mardi, mai 08, 2012

Humanité et nature





Tommaso Campanella

Le texte qu'on va lire date de 1939. Il est dû au grand historien Franco Venturi, surtout connu pour ses travaux sur les Lumières en Europe et sur le XIXe siècle russe. Franco Venturi était né à Rome en 1914. Son père, le célèbre historien d'art Lionello Venturi, fut l'un des treize universitaires italiens qui refusèrent de prêter serment de fidélité au régime fasciste en 1931. Ayant abandonné sa chaire à l'Université de Turin, il s'exila en France avec sa famille. À Paris, Franco Venturi s'inscrit à la Sorbonne tout en poursuivant ses activités antifascistes qui lui avaient déjà valu une arrestation en Italie. Il se lie notamment avec Carlo Rosselli, adhère à son mouvement « Giustizia e Libertà » et collabore à son journal hebdomadaire. C'est dans le numéro du 30 juin 1939 de Giustizia e Libertà que paraît « Homme et nature », dans le cadre d'un hommage rendu à Tommaso Campanella, «conspirateur philosophe et révolutionnaire» mort à Paris en 1639 et dont il s'agissait de célébrer alors le bicentenaire.

Le 9 juin 1937, Carlo Rosselli avait été assassiné à Paris par des sbires mussoliniens. Franco Venturi resta dans la capitale jusqu'en mai 1940. À l'arrivée des Allemands, il tenta de gagner les États-Unis où ses parents s'étaient réfugiés. Passant par l'Espagne, il fut reconnu par un espion et incarcéré pendant plus d'un an dans une prison franquiste. Le sous-sol d'un couvent servait de geôle, les prisonniers étaient à l'étroit, ne pouvaient guère se mouvoir et étaient contraints d'entonner des chants religieux pour recevoir leur maigre pitance. Au printemps 1941, Franco Venturi fut remis au consul italien à Barcelone, puis transféré en Italie, dans le camp de concentration de Monteforte Irpino. Après la chute de Mussolini, il poursuivit son combat antifasciste et dirigea la presse clandestine du Partito d'Azione, une branche de la Résistance non-communiste. De 1946 à 1950, Franco Venturi séjourna à Moscou en tant qu'attaché culturel de l'Ambassade d'Italie. Il réunit alors les matériaux de son étude monumentale : « Les intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIX siècle » (Gallimard, « Bibliothèque des histoires», 2 vol). De retour en Italie, il enseigna à l'Université, reprit ses recherches sur le siècle des Lumières et assuma jusqu'à sa mort en 1994, la direction de la Rivista storica italiana.

À une époque aride et stérile, à une société fissurée et décadente, Campanella sut opposer le monde vivant tout entier, animé, depuis le plus petit insecte, au grand foyer de lumière et de sens : le Soleil. Il appelait « Terre desséchée » ce inonde où il vivait, qui évoquait aux yeux et au gosier le paysage africain de sa contrée natale, et il nommait «cigales éteintes» ceux qui se croyaient vivants, dans ce paysage social désertique. L'Italie espagnole de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, qui par tant d'aspects nous peut rappeler la réalité d'aujourd'hui, fut pour Campanella la sécheresse qui le poussa à chercher en lui-même et en autrui les nouvelles sources de vie.

Et il trouva assez de force pour renverser ce qui lui parut l'universel processus d'involution de l'humanité, lequel était, certainement, le progressif retirement de la vie hors de la société qui l'environnait. Il vit les hommes primitifs, remplis de force et de foi, regarder comme animé le monde entier autour d'eux, puis il les vit dénier tout sentiment aux choses et regarder comme des êtres inanimés les astres du ciel et les étoiles «bien qu'elles fussent plus fortes et plus belles que nous». De la nature cet appauvrissement se communiqua aux peuples divers, aux diverses races d'hommes, et d'aucuns dirent que «toutes les nations étaient barbares hormis la nôtre ».

L'égoïsme, et comme dit Campanella, l'« amour-propre », qui avait ainsi peu à peu séché les racines naturelles de l'homme, se manifeste dans toute sa laideur, au dernier stade. Autour de lui Campanella voyait des hommes renfermés en eux-mêmes, incapables de cet effort nécessaire pour sortir de leur alvéole, pour se jeter dans le savoir et dans l'action, pour se nourrir de ce que le monde environnant contient d'absorbable et d'organisable par notre être physique et spirituel.

Devant la stérilisation de la vie, il proclame que tout est vie, que les choses, les objets, les étoiles, les pierres ont un sentiment, et s'efforcent, comme nous, de conserver leur être propre.

Et ainsi personne plus que Campanella, en son temps, n'a si intimement lié nature et humanité, personne n'a vu avec une imagination plus riche et une pénétration plus aiguë toute la richesse philosophique et sentimentale qui pouvait venir à l'homme de se croire une partie d'un tout, un organe d'un immense organisme. D'avoir voulu renverser, par cette vision cosmique, toute la mortelle misère spirituelle environnante, d'avoir voulu briser les barrières de tout individu mesquin renfermé en soi-même, confère à la vision de Campanella (si naturellement on laisse de côté toute évaluation strictement philosophique) cet aspect religieux et utopiste qui la rend tout ensemble difficile à pénétrer et immensément suggestive pour qui y attache ses regards.

Le monde est un animal grand et parfait,
De Dieu statue et louange et semblance :
Nous sommes des vers imparfaits, vile engeance :
Qui dedans son ventre vivons abrités.

Voilà comme Campanella chante les destinées de l'homme, non pour le mépriser, mais pour le circonscrire dans son monde et comme pour le faire rentrer par force dans le grand ventre de la nature, dont seul l'artificieux égoïsme l'avait fait sortir.

Les hommes, enfants du Soleil et de la Terre, reliés dans tous leurs organes et dans tous les actes essentiels de leur vie aux animaux, aux plantes, aux choses mêmes, sont vus par Campanella selon leur totalité, comme corps, sens, et âme, et portant dans leurs membres l'image de leur être ; ils sont beaux s'ils correspondent à leur fonction cosmique, créateurs non seulement de villes et de navires mais encore de leurs organes corporels propres à leurs tâches de combattants, de travailleurs, reproducteurs. Et avec ce rationalisme que nous retrouvons au fond de tant de splendeur d'images, Campanella voulait, pour sa Cité du Soleil, un effort conscient de la société et des sages qui la dirigeaient afin d'obtenir les exemplaires les plus beaux de notre genre humain. « Je m'ébahis que nous soyons si bestiaux que nous négligions la génération humaine et tenions tant compte de la race des bêtes. » Aussi Campanella préconisait-il une « Magie de la génération », tenant d'une science sociale et religieuse tout ensemble, capable d'imprimer jusque dans les membres des futurs habitants de sa cité solaire ces sentiments de joie, de travail, d'optimisme cosmique qui pénétraient son cœur lorsqu'il espérait pouvoir obtenir par sa rénovation philosophique la régénération de la misérable humanité qui l'environnait :

Donc, on devra dans la République donner ordre, comme observe Ocellus le Pythagorique, à ce que les mariages ne se fassent point selon la dot, mais selon la valeur, ou à ce que vaillante femme s'accouple avec vaillant homme et à lui faire considérer statues ou peintures d'hommes illustres dans les arts et dans les lettres et à lui inspirer l'amour d'eux...

Dans cet extrait du Sens des choses et de la magie paraît en effet clairement l'aspect utopique de la Cité du soleil, où Campanella établit des règles détaillées et précises pour obtenir une descendance digne de la Cité où tout est en commun et où règne la raison incarnée dans les symboles de la nature. Les statues admirables ne sont que la forme en pierre de l'image, qui a tant d'importance dans son œuvre : image de l'homme, statue de Dieu, et de l'univers. Et les règles mêmes fixées au sujet de la génération ne sont que l'application au domaine juridique de sa volonté de régénération : volonté qui jamais ne s'arrêtait aux limites de la pensée, mais qui, corps et sang, œil et chair, voulait comprendre et englober. Toute la nature (sa nature animée et pleine de vie) lui paraissait tendre à ce but : savoir, la fusion des diverses races humaines déjà en cours par un processus providentiel et que la monarchie universelle voulue par lui aurait dû accélérer rationnellement :

Pour quoi (entre autre causes) Dieu a coutume d'envoyer au septentrion les australs en guerre et les septentrionaux à nos climats pour en introduire les semences, car l'embonpoint des Lombards, Goths et Huns et leur mollesse et succulence et douce chaleur ont tempéré la sécheresse, ardeur, ténuité et petitesse des Italiens, Espagnols et Pannoniens et Dalmates, en sorte qu'ils ont meilleure descendance, comme les châtaignes greffées sont plus nobles que les espèces ordinaires, plus belles, plus grandes et vigoureuses.

Toujours Campanella traitera l'homme de cet air poétique et ensemble naturaliste. Comme dans sa vision de la nature douée d'âme tout son idéal politique et humain est déjà contenu, fût-ce sous une forme philosophique et mythique, plus Campanella se rapprochait des origines vitales, animales, et peut-être pourrons-nous dires «raciales », de l'homme, plus clairement paraissaient les contours de son idéal de vie supérieure. Qu'on lise donc le poème qu'il a dédié à l'exaltation de l'homme et que nous reproduisons ici comme l'un des plus élevés qui soit jamais sorti de sa plume. Toute comparaison entre nous et les animaux, entre la terre mère et l'homme fils, entre la fange ordinaire et la créature, ne fait qu'accentuer la divinité de l'homme. La grandeur de Campanella réside en ceci : après tant de siècles de scission entre l'âme et le corps, entre la terre et le ciel, il fallait la magie de la puissance mythique de Campanella pour donner vie à la nouvelle créature complète, à l'homme que l'on a dit moderne, mais que les trois siècles passés depuis la mort de Campanella ont seulement commencé à réaliser.

Dans ses Poésies philosophiques, nous voyons déjà le naturalisme de Campanella donner les fruits d'un égalitarisme d'ordre supérieur : supérieur, parce que fondé sur l'active rédemption des opprimés et de tous ceux qui selon une de ses métaphores sont « rois par nature ». C'est-à-dire : rois, dans le monde idéal de la vérité ; opprimés, au contraire, dans la société tyrannique qui les environne. Les rois de la terre, les tyrans, portent la couronne comme certains rois parmi les animaux qui sont d'une race différente de leurs sujets, comme chez les abeilles, etc. Mais les hommes n'ont pas ces signes de distinction : le genre humain a une seule échelle de valeur qui est celle même qui a son siège dans le cœur de chacun.

L'homme ne naît point la couronne en tête.

Ainsi :

Néron fut roi par hasard et en apparence
Socrate par nature et en vérité.

Dans un autre poème, Campanella voit en Socrate, qui comme on le sait était difforme et avait un visage faunesque, une incarnation de la beauté : « Nés d'un génie nouveau / Les étranges membres de Socrate sont beaux ».

Ainsi l'amour pour le corps, le rêve d'une meilleure descendance humaine, toute cette force physique qui se fait jour dans les projets du Campanella politique sont à la fois une forme de son amour constant pour les symboles et les mythes, et une forme sociale de sa philosophie fondée sur la « distinction » et sur la réalisation de plus en plus parfaite de l'« être soi-même ». Avec cette mythologie de la nature et du corps Campanella a créé l'un de ses mythes les plus puissants, dépôt de vérités acquises et gage de futurs efforts de recherche.

Franco VENTURI
Traduit de l'italien par Yves Branca



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