Les
révolutions qui naissent en Europe en 1848 (au moment où Marx et
Engels publient le Manifeste du parti communiste) sont le
résultat d'un enchevêtrement d'aspirations à la fois antiféodales
et démocratiques, nationales et sociales. La lutte dans laquelle
Marx et son ami Engels se sont engagés est plus précisément
dirigée contre le système économique et politique du capitalisme.
Il s'agit pour eux d'unifier le mouvement communiste naissant et de
se préparer à prendre le pouvoir dans une société où régnera
enfin l'égalité. Comme l'exploitation capitaliste n'a pas de
frontières et que « les ouvriers n'ont pas de patrie », le
mouvement de libération ne pourra être qu'international. Cette
libération ne sera donc pas la libération de tel peuple
particulier, mais la libération de tous les hommes, quelles que
soient leurs nationalités.
La
philosophie de Marx dans ses écrits de jeunesse
La
critique de la religion
Marx
reprend à son compte la « révolution théorique » de
Feuerbach qui avait consisté à dénoncer l'aliénation religieuse :
dans la religion, l'homme projette hors de lui sa véritable essence
et se perd dans un monde illusoire qu'il a lui-même créé, mais qui
finit par le dominer comme une puissance étrangère. Parce que
l'homme cherche une compensation à sa misère et à sa limitation,
il se fuit lui-même et se réfugie dans « la réalité
fantastique du ciel ». Mais l’Être suprême qu'il trouve dans
la religion n'est que son « propre reflet », et ce qu'il
adorait jusqu'à présent dans la crainte et le tremblement n'est en
définitive qu'une image irréelle de lui-même.
Généralisation
de la critique
La
religion n'est cependant pas la seule illusion de l'au-delà. Cette
illusion existe « aussi sous ses formes profanes » qu'il
faut également dénoncer. La « critique du ciel » doit se
transformer en « critique de la terre ».
Critique
de la philosophie
En
suivant toujours Feuerbach, Marx considère la philosophie comme un
travestissement de la religion. Elle « n'est autre chose que la
religion mise en pensées et développée par la pensée ».
L'Absolu des philosophes est le refuge de la transcendance
religieuse.
Critique
de la politique
Les
jeunes hégéliens ont eu raison d'englober la politique, le droit,
la morale, en bref toute la culture, dans la sphère des
représentations religieuses ou théologiques. C'est dans cet esprit
que Marx critique la politique dans ses premiers écrits théoriques
(Critique de la philosophie du droit public — été 1843 —,
Question juive — automne 1843 —, Introduction à
la philosophie hégélienne du droit — janvier 1844).
Si la
démocratie apparaît bien comme un progrès par rapport au
despotisme et représente ainsi la vérité de la vie politique, elle
garde toutefois en elle une dimension d'au-delà : subsiste en elle
un dualisme entre la vie réelle que l'homme mène dans la société
civile (qui est le domaine de la réalité socio-économique, la
seule réalité que conçoit Marx) et la vie fantastique que mène le
citoyen dans le ciel politique, dans un monde qui ne peut être
qu'irréel, illusoire (parce qu'au-delà du monde pratique du
travail, de la production).
L'homme
et la nature
Après
la critique du caractère illusoire de toutes ces formes de la vie
humaine (religieuse, philosophique, politique), on est en droit de se
demander : que reste-t-il de l'homme ?
Pour
répondre, Marx, dans un premier moment, suit à nouveau Feuerbach.
Ce qu'il considère avant tout chez l'homme, c'est son appartenance à
la nature. (C'est évidemment ce qui reste après cette vaste
critique du ciel.) L'homme dont il s'agit ici est donc l'homme «
réel, charnel » — non pas l'homme « spiritualiste,
abstrait » de l'idéalisme — qui participe à la bienheureuse
unité de la nature et qui est en rapport avec l'univers tout entier
par ses besoins physiques. Comme la plante et l'animal,
l'homme a donc besoin d'objets matériels pour manifester ses forces
essentielles. Et ainsi, plus il a besoin de ces objets, plus il est
enraciné dans les profondeurs de la nature, et plus il participe à
la perfection de sa propre nature.
Dans un
deuxième moment, Marx prend ses distances par rapport à Feuerbach.
Pour Marx en effet, on ne peut en rester à la nature telle qu'elle
se présente immédiatement (c'est-à-dire avant toute intervention
humaine), car alors elle n'existe pas de façon adéquate à
l'essence humaine.
L'unité
de l'homme avec la nature, il ne faut pas la chercher dans l'idée
matérialiste de notre appartenance passive à la vie aveugle de la
nature. Elle se manifeste plutôt dans les actions par lesquelles
l'homme se dresse contre la nature et la soumet à sa volonté. Cela
veut dire que cette unité n'est pas immédiate, donnée une fois
pour toutes, mais historique. L'« essence humaine »
de la nature signifie qu'à travers le combat de l'homme contre elle,
c'est la nature elle-même qui arrive progressivement à la plénitude
de son être.
L'aliénation
Si par
les besoins qu'il éprouve l'homme s'identifie à tous les autres
êtres naturels, c'est par le travail, par la production qu'il
se distingue du reste de l'univers. Le travail n'est pas une simple
activité économique, d'une valeur inférieure par rapport à
d'autres activités, il est la vocation essentielle de
l'espèce humaine. « C'est en façonnant le monde des objets que
l'homme se révèle comme un être générique. Sa production est sa
vie générique créatrice », écrit Marx dans la Contribution
à la critique de l'économie politique.
Par
conséquent, l'histoire « réelle », c'est-à-dire le
développement économique et le progrès de la domination technique
de la nature par l'homme, n'est pas extérieure à la vie intérieure
de l'homme. Au contraire, «l'histoire de l'industrie et
l'existence objective atteinte par l'industrie sont le livre grand
ouvert des forces essentielles de l'homme, la psychologie humaine
devenue matériellement sensible ».
Essence
et existence
Mais
voilà qu'en face de l'homme — le producteur — se trouve son
propre produit sous la forme d'un objet « étranger » et
tout-puissant (comme le Dieu de la religion que critique Feuerbach),
à savoir le capital. Car qu'est-ce que le capital ? Du
travail « accumulé », matérialisé, mort, transformé en
objet indépendant, converti en propriété privée. C'est l'essence
même de l'homme qui lui fait face comme un objet extérieur, et dont
il est dépossédé.
Toute la
philosophie de Marx est là. Dans le capitalisme, l'existence
de l'homme se trouve opposée à son essence car, en travaillant,
l'homme n'a plus pour fin de réaliser son essence, mais son
essence (le travail) devient pour lui un simple moyen pour
assurer son existence. Sa vie individuelle est en conflit avec sa vie
générique, et l'aliénation consiste en ceci que le travailleur ne
se reconnaît pas dans son produit.
C'est
pourquoi l'aliénation finira quand l'homme se sera
réapproprié son essence (Wesen, en allemand) qui s'oppose à
lui dans le capital, et qui n'est en somme que du travail ayant été
(gewesen, selon un jeu de mot propre à Hegel). Les
oppositions du capitalisme trouveront leur solution dans le
communisme.
Les
écrits de la maturité
Réfutation
du matérialisme vulgaire
Ce que
Marx reproche au matérialisme vulgaire, c'est de ne pas tenir compte
de l'histoire et du pouvoir transformateur qu'a l'homme sur
les choses. Le monde sensible qui nous entoure n'est pourtant pas
donné une fois pour toutes : la matière est toujours déjà devenue
matière première de l'activité humaine, ou matière seconde créée
par la technique, façonnée par la praxis. C'est ce que n'a
pas vu Feuerbach qui en reste à un matérialisme « vulgaire »,
qui condamne l'homme à la passivité, capable seulement de
réceptivité à l'égard de l'objet (cf. les Thèses sur
Feuerbach). Or la praxis a une fonction essentielle qui est de «
modifier historiquement la nature » ; loin de n'avoir qu'une
fonction utilitaire, elle est « le fondement de tout le monde
sensible tel qu'il existe actuellement ».
Praxis
et théorie de l'idéologie
La
vérité de l'homme se situe dans sa vie productive, dans la praxis,
et non dans l'esprit comme le pensait Hegel. Et dans la mesure où
l'homme devient conscient de soi, il ne peut que prendre conscience
de son véritable être : il ne peut que « refléter » le processus
de son développement pratique (Marx pose ainsi les bases de son
matérialisme historique). En dehors de sa vie pratique, qui donne la
mesure de son enracinement terrestre, la conscience tombe dans
l'illusion et l'aliénation idéologique : la « théorie
pure », la religion, la théologie, la philosophie, la morale,
etc., n'ont pas de vérité intrinsèque.
Marx
penseur de la technique
Pourquoi
la conscience fuit-elle le monde réel de la praxis pour se réfugier
dans l'idéologie ? Cohérent avec lui-même, Marx pense que c'est là
la conséquence du fait que le travail de l'homme ne domine pas
encore totalement la nature. L'homme n'a donc pas encore développé
la totalité de ses forces productives. C'est pourquoi il est tenté
de chercher son essence au-delà de cette vie pratique imparfaite. Il
faut en conclure que Marx fait du progrès technique la mesure de
toute l'histoire : l'homme s'affirme en fonction de l'efficacité de
ses instruments de production.
Les
trois grands types d'individualité et la division du travail
Marx
peut alors distinguer dans les Grundrisse (1857- 1858) trois
grands types d'individus, et par conséquent trois formes de société
et trois époques. (On remarquera au passage que les sociologues
appellent « individualiste » la méthode de Marx, qui est
pourtant le penseur du communisme. Chez lui, l'individu est au
premier plan : « des individus produisant en société — donc une
production d'individus socialement déterminée : tel est
naturellement le point de départ de la science », Introduction
critique de l'économie politique, 1857.)
Premier
type d'individualité
Il y a
d'abord l'homme primitif dont l'individualité se fond dans la
communauté à laquelle il adhère comme une abeille à son essaim.
Deuxième
type d'individualité
Un «
certain accroissement de la productivité » (l'homme devenant
capable de produire plus que ce dont il a besoin) fait sortir l'homme
de la communauté primitive, et la division du travail qui
apparaît assigne à l'individu une seule et unique tâche. Mais
cette division du travail enlève à l'homme la possibilité de
développer la totalité de ses capacités et de participer à
l’œuvre productive de la collectivité entière. Il n'est pas
encore une individualité pure, une personne, mais est comme
l'animal, simple représentant de son espèce : la catégorie
professionnelle ou la classe à laquelle il appartient et
qu'il n'a pas choisie.
Tant que
la coopération entre les hommes n'est pas organisée par les hommes
eux-mêmes, librement associés et selon un plan d'ensemble, mais
qu'elle est imposée par la nature qui répartit les hommes selon ce
que chacun se trouve apte à faire, alors l'homme est aliéné et ne
peut parvenir à une affirmation complète de sa personnalité.
Troisième
type d'individualité
Le
troisième type d'individualité est celui de l'« homme total ».
Il
correspond au communisme qui clôt la « préhistoire de
l'humanité » dont le capitalisme était l'aboutissement
suprême. Or, qu'a fait le capitalisme ? Il a poussé le processus de
division du travail à l'extrême : le travailleur est devenu une «
parcelle » de lui-même. Mais en même temps, il a étendu
considérablement le pouvoir de l'homme sur la nature : la révolution
industrielle a développé l'activité et mis au jour une totalité
d'instruments de production.
Le
progrès considérable de la technique annonce la fin des idéologies,
la disparition de la religion, et prépare l'avènement de l'«
homme total », qui redevient possesseur des instruments de production au terme d'une lutte de classes opposant dans sa
dernière phase prolétaires et capitalistes, et qui pourra donc
exercer toutes les activités, développer la totalité de ses
capacités. C'est ainsi qu'on le verra faire aujourd'hui ceci, demain
cela, chasser le matin, pêcher l'après-midi, faire de l'élevage le
soir, philosopher après dîner, sans jamais devenir chasseur,
pêcheur, pâtre ou philosophe. Plus de division du travail. Plus
d'opposition entre l'individu et l'espèce : l'« homme total »
du communisme pourra tout ce que peut son espèce.
Conclusion :
un schéma posthégélien
L'articulation
qui sous-tend la pensée de Marx est à mettre en rapport avec la
progression logique hégélienne : universalité — particularité —
singularité. Chez Hegel, l'universalité même, à savoir le Concept
(Dieu) d'où proviennent tous les concepts, se perd (autrement dit,
s'incarne) dans la particularité naturelle de la matière et des
êtres vivants avant de renaître en l'homme comme esprit singulier,
c'est-à-dire capable de dire « je ».
Ce
schéma subit une modification chez les successeurs de Hegel. Chez
Kierkegaard, le moment de la particularité naturelle se trouve au
début, correspondant au stade esthétique, tandis que l'universel
caractérise le stade éthique, le singulier revenant au stade
religieux où l'homme se trouve seul devant Dieu.
Cette
modification se retrouve chez Marx : au stade précapitaliste, en
conséquence de la division du travail, le travail apparaît comme
qualifié, particularisé : selon le sexe, l'âge, la diversité des
forces physiques, la situation géographique... C'est le moment de la
particularité naturelle.
Avec le
capitalisme, l'homme découvre ce qui constitue la valeur
d'échange d'un produit. Ce par quoi des choses aussi diverses
que du blé, du tissu ou une maison sont commensurables, c'est la
quantité de travail humain nécessaire à leur production. L'homme
prend alors conscience de son essence universelle, générique
: le travail.
Le
communisme enfin représente l'accès à la singularité
humaine dans « l'homme total » qui, au-delà de la division
du travail, récapitule en lui la totalité de la praxis humaine.
Emmanuel
Pougeoise & Jean-Michel Ridou
Écrits
philosophiques
Si
Marx fascine tant les philosophes, c'est peut-être parce qu'il a si
vigoureusement dénoncé l'illusion de "la philosophie", le
"discours de la mauvaise abstraction", toujours idéaliste
même sous des dehors matérialistes, et toujours stérile malgré sa
grandiloquence. Pourtant, à n'en pas douter, comme le montrent les
cent textes rassemblés dans cette anthologie, pris dans les œuvres
de jeunesse et surtout dans Le Capital et ses brouillons, l’œuvre
de Marx est d'une éclatante richesse philosophique.
L'introduction
de Lucien Sève revisite le corpus marxien et expose pour la première
fois avec précision le réseau catégoriel d'ensemble qui constitue
le fond de la "Logique du Capital" : essence, abstraction,
universalité, objectivité, matière, forme, rapport, contradiction
dialectique, histoire, liberté... Outre l'introduction et les notes
qui accompagnent chacun de ces textes, un index des concepts
philosophiques détaillé contribue à faire de ce volume un précieux
instrument de travail et de culture.