Le
mysticisme est une voie périlleuse vers la transcendance
par
Gerald Messadier
Gerald
Messadier a étudié des médiums, des mystiques et plus
particulièrement un religieux capucin canonisé en 2002, Padre Pio,
auteur de nombreux phénomènes surnaturels (stigmates, odeur de
sainteté, guérisons inexplicables, bilocation...).
« A
aucun moment ces médiums et ces mystiques ne se détachent
d’eux-mêmes, constate Gérald Messadier. Seuls leur ego et leur
petit monde comptent. La générosité et la ferveur des mystiques
n’entretiennent pas plus cette illusion, si triste cela soit-il.
Leur regard n’effleure même pas les événements qui secouent le
monde. Sur la grande tuerie désignée sous le nom de « Grande
Guerre », prélude de la convulsion suicidaire qui devait secouer le
XXe siècle, Padre Pio, pourtant épistolier frénétique et quasi
graphomane, s’épanche peu. Rien ne laisse supposer qu’il ait
conscience de l’horreur des tranchées et de l’étendue des
massacres : seuls ses tracas personnels et ses combats avec le diable
le tourmentent. […]
La guerre et la « sainte cruauté » de Dieu
Il
a ainsi couvert des centaines de pages, emplies de plaintes et de
lancinante douleur. On en reste stupéfait. Le stigmatisé est comme
enfermé dans cette recherche de la fusion avec la divinité, dans le
cadre strict de la religion catholique. Pourtant Jésus avait étendu
sa charité aux Samaritains, aux fils et aux domestiques de
centurions romains. Padre Pio a-t-il jamais songé que l’enseignement
de son maître ne se limitait pas à la Passion et que l’excès de
scrupule pouvait constituer, plus qu’un péché, une faute ?
Même
si les capucins en étaient relativement protégés, ils étaient
conscients des horreurs de la guerre, dont l’écho leur parvenait
par les récits des correspondants du front et des rescapés.
D’ailleurs, un certain nombre d’entre eux avaient été
mobilisés.
Dans
une lettre au Padre Pio, datée du 27 mai 1915, le père Agostino lui
écrit :
Cette
guerre épouvantable est un supplice. Mon Dieu ! Quelle hécatombe,
quelle boucherie ! Que vont devenir nos pauvres nations !
Padre
Pio lui répond, le 31 mai :
Jésus
veut prolonger notre martyre : qu’il en soit béni à jamais. […]
Que les nations affligées par cette guerre comprennent le mystère
de l’irritation pacifique du Seigneur ! S’il verse de l’amertume
sur les douceurs empoisonnées de ces pays, s’il gâte leurs
plaisirs et répand des épines sur la voie de leurs désordres
fleuris de roses homicides, c’est parce qu’il les aime encore.
C’est
la sainte cruauté du médecin qui doit, devant de grands maux,
prescrire des remèdes amers et douloureux. C’est encore, mon Père,
la colère aimante d’une tendre mère qui fait peur à son enfant
pour l’obliger à se dépêcher de revenir vers elle.
On
croit rêver : pour Padre Pio, la guerre est causée par la « sainte
cruauté » de Dieu et de Jésus, destinée à rapprocher l’humanité
de la divinité. Le libre arbitre n’existe plus : la position de
Padre sur la liberté de l’homme est exactement celle de Luther,
condamnée par le concile de Trente.
Non
seulement aucune autorité religieuse ne souscrirait à pareils
propos, mais encore elle excommunierait d’office leur auteur comme
hérétique. Le Jésus et le Dieu décrits par Padre Pio sont des
entités cruelles, étrangères au christianisme. Et l’on se
demande s’il a jamais lu les Évangiles… Face à ces lignes d’un
fanatisme fou, on est tout à coup moins indigné des persécutions
infligées au capucin par l’Église. Sa vision tragique de
l’existence est incompatible avec la théologie chrétienne. Nul
auteur, à ma connaissance, n’a pourtant soulevé le problème à
ce jour.
Quant
à l’Église, il est peu probable qu’elle ne révise jamais
aucune de ses décisions.
L’hérésie
des propos de Padre Pio est-elle la véritable raison de l’hostilité
du Saint-Office ? La correspondance du capucin était-elle connue des
autorités qui le sanctifièrent ? Il faudrait, pour le savoir,
consulter les archives du Saint-Office. Vaste programme. Illusoire
projet.
On
voudrait que l’ignorance théologique grave de Padre Pio fût,
sinon démentie, du moins atténuée par une certaine conscience de
la douleur. Mais voici les seules traces de compassion du capucin
pour les centaines de milliers d’êtres humains arrachés à la vie
dans la boue des tranchées, sous les obus et les balles, dans les
gaz, le typhus et les infections :
Dans
l’une des visites de Jésus que j’ai reçues ces jours-ci, je lui
ai demandé avec plus d’insistance d’avoir pitié des pauvres
nations si éprouvées par le malheur de la guerre et d’accepter
que sa justice cède enfin la place à sa miséricorde. Chose étrange
! Il ne répondit que par un signe de la main qui veut dire
d’habitude : doucement, doucement ! « Mais quand ? », ai-je
ajouté. Alors son visage devint sérieux, puis, un demi-sourire sur
les lèvres, il me fixa un peu du regard et me congédia sans mot
dire.
Qu’est-ce
que cela, mon Père ? Je ne saurais vous le dire. Je vous fais
cependant remarquer que, chaque fois que, par le passé, j’ai parlé
de la guerre à Notre Seigneur, je ne me souviens pas qu’il m’ait
jamais parlé ou fait le moindre signe ; il a toujours gardé le plus
profond silence. Il lui est même souvent arrivé de manifester
clairement qu’il lui déplaisait que j’aborde ce sujet, à tel
point que je restais pantois quand je devais le supplier à ce
propos; je me sentais presque mourir sous l’effort que je devais
faire sur moi-même.
Or,
comment expliquer, maintenant, ce change-ment de comportement de
Notre Seigneur ? Peut-être voudra-t-il intervenir personnellement
dans le déroulement de ce bouleversement mondial ? Qu’il lui
plaise de le faire vite !
(Lettre
au père Benedetto, 19 décembre 1917)
On
reste confondu par la collusion d’incommensurables naïveté et
prétention que révèlent ces lignes. Jésus y est décrit comme un
interlocuteur seigneurial, qui tantôt trouve déplaisant qu’on lui
parle de la guerre et tantôt réagit de manière énigmatique (mais
non moins détachée), congédiant le requérant avec « un
demi-sourire ». Quel chrétien imaginerait jamais que Jésus eût pu
réagir de façon si désinvolte face aux supplications d’un moine
au sujet de la Grande Guerre ? Nul doute ne subsiste : cette «
visite » de Jésus n’est qu’un pitoyable fantasme construit à
partir des représentations qu’un natif du Mezzogiorno se fait des
puissants. La pathétique condition humaine de Padre Pio et sa
faillibilité resurgissent dans toute leur vérité.
Le
détachement souverain dont le capucin fait preuve face au massacre
en cours est également des plus gênants. Malgré son humilité
professée, voire le mépris de soi qu’il affiche, Padre Pio se
présente comme un maire du palais adressant une requête au roi dans
un domaine situé par-delà l’humanité.
Mais
bien d’autres choses encore entachent son image. Quand, trois ans
plus tard, le père Benedetto se déclare angoissé par la guerre et
l’avenir (lettre du 19 septembre 1918), Padre Pio réitère ses
vues luthériennes et lui répond :
Dans
les desseins de Dieu, le fléau actuel est permis pour rapprocher
l’homme de la divinité, c’est sa fin principale; comme fin
secondaire et immédiate, il a aussi pour but d’excuser les
persécutions qui s’ensuivraient contre les enfants de Dieu, comme
juste fruit de la guerre actuelle.
(Lettre
au père Benedetto, 22 octobre 1918)
Le
doute n’est plus de mise : au-delà de l'errement théologique
fondamental, le sens de la réalité et le sens social du visionnaire
sont gravement altérés. L’isolement, la souffrance et la
contemplation ont atrophié jusqu’à sa compassion pour l’humanité
et son bon sens historique. Il s’en faut, et de loin, que la Grande
Guerre et celle qui suivit aient rapproché l’homme de la divinité
!
Cet
homme délire. Le mot « illuminé » s’impose. Padre Pio ne peut
pas être offert comme modèle aux catholiques.
Et
l’on peut juger de la fragilité de la notion de sainteté.
Conclusion
L’accès
au monde parallèle, même prolongé, ne délivre pas la personne de
son moi. Il ne constitue en rien une incursion dans une sphère
angélique, pas plus que le fait de voler au-dessus de 10 000 mètres
d’altitude n’élève l’âme. Padre Pio n’y acquit pas
l’omniscience et n’entra pas en communication avec les cerveaux
de Boltzmann. S’il eut quelque aperçu de l’avenir, ce fut de
celui de l’Église et d’elle seule ; il n’y exerça que son
esprit ordinaire.
Pour
plaisante qu’elle ait été à ceux qui la humèrent, l’odeur de
sainteté fut un phénomène fortuit, auquel rien n’indique qu’il
faille attacher de valeur symbolique.
L’énergie
communiquée au capucin, qui porta sa température corporelle à des
niveaux inconnus et lui permit de survivre jusqu’à quatre-vingts
ans sur un régime de famine, ne servit que ses fins propres.
Les
incursions dans l’univers parallèle étaient accidentelles et ne
furent qu’accessoirement bénéfiques, comme lorsqu’il « capta »
l’intention suicidaire de Cadorna. Sa compassion était réservée
aux malades qui pouvaient s’approcher de lui ou dont les
souffrances lui étaient décrites (comme dans le cas de Wanda
Poltawska, pour laquelle un certain Karol Wojtyla le supplia
d’intercéder). Seulement à eux.
Les
stigmates, enfin, ne sont nullement une preuve de l’intervention
divine, sur laquelle les interprétations humaines sont
inéluctablement téméraires.
Ils
procédaient d’une volonté consciente et obsessionnelle de
s’identifier à Jésus, ce qui peut être interprété comme un
élan irraisonné vers l’auto-glorification. On peine à discerner
dans le phénomène lui-même le reflet de l’enseignement de Jésus
: c’est un spectacle troublant certes, mais seulement un spectacle,
comme les insignes d’un ordre suprême de chevalerie conféré aux
élus du roi.
Padre
Pio était inconscient des convulsions du monde qui devaient
engendrer trois des pires tyrannies de l’histoire (celles de
Hitler, de Staline et de Mao), repousser les limites du désespoir
pour des dizaines de millions d’humains et ne servir en rien la
gloire de Dieu.
Sous
cet éclairage brutal et fantastique, Padre Pio apparaît tel qu’il
était : un fils de paysans du Mezzogiorno propulsé dans des sphères
qu’il eût été incapable de concevoir, animé de convictions
erronées et cruelles… Humain, trop humain.
Le
mysticisme est une voie périlleuse vers la transcendance, car il
exalte l’idée même qu’on se fait de celle-ci. Parvenu à des
altitudes exceptionnelles, l’esprit humain traîne ses convictions
et ses erreurs.
Le
surnaturel n’est pas un attribut de la sainteté ; il n’est qu’un
autre naturel dont nous commençons à peine à entrevoir les
contours, au péril de notre culture et de nos convictions
positivistes. C’est l’usage qu’en fit Padre Pio qui
justifierait l’appellation de sainteté, nonobstant ses
considérables limites intellectuelles. Comme nous tous, il ignorait
les lois de ce monde parallèle ; il utilisa cet outil sans le
comprendre, comme un habitant d’une jungle primitive trouvant une
torche électrique ou un téléphone portable. »