Parce
qu’il veut trop « gagner » sa vie, l’homme moderne
est en train de la perdre. En voulant trop construire il se détruit.
En cherchant trop avidement sa sécurité il aboutit à l’insécurité.
Tels sont les faits. Il ne pourrait en être autrement. Les
constructions de l’homme moderne, ses recherches, ses acquisitions
manquent de base réelle. Elles sont vides. Elles « sonnent
creux ».
Une
civilisation basée sur la réalité absolue du « moi »
et par conséquent sur la violence — car le « moi » est
à l’origine de toutes les violences — ne peut aboutir qu’à
des déséquilibres, à des conflits. L’essor inouï de la
technique ne parviendra pas à nous affranchir de l’ignorance de
nous-mêmes. Cette méconnaissance de nous-mêmes et de la nature
profonde des êtres et des choses tend à nous orienter vers des
comportements anormaux et inadéquats. Il y a vingt-cinq siècles le
Bouddha nous enseignait l’existence d’une loi d’harmonie
naturelle s’exprimant dans le comportement humain : la loi du
« Juste Milieu ». Nous en sommes de plus en plus
éloignés.
Il
y a trop ou trop peu. Quelque chose est toujours en excès dans le
monde actuel : misère des peuples sous-développés ou surabondance
parmi les sociétés économiquement privilégiées.
Nous
foulons aux pieds les lois les plus élémentaires de la nature.
L’homme « civilisé » du XXe siècle s’acharne à
détruire les grands équilibres naturels. Physiquement d’abord par
un rythme de vie antinaturel, un mépris des grands cycles d’activité
et de repos, une alimentation empoisonnée par l’envahissement
progressif de la chimie et des artifices innombrables de la
technique, l’absence d’exercices dans la nature et les drogues.
Psychologiquement
ensuite, par l’identification à une foule de valeurs artificielles
et fausses. Nous sommes intoxiques sur les plans de la matière et de
l’esprit.
Un
vent de folie souffle dans le domaine de la pensée. L’homme est
hypnotise par l’ampleur de ses découvertes techniques : conquêtes
du temps, conquêtes de l’espace, cerveaux électroniques,
satellites artificiels, fusées interplanétaires ou interstellaires,
etc., etc.
On
en vient à considérer le développement technique d’un peuple
comme critère essentiel de son évolution culturelle et spirituelle.
Fasciné
par la magie prestigieuse de ses conquêtes spectaculaires sur le
monde extérieur l’homme détourne ses regards de la vie
intérieure. Il est spirituellement « déraciné »...
La
compétition existant entre les deux sphères d’influence qui
partagent le monde aggrave encore le problème et fausse de plus en
plus l’optique sereine que nous devrions avoir de ces choses.
L’accessoire est devenu l’essentiel. Nous sommes en pleine foire,
en plein pugilat. Et l’homme sans se connaître devient une
caricature, un robot ou pire encore : un apprenti sorcier dont les
pouvoirs deviennent chaque jour plus redoutables.
Une
disparité énorme existe entre révolution intellectuelle et
technique d’une part, et l’évolution morale, psychologique et
spirituelle d’autre part. Et chaque jour le gouffre s’approfondit.
Nous
perdons trop souvent de vue que nous faisons partie de ce monde.
Nous
sommes tous responsables de son état actuel. Consciemment ou
inconsciemment nous l’avons tous voulu. Nous l’avons tous
construit et y collaborons tous les jours. Nous en avons été
consciemment ou inconsciemment les complices. Et nous le resterons
aussi longtemps que nous poursuivrons les rêves insensés de notre
égoïsme, de nos avidités, c’est-adire aussi longtemps que nous
ne nous connaîtrons pas profondément.
En
utilisant les pouvoirs énormes de la pensée sans nous connaître
nous-mêmes nous commettons une fatale imprudence.
La
pratique de l’art de « voir dans la soi-nature » tel
qu’il est défini dans le Ch’an, le Bouddhisme Zen ou dans
l’œuvre de Krishnamurti nous permettrait de réaliser une
métamorphose fondamentale des valeurs qui président à la
civilisation du monde actuel. Nous nous transformerions
instantanément en auxiliaire de la Nature profonde des choses. Une
transfiguration considérable des aspects psychologiques et matériels
de l’existence en résulterait.
Il
nous est possible d’être les artisans d’une ère nouvelle où
la toute-puissance de l’Amour véritable sera l’inspiratrice de
la Loi et où l’Intelligence Pure conférera le discernement des
valeurs essentielles.
Ainsi
que l’exprimait Lao-Tzeu dans une pensée admirable qui fait
figure d’étonnante prophétie :
«
Avec la droiture on gouverne un royaume, avec du génie on fait la
guerre... Mais l’Empire (du Réel) on le gagne grâce au
Non-Agir... Comment sais-je qu’il en est ainsi ?... Par cela : plus
il y a de règlements et de prohibitions... plus le peuple
s’appauvrit... plus le peuple est habile et ingénieux plus ont
voit surgir des inventions inutiles... ; plus le flot des règlements
et des lois monte, plus il y a de malfaiteurs et de bandits... »
Nous
avons à diverses reprises insisté sur le fait que ce « Non-Agir »
du Taoïsme ne doit pas être interprété comme une passivité
négative résultant de quelque morbidité psychologique.
Dans
l’optique du Bouddhisme Zen et du Taoïsme, le « Non-Agir »
désigne la cessation des agitations superficielles et désordonnées
du « moi » égoïste. L’homme qui ne se connaît pas est
prisonnier de ses avidités, de ses peurs conscientes ou
inconscientes. Ses actes ne sont que des réactions incomplètes
entièrement conditionnées par l’instinct de conservation du «
moi ».
Tout
homme qui se connaît profondément se libère de l’emprise des
forces d’inerties impliquées dans l’instinct de conservation du
« moi ». Dans ce cas, la passivité n’est pas
négative. Elle est créatrice. Elle n’aboutit pas à l’inaction
mais révèle au contraire le principe même de toute action, de tout
travail véritable dans l’Univers.
Inutile
de dire que nous en sommes bien éloignés. Mais cette distance est à
nos yeux une raison de plus pour insister.
Nous ne
croyons pas au hasard. Toute cause produit un effet. Nos actes, nos
pensées, nos émotions sont autant de causes qui engendrent des
effets.
Ceux-ci
se traduisent à l’échelle individuelle et collective par des
faits. Il existe un langage des faits. Quoiqu’il soit très
éloquent à peu près personne ne l’écoute. Peut-être
deviendra-t-il plus brutal. Et déjà l’humanité s’achemine à
grands pas vers la voie fatale de son auto-destruction, de plus en
plus menacée par les conséquences de ses « inventions inutiles ».
Nous
voyons ici le mouvement de recul de l’intellectuel et du technicien
devant ces mots insolents et prophétiques de Lao-Tzeu : « les
inventions inutiles »...
Est-ce
vraiment un sacrilège que de qualifier d’inutiles les fissions
nucléaires dont les résidus accumulés empoisonnent l’atmosphère,
la terre et l’eau des océans et sèment partout la maladie et la
mort ?
Partout
dans la Nature les résidus des êtres vivants sont utilisés et
s’intègrent dans des cycles biologiques simples ou complexes.
Les
déchets des piles atomiques, des explosions nucléaires par fission
sont non seulement inutilisables mais ils constituent un danger
permanent pour toute la vie sur la planète. Les tentatives récentes
d’utilisation sont très fragmentaires et ne changent nullement la
face du problème.
Par
cette mise en évidence de « l’inutile » nous voulons surtout
signaler ici la gravité d’une déformation généralisée de
l’esprit de l’homme moderne. Il s’agit d’une dégradation du
sens des valeurs. Nous avons perdu le sens de l’essentiel et de
l’accessoire. Nous sommes remplis d’idées toutes faites sur ce
qui serait utile et indispensable.
La
civilisation technicienne nous plonge dans une abondance d’objets
auxquels nous nous associons inconsciemment.
Nous
n’ayons qu’à tourner le bouton de la radio pour entendre un peu
de musique. Mais de moins en moins nous exécutons et nous composons.
Un sentiment d’ennui se présente-t-il à nous ? Nous ouvrons
la télévision. La pensée d’un examen attentif des causes de
notre ennui ne nous effleurera même pas. Ainsi nous tendons à
devenir passifs dans le mauvais sens. Les progrès techniques tendent
à flatter la loi d’inertie de notre esprit. Nous sombrons dans la
paresse des automatismes faciles.
Au
surplus, nous ne faisons plus rien à fond. Nos perceptions sont de
plus en plus superficielles. De plus en plus nous ne vivons qu’au
niveau des mots et des images. Nous fuyons le silence et la solitude.
Nous
nous évadons chaque jour davantage et chaque invention nouvelle nous
apporte une possibilité plus grande de mieux nous mentir à
nous-mêmes, de mieux nous fuir, en un mot : de mieux nous détruire.
Ainsi
l’homme moderne s’est créé mille besoins artificiels qui loin
de lui apporter le bonheur, se transforment en véritable
malédiction.Nous sommes arrivés à l’ultime état d’aberration
où des intellectuels osent prendre la complexité des besoins d’un
homme comme critère de sa supériorité. Telle est la thèse de
certains professeurs de psychologie enseignant dans les universités.
S’appuyant sur les travaux de Murray et les classifications de
Sheldon ils n’hésitent pas à discréditer le détachement
bouddhique en le classant parmi les cas de morbidité relevant de la
pathologie des tempéraments viscérotiniques (catexion du Nirvana,
etc.).
Murray
prend la notion de « tension psychologique » inhérente aux
besoins, comme critère de la supériorité humaine. Il oppose à
cette notion, celle de l’absence de besoin ou de détachement qu’il
classe parmi les complexes morbides de l’ataraxie.
Ce fait
est symptomatique. Il caractérise une époque et nous montre à quel
point s’est développée la dégradation du sens des valeurs.
Celui-ci
ne pourra se rétablir sans une métamorphose complète de nos modes
de penser habituels.
Mais
entre-temps le langage des faits devient de plus en plus brutal et
menaçant. Les revues médicales d’Amérique et d’Allemagne
lancent de grands cris d’alarme. L’homme « soi-disant supérieur
» n’est plus qu’un pauvre esclave écrasé sous le poids de ses
besoins innombrables.
Complètement
déraciné dans l’immense tourbillon des agitations de la vie
moderne il n’est plus qu’une triste épave. Les faits sont là :
les hommes d’affaires actifs d’Amérique et d’Allemagne sont «
finis » à quarante-cinq ans. Des statistiques récentes nous
montrent l’effarante mortalité des chefs d’entreprise :
épuisements nerveux, arrêts du cœur, vieillissement précoce, etc.
Et pour le reste du monde un envahissement des cas de cancer.
L’origine de ces troubles est surtout psychique (états anxieux,
impatiences, refoulements, craintes, malveillances). Une vigilance
d’esprit exceptionnelle est nécessaire pour ne pas tomber dans les
pièges de l’identification tout en développant une activité
intense.
Mettons
nous quelques instants à la place d’un « homme d’affaires »
actif, à l’esprit dit « réaliste ». Une journée d’activité
se traduit par quelques dizaines de coups de téléphone, quelques
dizaines de rendez-vous minutés, un grand nombre de lettres à
écrire, l’énergie persuasive nécessaire à l’enrichissement
des carnets de commande, les calculs en vue d’échapper aux
manœuvres inévitables de la concurrence, et lorsque tout est
terminé, l’inévitable souci des créances douteuses, les
complexités inextricables de la fiscalité.
En un
mot, une insécurité dont l’ampleur est à la mesure des
responsabilités que de propos délibéré nous avons décidé
d’assumer assez paradoxalement pour nous assurer la sécurité.
Car
bien entendu, aux soucis d’affaires quotidiens que nous venons
d’énumérer s’ajoutent vraisemblablement un nombre égal sinon
supérieur de soucis d’un autre ordre : vie familiale, vie
sentimentale, vie intérieure et de plus en plus, les soucis de
santé.
Chacun
comprendra immédiatement l’immense privilège d’un homme qui
tout en vivant un rythme de vie intense pourrait être libre de
l’identification et de l’attachement aux diverses circonstances.
Cette
faculté d’être dans le monde pleinement éveillé, tout en étant
libre de l’identification avec tous les éléments qui constituent
la vie moderne nous est donnée par la pratique du Zen et de la
pensée de Krishnamurti.
Ceux-ci
nous permettent d’être intérieurement détendus au milieu de
l’activité extérieure. Ils nous orientent également vers une
simplification inévitable des besoins par le discernement de
l’essentiel et de l’accessoire.
Faute
de s’inspirer de ce discernement fondamental l’homme s’engage à
grands pas dans la voie de son auto-destruction.
Le
progrès technique s’étendra inévitablement à tous les peuples
de la planète. Partout le rythme s’intensifiera en brisant les
normes de la Nature, qu’il s’agisse de l’Amérique, de
l’Allemagne, du Japon ou d’ici, quelques décades de la Chine et
des Indes. Le problème de l’accélération des rythmes de
l'existence sera très prochainement un problème véritablement
mondial. D’autres races, plus jeunes, s’engagent à peine dans la
voie prise depuis un demi-siècle par les civilisations techniciennes
de l’Occident. La réalisation d’une détente intérieure dans
l’activité extérieure constitue un des problèmes cruciaux de ce
vingtième siècle.
Le
monde est à la recherche de nouvelles valeurs. Le langage des faits
nous montre l’urgente nécessité de repenser les valeurs ayant
présidé à notre civilisation en pleine décadence.
Parmi
les religions et les philosophies antiques nous n’en avons trouvé
aucune qui nous fournissent les bases d’une civilisation nouvelle
dégagée de l’illusion de l’égoïsme, de la violence, du
dogmatisme des rites et de l’autorité spirituelle. Seuls,
peut-être, le Bouddhisme Ch’an, le Zen et Krishnamurti, nous
donnent ces bases. Mais il ne s’agit pas là, de religions ou de
doctrines au sens où nous l’entendons généralement.
Il
n’entre pas dans nos intentions de vouloir convertir les
occidentaux au Bouddhisme. Mais nous avons la certitude qu’une
étude attentive des différents éléments qu’il contient,
complétée par les enseignements de Krishnamurti, nous révélera
des valeurs capables d’engendrer la civilisation nouvelle dont les
événements nous commandent la réalisation.