Tommaso
Campanella
Le
texte qu'on va lire date de 1939. Il est dû au grand historien
Franco Venturi, surtout connu pour ses travaux sur les Lumières en
Europe et sur le XIXe siècle russe. Franco Venturi était né à
Rome en 1914. Son père, le célèbre historien d'art Lionello
Venturi, fut l'un des treize universitaires italiens qui refusèrent
de prêter serment de fidélité au régime fasciste en 1931. Ayant
abandonné sa chaire à l'Université de Turin, il s'exila en France
avec sa famille. À Paris, Franco Venturi s'inscrit à la Sorbonne
tout en poursuivant ses activités antifascistes qui lui avaient déjà
valu une arrestation en Italie. Il se lie notamment avec Carlo
Rosselli, adhère à son mouvement « Giustizia e Libertà » et
collabore à son journal hebdomadaire. C'est dans le numéro du 30
juin 1939 de Giustizia e Libertà que paraît « Homme et nature »,
dans le cadre d'un hommage rendu à Tommaso Campanella, «conspirateur
philosophe et révolutionnaire» mort à Paris en 1639 et dont il
s'agissait de célébrer alors le bicentenaire.
Le 9
juin 1937, Carlo Rosselli avait été assassiné à Paris par des
sbires mussoliniens. Franco Venturi resta dans la capitale jusqu'en
mai 1940. À l'arrivée des Allemands, il tenta de gagner les
États-Unis où ses parents s'étaient réfugiés. Passant par
l'Espagne, il fut reconnu par un espion et incarcéré pendant plus
d'un an dans une prison franquiste. Le sous-sol d'un couvent servait
de geôle, les prisonniers étaient à l'étroit, ne pouvaient guère
se mouvoir et étaient contraints d'entonner des chants religieux
pour recevoir leur maigre pitance. Au printemps 1941, Franco Venturi
fut remis au consul italien à Barcelone, puis transféré en Italie,
dans le camp de concentration de Monteforte Irpino. Après la chute
de Mussolini, il poursuivit son combat antifasciste et dirigea la
presse clandestine du Partito d'Azione, une branche de la Résistance
non-communiste. De 1946 à 1950, Franco Venturi séjourna à Moscou
en tant qu'attaché culturel de l'Ambassade d'Italie. Il réunit
alors les matériaux de son étude monumentale : « Les
intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme
russe au XIX siècle » (Gallimard, « Bibliothèque des
histoires», 2 vol). De retour en Italie, il enseigna à
l'Université, reprit ses recherches sur le siècle des Lumières et
assuma jusqu'à sa mort en 1994, la direction de la Rivista storica
italiana.
À une
époque aride et stérile, à une société fissurée et décadente,
Campanella sut opposer le monde vivant tout entier, animé, depuis le
plus petit insecte, au grand foyer de lumière et de sens : le
Soleil. Il appelait « Terre desséchée » ce inonde où il vivait,
qui évoquait aux yeux et au gosier le paysage africain de sa contrée
natale, et il nommait «cigales éteintes» ceux qui se croyaient
vivants, dans ce paysage social désertique. L'Italie espagnole de la
fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, qui par tant d'aspects
nous peut rappeler la réalité d'aujourd'hui, fut pour Campanella la
sécheresse qui le poussa à chercher en lui-même et en autrui les
nouvelles sources de vie.
Et il
trouva assez de force pour renverser ce qui lui parut l'universel
processus d'involution de l'humanité, lequel était,
certainement, le progressif retirement de la vie hors de la société
qui l'environnait. Il vit les hommes primitifs, remplis de force et
de foi, regarder comme animé le monde entier autour d'eux, puis il
les vit dénier tout sentiment aux choses et regarder comme des êtres
inanimés les astres du ciel et les étoiles «bien qu'elles fussent
plus fortes et plus belles que nous». De la nature cet
appauvrissement se communiqua aux peuples divers, aux diverses races
d'hommes, et d'aucuns dirent que «toutes les nations étaient
barbares hormis la nôtre ».
L'égoïsme,
et comme dit Campanella, l'« amour-propre », qui avait ainsi peu à
peu séché les racines naturelles de l'homme, se manifeste dans
toute sa laideur, au dernier stade. Autour de lui Campanella voyait
des hommes renfermés en eux-mêmes, incapables de cet effort
nécessaire pour sortir de leur alvéole, pour se jeter dans le
savoir et dans l'action, pour se nourrir de ce que le monde
environnant contient d'absorbable et d'organisable par notre être
physique et spirituel.
Devant
la stérilisation de la vie, il proclame que tout est vie, que les
choses, les objets, les étoiles, les pierres ont un sentiment, et
s'efforcent, comme nous, de conserver leur être propre.
Et ainsi
personne plus que Campanella, en son temps, n'a si intimement lié
nature et humanité, personne n'a vu avec une imagination plus riche
et une pénétration plus aiguë toute la richesse philosophique et
sentimentale qui pouvait venir à l'homme de se croire une partie
d'un tout, un organe d'un immense organisme. D'avoir voulu renverser,
par cette vision cosmique, toute la mortelle misère spirituelle
environnante, d'avoir voulu briser les barrières de tout individu
mesquin renfermé en soi-même, confère à la vision de Campanella
(si naturellement on laisse de côté toute évaluation strictement
philosophique) cet aspect religieux et utopiste qui la rend tout
ensemble difficile à pénétrer et immensément suggestive pour qui
y attache ses regards.
Le
monde est un animal grand et parfait,
De
Dieu statue et louange et semblance :
Nous
sommes des vers imparfaits, vile engeance :
Qui
dedans son ventre vivons abrités.
Voilà
comme Campanella chante les destinées de l'homme, non pour le
mépriser, mais pour le circonscrire dans son monde et comme pour le
faire rentrer par force dans le grand ventre de la nature, dont seul
l'artificieux égoïsme l'avait fait sortir.
Les
hommes, enfants du Soleil et de la Terre, reliés dans tous leurs
organes et dans tous les actes essentiels de leur vie aux animaux,
aux plantes, aux choses mêmes, sont vus par Campanella selon leur
totalité, comme corps, sens, et âme, et portant dans leurs membres
l'image de leur être ; ils sont beaux s'ils correspondent à leur
fonction cosmique, créateurs non seulement de villes et de navires
mais encore de leurs organes corporels propres à leurs tâches de
combattants, de travailleurs, reproducteurs. Et avec ce rationalisme
que nous retrouvons au fond de tant de splendeur d'images, Campanella
voulait, pour sa Cité du Soleil, un effort conscient de la
société et des sages qui la dirigeaient afin d'obtenir les
exemplaires les plus beaux de notre genre humain. « Je m'ébahis que
nous soyons si bestiaux que nous négligions la génération humaine
et tenions tant compte de la race des bêtes. » Aussi
Campanella préconisait-il une « Magie de la génération », tenant
d'une science sociale et religieuse tout ensemble, capable d'imprimer
jusque dans les membres des futurs habitants de sa cité solaire ces
sentiments de joie, de travail, d'optimisme cosmique qui pénétraient
son cœur lorsqu'il espérait pouvoir obtenir par sa rénovation
philosophique la régénération de la misérable humanité qui
l'environnait :
Donc,
on devra dans la République donner ordre, comme observe Ocellus le
Pythagorique, à ce que les mariages ne se fassent point selon la
dot, mais selon la valeur, ou à ce que vaillante femme s'accouple
avec vaillant homme et à lui faire considérer statues ou peintures
d'hommes illustres dans les arts et dans les lettres et à lui
inspirer l'amour d'eux...
Dans cet
extrait du Sens des choses et de la magie paraît en effet
clairement l'aspect utopique de la Cité du soleil, où
Campanella établit des règles détaillées et précises pour
obtenir une descendance digne de la Cité où tout est en commun et
où règne la raison incarnée dans les symboles de la nature. Les
statues admirables ne sont que la forme en pierre de l'image, qui a
tant d'importance dans son œuvre : image de l'homme, statue de Dieu,
et de l'univers. Et les règles mêmes fixées au sujet de la
génération ne sont que l'application au domaine juridique de sa
volonté de régénération : volonté qui jamais ne s'arrêtait aux
limites de la pensée, mais qui, corps et sang, œil et chair,
voulait comprendre et englober. Toute la nature (sa nature animée et
pleine de vie) lui paraissait tendre à ce but : savoir, la fusion
des diverses races humaines déjà en cours par un processus
providentiel et que la monarchie universelle voulue par lui aurait dû
accélérer rationnellement :
Pour
quoi (entre autre causes) Dieu a coutume d'envoyer au septentrion les
australs en guerre et les septentrionaux à nos climats pour en
introduire les semences, car l'embonpoint des Lombards, Goths et Huns
et leur mollesse et succulence et douce chaleur ont tempéré la
sécheresse, ardeur, ténuité et petitesse des Italiens, Espagnols
et Pannoniens et Dalmates, en sorte qu'ils ont meilleure descendance,
comme les châtaignes greffées sont plus nobles que les espèces
ordinaires, plus belles, plus grandes et vigoureuses.
Toujours
Campanella traitera l'homme de cet air poétique et ensemble
naturaliste. Comme dans sa vision de la nature douée d'âme tout son
idéal politique et humain est déjà contenu, fût-ce sous une forme
philosophique et mythique, plus Campanella se rapprochait des
origines vitales, animales, et peut-être pourrons-nous dires
«raciales », de l'homme, plus clairement paraissaient les contours
de son idéal de vie supérieure. Qu'on lise donc le poème qu'il a
dédié à l'exaltation de l'homme et que nous reproduisons ici comme
l'un des plus élevés qui soit jamais sorti de sa plume. Toute
comparaison entre nous et les animaux, entre la terre mère et
l'homme fils, entre la fange ordinaire et la créature, ne fait
qu'accentuer la divinité de l'homme. La grandeur de Campanella
réside en ceci : après tant de siècles de scission entre l'âme et
le corps, entre la terre et le ciel, il fallait la magie de la
puissance mythique de Campanella pour donner vie à la nouvelle
créature complète, à l'homme que l'on a dit moderne, mais que les
trois siècles passés depuis la mort de Campanella ont seulement
commencé à réaliser.
Dans ses
Poésies philosophiques, nous voyons déjà le naturalisme de
Campanella donner les fruits d'un égalitarisme d'ordre supérieur :
supérieur, parce que fondé sur l'active rédemption des opprimés
et de tous ceux qui selon une de ses métaphores sont « rois par
nature ». C'est-à-dire : rois, dans le monde idéal de la vérité
; opprimés, au contraire, dans la société tyrannique qui les
environne. Les rois de la terre, les tyrans, portent la couronne
comme certains rois parmi les animaux qui sont d'une race différente
de leurs sujets, comme chez les abeilles, etc. Mais les hommes n'ont
pas ces signes de distinction : le genre humain a une seule échelle
de valeur qui est celle même qui a son siège dans le cœur de
chacun.
L'homme
ne naît point la couronne en tête.
Ainsi
:
Néron
fut roi par hasard et en apparence
Socrate
par nature et en vérité.
Dans un
autre poème, Campanella voit en Socrate, qui comme on le sait était
difforme et avait un visage faunesque, une incarnation de la beauté
: « Nés d'un génie nouveau / Les étranges membres de Socrate sont
beaux ».
Ainsi
l'amour pour le corps, le rêve d'une meilleure descendance humaine,
toute cette force physique qui se fait jour dans les projets du
Campanella politique sont à la fois une forme de son amour constant
pour les symboles et les mythes, et une forme sociale de sa
philosophie fondée sur la « distinction » et sur la réalisation
de plus en plus parfaite de l'« être soi-même ». Avec cette
mythologie de la nature et du corps Campanella a créé l'un de ses
mythes les plus puissants, dépôt de vérités acquises et gage de
futurs efforts de recherche.
Franco
VENTURI
Traduit
de l'italien par Yves Branca
Dessin :