subitement s'imposa à moi cette question très humaine : quelle heure peut-il bien être ? Et voilà que, de la manière la plus curieuse, à ce moment précis où je m'arrachai à ma torpeur, je vis apparaître dans le ciel une horloge géante projetant une vive lumière, et cela avec une netteté que je n'avais pas expérimentée dans ma vie lorsque j'observais des objets réels. Les aiguilles indiquaient deux heures moins douze. Je sentis nettement les battements de mon cœur ralentir, et je crus que c'était là une conséquence de l'émotion ressentie ; c'était une erreur, comme je ne tardai pas à m'en apercevoir, et le ralentissement du pouls n'était pas la conséquence, mais la cause de la vision ! J'avais l'impression extraordinaire qu'une main retenait mon cœur. Je me retournai pour regarder derrière moi l'horloge réelle de la tour. Elle marquait aussi deux heures moins douze ! Il est exclu que j'aie pu auparavant me retourner et avoir ainsi un certain point de repère quant à l'heure, car j'étais resté assis parfaitement immobile au bord du fleuve tout au long de ces cinq heures, ainsi qu'il est strictement prescrit pour les exercices de concentration. J'étais heureux, à part une légère crainte qui s'insinuait en moi : l'œil intérieur resterait-il ouvert ?

En maîtrisant les battements de mon cœur, j'atteins un état d'éveil anormal...

Je repris mon exercice. Un moment le ciel demeura noirâtre et fermé comme auparavant. Subitement l'idée jaillit en moi d'essayer de réprimer les battements de mon cœur au point où ils avaient été ralentis lors de la vision, ou même, très probablement, avant la vision. Ou plutôt, ce n'était pas tellement une « idée » qu'une déduction à demi formulée du sens d'une phrase du Bouddha Gautama qui s'était imposée à moi comme une suggestion émise par une voix en moi : « C'est du cœur que » viennent toutes choses, nées du cœur et au cœur soumises... » Grâce aux exercices de yoga pratiqués jusqu'alors j'avais quelque idée de la manière de m'y prendre pour influer dans une certaine mesure sur les battements du cœur. Ma tentative réussit. Pour la première fois de ma vie. Immédiatement je me trouvai dans un état qui m'avait été totalement étranger jusqu'alors : l'impression intense d'un état d'éveil anormal. En même temps je vis s'éloigner à ma vue une portion circulaire du ciel nocturne, comme si une lanterne magique se mettait à tourner. Comme si elle se détachait de l'atmosphère pour reculer jusqu'à des profondeurs de plus en plus lointaines, incommensurables, de l'espace ; tout à coup, il n'y eut plus d'arrière-plan nulle part, et à mon grand étonnement je me rendis compte qu'à tout moment et constamment dans la vie nous sommes environnés d'arrière-plans : le bleu d'azur ou la brume du ciel, des murs sous quelque forme que ce soit, — et cela sans que nous nous en apercevions jamais !

Je considérai les formes géométriques comme un apprentissage à la voyance...

Dans cette trouée circulaire qui venait de se former dans le ciel se trouvait une figure géométrique. Je ne la voyais pas comme on voit les objets dans la vie courante, de face ou de profil : je la voyais de tous les côtés en même temps, aussi extraordinaire que cela puisse paraître comme si mon œil intérieur, au lieu d'une lentille, était pour ainsi dire un cercle tout autour de la vision. D'où aussi cette impression nouvelle de l'absence d'arrière-plan ! Cette figure géométrique était le symbole de « in hoc signa vinces », une croix dans un H. Je la regardai d'un cœur froid et sans émotion ; aucune trace en moi d'exaltation ou de quoi que ce fût de semblable. Ce qui est d'ailleurs tout naturel, car je n'avais guère alors de notion de l'extase. Au bout d'un moment je vis apparaître d'autres formes géométriques. Je les considérai comme un a b c de l'apprentissage à la voyance. L'acquisition permanente que je remportais en rentrant chez moi était de savoir de façon certaine comment m'y prendre pour obtenir la vision intérieure : ralentir les battements du cœur, me mettre dans un état d'éveil très poussé, regarder droit devant moi le plus loin possible pour réaliser le parallélisme des axes oculaires, etc. Mais tous ces moyens n'étaient nullement nécessaires bientôt je n'eus qu'a évoquer mon expérience au bord de la Moldau pour voir les images se former de nouveau dans l'espace devant mes yeux. Peu de temps après, j'eus aussi des visions en couleurs d'une telle splendeur et d'un tel éclat et animées d'une telle vie qu'elles m'aidèrent à traverser bien des heures difficiles de mon existence. Jamais lors de visions je ne tombai dans des rêveries ou autres états de conscience inférieurs à l'état normal de veille. Les visions dont il s'agit ne dépendent pas de notre libre arbitre ; elles apparaissent selon le bon plaisir d'une volonté qu'il n'est pas en notre pouvoir de manifester, bien que ce soit assurément notre volonté et non point la manifestation d'une puissance extérieure, d'un « Dieu » ou de quelque nom qu'on l'appelle... C'est cette faculté de voyance qui fut la cause première de mon activité d'écrivain ; l'impulsion extérieure mentionnée au début de cet article ne fit que mettre en marche le mouvement d'horlogerie remonté. Les idées qui me poussèrent à écrire des histoires fantastiques furent toujours, au début, des images, des situations ou des personnages aperçus en vision, qui constituèrent le noyau autour duquel je construisais mes nouvelles. Bref, j'avais appris à penser par images. Je puis mentionner en passant que très souvent j'ai eu des visions qui nie donnaient symboliquement ou ouvertement des avertissements, des conseils ou des enseignements.

Gustav Meyrink


Texte extrait de la revue Merlin, n° 3, de 1949. Verlag Langen-Muller, Munich, titre original Mein Erwachen als Medium. Traduction A.-D. Sarnpieri.


Le visage vert

1916 - Amsterdam est devenue la plaque tournante de l'émigration européenne. Une foule interlope et grotesque se bouscule dans les bouges à matelots, les cabarets douteux et une mystérieuse boutique de prestidigitation au cœur du ghetto. Aristocrates en exil, escrocs, illusionnistes, kabbalistes et sorciers, tous rêvent à une nouvelle vie dans un autre monde. Certains fondent leurs espoirs sur une terre promise au-delà de l'océan, d'autres, au moyen de forces occultes, cherchent à briser le miroir des apparences dans l'attente d'une Vérité révélée.

Beaucoup cèdent à la tentation des sectes et des charlatans mais, dans le labyrinthe de l'aventure intérieure, seul l'initié au cœur pur trouvera l'issue. L'ingénieur Hauberisser et la jeune Eva sont de ceux-ci, ils vivent leur amour comme une quête spirituelle. Le Visage vert leur apparaît pour les guider, symbole ésotérique qui donne la vraie dimension de ce roman à clés ; chacun l'interprète en fonction de ce qu'il est lui-même, accomplissant cette alchimie qui selon C. G. Jung conduit au Soi, à la part du divin en l'homme.


Le succès du Golem a trop souvent fait considérer Gustav Meyrink (1868-1932) comme un maître du fantastique avec ce que cela comporte de restrictif. Il importe aujourd'hui de lui rendre sa place dans l'histoire de la littérature. Très marqué par l'expressionnisme, chef de file du groupe pragois des écrivains allemands, il fut l'ami de Rilke, de Max Brod et influença Kafka.

vendredi, août 03, 2012

Impasse du chômage





La défaite la plus dramatique de notre société est son incapacité à donner une place à chacun. Étrangement, le constat de cette défaite est brouillé par l'emploi d'un mot qui désignait autrefois une circonstance agréable, le chômage. Les journées chômées étaient les repos accordés en l'honneur de la fête d'un saint ou en l'honneur d'un événement glorieux, victoire ou naissance d'un prince. Ce même mot définit maintenant l'impossibilité de jouer un rôle actif dans la collectivité. Être en chômage, c'est être en trop.

Paradoxalement, l'extension de cette plaie est le résultat d'un magnifique succès de notre intelligence : faire reculer la malédiction du travail. Les machines, maintenant aidées par les outils informatiques, font la plus grande part des tâches autrefois nécessaires, et cette heureuse évolution va certainement se prolonger. La conséquence normale devrait être de permettre à chacun d'étendre dans son parcours de vie la place des activités choisies. Par une aberration monstrueuse, nos sociétés ont fait du travail la principale clé d'entrée dans la société. Celui qui ne trouve pas de travail se trouve exclu.

En fait, durant la plus grande partie de l'histoire humaine, le concept même de travail ne correspondait à aucune réalité. Les chasseurs-cueilleurs qu'étaient nos lointains ancêtres ne connaissaient que des activités considérées aujourd'hui comme des loisirs. Ils n'ont imaginé de retourner le sol, de le semer, de récolter, de mettre à l'abri la nourriture produite que depuis à peine quinze mille ans. Pour cela, il a fallu créer des outils, construire des greniers, défendre ceux-ci contre les voleurs, faire la guerre. Certes, ce statut d'éleveurs-agriculteurs permettait de disposer d'une plus grande quantité de nourriture, mais le prix à payer, l'obligation de travailler, a pu paraître à certains bien lourd. Pour alléger ce poids, nos sociétés ont imaginé de sacraliser ce qui n'est qu'une contrainte douloureuse.

L'accès de chacun aux biens produits par l'effort de tous a été conditionné jusqu'à présent par sa participation à cet effort : « à chacun selon ses mérites ». Mais, pour produire, il faut désormais moins d'efforts ; un jour viendra où il n'en faudra presque plus ; les machines s'en chargeront. Nous devrions nous en réjouir; stupidement, par manque d'imagination devant ces conditions nouvelles, nous le déplorons. Pour maintenir le système de répartition d'autrefois, nous inventons de produire des biens rigoureusement inutiles, les « gadgets », dont nous nous efforçons de persuader les consommateurs qu'ils sont nécessaires; cela donne du travail à ceux qui les produisent, à ceux qui en font la publicité, à ceux qui les vendent, à ceux qui les détruisent; mais ce travail n'est qu'une fatigue inutile et dévore souvent des ressources non renouvelables de la planète. Cette fuite en avant vers la consommation aboutit à une véritable obésité des sociétés les plus riches.

Donner du travail à tous, est-ce vraiment l'objectif ? Pour le mettre en doute, il suffit de remarquer que la disparition des malfaiteurs, privant de travail tous ceux qui luttent contre eux, serait un facteur d'accroissement du chômage.

Il est temps de s'interroger sur la finalité de la vie en commun.

Albert Jacquard



Illustration :

jeudi, août 02, 2012

Le bonheur, désespérément





« Qu'est-ce que je serais heureux si j'étais heureux ! »
Woody Allen

Il y a une formule de Spinoza qui m'a laissé perplexe pendant des années. Dans l'Éthique on peut lire que la béatitude est éternelle et donc ne peut être dite commencer que « fictivement ». La béatitude ne commence pas, puisqu'elle est éternelle. Mais alors, me disais-je, pour moi qui ne l'ai pas, c'est raté définitivement... C'est une autre phrase, historiquement et géographiquement très éloignée de Spinoza, qui m'a aidé à sortir de cette difficulté — une phrase de Nâgârjuna, grand penseur et mystique bouddhiste. Vous savez que l'équivalent de la béatitude chez Spinoza, c'est ce que les bouddhistes appellent le nirvâna, le salut, l'éveil. Et le contraire du nirvâna, c'est-à-dire notre vie telle qu'elle est, ratée, gâchée, manquée (comme dit Alain à propos de George Sand, qu'il admire), bref la vie quotidienne dans sa dureté, dans sa finitude, dans ses échecs, c'est ce qu'ils appellent le samsâra, le cycle de la naissance, de la souffrance et de la mort. Or, Nâgârjuna écrit : « Tant que tu fais une différence entre le nirvâna et le samsâra, tu es dans le samsâra. » Tant que vous faites une différence entre le salut et votre vie réelle, entre la sagesse et votre vie telle qu'elle est, ratée, gâchée, manquée, vous êtes dans votre vie telle qu'elle est. La sagesse n'est pas une autre vie, où soudain tout irait bien dans votre couple, dans votre travail, dans la société, mais une autre façon de vivre cette vie-ci, telle qu'elle est. Il ne s'agit pas d'espérer la sagesse comme une autre vie ; il s'agit d'apprendre à aimer cette vie comme elle est — y compris, j'y insiste, en se donnant les moyens, pour la part qui dépend de nous, de la transformer. Le réel est à prendre ou à laisser, disais-je. La sagesse, c'est de le prendre. Le sage est partie prenante et agissante de l'univers.

Cela me fait penser (quoique dans l'instant je ne perçoive pas le rapport, mais peut-être que cela viendra en l'exposant...) à une histoire orientale, qui me fascine depuis longtemps. C'est l'histoire d'un moine, taoïste ou bouddhiste, je ne sais plus et cela n'a pas d'importance, qui chemine dans la montagne... Ce n'est pas un sage, pas un éveillé, pas un libéré vivant, comme on dit là-bas, mais un moine tout à fait ordinaire. Il est perturbé, soucieux. Pourquoi ? Parce qu'il a appris que son maître, le vénérable Untel, qui, lui, était un sage, un éveillé, un libéré vivant, qui avait connu l'illumination, etc., que son maître, donc, était mort. Ce n'est pas cela qui le perturbe ; sans être un sage, notre moine sait bien qu'il faut mourir un jour. Un témoin, qui a assisté à la scène, lui a rapporté que le maître avait été attaqué par des brigands, qui l'avaient tué à coups de bâtons. Ce n'est pas cela non plus qui perturbe notre moine : dès lors qu'il faut mourir, peu importe la cause... Non, ce qui le perturbe, c'est que le même témoin, qui était là, qui a tout vu, tout entendu, lui a confié que, sous les coups de bâtons, le sage, le vénérable, avait crié atrocement. Et cela, notre moine ne peut le comprendre. Comment quelqu'un qui a connu l'illumination, un éveillé, un libéré vivant, peut-il crier atrocement pour quelques coups de bâtons impermanents et vides ? Cela perturbe tellement notre moine qu'il ne fait pas attention, en cheminant, à ce qui se passe derrière lui... Arrive une bande de brigands, qui l'attaquent à coups de bâtons. Sous les coups de bâtons, notre moine cria atrocement. En criant, il connut l'illumination.

Je suis toujours embarrassé devant cette histoire. Je la trouve si belle et si forte que je voudrais m'arrêter là et éviter tout commentaire... Mais essayons, malgré tout, de voir s'il y a un rapport entre la citation de Nâgârjuna et cette histoire. Peut-être que le rapport, s'il y en a un, est le suivant : si notre moine espérait que la sagesse était une protection, un grigri ou une panacée, par exemple un antalgique souverain contre les coups de bâtons, il se racontait évidemment des histoires. La sagesse ne peut rien contre les coups de bâtons. En revanche, quand il en reçoit lui-même, si ce qu'il comprend, sous les coups de bâtons, c'est que, lorsqu'il a très mal, ce qu'un sage peut faire de mieux c'est de crier, et que le mieux, quand on a atrocement mal, est de crier atrocement, s'il comprend qu'il s'agit de faire un avec ce qu'on est, comme dit Prajnânpad, avec ce qu'on fait, de se battre quand il le faut, de crier quand on a mal, etc., alors je saisis pourquoi cela me faisait penser à l'identité, chez Nâgârjuna, du nirvâna et du samsâra. La sagesse n'est pas un idéal de plus, encore moins une religion. La sagesse, c'est cette vie-ci, telle qu'elle est, mais vécue en vérité. Bien sûr, il n'y a pas de vérité absolue, ou nous n'y avons pas accès : on n'est jamais totalement dans le vrai, comme on est rarement totalement dans l'erreur. La sagesse, disais-je en commençant, c'est le maximum de bonheur dans le maximum de lucidité. C'est moins un absolu qu'un processus. On se rapproche de la sagesse à chaque fois qu'on est un peu plus lucide en étant un peu plus heureux, à chaque fois qu'on est un peu plus heureux — ou un peu moins malheureux — en étant un peu plus lucide. Ne faisons pas de la sagesse une espérance, un idéal qui nous séparerait du réel. Comprenons que la philosophie — c'est-à-dire la vie, puisque la philosophie n'est que la vie essayant de se penser, le mieux qu'elle peut — est un processus, un effort, comme dirait Spinoza, et que lorsqu'on a atrocement mal, il est tout à fait sage de crier atrocement, comme il est sage, quand on jouit, de jouir gaiement, joyeusement. Tant que vous faites une différence entre la sagesse et votre vie telle qu'elle est, vous êtes séparés de la sagesse par l'espérance que vous en avez. Cessez d'y croire : c'est une façon de vous en approcher.

André Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément.



Le bonheur, désespérément

" Qu'est-ce que je serais heureux si j'étais heureux ! " Cette formule de Woody Allen dit peut-être l'essentiel : que nous sommes séparés du bonheur par l'espérance même qui le poursuit. La sagesse serait au contraire de vivre pour de bon, au lieu d'espérer vivre. C'est où l'on rencontre les leçons d’Épicure, des stoïciens, de Spinoza, ou, en Orient, du Bouddha. Nous n'aurons de bonheur qu'à proportion du désespoir que nous serons capables de traverser. La sagesse est cela même : le bonheur, désespérément.

"L'Occident moderne est la chose la plus dégoûtante de l'histoire du monde"

Une performance d'art moderne occidental : Être traîné avec une bougie dans l'anus sur un sol inondé et sale. La Russie est en train...