lundi, juin 06, 2011

Le retour du délit de blasphème




Par jean Robin

Le nouvel intégrisme religieux de la nouvelle extrême droite s’incarne également dans un retour du délit de blasphème, qu’on croyait ne jamais revoir en France après la période des Lumières. Que nenni.

Le front cette fois est très large puisque ce sont à la fois au nom des Juifs et au nom des musulmans qu’on réclame ce délit de blasphème. Ainsi en 1990 une loi, la loi Fabius-Gayssot, a érigé en véritable religion moderne la Shoah, qu’il devenait interdit de nier sous peine d’encourir les foudres de l’Inquisition, pardon des Tribunaux. En 1996 l’écrivain Michel Tournier résuma mieux que personne ce retour du délit de blasphème : « Lisez les journaux, les livres, ils ne parlent que de Dieu. On va vers un siècle religieux, Malraux avait totalement raison. Vous n'avez qu'à voir ce qui se passe avec la loi Gayssot, qui vous punit de prison si dans vos écrits vous mettez en doute les crimes commis contre l'humanité par les nazis. C'est le retour du blasphème, ce qui était absolument impensable voilà un siècle. C'est Salman Rushdie. L'Iran a Salman Rushdie, la France a Roger Garaudy. Je suis ni pour ni contre mais je constate le phénomène, on entre vraiment dans une ère religieuse. »

Il y avait les hérétiques, il y a désormais les négationnistes (ou révisionnistes, c’est selon). Réviser l’histoire en fonction des découvertes nouvelles, ce qui est à la base de la recherche historique et scientifique, était par là même interdit.

Autre exemple : les caricatures iraniennes de la Shoah. Pour répondre aux caricatures de Mahomet faites par l’Occident, le président iranien décidait d’organiser un concours pour défier le blasphème occidental de la contestation de la Shoah. Des dessinateurs venus du monde entier s’en donnèrent à coeur joie pour dessiner des chambres à gaz qui n’existaient pas, entre autres choses. Pari réussi : aucun média français n’osa publier ces caricatures. Seul l’auteur de ces lignes proposa au responsable de ces caricatures d’en faire un livre, mais celui-ci refusa, ce qui permet de dire aujourd’hui qu’elles n’ont pas été censurées en France. Ouf, l’honneur du pays est sauvé par un petit éditeur de rien du tout.

Ce concours de caricatures était donc une réaction à la déferlante qui suivit en Europe et dans le monde la publication de caricatures du prophète musulman Mahomet. Des émeutes,Idem quand nous mangeons, il faut absolument faire attention au gras, aux AJR, au cholestérol, aux acides gras saturés, au taux de sucre, au taux de sel, à l’amidon, et aux fruits et légumes que les publicitaires nous recommandent, forcés qu’ils le sont par la loi, de manger 5 unités par jour tout en n’oubliant jamais de faire du sport… Les femmes que peignaient Rembrandt étaient belles parce qu’elles avaient de l’embonpoint, nos femmes perdent des bons points quand elles ne ressemblent pas à une brindille anorexique !

La culpabilisation est permanente, et nous rend d’autant plus schizophrène qu’on nous pousse dans le même temps à toujours plus consommer. Les créatifs ont donc imaginé pour nous de nouveaux concepts permettant de pratiquer ce grand écart sans la moindre souplesse ni fatigue, tels que light (allégé en français), bio (pour biologique, comme si les autres produits étaient artificiels), ou encore 0 % (ajoutez au choix « de matière grasse », « de cholestérol », « de goût »…). Nous avons importé cette mode des USA, en même temps que le politiquement correct (je vous renvoie au chapitre correspondant), ce qui est loin d’être une coïncidence. La France, pays historique du bien vivre et des bons vivants, du foie gras et du paradoxe français, se plie au diktat de ce nouvel ordre moral. « C’est pour notre bien » n’a-t-on de cesse de nous répéter, alors nous y croyons comme les enfants croient au Père Noël.

Tout comme nous croyons que les radars placés sur nos routes et nos autoroutes servent à nous protéger. En réalité, ils sont surtout placés là où les accidents n’arrivent pas, mais là où les lignes droites dégagées se trouvent ! Comme l’a démontré le journaliste Jean-Luc Nobleaux dans son livre Radars : le grand mensonge, ils servent surtout à nous ficher, à nous fliquer et à nous racketter : « Certains se battent pour le droit d'aller et venir sans être observé, mais le problème est plus large : le droit d'aller et venir lui-même est menacé. Sur le terrain, le citoyen est de plus en plus spolié, sommé de choisir entre sécurité et liberté. Problème : notre liberté se réduit comme peau de chagrin pendant que la sécurité promise se perd en route. Sous prétexte d’écologie, de solidarité, de délinquance, de sécurité routière, que sais-je, l’Etat contraint, surveille et taxe toujours plus le citoyen lambda, puis communique sur des améliorations souvent factices grâce à des chiffres et conclusions plus ou moins bidonnés. »

Répression et hygiénisme sont les deux mamelles du nouvel ordre moral que nous subissons tous quotidiennement, sans même nous en apercevoir le plus souvent tant nous l’avons intériorisé au fin fond de nous-mêmes, « pour notre bien ». Rien n’est plus faux.

Encore plus récemment, nos énarques et autres oligarques nous ont pondu un projet de loi pour taxer l’air ! Cela nous pendait au nez depuis longtemps, mais on se demandait encore comment ils trouveraient le moyen de nous faire avaler cette pilule-là. Avouez qu’il faut se lever de bonne heure. Eh bien c’est simple, prenez un ancien Premier Ministre, des raisons écologiques, faites saisir le tout au plein milieu de l’été et vous obtenez le projet de la « taxe carbone. » Par exemple on annonce une augmentation de 7 cents par litre d’essence, alors que c’est déjà le plus taxé au monde. Formidable, on en redemande !

Prenons comme dernier exemple l’antiracisme, déjà abordé dans un autre chapitre mais qui a tout à fait sa place dans celui-ci aussi. Les moralisateurs sont au pouvoir aujourd'hui. Les antiracistes traquent le racisme en soi et chez les autres comme le chrétien chassait le péché en lui-même et chez les hérétiques. Mais l'aspect principal est surtout la volonté d'être fréquentable, c’est-à-dire compatible avec certaines valeurs morales. Les médias sont d'ailleurs friands de cette idée, reprochant au moindre homme politique ses fréquentations d'hommes « peu fréquentables ». Cette idée de fréquentabilité concorde avec celle d'une certaine droite bourgeoise du 19ème siècle, dont le but était avant tout de ne pas faire de vagues. Une droite bourgeoise incarnée, en quelque sorte, par l'Ordre moral de Mac-Mahon... Ce procédé n’est pas sans rappeler un ouvrage qui se trouvait dans la bibliothèque des familles catholiques bienpensantes des années 1930 : Romans à lire, Romans à proscrire, essai de classification au point de vue moral des principaux romans et romanciers depuis l’an 1500, d’un certain abbé Louis Bethleem. Les membres de la nouvelle extrême-droite sont devenus les abbés Bethleem de notre temps. La morale dominante aujourd'hui n'est rien d'autre qu'une forme d'hérésie judéo-chrétienne. Cet ordre moral a ses petits flics (Gérard Miller, BHL, Noël Mamère, Caroline Fourest, etc.), et sa police politique (Act Up, SOS Racisme, Greenpeace, RESF, etc. qui vivent principalement de subventions publiques). Et les moutons sont bien gardés.

Il serait difficile de dater précisément cette interdiction des débats, puisqu’elle fut progressive, régulière et sournoise. La censure des régimes totalitaires est devenue chez nous une auto-censure, d’autant plus difficile à identifier et donc à combattre qu’elle a lieu dans les têtes.

Il est essentiel de citer à ce sujet l’excellent et éminent sociologue Raymond Boudon dont l’analyse est particulièrement pertinente :

« Dans les régimes dits "libéraux", le conformisme, si marqué soit-il, est d'une toute autre nature. Il ne renvoie pas à une doctrine officielle appuyée sur un bras séculier ; il est insinuant et diffus. Ce conformisme constitue, lui aussi, une censure ; mais cette censure ne ferme pas les journaux, ne condamne pas les "dissidents" à la prison, à l'exil ou à l'hôpital psychiatrique. Marcuse a parlé à ce propos de "tolérance répressive".

En fait, le conformisme dans les régimes "libéraux", qui ne saurait être confondu avec le conformisme totalitaire, se caractérise par trois traits. Il s'en tient à l'implicite et préfère présenter ses dogmes comme des évidences "scientifiques", comme on le voit par l'exemple des diverses idéologies qui ont cours dans l'ordre pédagogique ou économique. En deuxième lieu, la défense du conformisme n'est pas directement assumée par l'Etat. Les "listes noires", l'étouffement par le silence remplacent le camp de concentration. En troisième lieu, la censure du point de vue cognitif constitue moins un mécanisme de répression qu'un mécanisme d'inhibition. Elle appauvrit le champ des possibles parmi lesquels notre esprit pourrait exercer sa capacité d'élection. Elle ne nous interdit pas telle pensée, elle nous détourne de nous y arrêter. Elle surveille plus qu'elle ne punit. Comme elle n'est pas strictement centralisée, elle procède par addition de biais cumulatifs, qui produisent un consensus sur des "croyances négatives" plutôt que sur des "croyances dogmatiques". »

Il existe ainsi quantité de débats qui sont devenus interdits, soit parce qu’on n’a pas le droit de mentionner une thèse, soit parce qu’on n’a pas le droit de mentionner le sujet. Le domaine de l’écologie est particulièrement riche en sujets du premier genre par exemple. Sur le réchauffement climatique, le développement durable, le commerce équitable, la corrida, les OGM ou encore les éoliennes, une seule version est possible, l’autre étant diabolisée. Vous niez le réchauffement climatique, même scientifiquement ? Vous êtes négationniste. Vous êtes contre le développement durable ? Vous êtes un irresponsable. Vous pensez que le commerce équitable ne l’est pas pour tout le monde ? Vous pensez mal. La corrida est importante à vos yeux, en ce qu’elle incarne une tradition et un symbole pour le combat de l’homme contre la nature ? Vous êtes un être cruel. Les OGM peuvent sauver des milliards de personnes de la famine dites-vous ? C’est utopique, en fait vous voulez affamer la planète en donnant les clés de l’agriculture mondiale à une poignée de multinationales semencières. Vous êtes contre les éoliennes ? Mais vous n’avez donc aucun coeur, ni aucun esprit pour penser une bêtise pareille ?

Ce n’est pas un hasard si les écologistes ont su empêcher tout débat serein sur les questions d’écologie. Bien que théoriquement descendants spirituels de Gandhi, ils ont déplacé la violence physique dans la violence verbale. Si vous n’êtes pas d’accord avec eux, vous incarnez le mal. Aucune discussion, aucun débat n’est nécessaire de ce point de vue, puisqu’ils ont raison, et les autres ont tort. A quoi bon débattre ? Pourtant le consensus est loin d’exister parmi les scientifiques sur le réchauffement climatique ou les OGM. Le commerce dit équitable est loin de l’être pour les paysans français qui voient des produits étrangers remplacer les leurs sur les étagères des grandes surfaces. Quant aux éoliennes, bien des faits semblent démontrer, quand on ose en prendre connaissance, que cette énergie alternative est non seulement polluante, tant du point de vue du paysage que des matériaux employés, mais aussi coûteuse et génératrice de très peu d’électricité.

Hélas, l’écologie n’est pas le seul domaine à voir les débats se fermer les uns après les autres, sans d’autre raison que la prise de pouvoir du politiquement correct. Tous les thèmes qui touchent à la morale deviennent interdits sous prétexte qu’en en défendant une version plutôt qu’une autre, on serait réactionnaire, intégriste voire, l’expression est de circonstance, d’extrême-droite. Que ce soit la peine de mort, l’avortement, et de plus en plus l’euthanasie, il est devenu obligatoire d’être du bon côté de la barrière, car il n’y a plus de débat. Il faut être contre la peine de mort, pour l’avortement et pour l’euthanasie. Inversez un seul de ces « pour » et de ce « contre », et vous êtes dans le mauvais camp, le camp du mal, le camp honni.

Pourtant, avant l’abolition de la peine de mort par Robert Badinter, celui-ci était invité sur tous les plateaux de télévision pour en débattre, justement. Il avait face à lui un père de famille dont un enfant avait été assassiné par un multi-récidiviste, et qui expliquait qu’être pour la peine de mort était la moindre des légitimités. Aujourd’hui ce père de famille n’oserait plus dire cela devant une caméra de télévision, de peur d’être traité de tous les noms par la suite, c’est pourquoi il n’oserait même plus penser qu’il est encore possible d’être pour la peine de mort. Badinter lui-même l’a déclaré solennellement : être pour la peine de mort, c’est être contre les droits de l’homme. Fermez le ban.

D’autres thématiques sont désormais interdites de débat, cela va de l’évolutionnisme non darwinien à la pédophilie en passant par les complots, l’Islam, les Juifs, la publicité, la

critique des médias, le nucléaire et tant d’autres. Un panorama bien plus exhaustif se trouvera dans le dictionnaire des débats interdits à paraître aux éditions Tatamis, pour ceux que cela intéresse dans le détail. Vous y trouverez les modalités de l’interdiction, l’historique, les arguments prohibés et bien d’autres choses encore sur les débats interdits en France. En voici un extrait particulièrement parlant :

« Des scientifiques défendant le point de vue que le réchauffement climatique n’est pas ou très peu dû à l’activité humaine se sont vus traiter de « négateur » :

« Timothy Ball, ancien professeur en climatologie à l'Université de Winnipeg au Canada, a reçu cinq menaces de mort par courriels après avoir relevé des soucis sur le degré d'influence de l'homme sur le changement climatique. L'un des courriels l'avertissait que, s'il continuait à oser prendre la parole, il ne vivrait pas plus avant pour voir le réchauffement global. « Les gouvernements occidentaux ont tari des milliards de dollars pour les carrières [scientifiques] et les instituts et ils se sentent menacés, » a dit le professeur.

« Je puis tolérer être qualifié de sceptique parce que tous les scientifiques devraient être des sceptiques, mais ensuite ils ont commencé à nous traiter de négateurs, avec toutes les connotations à l'Holocauste. C'est une obscénité. C'est vraiment moche et personnel. »

Plus récemment, en France, c’est Noël Mamère qui employait ce terme à son tour : « On voit bien que le réchauffement climatique qui est à l’oeuvre, quoi que dise Allègre et quelques autres négationnistes… »

Et encore plus récemment, le botaniste David Bellamy, auteur de 35 livres et présentateur d’émissions sur la nature pendant 10 ans à la BBC, a été viré pour avoir déclaré ne pas croire à la responsabilité de l’homme dans les phénomènes de réchauffement ou de refroidissement climatique. Cerise sur le gâteau, il avoue dans une interview du Sunday Express avoir été accusé d’être un « Holocaust denier », négationniste en français. »

Un débat est beaucoup plus facile à fermer qu’à ouvrir. Argumenter est un travail, mais calomnier relève d’une paresse et d’une facilité infinies. Les partisans de la nouvelle extrême-droite usent et abusent de l’anathème et de l’invective pour éviter et/ou clore le débat. Ils traitent leurs contradicteurs de nazis, d’extrême-droite, d’antisémite, de négationniste, de propos nauséabonds, etc. pour éviter d’avoir à répondre à leurs arguments dérangeants. Quand Thierry Ardisson me traite d’antisémite sur l’antenne d’Europe 1, c’est pour ne pas avoir à répondre de l’accusation grave que je lui lance publiquement : avoir plagié 60 pages et non 6, dans 6 livres et non dans un seul comme il le prétend. Alors qu’il ignore que je suis d’origine juive et que j’ai vu une partie de ma famille partir en fumée lors de la Shoah, Ardisson s’en tire haut la main puisqu’il a fait diversion tout en se retrouvant dans la position confortable de l’accusateur. De même, Bernard Kouchner accuse Pierre Péan de verser dans l’antisémitisme alors que celui-ci vient de révéler des agissements pour le moins compromettants pour le ministre des affaires étrangères, mais le tort de Péan serait d’avoir employé le terme « cosmopolitisme ». Dernier exemple, Claude Ribbe accuse Dieudonné d’être antisémite et d’alimenter une hiérarchie des souffrances. Pourtant le livre de Ribbe, Le Crime de Napoléon, compare la Shoah à l’esclavage, Napoléon à Hitler et les gaz dans les bateaux de négriers aux chambres à gaz. Pire encore, il est le nègre littéraire du général Aussaresses, tortionnaire en Algérie. Plus on a de choses à cacher, plus on a la gâchette rhétorique facile.

Il est si facile de créer des boucs émissaires, d’hurler avec les loups et de chasser en meute. Autrefois, les Juifs étaient les principaux boucs émissaires, ce qui aurait dû nous faire comprendre que cette méthode était à proscrire. Pourtant dans notre société actuelle, on cherche systématiquement un bouc émissaire au moindre dysfonctionnement, au lieu de formuler un raisonnement cohérent et argumenté, loin des personnes et proche des faits. Or le débat est impossible dans un système basé sur les boucs émissaires. Seule la violence est possible, physique et/ou verbale selon les cas. Et c’est normal : quand on ne débat plus, on en vient aux mains.

Même dans le cas où il y a violence, celle-ci n’est pas condamnée puisqu’elle s’exerce au nom du Bien contre le Mal, de la lumière contre les ténèbres, de la vérité contre le mensonge. Toujours ce même ressort psychologique permettant de tout justifier. Ainsi quand Jacques Chirac refusa de débattre avec Jean-Marie Le Pen entre les deux tours de 2002, personne ne lui en tint rigueur. Il n’allait pas donner à la bête immonde le moindre temps de parole, c’eût été jouer son jeu. La démocratie et ses règles ne comptaient plus, car au nom de la démocratie il fallait bafouer l’une de ses règles les plus importantes : le débat.

Ainsi les grands médias, presse, radio, télévision, organisent et assurent désormais la pauvreté des débats, en limitant la diversité des invités, en limitant les débats, en limitant les directs, en limitant la prise de parole du peuple. On invite quelqu’un à venir parler dans le poste non pas pour la qualité et/ou l’importance de ce qu’il a à dire, mais parce qu’il connaît bien le présentateur de l’émission, ou qu’il lui a rendu un service, ou qu’il lui en rendra un. On voit toujours les mêmes, ces invités qui ont leurs ronds de serviette dans les émissions les plus regardées, et généralement plus ils sont invités moins ils ont de choses importantes, intéressantes ou utiles à dire. La liste des intellectuels n’étant jamais passés à la télévision est longue, bien plus que la liste de ceux qui y passent une fois par semaine, par mois et par an réunis. Le sociologue Raymond Boudon, cité précédemment, n’est passé qu’une seule fois à la télévision française alors qu’il est un des sociologues français les plus connus et reconnus dans le monde. Qui plus est, lors de son passage télévisé, en 1985, il avait face à lui un certain Bernard-Henri Lévy, qui lui coupa sans arrêt la parole. Tout un symbole.

Serge Halimi l’avait bien fait remarquer dans son petit ouvrage Les nouveaux chiens de garde, même s’il faut bien dire que lui-même refuse les débats télévisuels au prétexte qu’il lui faudrait plus de temps de parole qu’à ses contradicteurs, vu le déficit de temps de parole qui existerait déjà au préalable. En raisonnant comme cela, on n’arrive pas à grand-chose. Pour qu’il y ait débat, encore faut-il qu’il y ait des débatteurs ! Justement, le problème de notre société libérale vient du fait qu’un consensus mou s’impose de lui-même sur tous les esprits, qui ne veulent plus s’opposer, mais vivre en paix. La politique n’est pourtant rien d’autre qu’une lutte d’intérêts, de pouvoirs et de visions contradictoires de la société ! Mais une société pacifiée fuit le débat parce qu’elle fuit le conflit.

L’unanimité doit régner, et celui qui brise cette unanimité est montré du doigt comme étant extrémiste, marginal, anormal ou violent. C’est donc le contraire de la diversité prônée à longueur de temps.

Nous avons vu que ceux qui dénoncent le plus l’extrême-droite sont eux-mêmes le plus d’extrême-droite, de même, ceux qui dénoncent le plus la pensée unique sont ceux qui cherchent le plus à l’imposer et à la maintenir en place. « Pensée unique » est une expression parfaite pour tous les manipulateurs en herbe, car elle peut vouloir dire tout et n’importe quoi. Tout le monde est d’accord pour critiquer la pensée unique, mais personne ne veut voir cette pensée unique de la critique de la pensée unique.

Nous baignons dans un monde orwellien sans même nous en rendre compte, ce qui démontre la réussite de l’entreprise et la vision de l’écrivain de 1984. Le nazisme révolte tout le monde car il était une hygiène du corps, par contre notre système ne révolte personne alors qu’il est une hygiène de l’esprit. Les pensées étant la mère des actes, il ne devrait pourtant pas être plus grave de liquider des corps que de liquider des idées. Ce que les anglo-saxons nomment le « brainstorming », littéralement la tempête des cerveaux, et qui signifie qu’on peut dire toutes les idées qui nous passent par la tête, s’est transformé en « brainwashing », littéralement le lavage de cerveaux. Et tant qu’il a du pain et des jeux, le peuple s’en contente, comme jadis à Rome. Gare à la chute…

Extrait de l'ouvrage de Jean Robin « La nouvelle extrême-droite » offert par les Editions Tatamis http://www.tatamis.fr/ , dont il est le gérant.

Lisez-le, téléchargez-le, envoyez-le, offrez-le, faites-le lire, il est en version numérique pour qu’un maximum de personnes puissent le lire et le faire lire. 50 pages, en 1h ou 2 vous l’aurez terminé, et en 3 minutes vous l’aurez imprimé si vous préférez lire sur papier (choisissez l’option impression rapide pour économiser de l’encre).

Télécharger gratuitement « La nouvelle extrême-droite »
http://www.r-i-f.org/pages/lanouvelle.pdf


Thierry Ardisson & Jean Robin 





La nouvelle extrême-droite 

L'expression « extrême-droite » a été, sans doute, l'accusation la plus employée ces 30 dernières années en France pour exclure du cercle dit républicain tout un pan de la population et des idées qu'elle défendait. Pourtant les langues commencent enfin à se délier, sur ce qui pourrait s'avérer être une des principales manipulations de l'opinion contemporaine. Un ancien Premier ministre a même déclaré publiquement en 2007 que cette lutte antifasciste « n'était que du théâtre » (alors qu'il y avait lui-même largement participé). Mais alors à quoi et à qui pouvait bien servir ce théâtre ?

Ce livre démontre que plus les mouvances qu'on qualifie d extrême-droite devenaient républicaines, plus les partis du cercle dit républicain devenaient d'extrême-droite. D'où l importance d'accuser l'autre de ce qu'on est, pour mieux cacher qu'on l'est.

L'extrême-droite classique ayant quasiment disparu du paysage politique français, c'est une nouvelle extrême-droite qui la remplace, mais elle est bien plus puissante et dangereuse, puisque pratiquée au nom du Bien contre le Mal, donc en ayant enrôlé bon nombre d'esprits bien intentionnés croyant être dans le bon camp. Ce fut déjà le cas de tous les totalitarismes.

Les proportions qu'a prises cette nouvelle extrême-droite ne doivent pas nous décourager de lutter contre elle, de toutes nos forces, et cela commence par comprendre en quoi il s agit d'une nouvelle extrême-droite. On ne saurait lutter efficacement contre ce qu'on ignore.
Biographie de l'auteur :

Jean Robin, né en 1978, est le fondateur des éditions Tatamis. Il est notamment l'auteur de La position du missionnaire, Alain Finkielkraut décrypté, de La Judéomanie et du Petit dictionnaire des débats interdits (mais légaux). Il anime le site enquete-debat.fr.






dimanche, juin 05, 2011

Asia Bibi au Pakistan, le chevalier de La Barre en France




En France, un jeune homme de vingt ans est atrocement torturé, puis on lui coupe le poing et la langue. Ensuite, il est décapité et brûlé. François-Jean Lefebvre de La Barre, accusé de blasphème, est mort victime de l'obscurantisme des chrétiens du XVIIIe siècle.

De nos jours, le fanatisme religieux exalte toujours la cruauté et les plus vils instincts de l'homme.

Le dictateur pakistanais, Muhammad Zia-ul-Haq (1924-1988), soutenu par les puissances occidentales, instaura un État islamique et fit promulguer une loi interdisant le blasphème.

Asia Bibi est condamnée à mort pour un verre d'eau.

"Il fait 45 °C ce jour-là, dans ce champ du Pendjab. Asia cueille des baies depuis plusieurs heures. Une récolte éprouvante, mais Asia et son mari ont cinq enfants à nourrir. Vers midi, en nage, Asia va jusqu'au puits le plus proche, prend un gobelet et boit de l'eau fraîche. Un verre, puis un autre.

C'est alors que sa voisine par jalousie, par bêtise, crie que cette eau est celle des femmes musulmanes et qu'Asia, chrétienne, la souille en s'en servant. Le ton monte... Et soudain, un mot fuse : « Blasphème ! ». Au Pakistan, c'est la mort assurée. Le sort d'Asia est scellé.

C'était le 14 juin 2009. Asia Bibi est jetée en prison. Un an après, elle est condamnée à être pendue. Depuis elle croupit dans une cellule sans fenêtre. Sa famille a dû fuir son village, menacée par les extrémistes.

Deux hommes lui sont venus en aide : le gouverneur du Pendjab et le ministre des Minorités, un musulman et un chrétien. Tous deux ont été assassinés sauvagement. 


Asia Bibi nous écrit du fond de sa prison. Elle est devenue une icône pour tous ceux qui luttent, au Pakistan et dans le monde, contre toutes les violences faites au nom des religions."

« Asia Bibi est un symbole de tout ce qui nous fait depuis toujours nous indigner et nous mobiliser. » Michèle Fitoussi, ELLE. 

Blasphème
Asia Bibi 
&
Anne-Isabelle Tollet




Anne-Isabelle Tollet est journaliste du bureau de France 24 à Islamabad. 

"Le dossier brûlant du blasphème" :
http://www.france24.com/fr/20110110-focus-le-dossier-br%C3%BBlant%20du%20blasph%C3%A8me



Autre reportage "Pakistan, l'arme du blasphème" :
http://bouddhanar-9.blogspot.com/2011/06/pakistan-larme-du-blaspheme.html

Accompagné d'un texte de Jean Robin. Selon cet auteur, des populations fanatisées sont sous l'emprise d'influences mentales générées par une organisation diabolique.


Photo :
Asia Bibi

samedi, juin 04, 2011

Le rêve dans le surréalisme




Durant la période Dada, André Breton et ses amis ne se livrèrent à aucune recherche sur les rêves; ils donnèrent la priorité aux techniques projectives de la personnalité, à l'expression pure des possibilités du hasard, au retournement absolu des valeurs, à la dislocation des habitudes acquises du comportement et du langage. Ils entendaient mener une offensive forcenée contre le goût, la logique, la morale, en pratiquant à toute occasion le déraisonnement vécu. La « spontanéité dadaïste » opposait avec exubérance à l'art, à la littérature, à la science, à la politique, des propos incohérents et des actes absurdes, des œuvres qui ne signifiaient rien. Tristan Tzara, premier maître de cette agitation, la justifiait ainsi dans son Manifeste de 1918 : « Que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif, à accomplir. Balayer, nettoyer. La propreté de l'individu s'affirme après l'état de folie, de folie agressive, complète, d'un monde laissé entre les mains des bandits qui déchirent les siècles. » À côté de Tzara, qui parlait de «désordonner le sens », et formulait des impératifs tels que « démoralisation, désorganisation, destruction, carambolage », Breton encouragea dans un même esprit de refus explosif les expériences d'écriture automatique ; il en attendait des coulées de lave brûlante ravageant les fausses raisons de vivre. L'écriture automatique, exigeant « la gymnastique mentale la plus complexe », éprouva à ce point les exécutants qu'elle leur suscita des hallucinations visuelles et auditives, et que Breton crut bon d'en interrompre quelque temps l'emploi ; mais estimant que « tout l'effort de l'homme doit être appliqué à provoquer sans cesse la précieuse confidence », il envisagea d'autres façons d'interroger l'inconscient. En dépit de Tzara, qui détestait Freud et la psychanalyse, il persistait à croire que la clé de la poésie était enfouie dans les abîmes de l'être.

Au sortir de la crise qui secoua le mouvement Dada, et préluda à sa dissolution, le principe d'incohérence fut abandonné par le groupe comme moyen d'action. Dans le premier numéro de Littérature, nouvelle série, en mars 1922, Breton publia trois « sténographies de rêves », donnant ainsi à ses amis l'exemple dune activité qui allait leur devenir coutumière. C'est à cette date, trois ans après la découverte de l'écriture automatique, et deux ans avant la naissance du surréalisme, que se situe le début de la « vague de rêves » qui souleva tous ces poètes ; son déferlement coïncida avec la période des « Sommeils », commençant en septembre 1922, où certains membres du groupe tels Crevel et Desnos, trouvèrent à s'extérioriser d une manière spectaculaire. Les autres numéros de Littérature présentèrent encore des récits de rêves : trois rêves de Robert Desnos (n° 5, octobre 1922), un rêve très significatif d'André Breton sur « le nouveau temps du verbe être » (n° 7, décembre 1922), un rêve de Francis Picabia intitulé Electrargol (n° 9, février-mars 1923). En les comparant, on remarque une différence essentielle : alors que les rêves de Desnos et de Picabia ont un caractère humoristique, et sont exposés en raison de leur effet pittoresque, ceux de Breton sont racontés avec une précision scientifique, sans omettre aucune nuance affective qui pourrait servir à l'analyse.

Entre la mort de Dada et la création du surréalisme, il y eut un interrègne favorisant, selon Aragon, « un état d'esprit absolument nouveau que nous nous plaisions a nommer le mouvement flou ». Aucune monographie spéciale n'a encore été consacrée au « mouvement flou », ce qui est regrettable, car on y verrait comment, dans un abandon collectif au merveilleux quotidien, la notion de surréalité a été vécue par le groupe, avant de recevoir son fondement théorique. Dans l'interview qu'André Breton accorde au Journal du Peuple, le 7 avril 1923, il dit pourquoi il préfère le document humain, tel le récit de rêve à tout texte fabriqué : « Je n'ai jamais cherché autre chose, je le répète, qu'à ruiner la littérature. » Il annonce que Desnos, Eluard et lui-même, considérant la situation des choses qu'ils défendent comme désespérée, ont décidé de ne plus écrire, et qu'ils se donnent un délai pour expliquer leurs intentions dans un dernier manifeste. Il ajoute cette profession de foi : « La poésie ? Elle n'est pas où on la croit. Elle existe en dehors des mots, du style, etc., c'est pourquoi je suis ravi de lire des livres très mal écrits. Seul tout le système des émotions est inaliénable. Je ne puis donc reconnaître aucune valeur à aucun mode d'expression. L'histoire littéraire, c'est le fruit d'une transposition des plus vulgaires. »

Ce fut à la fois pour sortir de l'imprécision du « mouvement flou », qui risquait de nuire à l'entreprise commune, et pour perpétuer le souci d'abolir toute littérature, que Breton écrivit le Manifeste du surréalisme. Le but de ce livre était de définir les nouveaux principes de l'inspiration poétique dans la vie, et d'amener la révision totale de la notion de responsabilité. Il n'y a que deux types de production authentique de l'homme : le texte automatique et le rêve ; ne vaut dans son comportement que ce qui leur est comparable. Il faut faire entendre au monde la voix qui parle sous la conscience, et que la raison dénature en la filtrant. Les décrets sur le rêve du Manifeste sont d'autant plus intéressants que, tout en rendant hommage à Freud, Breton y développe ses observations personnelles. Il montre ce qui, à partir de la psychanalyse, relève plus spécialement de l'interrogation et de la décision du poète. La mémoire est l'ennemie du rêve ; il faut apprendre, soit en l'éduquant, soit en la transgressant, à isoler « le rêve pur ». Tandis que « selon toute apparence le rêve est continu et porte trace d'organisation », l'esprit se persuade après coup de sa discontinuité : « Seule la mémoire s'arroge le droit d'y faire des coupures de ne pas tenir compte des transitions et de nous représenter plutôt une série de rêves que le rêve » Diverses hypothèses en découlent :« Mon rêve de cette dernière nuit, peut-être poursuit-il celui de la nuit précédente, et sera-t-il poursuivi la nuit prochaine avec une rigueur méritoire. C'est bien possible, comme on dit ». L'état de veille étant un « phénomène d'interférence », ce n'est que dans les couches superficielles du rêve qu'on trouve le reflet des événements et des soucis du jour ; il faut évaluer « l'épaisseur du rêve », comprenant « tout ce qui sombre à l'éveil ». Après avoir dit sa conception de ce problème, Breton raconte la fameuse hallucination verbo-auditive qui a donné naissance à la découverte de l'écriture automatique. Le texte automatique et le rêve ont en commun « un très haut degré d'absurdité immédiate, le propre de cette absurdité, à un examen plus approfondi, étant de céder la place à tout ce qu'il y a d'admissible, de légitime au monde : la divulgation d'un certain nombre de propriétés et de faits non moins objectifs, en somme, que les autres. »

Au Manifeste du surréalisme doivent être associés deux manifestes de la même veine qui le complètent, Une vague de rêves d'Aragon et L'esprit contre la raison de René Crevel. L'écrit d'Aragon, d'un lyrisme impétueux, montre quel espoir et quelle griserie suscita chez tous ces poètes l'idée d'insérer le rêve dans le contexte de la vie diurne, de l'interroger sur le fonctionnement de l'appareil psychique, au lieu de le proscrire comme une simple bizarrerie du sommeil. Il commente le prédicat qu'ils adoptèrent au départ : « L'identité des troubles provoqués par le surréalisme, par la fatigue physique, par les stupéfiants, leur ressemblance avec le rêve, les visions mystiques, la séméiologie des maladies mentales, nous entraînèrent à une hypothèse qui, seule, pouvait répondre de cet ensemble de faits et les relier : l'existence d'une matière mentale, que la similitude des hallucinations et des sensations nous forçait à envisager différente de la pensée, dont la pensée ne pouvait être, et aussi bien dans ses modalités sensibles, qu'un cas particulier. Cette matière mentale, nous l'éprouvions par son pouvoir concret, par son pouvoir de concrétion. » Après avoir célébré «les Présidents de la République du Rêve », Aragon conclut : « Je rêve d'un long rêve où chacun rêverait. Je ne sais ce que va devenir cette nouvelle entreprise de songes. Je rêve sur le bord» du monde et de la nuit. » Quant à Crevel, il dit du poète surréaliste : « Le livre de ses songes, il le lit comme ces leçons de choses où son enfance essaya d'apprendre l'économie du monde, la marche du temps, les caprices des éléments et les mystères des trois règnes. C'est, en plein ciel, un récit aux couleurs plus persuasives, plus périlleuses, que le chant des sirènes. »

Sarane Alexandrian, « L'espace du rêve ».

Sarane Alexandrian :
« La pensée de Sarane Alexandrian n’a pas d’œillères et se nourrit aussi bien de la pensée d’André Breton, le poète insoumis du surréel, que de celles de Charles Fourier, le maître d’Harmonie, de (Aleister Crowley), le maître de la Haute magie sexuelle (lire d’Alexandrian sur le sujet : Le Doctrinal des jouissances amoureuses, Filipacchi, 1997 ; La Magie sexuelle, La Musardine, 2000, ou encore La Sexualité de Narcisse, Le Jardin des livres, 2003), ou de celle de Cornelius Agrippa, modèle de l’humanisme de tous les temps. Chez Alexandrian, le mot Gnose est à prendre dans son vrai sens, celui de « connaissance pure », et non dans un contexte religieux, (in Christophe Dauphin, Hommage au Grand Cri-chant: Sarane Alexandrian, in Les Hommes sans Épaules n°28, 2009). La Gnose moderne d’Alexandrian préconise le salut par le rêve, la révolution, la connaissance et l’amour. »

La sexualité de Narcisse

Sarane Alexandrian

L’auto-érotisme et la masturbation furent célébrés de tout temps, tant par les sumériens que les grecs, les chinois ou les hindous... Cet ouvrage traite de manière très complète du sujet en nous faisant découvrir la relation forte existant entre l’auto-érotisme et la créativité, comme en témoignent de nombreux écrivains et artistes. Un ouvrage richissime qui montre que la solitude offre parfois bien plus d’intensité que les tièdes étreintes du couple...


Peinture :
Salvador Dali - "Leda Atomica" (1949)

vendredi, juin 03, 2011

Les rêves




Après que R. Bastide eut, en 1932, formulé les principes auxquels, selon lui, toute recherche sur le rêve devait se conformer, puis qu'il eut présenté ses travaux dans l'article « Sociologie du rêve », daté de 1967, relativement peu nombreuses demeurent à ce jour les enquêtes de terrain menées en domaine européen, si l'on place à part l’œuvre de De Martino. En dépit de leur petit nombre, elles n'en permettent pas moins de situer la place qu'occupe le rêve dans les sociétés anciennes et traditionnelles de l'Europe, ainsi que son interprétation.

M. Xanthacou examine des songes ainsi recueillis dans le sud du Péloponnèse, où des femmes voient revenir de proches parents défunts. Elle montre en quoi ces rêves témoignent de transgressions (surtout celle de l'interdit de l'inceste) dans une région, le Magne, où la proximité du frère et de la sœur est réputée surpasser l'intimité du lien conjugal, comme le lien d'une mère à ses fils. Ces anamnèses, ou retours dans le songe d'une femme de l'image de ses morts, renvoient tous à un Au-delà, au monde des Ombres, au monde d'après la mort. Ce sont également des rêves qui prévoient ou préviennent le malheur et la mort. Les ethnotextes recueillis en 1959 par C. Joisten en France, dans un village proche du Queyras et du Briançonnais, auprès de Marie Vasserot, âgée de 76 ans en 1959, permettent de cerner le contours d'un onirisme populaire. Même si Marie Vasserot était animée d'une profonde foi, son témoignage déborde largement les cadres d'une tradition inféodée au catholicisme rural de la fin du XIXe s., catholicisme pragmatique et formaliste tout à la fois. Les récits qualifiés de «rêves » relatent les rencontres de la narratrice avec diverses catégories d'êtres surnaturels lors d'expériences de type onirique à propos desquelles les termes d'«autosuggestion » et d'« hallucination » sont malencontreusement convoqués par l'ethnologue. L'enquête, heureusement reprise en 1976, dégage alors plus nettement les contours de la pratique onirique en cause : le rêve accompagne et commente des moments remarquables de la biographie de la rêveuse. Le rêve souligne ainsi tout particulièrement les transformations qu'accomplissent sur la personne en cause les rites de passage qui, dans la société traditionnelle, scandent tout déroulement biographique. Possédée au sein d'une même famille et transmise de mère en fils, la capacité à voir en rêve témoigne d'un compagnonnage avec Dieu, d'autres personnages du panthéon chrétien comme la Vierge et quelques saints, l'ange gardien et ce personnage maléfique qu'est le Diable. Les rêves avec les défunts attestent également un contact constant avec les revenants. De tels rêves ont valeur prémonitoire. Par ailleurs, la capacité à voir en rêve se donne pour une expérience vécue, le témoignage en direct d'apparitions, même si l'angle de l'enquête et les précautions des informateurs accroissent la prise de distance par rapport au contenu onirique, au point que l'on passe du récit d'une « apparition » réelle à celui d'une «vision vécue ». Les résultats de l'enquête briançonnaise se retrouvent dans les travaux menés ailleurs en France (Aquitaine), en Italie et en Espagne : à chaque fois ressort l'importance du lien avec les défunts que porte l'activité onirique, la valeur prémonitoire qui lui est reconnue, comme l'existence d'agents spécialisés dans la construction d'une interprétation du rêve, quand bien même cette pratique est populaire.

Les recherches ainsi issues de cette ethnographie récente du domaine européen croisent au moins partiellement les ouvrages publiés par les historiens (Fabre, Schmitt). C'est J. Le Goff qui, le premier, présenta les conceptions médiévales du rêve. Dans ses articles « Les rêves dans la culture et la psychologie collective de l'Occident médiéval » (1977), « L’Occident médiéval et l'océan Indien : un horizon onirique » (1977), «Le christianisme et les rêves (IIe-VIIe s.) » (1985), Le Goff montre le passage d'une Antiquité passionnée par l'oniromancie à une mise à l'écart et une répression du rêve par l’Église, avant que se produise, à partir du XIIe s., un retour en force du rêve qu'amorce alors la promotion de ces rêveurs distingués que furent les saints. L'historien étudie comment le christianisme, devenu religion et idéologie dominantes en Occident à partir du IXe s., dut traiter du rêve et de son interprétation tels que l'héritage gréco-romain les avait laissés. Après une période de méfiance face au rêve toujours vu comme une création diabolique, le catholicisme en vint progressivement à le réhabiliter. Selon Le Goff, le lent développement du rêve et son retour dans la culture ont accompagné, avec la vogue du voyage dans l'au-delà, l'invention du Purgatoire et l'importance grandissante du jugement individuel juste après la mort.

Quand, en 1899, Freud publie L’Interprétation des rêves, il fait oublier l'échec de ses investigations précédentes touchant aux effets de la cocaïne et se fait l'inventeur de la psychanalyse. Comme le souligne avec justesse J.-B. Pontalis, L’Interprétation des rêves « n'est pas pour nous le livre de l'analyse des rêves , encore moins le livre du rêve, mais le livre qui, par la médiation des lois du logos du rêve, découvre celles de tout discours et fonde la psychanalyse ». Freud affirma avoir fait œuvre scientifique. C'est, comme il le revendique fièrement, un «morceau de terre inconnue gagné sur les croyances populaires et le mysticisme ». Avec cet ouvrage, Freud modifie la nature de l'interprétation du rêve, qu'il considère comme l'accomplissement d'un désir inconscient.

Tout d'abord, Freud établit que c'est le rêveur lui-même qui, si énigmatique et fuyant que lui apparaisse son rêve, peut seul en dégager la signification. C'est le rêveur qui opère à partir des associations mentales qu'il enchaîne les unes aux autres comme incidemment et qu'il juxtapose à la suite du récit de son rêve. Dans le cadre de la séance de psychanalyse, la technique freudienne d'interprétation des rêves permet au rêveur de déchiffrer le scénario onirique. Le récit de rêve n'est pas, dans ce contexte, envisagé comme un tout insécable. Bien au contraire, il se trouve scindé en éléments à partir desquels se développent les associations. De la sorte, le rêve se retrouve au centre d'un réseau d'idées toutes reliées au rêve et également toutes reliées entre elles. L'activité de mise en association des images du rêve et des idées qui, à leur propos, surgissent manifeste l'accomplissement d'un véritable travail que gouvernent deux opérations centrales : le déplacement et la condensation, chaque élément étant surdéterminé. Processus psychique inconscient, le déplacement est tout entier lié à la censure. Il transforme un élément primordial en détail secondaire. Ou bien encore il substitue un élément à un autre, un personnage à un autre. Il inverse le début et la fin ou exprime par une expression littérale un sens figuré. Quant à la condensation, elle opère la fusion de plusieurs idées inconscientes pour aboutir à une seule image dans le contenu manifeste du rêve. Interprétant plusieurs rêves personnels dont celui de la monographie botanique, Freud indique que la condensation « ramasse et concentre des pensées éparses du rêve ».

C'est que l'essentiel du rêve tient à la réalisation inconsciente et méconnue d'un désir ancien, inassouvi, refoulé dans l'inconscient. Sur ce point, Freud est catégorique: « Le désir représenté dans le rêve est nécessairement infantile. » Les idées inconscientes à la source du rêve, Freud les nomme des « pensées latentes ». Il leur oppose son contenu manifeste. Les pensées latentes sont actualisées à l'occasion du rêve, alors qu'elles ne peuvent ni se réaliser ni même s'exprimer franchement, directement, à cause du mécanisme de la censure. Au fond, leur visée est d'arriver, sinon à se réaliser, du moins à s'exprimer en proposant à la conscience une mise en forme qui les rende méconnaissables et leur substitue une apparence inoffensive sous leur déguisement.

Le rêve, maniant ainsi le déplacement et la condensation, se soucie peu de relations logiques. Il ignore la négation, il réunit les contraires ou transpose les relations temporelles en rapports spatiaux. Son langage apparaît simplifié, et sa grammaire grossière. Comme l'inconscient, le rêve ignore « tous les modes du langage propres à traduire les formes les plus subtiles de la pensée : conjonctions, prépositions, changements de déclinaisons et de conjugaisons, tout cela est abandonné faute de moyens d'expression ; seuls les matériaux bruts de la pensée peuvent encore s'exprimer comme dans une langue primitive, sans grammaire. L'abstrait est ramené à sa base concrète ».

Le rêve en général pourrait alors être considéré, ce que fait M. Perrin pour le rêve guajiro, comme un langage. Considérons, pour commencer, la langue que parle le rêve. Le traitement intellectuel du rêve fait, dans l'exemple guajiro, ressortir que les images sont essentiellement des images corporelles et des images des relations sexuelles (licites et illicites). Mais ce qui importe d'avantage, s'il se peut, c'est que ces contenus imagés sont combinés entre eux selon quatre règles de relation (qui réagissent les clés des songes dont près de deux cents ont été collationnées par Perrin) : ce sont l'analogie, le renversement en son contraire, la conversion terme à terme de deux séries mises en position de permutabilité, enfin la combinaison de plusieurs rapports d'homologies.

Ainsi le rêve peut-il être considéré comme une machinerie qui fait jouer les éléments d'une sorte de de lexique constitué d'images en prêt-à-porter et recourt à ces règles de relation. À partir de là, on peut s'interroger sur la valence différentielle rêve/mythe, puisque le mythe combine également des éléments selon les lois d'un langage, comme l'a montré C. Lévi-Strauss. Effectivement, le mythe et l'oniromancie semblent obéir aux mêmes règles élémentaires de combinaison. Le rêve ne serait-il alors qu'un mythe à usage privé ? Or, l'assimilation du rêve au mythe ne semble pas si simple à poser, ne serait-ce que parce que le mythe met en œuvre des structures complexes, quand songes et clés des songes en restent à des formules isolées. Mais, loin de faire du rêve une activité humaine moins déterminante que le mythe, avec M. Perrin, on pourra insister sur la souplesse et les possibilités théoriquement infinies du rêve. Moins ligoté dans un carcan rigide que le mythe, le rêve est une activité créative, puisant dans les images qui abondent dans la mythologie pour les manier, les arranger, les recomposer. En bref, le rêve serait une sorte de vivier alimentant en versions mouvantes la pensée plus figée et close sur elle-même du mythe.

Marie-Claire Latry, IUFM de Bordeaux.


Le rêve de la nourrice d'après L'Interprétation des rêves de Freud

Source :


Dictionnaire historique de la magie et des sciences occultes

La magie ? les magies ?, l'alchimie, les arts divinatoires, les astrologies, la démonologie, l'envoûtement, les fétichismes, les kabbales, les sorcelleries, les superstitions et tant d'autres sciences dites occultes étudiées dans l'épaisseur de leur histoire, de leurs pratiques, de leurs principaux instigateurs, de leurs victimes, aussi : tel est le défi qu'une trentaine d'universitaires et de chercheurs ont accepté de relever : ils font, pour la première fois, un point historique et ethnologique, à la lumière des études les plus récentes. Les limites qu'ils se sont fixées sont celles de l'Europe occidentale, mais ils ne se sont pas interdit les éclairages venus d'ailleurs, les influences et les résonances qui diffusent subtilement à toutes les civilisations, à toutes les époques, leurs sujets d'étude. Tour à tour apparaissent, au fil des pages, les grands acteurs des sujets évoqués : Apollonius de Tyane, Cagliostro, Nostradamus, Ptolémée, Gilles de Rais, Raspoutine, et tant d'autres. Les auteurs de ce dictionnaire ne se sont pas limités aux concepts, aux pratiques, aux portraits. Que vous vous intéressiez à la mandragore, à l'alambic, aux fées ou à Hallowe'en, à Dracula, à Nosferatu ou au Black Metal... Que vous redoutiez les chats noirs ou les fantômes... Que vous lisiez l'horoscope de votre journal favori... Des réponses sérieuses et informées vous sont proposées pour éclairer toutes ces interrogations.



L'art de rêver

Les rêves et l'au-delà

L'art de rêver




Au cours des vingt dernières années, j’ai écrit une série de livres relatant mon apprentissage avec un sorcier indien yaqui du Mexique, don Juan Matus. Dans ces ouvrages, j’ai expliqué qu’il m’avait enseigné la sorcellerie, non pas la sorcellerie telle que nous la comprenons dans le contexte de notre monde de tous les jours, c’est-à-dire la mise en ouvre de pouvoirs surnaturels à l’encontre d’autrui, ou bien l’invocation des esprits avec des amulettes, des sorts, ou des rituels destinés à produire des effets surnaturels. Pour don Juan, la sorcellerie était l’acte qui rend substantielles quelques prémisses particulières d’ordres pratique et théorique concernant la nature et le rôle de la perception dans notre saisie et notre modélisation de l’univers qui nous entoure.

Pour définir sa connaissance j’ai évité, à la suggestion de don Juan, l’usage d’une classification anthropologique, le chamanisme. Je l’ai toujours désignée par le terme qu'il utilisait pour la nommer : sorcellerie. Toutefois, après mûre réflexion, je me suis aperçu que ce nom assombrissait encore plus le phénomène déjà obscur qu’il me présentait au cours de ses enseignements.

Dans les œuvres anthropologiques, le chamanisme est décrit comme un système de croyance propre à certains peuples originaires d’Asie du Nord, mais aussi présent dans quelques tribus indiennes d’Amérique du Nord, qui soutient qu’un monde invisible de forces spirituelles ancestrales, bonnes ou mauvaises, prédomine autour de nous, et que ces forces spirituelles peuvent être invoquées ou contrôlées par les actes de praticiens qui sont des intermédiaires entre les royaumes du naturel et du surnaturel.

Sans aucun doute, don Juan était un intermédiaire entre le monde naturel de la vie de tous les jours et un monde invisible qu’il ne nommait pas le surnaturel, mais la « seconde attention ». Son rôle de maître consistait à me permettre l’accès à ce monde. Dans mes ouvrages antérieurs, j’ai décrit ses méthodes d’enseignement permettant d’atteindre ce but, ainsi que les arts de la sorcellerie qu’il me faisait pratiquer, dont le plus important se nommait « l’art de rêver ».

Don Juan soutenait que notre monde, que nous croyons être unique et absolu, n’est qu’un parmi un groupe de mondes conjoints, disposés telles les couches d’un oignon. Bien que nous ayons été énergétiquement conditionnés à percevoir exclusivement notre monde, il affirmait que nous avons encore la possibilité d’entrer dans ces autres royaumes qui sont aussi réels, uniques, complets et accaparants que l’est notre monde.

Don Juan m’expliqua que pour que nous puissions percevoir ces autres royaumes, non seulement il s’agit de les convoiter, mais il faut aussi avoir une énergie suffisante pour les saisir. Leur existence est constante et indépendante de notre conscience, disait-il, mais leur inaccessibilité résulte entièrement de notre conditionnement énergétique. En d’autres termes, simplement et uniquement suite à notre conditionnement, nous sommes contraints de présumer que le monde de notre vie de tous les jours est l’unique et seul monde possible.

Parce qu’ils croyaient notre conditionnement énergétique rectifiable, déclara don Juan, les sorciers des temps anciens développèrent un ensemble de pratiques conçues afin de reconditionner nos possibilités énergétiques de percevoir. C’est cet ensemble de pratiques qu’ils nommèrent l’art de rêver.

Avec la perspective acquise au cours du temps, je me rends compte maintenant que l’expression la plus adéquate de don Juan à propos de « rêver » consista à le nommer : le « passage à l’infinité ». La première fois qu’il utilisa cette métaphore, je lui fis remarquer que pour moi elle n’avait aucun sens. « Alors, oublions les métaphores, concéda-t-il, disons que “rêver” est pour les sorciers leur manière pratique de se servir des rêves ordinaires.
Mais comment peut-on se servir des rêves ordinaires ?
Nous nous faisons toujours piéger par les mots, répondit-il. En ce qui me concerne, mon maître tenta de me décrire “rêver” en déclarant que c’est la façon dont les sorciers disent bonne nuit au monde. Ce faisant, il ajustait évidemment sa description pour l’accorder avec ma mentalité. Avec toi, je fais de même. »

À une autre occasion, don Juan me dit :
« Rêver ne peut être qu’une expérience. Rêver ne signifie pas simplement avoir des rêves; pas plus que rêvasser ou souhaiter ou imaginer. Par l’acte de rêver, nous pouvons percevoir d’autres mondes, que nous pouvons assurément décrire. Mais nous ne pouvons pas décrire ce qui nous les rend perceptibles. Néanmoins, nous pouvons sentir comment rêver ouvre ces autres royaumes. Rêver semble être une sensation – un processus dans nos corps, une conscience dans nos pensées. »

Au cours de ses enseignements, don Juan m’expliqua minutieusement les principes, les raisons et les pratiques de l’art de rêver. Son instruction comprenait deux parties. L’une concernait les procédures pour rêver, l’autre comprenait des explications purement abstraites de ces procédures. Sa pédagogie consistait à jouer entre le fait de séduire ma curiosité intellectuelle par les principes abstraits de l’art de rêver et l’acte de me guider dans sa pratique afin que j’y découvre un exutoire.

J’ai déjà décrit tout cela de la manière la plus détaillée dont je fus alors capable. J’ai aussi dépeint le milieu des sorciers dans lequel don Juan me plaça afin de m’enseigner ses arts. Mon interaction avec ce milieu m’intéressa particulièrement, car elle se produisit exclusivement dans la seconde attention. J’entrais ici en relation avec les dix femmes et les cinq hommes qui étaient les compagnons de don Juan et avec les quatre jeunes gens et les quatre jeunes filles qui étaient ses apprentis.

Don Juan réunit ces derniers dès que j’accédai à son monde. Il m’expliqua clairement qu’ils formaient un groupe traditionnel de sorciers – une réplique de son propre groupe – et que mon rôle était de les guider. Toutefois, en travaillant avec moi, il se rendit compte que j’étais différent de ce qu’il avait prévu. Il expliqua cette différence en termes d’une constitution énergétique perceptible uniquement par des sorciers : au lieu d’avoir tout comme lui quatre compartiments d’énergie, je n’en avais que trois. Une telle constitution, qu’il avait par erreur jugée être un défaut rectifiable, me rendait tellement inapte à une interaction ou à une conduite de ces huit apprentis, qu’il devint impératif pour don Juan de réunir un autre groupe de personnes plus apparentées à ma structure énergétique.

J’ai longuement rapporté ces événements. Toutefois, je n’ai jamais fait état du second groupe d’apprentis ; don Juan me l’avait interdit. Il soutenait qu’ils appartenaient exclusivement à mon domaine, et que l’accord que nous avions passé était que je pouvais décrire uniquement ce qui concernait le sien, non le mien.

Ce second groupe d’apprentis s’avéra extrêmement compact. Il se composa de trois membres seulement ; une rêveuse : Florinda Donner, une traqueuse : Taisha Abelar, et une femme nagual : Carol Tiggs.

Nos interactions n’eurent lieu que dans la seconde attention. Dans le monde de la vie quotidienne, nous n’eûmes pas la moindre notion l’un de l’autre. Cependant, en ce qui concerne notre relation avec don Juan, tout était parfaitement clair ; il fit des efforts considérables pour nous entraîner d’égale manière. Malgré tout, vers la fin, alors que le temps de don Juan touchait à son terme, la pression psychologique exercée par son proche départ effrita les solides frontières de la seconde attention. Il en résulta un débordement de nos interactions dans le monde des affaires de tous les jours, et nous nous rencontrâmes, apparemment pour la première fois.

Pas un de nous ne connaissait, consciemment, notre profonde et laborieuse interaction dans la seconde attention. Et comme nous étions tous des chercheurs universitaires, rien ne nous choqua plus que de découvrir que nous nous étions déjà rencontrés. Bien entendu, cette situation fut pour nous intellectuellement inadmissible, et elle le demeure encore même si nous savons pertinemment qu’elle fut une partie intrinsèque de notre expérience. Par conséquent, il nous est resté l’inquiétante connaissance de savoir que le psychisme humain est infiniment plus complexe que notre raisonnement courant ou universitaire ne nous conduit à le croire.

Une fois, tous ensemble, nous demandâmes à don Juan d’éclaircir notre fâcheuse situation. Il répondit que pour l’expliquer, il disposait de deux choix. L’un consistait a satisfaire notre rationalité blessée et à la rapiécer, en disant que la seconde attention était un état de conscience aussi illusoire qu’une escadrille d’éléphants traversant le ciel et que tout ce que nous pensions avoir vécu dans cet état résultait simplement de suggestions hypnotiques. L’autre était de l’expliquer à la façon dont les sorciers rêveurs la comprennent ; comme une configuration énergétique de la conscience.

Quoi qu’il en soit, au cours de l’accomplissement de mes tâches de rêveur, la frontière de la seconde attention demeura inchangée. Chaque fois que j’accédai à rêver, j’entrais aussi dans la seconde attention, et le fait de me réveiller de rêver ne signifiait pas nécessairement que j’avais quitté la seconde attention. Des années durant, je ne pus me souvenir que de quelques miettes de mes expériences de rêver. L’ensemble de mon vécu me demeurait énergétiquement inaccessible. Il me fallut quinze années de travail ininterrompu, de 1973 à 1988, pour accumuler assez d’énergie pour réorganiser le tout de manière linéaire dans ma pensée. Je me souvins alors d’événements rêvés, séquence après séquence, et je fus enfin à même de combler certains trous de mémoire apparents. De cette manière, j’ai saisi la continuité inhérente aux leçons de don Juan dans l’art de rêver, une continuité qui m’avait échappé parce qu’il me faisait zigzaguer entre la conscience de notre vie de tous les jours et la conscience de la seconde attention. De cette réorganisation résulte cet ouvrage.

Voilà qui me conduit à la dernière partie de ma note : la raison d’écrire ce livre. Détenteur de la plupart des pièces des leçons de don Juan sur l’art de rêver, je voudrais, dans un prochain ouvrage, expliquer la position et l’action actuelles de ses quatre derniers étudiants : Florinda Donner, Taisha Abelar, Carol Tiggs et moi-même. Mais avant de décrire et d’expliquer les résultats de sa conduite et de son influence sur nous, il me faut récapituler, à la lumière de ce que je sais maintenant, les parties des leçons de don Juan sur l’art de rêver qui me demeuraient auparavant inaccessibles.

Finalement, la raison d’être de cet ouvrage fut donnée par Carol Tiggs. Elle est persuadée que dans le fait d’expliquer le monde dont il nous a fait hériter, réside l’ultime expression de notre gratitude et de notre engagement dans la quête de don Juan.

Carlos Castaneda


L'art de rêver
Les quatre portes de la perception de l'univers


Rêver ne signifie pas avoir des rêves. Rêver permet de percevoir d'autres mondes et de les décrire.
Telle est la quintessence de l'enseignement que don Juan, sorcier Yaqui du Mexique, prodigua à Carlos Castaneda. "L'art de rêver" nous entraîne au cœur du chamanisme. Nous y découvrons que par les rêves nous pouvons atteindre un état de conscience modifié qui rend possible l'accès à d'autres espaces, aussi réels et complets que celui qui nous est familier. D'où ce "passage à l'infinité" qui selon Castaneda permet à l'individu de répondre aux questions fondamentales.
Voyage dans les méandres de l'inconscient, chemin vers une réalité différente, cet ouvrage est aussi une mise en lumière des ressources incroyables et insoupçonnées de l'être humain.


Lire gratuitement « L'art de rêver ».

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