mardi, mai 01, 2012

Aliénation et libération de l'homme





Les révolutions qui naissent en Europe en 1848 (au moment où Marx et Engels publient le Manifeste du parti communiste) sont le résultat d'un enchevêtrement d'aspirations à la fois antiféodales et démocratiques, nationales et sociales. La lutte dans laquelle Marx et son ami Engels se sont engagés est plus précisément dirigée contre le système économique et politique du capitalisme. Il s'agit pour eux d'unifier le mouvement communiste naissant et de se préparer à prendre le pouvoir dans une société où régnera enfin l'égalité. Comme l'exploitation capitaliste n'a pas de frontières et que « les ouvriers n'ont pas de patrie », le mouvement de libération ne pourra être qu'international. Cette libération ne sera donc pas la libération de tel peuple particulier, mais la libération de tous les hommes, quelles que soient leurs nationalités.

La philosophie de Marx dans ses écrits de jeunesse

La critique de la religion

Marx reprend à son compte la « révolution théorique » de Feuerbach qui avait consisté à dénoncer l'aliénation religieuse : dans la religion, l'homme projette hors de lui sa véritable essence et se perd dans un monde illusoire qu'il a lui-même créé, mais qui finit par le dominer comme une puissance étrangère. Parce que l'homme cherche une compensation à sa misère et à sa limitation, il se fuit lui-même et se réfugie dans « la réalité fantastique du ciel ». Mais l’Être suprême qu'il trouve dans la religion n'est que son « propre reflet », et ce qu'il adorait jusqu'à présent dans la crainte et le tremblement n'est en définitive qu'une image irréelle de lui-même.

Généralisation de la critique

La religion n'est cependant pas la seule illusion de l'au-delà. Cette illusion existe « aussi sous ses formes profanes » qu'il faut également dénoncer. La « critique du ciel » doit se transformer en « critique de la terre ».

Critique de la philosophie

En suivant toujours Feuerbach, Marx considère la philosophie comme un travestissement de la religion. Elle « n'est autre chose que la religion mise en pensées et développée par la pensée ». L'Absolu des philosophes est le refuge de la transcendance religieuse.

Critique de la politique

Les jeunes hégéliens ont eu raison d'englober la politique, le droit, la morale, en bref toute la culture, dans la sphère des représentations religieuses ou théologiques. C'est dans cet esprit que Marx critique la politique dans ses premiers écrits théoriques (Critique de la philosophie du droit public — été 1843 —, Question juiveautomne 1843 —, Introduction à la philosophie hégélienne du droit — janvier 1844).

Si la démocratie apparaît bien comme un progrès par rapport au despotisme et représente ainsi la vérité de la vie politique, elle garde toutefois en elle une dimension d'au-delà : subsiste en elle un dualisme entre la vie réelle que l'homme mène dans la société civile (qui est le domaine de la réalité socio-économique, la seule réalité que conçoit Marx) et la vie fantastique que mène le citoyen dans le ciel politique, dans un monde qui ne peut être qu'irréel, illusoire (parce qu'au-delà du monde pratique du travail, de la production).

L'homme et la nature

Après la critique du caractère illusoire de toutes ces formes de la vie humaine (religieuse, philosophique, politique), on est en droit de se demander : que reste-t-il de l'homme ?

Pour répondre, Marx, dans un premier moment, suit à nouveau Feuerbach. Ce qu'il considère avant tout chez l'homme, c'est son appartenance à la nature. (C'est évidemment ce qui reste après cette vaste critique du ciel.) L'homme dont il s'agit ici est donc l'homme « réel, charnel » — non pas l'homme « spiritualiste, abstrait » de l'idéalisme — qui participe à la bienheureuse unité de la nature et qui est en rapport avec l'univers tout entier par ses besoins physiques. Comme la plante et l'animal, l'homme a donc besoin d'objets matériels pour manifester ses forces essentielles. Et ainsi, plus il a besoin de ces objets, plus il est enraciné dans les profondeurs de la nature, et plus il participe à la perfection de sa propre nature.

Dans un deuxième moment, Marx prend ses distances par rapport à Feuerbach. Pour Marx en effet, on ne peut en rester à la nature telle qu'elle se présente immédiatement (c'est-à-dire avant toute intervention humaine), car alors elle n'existe pas de façon adéquate à l'essence humaine.

L'unité de l'homme avec la nature, il ne faut pas la chercher dans l'idée matérialiste de notre appartenance passive à la vie aveugle de la nature. Elle se manifeste plutôt dans les actions par lesquelles l'homme se dresse contre la nature et la soumet à sa volonté. Cela veut dire que cette unité n'est pas immédiate, donnée une fois pour toutes, mais historique. L'« essence humaine » de la nature signifie qu'à travers le combat de l'homme contre elle, c'est la nature elle-même qui arrive progressivement à la plénitude de son être.

L'aliénation

Si par les besoins qu'il éprouve l'homme s'identifie à tous les autres êtres naturels, c'est par le travail, par la production qu'il se distingue du reste de l'univers. Le travail n'est pas une simple activité économique, d'une valeur inférieure par rapport à d'autres activités, il est la vocation essentielle de l'espèce humaine. « C'est en façonnant le monde des objets que l'homme se révèle comme un être générique. Sa production est sa vie générique créatrice », écrit Marx dans la Contribution à la critique de l'économie politique.

Par conséquent, l'histoire « réelle », c'est-à-dire le développement économique et le progrès de la domination technique de la nature par l'homme, n'est pas extérieure à la vie intérieure de l'homme. Au contraire, «l'histoire de l'industrie et l'existence objective atteinte par l'industrie sont le livre grand ouvert des forces essentielles de l'homme, la psychologie humaine devenue matériellement sensible ».

Essence et existence

Mais voilà qu'en face de l'homme — le producteur — se trouve son propre produit sous la forme d'un objet « étranger » et tout-puissant (comme le Dieu de la religion que critique Feuerbach), à savoir le capital. Car qu'est-ce que le capital ? Du travail « accumulé », matérialisé, mort, transformé en objet indépendant, converti en propriété privée. C'est l'essence même de l'homme qui lui fait face comme un objet extérieur, et dont il est dépossédé.

Toute la philosophie de Marx est là. Dans le capitalisme, l'existence de l'homme se trouve opposée à son essence car, en travaillant, l'homme n'a plus pour fin de réaliser son essence, mais son essence (le travail) devient pour lui un simple moyen pour assurer son existence. Sa vie individuelle est en conflit avec sa vie générique, et l'aliénation consiste en ceci que le travailleur ne se reconnaît pas dans son produit.

C'est pourquoi l'aliénation finira quand l'homme se sera réapproprié son essence (Wesen, en allemand) qui s'oppose à lui dans le capital, et qui n'est en somme que du travail ayant été (gewesen, selon un jeu de mot propre à Hegel). Les oppositions du capitalisme trouveront leur solution dans le communisme.

Les écrits de la maturité

Réfutation du matérialisme vulgaire

Ce que Marx reproche au matérialisme vulgaire, c'est de ne pas tenir compte de l'histoire et du pouvoir transformateur qu'a l'homme sur les choses. Le monde sensible qui nous entoure n'est pourtant pas donné une fois pour toutes : la matière est toujours déjà devenue matière première de l'activité humaine, ou matière seconde créée par la technique, façonnée par la praxis. C'est ce que n'a pas vu Feuerbach qui en reste à un matérialisme « vulgaire », qui condamne l'homme à la passivité, capable seulement de réceptivité à l'égard de l'objet (cf. les Thèses sur Feuerbach). Or la praxis a une fonction essentielle qui est de « modifier historiquement la nature » ; loin de n'avoir qu'une fonction utilitaire, elle est « le fondement de tout le monde sensible tel qu'il existe actuellement ».

Praxis et théorie de l'idéologie

La vérité de l'homme se situe dans sa vie productive, dans la praxis, et non dans l'esprit comme le pensait Hegel. Et dans la mesure où l'homme devient conscient de soi, il ne peut que prendre conscience de son véritable être : il ne peut que « refléter » le processus de son développement pratique (Marx pose ainsi les bases de son matérialisme historique). En dehors de sa vie pratique, qui donne la mesure de son enracinement terrestre, la conscience tombe dans l'illusion et l'aliénation idéologique : la « théorie pure », la religion, la théologie, la philosophie, la morale, etc., n'ont pas de vérité intrinsèque.

Marx penseur de la technique

Pourquoi la conscience fuit-elle le monde réel de la praxis pour se réfugier dans l'idéologie ? Cohérent avec lui-même, Marx pense que c'est là la conséquence du fait que le travail de l'homme ne domine pas encore totalement la nature. L'homme n'a donc pas encore développé la totalité de ses forces productives. C'est pourquoi il est tenté de chercher son essence au-delà de cette vie pratique imparfaite. Il faut en conclure que Marx fait du progrès technique la mesure de toute l'histoire : l'homme s'affirme en fonction de l'efficacité de ses instruments de production.

Les trois grands types d'individualité et la division du travail

Marx peut alors distinguer dans les Grundrisse (1857- 1858) trois grands types d'individus, et par conséquent trois formes de société et trois époques. (On remarquera au passage que les sociologues appellent « individualiste » la méthode de Marx, qui est pourtant le penseur du communisme. Chez lui, l'individu est au premier plan : « des individus produisant en société — donc une production d'individus socialement déterminée : tel est naturellement le point de départ de la science », Introduction critique de l'économie politique, 1857.)

Premier type d'individualité

Il y a d'abord l'homme primitif dont l'individualité se fond dans la communauté à laquelle il adhère comme une abeille à son essaim.

Deuxième type d'individualité

Un « certain accroissement de la productivité » (l'homme devenant capable de produire plus que ce dont il a besoin) fait sortir l'homme de la communauté primitive, et la division du travail qui apparaît assigne à l'individu une seule et unique tâche. Mais cette division du travail enlève à l'homme la possibilité de développer la totalité de ses capacités et de participer à l’œuvre productive de la collectivité entière. Il n'est pas encore une individualité pure, une personne, mais est comme l'animal, simple représentant de son espèce : la catégorie professionnelle ou la classe à laquelle il appartient et qu'il n'a pas choisie.

Tant que la coopération entre les hommes n'est pas organisée par les hommes eux-mêmes, librement associés et selon un plan d'ensemble, mais qu'elle est imposée par la nature qui répartit les hommes selon ce que chacun se trouve apte à faire, alors l'homme est aliéné et ne peut parvenir à une affirmation complète de sa personnalité.

Troisième type d'individualité

Le troisième type d'individualité est celui de l'« homme total ».

Il correspond au communisme qui clôt la « préhistoire de l'humanité » dont le capitalisme était l'aboutissement suprême. Or, qu'a fait le capitalisme ? Il a poussé le processus de division du travail à l'extrême : le travailleur est devenu une « parcelle » de lui-même. Mais en même temps, il a étendu considérablement le pouvoir de l'homme sur la nature : la révolution industrielle a développé l'activité et mis au jour une totalité d'instruments de production.

Le progrès considérable de la technique annonce la fin des idéologies, la disparition de la religion, et prépare l'avènement de l'« homme total », qui redevient possesseur des instruments de production au terme d'une lutte de classes opposant dans sa dernière phase prolétaires et capitalistes, et qui pourra donc exercer toutes les activités, développer la totalité de ses capacités. C'est ainsi qu'on le verra faire aujourd'hui ceci, demain cela, chasser le matin, pêcher l'après-midi, faire de l'élevage le soir, philosopher après dîner, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, pâtre ou philosophe. Plus de division du travail. Plus d'opposition entre l'individu et l'espèce : l'« homme total » du communisme pourra tout ce que peut son espèce.

Conclusion : un schéma posthégélien

L'articulation qui sous-tend la pensée de Marx est à mettre en rapport avec la progression logique hégélienne : universalité — particularité — singularité. Chez Hegel, l'universalité même, à savoir le Concept (Dieu) d'où proviennent tous les concepts, se perd (autrement dit, s'incarne) dans la particularité naturelle de la matière et des êtres vivants avant de renaître en l'homme comme esprit singulier, c'est-à-dire capable de dire « je ».

Ce schéma subit une modification chez les successeurs de Hegel. Chez Kierkegaard, le moment de la particularité naturelle se trouve au début, correspondant au stade esthétique, tandis que l'universel caractérise le stade éthique, le singulier revenant au stade religieux où l'homme se trouve seul devant Dieu.

Cette modification se retrouve chez Marx : au stade précapitaliste, en conséquence de la division du travail, le travail apparaît comme qualifié, particularisé : selon le sexe, l'âge, la diversité des forces physiques, la situation géographique... C'est le moment de la particularité naturelle.

Avec le capitalisme, l'homme découvre ce qui constitue la valeur d'échange d'un produit. Ce par quoi des choses aussi diverses que du blé, du tissu ou une maison sont commensurables, c'est la quantité de travail humain nécessaire à leur production. L'homme prend alors conscience de son essence universelle, générique : le travail.

Le communisme enfin représente l'accès à la singularité humaine dans « l'homme total » qui, au-delà de la division du travail, récapitule en lui la totalité de la praxis humaine.

Emmanuel Pougeoise & Jean-Michel Ridou




Écrits philosophiques

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