La capacité pour l'homme de passer de
la méditation à la contemplation et la méthode pour le faire ont
fait l'objet au Tibet d'une controverse entre moines bouddhistes de
l'Inde et de la Chine au vue siècle de notre ère. Le souverain du
Tibet avait fait venir de Chine un maître bouddhiste enseignant les
pratiques de Dhyana (Tch'an). C'était un extrémiste qui déniait
toute valeur aux œuvres pies, et était partisan de la méthode
subite (touen), professée par « l'école horizontale» (qui voit
les choses de l'esprit comme sur un plan); le maître indien qui
était installé déjà à Lhassa était au contraire partisan de la
méthode graduelle (tsien), professée par « l'école verticale »
(qui voit les choses de l'esprit comme en coupe). Le roi présida à
la discussion qui se termina par la défaite du Chinois dont la
doctrine fut interdite, et dont plusieurs disciples se suicidèrent.
L'intéressant pour nous est la
doctrine du maître chinois sur le passage de la méditation à la
contemplation. On lui demande :
— Qu'entendez-vous par regarder
l'esprit ?
— Retourner la vision vers le centre
de l'esprit, répond-il, c'est « regarder l'esprit » ; c'est
s'abstenir de toute réflexion et de tout examen... c'est ne pas
réfléchir, même sur la non-réflexion. C'est pourquoi il est dit
dans le Vimalakirti-Sutra: « Le non-examen, c'est la bodhi. »
Il y a deux termes chinois : le sseu,
qui signifie réflexion, et le kouan, traduit ordinairement
par « contemplation », mais que P. Demiéville préfère traduire
par « examen » ou «méditation ». Il fait ressortir que dans la
mystique chrétienne la méditation s'oppose, par son caractère
discursif, à la contemplation qui relève de la voie unitive. En
tout cas le but suprême semble être, pour les partisans (chinois)
de la « méthode subite », l'absence de méditation comme exercice
préalable à la vacuité. C'est l'équivalent négatif de la
contemplation chrétienne, pourrait-on dire. A cet égard, les «
gradualistes » sont d'accord avec les « subitistes » que nous
pourrions comparer aux quiétistes chrétiens. Là où ils sont en
désaccord, fait remarquer P. Demiéville, c'est sur l'opportunité
de l'enseignement de cette méthode. Faut-il réduire le cercle de
ceux qui seront instruits? Non, pensent les « subitistes ». Si,
répliquent les « gradualistes ». Il est dangereux de « supprimer
les notions » chez les profanes, chez ceux qui ne sont pas encore
pénétrés des vérités bouddhiques. Les « subitistes », eux,
disent qu'il n'y a pas de texte autorisant à empêcher les profanes
d'être instruits de la fausseté que représentent les normes
(dharmas) de bien et de mal. Les Bouddhas ont laissé des
enseignements à mettre en pratique, qui s'adressent à tous les
hommes pour leur permettre d'échapper au cycle perpétuel des
naissances et des morts. Sans doute les profanes ne sont-ils pas
comparables aux Bouddhas. Mais les Bouddhas peuvent servir à ceux
qui ont eu la chance de venir après eux (comme le Christ,
pourrait-on dire, à ceux qui sont nés après lui).
Une autre objection des « gradualistes
» est celle-ci : « Si selon votre doctrine tout doit n'être que
connaissance contemplative, comment sera-t-on utile aux êtres ? »
La réponse est qu' « on peut être, sans réflexion ni examen,
utile aux êtres : c'est comme le soleil et la lune dont les rayons
illuminent toutes choses, comme la gemme magique d'où sortent toutes
choses, comme la grande terre qui a le pouvoir de produire toutes
choses ». On reconnaît là un des points cardinaux de toute
doctrine quiétiste — et particulièrement du Tao : à un certain
absolu de détachement spirituel correspond une possibilité d'action
universelle. Ce n'est pas le point de vue des « gradualistes ».
Prenant une comparaison médicale, ils soutiennent qu'à chaque mal
convient un remède particulier: pour la concupiscence, c'est la
contemplation de l'impur ; pour la haine, la compassion ; pour
l'erreur, l'enchaînement des causes. Prenons une autre comparaison,
pénale cette fois: si un prisonnier est mis à la cangue, enchaîné,
lié, etc., il faut, pour le délivrer, ouvrir les cadenas des
chaînes à l'aide d'une clé, enlever la cangue en enlevant les
clous, faire tomber les liens en desserrant les nœuds, etc.
(symboles: les cadenas, de la concupiscence; les clous, de la haine;
les cordes, de l'erreur).
A quoi les « subitistes » répondent
en disant qu'il y a un médicament qui guérit de toute maladie les
êtres auxquels il est administré. Toutes les fausses notions, dues
au triple poison des passions, sont nées des fausses notions.
Supprimons les fausses notions, par conséquent toute réflexion, et
par là même vous guérissez toutes les maladies. Ainsi fait le
médecin éminent qui est Bouddha. A supposer qu'un Bouddha connaisse
les différenciations, ce n'est qu'à titre de concessions,
d'artifices, et pour le bien d'autrui.
En somme, les deux écoles sont
d'accord pour affirmer la possibilité pour l'homme d'acquérir
l'état de non-différenciation, Les « subitistes », admettant que
la pensée est instantanée, professent que la délivrance s'obtient
par la suppression de toute pensée. Il n'y a plus de temporalité,
donc la graduation n'a pas à se faire. A quoi les gradualistes
répondent que, même si on laisse de côté cet état (en sanskrit :
asamjni, samapatti) qui comporte encore des objets à examiner et une
orientation vers le non-examen — c'est l'équivalent de notre
méditation — il y a dans le recueillement exempt de notions et
ayant accompli l'abolition des notions (samjna, vedita, midha)
(équivalent de notre contemplation) un reliquat de différenciation,
puisque c'est à la suite d'une méthode de différenciation que cet
état est acquis : il faut bien commencer par fixer sa pensée sur un
objet qui sera indifférencié, mais qui, en attendant, est
différencié en tant que tel.
Les subitistes ne peuvent accepter
cette critique, puisqu'ils pensent accéder immédiatement à leur «
ciel » sans passage par aucune notion, fût-elle de faux ou de vrai.
Le recueillement d'inconscience est instantané. Le maître chinois a
d'ailleurs beau être pénétré de l'inutilité de l'exercice
graduel, il n'en interdit pas l'usage à tous. Certains ne peuvent
accéder à la contemplation. Alors, que ceux-là s'en tiennent aux
préceptes ordinaires : « Tant qu'on est incapable de s'asseoir en
Dhyâna (contemplation), qu'on recoure à la perfection de moralité,
aux quatre incommensurables (bonté infinie, compassion infinie,
sympathie infinie, apathie infinie) et au reste ! Que l'on cultive
les bonnes pratiques, qu'on serve les Trois Joyaux ! les prédications
de tous les sûtras et les enseignements des maîtres-moines, que
ceux qui les entendent les pratiquent selon ce qui leur en est
enseigné, qu'ils aient pour seul souci de cultiver le bien ! Et,
tant qu'ils sont inaptes au non-examen, qu'ils transfèrent à tous
les êtres les mérites acquis ainsi, afin que tous deviennent
Bouddha ! »
Jean Grenier