mercredi, août 15, 2012

L'alimentation ou la troisième médecine




Jean Seignalet est l'auteur de « L'alimentation ou la troisième médecine ». Ce livre montre comment l'alimentation moderne exerce ses effets néfastes. Il préconise le retour à une nutrition de type ancestral, la seule qui conviendrait à l'homme. Et, en accord avec les idées de Claude-Guy Burger, le gourou pédophile de l'instinctothérapie, le Dr jean Seignalet conseille la consommation de viandes crues. Mais ce prétendu régime ancestral est-il fidèle à l'alimentation originelle de l'homme qui « présente les caractères morphologiques, anatomiques et physiologiques d'un primate fruito-végétarien » ?

Le régime de Jean Seignalet :

« Mon but est de proposer un régime apportant 95 % des avantages de la méthode BURGER, écrit Seignalet, mais aussi aisé à pratiquer que la méthode KOUSMINE ou la méthode FRADIN. Ce régime sera désigné indifféremment comme de type originel, de type ancestral ou hypotoxique.

Les principaux fondements en sont les suivants :

1) Exclusion des céréales, à l'exception du riz et du sarrasin.
2) Exclusion des laits animaux et de leurs dérivés.
3) Consommation de beaucoup de produits crus.
4) Utilisation d'huiles vierges, obtenues par première pression à froid.
5) Préférence chaque fois que possible pour les produits biologiques.

ANALYSE ALIMENT PAR ALIMENT

Les céréales On regroupe sous ce terme plusieurs catégories de plantes :

Le blé est dangereux, en raison de la structure de ses protéines et du fait qu'il est toujours cuit. Il faut donc supprimer le pain, les croissants, les gâteaux, les pizzas, les biscuits, les biscottes, les galettes de blé, la farine de blé, les pâtes et les semoules. Le pain complet est pire encore que le pain classique, car il est plus cuit et plus riche en molécules de Maillard.

Le maïs est dangereux pour les mêmes raisons que le blé. Il faut donc supprimer les corn flakes, le pop corn, les grains de mais doux et la farine de maïs.

L'orge, le seigle et l'avoine font partie de la famille du blé et sont aussi abolis.

Le riz est resté semblable à sa forme sauvage préhistorique. L'expérience clinique montre qu'il est rarement nocif. Aussi est-il autorisé, aussi bien le riz blanc que le riz complet.

Sur les céréales africaines (mil, millet, sorgho), je n'ai pas d'opinion.

Le sarrasin est fort bien toléré par les patients et est donc largement autorisé. Le sésame est probablement très bon aussi, mais mon expérience est moins étendue que pour le sarrasin.

Le kamut n'est pas un blé ancestral, car il a doublé ses chromosomes. Il est donc à exclure.

L'épeautre n'est tolérable que sous forme de petit épeautre authentique cru. Il faut se méfier du pain d'épeautre car, lorsqu'il a cuit à 300 °C, il est aussi dangereux que le pain de blé.

En somme, les céréales modernes, mutées, cuites, incomplètes, vieillies sont à proscrire. Les céréales anciennes, sauvages, crues ou cuites au-dessous de 110 °C. complètes, rapidement consommées peuvent être bénéfiques, au moins chez certains individus.

Les laits animaux

Le lait de vache présente de nombreux inconvénients pour l'homme. Il est donc interdit, ainsi que ses dérivés : beurre, fromages, crème, glaces, yaourt. Certains de mes malades ont essayé de remplacer le lait de vache par un autre lait animal et n'en ont tiré aucun profit. Il faut proscrire les laits animaux, quel que soit leur origine : chèvre, brebis, jument, etc.

Contrairement à une croyance très répandue, la suppression des produits laitiers n'entraîne pas une carence en calcium, et ceci pour deux raisons :

- Les laits animaux, surtout le lait de vache, sont certes fort riches en calcium, mais seule une petite fraction de celui-ci est absorbé par l'intestin grêle humain. L'immense majorité du calcium est précipitée sous forme de phosphate de calcium insoluble et éliminé dans les selles. Ce phénomène est bienvenu, car les quantités de calcium contenu dans le lait de vache sont beaucoup trop fortes pour les besoins de l'homme.

- Le calcium est très abondant dans le sol et sera donc fourni en quantité largement suffisante par les légumes, les légumineuses, les crudités et les fruits.

Les viandes

Je les considère comme mauvaises quand elles sont cuites et comme bonnes quand elles sont crues. Mais certains individus sont totalement incapables, en raison le plus souvent d'un obstacle psychique, de manger leur viande crue. On tolérera pour eux une cuisson la plus brève et la moins forte possible. Comme je le disais plus haut, il faut, dans une viande non biologique, préférer le maigre au gras, souvent bourré de déchets lipophiles.

Les viandes doivent être de qualité irréprochable, achetées chez un commerçant de confiance. Le bœuf, le veau, le mouton, le cheval seront privilégiés, car assez faciles à absorber crus, soit tels quels, soit sous forme de tartare ou de carpaccio. J'éprouve une certaine méfiance envers l'agneau et le porc, souvent nourris de façon très artificielle. Il en est de même pour les volailles et le lapin, de surcroît peu appétissants à l'état cru.

Les gibiers sont malaisés à ingurgiter crus. À titre exceptionnel sera permis un gibier peu cuit, saignant, comme par exemple le lièvre ou le sanglier. Les abats posent le même problème. À titre exceptionnel, on pourra admettre le foie ou les rognons saignants ou bleus.

Les charcuteries


Sont autorisées les charcuteries crues : jambon cru, saucisson, saucisse, chorizo, salami. Il faut sélectionner des produits de qualité, faisant augurer une nourriture plus soignée des porcs. Sont exclues les charcuteries cuites : jambon cuit, pâté, rillette, boudin, andouillette, etc. La seule exception est constituée par les foies gras, car la graisse d'oie et la graisse de canard ont la réputation justifiée d'être plutôt bonnes pour la santé. C'est dans le Gers qu'on compte le plus de femmes centenaires.


Les œufs


Comme la viande, l’œuf est nocif quand il est cuit, valable quand il est cru. L'idéal est de se procurer des œufs biologiques. Le blanc, uniquement formé d'albumine et peu ragoûtant, peut être écarté, alors que le jaune sera gobé. Pour les sujets qui ne souhaitent pas manger d’œufs crus, les préparer à la coque à température peu élevée.


Les poissons


Le poisson cuit est moins redoutable que la viande cuite. Cependant, mieux vaut opter pour le poisson cru. Sans préparation, celui-ci est peu appétissant, mais il peut devenir succulent lorsqu'il est accommodé à la Japonaise ou à la Tahitienne. Une recette simple consiste à faire mariner de fines tranches de poisson, du saumon par exemple, dans du jus de citron additionné d'un peu d'huile d'olive et aromatisé par de fortes quantités de coriandre, d'aneth et de basilic. Ce plat est conservable une semaine au réfrigérateur. Bien entendu, le poisson doit être très frais, acheté chez un commerçant fiable.


Bien qu'il soit illusoire d'espérer trouver des poissons non pollués par l'industrie humaine, on choisira ceux qui se rapprochent le plus du critère originel : poissons de mer plutôt que de rivière, poissons sauvages plutôt que d'élevage.


Les autres produits de mer


Les crustacés, les mollusques et les coquillages sont permis. Les coquillages crus (huître, moule, palourde, etc...) sont même conseillés.


Les légumes verts


Ils sont tous autorisés : asperge, artichaut, aubergine, betterave, champignons, chou, courgette, fenouil, épinard, haricot vert, navet, poireau, salsifis et légumes exotiques. Trop durs pour être consommés crus, ils sont cuits à la vapeur à l'aide d'une cocotte minute ou mieux encore à l'étouffée ou à la vapeur douce.


Les légumes secs ou légumineuses


Rentrent dans cette catégorie : pois, haricot blanc ou rouge, lentilles, pois chiche, fève, pomme de terre, quinoa, tapioca et soja. Ils sont autorisés, après cuisson analogue à celle des légumes verts. Le lait de soja et les yaourts de soja sont de bons substituts du lait de vache et des yaourts classiques.


Les crudités



On usera largement des aliments appartenant à ce groupe : carotte, céleri, champignons, concombre, cresson, endive, mâche, melon, poivron, radis, salades vertes, tomate.


Les fruits frais


Il est fait grandement appel à ces fruits : abricot, ananas, banane, cerise, fraise, framboise, mandarine, orange, pamplemousse, pêche, poire, pomme, prune, raisin, fruits exotiques, pour ne citer que les principaux. La châtaigne, qui est consommée cuite, et la farine de châtaigne sont également admises.


Les fruits secs ou conservés


Ils sont largement représentés dans le régime : datte, figue, amande, arachide, noisette, noix, olive. Ils doivent être mangés crus. Ainsi l'arachide grillée sera écartée au profit de l'arachide crue.

Aliments divers

Sont conseillés le miel et les pollens, produits naturels par excellence, et aussi les graines germées de légumineuses ou de céréales ancestrales ou peu manipulées par l'homme : soja, lentilles, pois chiche, haricot, riz, sarrasin, petit épeautre, mil, luzerne. Attention cependant : si les graines d'épeautre crues sont permises, il n'en est pas de même pour le pain d'épeautre cuit à plus de 300 degrés.


Le chocolat, qui est cuit et contient du sucre raffiné, est à limiter. On choisira du chocolat noir, biologique contenant du sucre complet. Les confitures qui sont cuites et bourrées de sucre blanc sont à proscrire. Le sucre blanc doit être écarté au profit du sucre complet, beaucoup plus riche en potassium, en magnésium, en calcium, en phosphore, en fer et en vitamines (DENJEAN 1989).


Les huiles

Toutes les huiles apportent l'acide linoléïque. Je conseille souvent les huiles suivantes :  

- Olive qui apporte des acides gras monoinsaturés.
- Noix, soja et colza.
- Onagre et bourrache.

Mais d'autres huiles sont intéressantes, pourvu qu'elles soient vierges et extraites par première pression à froid. C'est la technique habituelle pour l'huile d'olive. Pour les autres huiles, il faut s'adresser à des magasins spécialisés dans les denrées biologiques. Le label vierge signifie que l'huile a été extraite de la plante uniquement par des procédés physiques ou mécaniques et n'a été soumise à aucun traitement chimique.

Les condiments

Ils sont tous autorisés : sel, poivre, vinaigre, citron, oignon, ail, moutarde, persil, câpre, cornichon, curry, plantes aromatiques. La quantité de sel doit être limitée, les Français en absorbant quatre fois trop. Le sel blanc raffiné sera écarté au profit du sel complet, beaucoup plus riche en certains minéraux.

Les boissons

Il faut exclure les boissons riches en sucre blanc (sodas, jus de fruits du commerce) et la bière qui est assimilable à une céréale, car elle contient des protéines de l'orge. Les autres boissons sont permises :

L'eau du robinet et des eaux minérales diverses fournissent d'utiles minéraux et oligoéléments.

Le café et le thé sont tolérés en quantité raisonnable. Certes ils contiennent des molécules torréfiées et excitantes, mais les quantités ingérées de substances nocives sont petites. Certains sujets aiment beaucoup le café ou le thé, et ceci les aide à mieux supporter les impératifs du régime.

La chicorée est encouragée en vertu de ses propriétés cholérétiques et dépuratives.

Les boissons alcoolisées autres que la bière sont autorisées à dose modérée. Ma position sur ce sujet s'appuie sur plusieurs arguments :

I) L'alcool est une molécule simple qui ne peut entraîner ni une réponse auto-immune, ni un encrassage, ni une élimination difficile.

2) Les boissons alcoolisées préparées à partir de céréales ne contiennent pourtant aucune protéine céréalière, lorsqu'elles sont obtenues par distillation. Ainsi la distillation de l'orge aboutit au whisky qui ne recueille que les arômes, alors que la fermentation de l'orge aboutit à la bière qui garde les protéines.

3) L'alcool a un effet antiagrégant sur les plaquettes et fluidifie le sang, ce qui protège contre les maladies cardiovasculaires. Il a été récemment démontré que le vin, surtout le vin rouge, contient une quantité non négligeable d'acide acétylsalicylique, anticoagulant modéré très utilisé dans la prévention et le traitement des accidents vasculaires.

4) Le vin est un piégeur de radicaux libres, action qui n'est pas due à l'alcool, mais aux flavonoïdes. 

Les Français ont moins souvent des accidents cardiovasculaires que la plupart des Européens, bien qu'ils mangent autant de corps gras. Ce phénomène, appelé « paradoxe français », est attribué à la consommation d'huile d'olive et de vin (RENAUD et DE LORGERIL 1992). »


L'alimentation ou la troisième médecine

Henri JOYEUX, Professeur de cancérologie et de chirurgie digestive de la Faculté de Médecine de Montpellier, est l'auteur de la préface. Il écrit :

« Jean Seignalet démontre avec la logique du bon sens et au fil de chapitres très bien structurés que l'alimentation peut être la meilleure ou la pire des choses.

Le lecteur pressé se reportera à la fin de chaque rubrique ou chapitre à un résumé très clair intitulé « Les points importants ». Les illustrations très détaillées qui accompagnent et aèrent le texte sont bienvenues et très démonstratives.

Tous les étudiants, tous les médecins qui aiment leur métier, tous les malades qui veulent comprendre la ou les causes de leurs maux auront ce livre et pourront s'y référer pour mieux soigner ou se soigner, mieux prévenir simplement par une alimentation saine qui consiste à « manger mieux et meilleur ».

Les rhumatologues, gastro-entérologues, nutritionnistes, immunologistes, allergologues, dermatologues.., cancérologues et même ceux qui s'occupent du Sida ne sont pas si éloignés qu'ils le pensent. Ne soignent-ils pas souvent le même patient ? C'est la nutrition qui fait l'unité du corps humain cohérent Tous les conseils nutritionnels vont dans le même sens.

Le jour où les responsables des grands organismes de recherche, INSERM, CNRS, INRA... comprendront l'importance de mettre en priorité les recherches en nutrition, ils feront faire des bonds en avant énormes à la médecine, rejoignant Hippocrate qui voyait juste 500 ans avant Jésus-Christ « Que ton aliment soit ton médicament », et la Sécurité Sociale se portera mieux.

Si l'on veut éviter l'essoufflement de la recherche fondamentale, si l'on veut donner du tonus aux chercheurs qui veulent être plus proches des préoccupations des humains qui souffrent, il faut étudier autant la nutrition des cellules saines ou malades que celle de l'organisme tout entier. »


Note :
Une des sources des travaux de Seignalet, l'instinctothérapie, qui est souvent présentée comme une médecine miracle par ses sectateurs, n'a pas empêché le décès en 1994 de la propre épouse de Claude-Guy Burger. Elle était atteinte d'un cancer. Le 13 juillet 2003, Jean Seignalet fut emporté par une pancréatite. Il n'avait que 66 ans.

mardi, août 14, 2012

La nutrition ancestrale




Dans son livre « Pourquoi j'ai mangé mon père », Roy Lewis raconte à sa façon le changement de régime alimentaire de l'homme :

Avant d'avoir du feu, nous étions des minables. Certes, nous étions descendus des arbres, nous avions le biface et le coup-de-poing. Mais quoi de plus ? Et toute griffe, toute dent, toute corne dans la nature semblait nous être ennemie. Nous voulions nous considérer comme animaux du sol, mais il nous fallait regrimper dare-dare sur un arbre dès que nous nous trouvions dans le moindre pétrin. Nous devions toujours, dans une grande mesure, vivre de légumineuses, de baies ou de racines ; et, pour arrondir notre ration de protéines, nous étions bien contents d'une larve ou d'une chenille. Et quoique pour soutenir notre croissance physique nous eussions désespérément besoin d'aliments énergétiques, nous souffrions toujours d'une pénurie chronique à cet égard. C'était pourtant cela qui nous avait fait quitter la forêt pour la plaine : on y trouvait abondance de viande. L'ennui, c'était qu'elle était toute sur quatre pattes. Et d'essayer de chasser la viande sur quatre pattes (bisons, buffles, impalas, oryx, gnous, bubales, gazelles, pour ne mentionner que quelques mets dont nous aurions aimé faire notre ordinaire), quand on essaie de se tenir soi-même difficilement sur deux, c'est littéralement un jeu d'andouilles. Or nous étions bien obligés de nous mettre debout, pour regarder par-dessus l'herbe haute de la savane. Parfois on surprenait un grand ongulé, un zèbre ou un cheval, mais qu'en pouvait-on faire? Cela vous donnait des coups de pied. Ou bien on parvenait à mettre aux abois une bête boiteuse, mais elle vous présentait ses cornes, et il fallait une horde de pithécanthropes pour la lapider à mort.

Moyennant une horde, oui, on arrive à forcer le gibier, à l'encercler. Seulement voilà : si vous voulez garder une horde assemblée, il vous faut la nourrir, ce qui suppose un approvisionnement considérable. C'est là le plus ancien cercle vicieux en matière d'économie. Une équipe de chasseurs est nécessaire pour obtenir le moindre tableau décent. Mais pour obtenir l'équipe il faut pouvoir lui assurer un tableau régulier. Tant que ça reste irrégulier, vous n'arrivez pas à tenir ensemble un groupe qui dépasse trois ou quatre. Vous voyez le problème.

Il avait donc fallu commencer tout en bas de l'échelle, et s'escrimer dur pour grimper. S'attaquer d'abord aux lapins, hyrax, et autres petits rongeurs que l'on pouvait abattre avec une pierre. Courir après une tortue, voire une tortue de mer (ça, ça pouvait aller), et quant aux serpents, aux lézards, si l'on étudiait leurs coutumes avec assez d'assiduité, on finissait par en attraper. Pas de difficulté ensuite, une fois tué, pour découper ce petit gibier avec un biface de silex. Et, bien que les meilleurs morceaux ne soient pas faciles à déchirer ni à manger quand on n'a qu'une dentition d'herbivore, on peut auparavant les dépecer et les émietter avec des pierres, et finir de les mastiquer tant bien que mal avec ces molaires qui n'étaient destinées à l'origine qu'à écraser des fruits. Les morceaux de choix de tous ces animaux, c'étaient les parties molles : non qu'elles fussent très ragoûtantes. Mais quand vous avez passé la journée à courir affamé sur vos pattes de derrière, et si vous voulez nourrir votre cerveau, vous ne faites pas le délicat. Ces morceaux-là étaient l'objet de grandes compétitions. Et nous avions un goût particulier pour tous les animaux spongieux, qui soulageaient nos dents et nos estomacs.

C'était encore ainsi il n'y a pas longtemps ; pourtant je me demande combien de gens s'en souviennent aujourd'hui. Combien se rappellent ces indigestions qui nous torturaient jadis. Et même combien y succombaient. Et cette mauvaise humeur des premiers pionniers subhumains, constamment aigris par ces dérangements gastriques! Allez donc arborer un visage ensoleillé quand vous souffrez d'une colite chronique! Car qu'on n'aille pas croire que de quitter un régime purement végétarien (et même composé essentiellement de fruits) pour devenir omnivore, ce soit une opération aisée! Non, cela demande au contraire une patience et une obstination énormes. Garder dans l'estomac des choses qui vous dégoûtent, et de plus qui vous rendent malade, cela exige une discipline de fer. Seule une ambition farouche d'améliorer votre situation dans la nature pourra vous soutenir dans une telle transition. Non que vous ne tombiez de temps en temps, je ne le nie pas, sur quelque friandise ; mais toute la vie n'est pas ris de veau et limaces. Dès le moment que vous prenez pour but de devenir omnivore, il faut, comme le mot l'indique, apprendre à manger de tout. De plus, quand ce que vous avez — ce qui est de règle —, c'est de la vache enragée, vous ne pourrez vous permettre d'en rien laisser dans votre assiette. Comme petit enfant, on m'a encore élevé strictement selon ces principes. Oser dire à maman qu'on ne voulait pas de ceci ou de cela, de la fourmi pilée, du crapaud mariné, c'était vouloir s'attirer une bonne baffe. « Finis-le, c'est bon pour ta santé », voilà la rengaine de toute mon enfance. Et c'était vrai, bien entendu : car la nature, en merveilleuse adaptatrice, finissait par durcir nos petits intestins et par leur faire digérer l'indigeste.

Devenir carnivore est beaucoup plus pénible que de l'être de naissance, car n'oubliez pas que les félins, les loups, les chiens, les crocodiles déchirent seulement leur viande en morceaux et l'avalent tout rond, sans se soucier si c'est de l'épaule, du romsteck, des tripes ou du foie ; tandis que nous, nous ne pouvions rien engloutir sans l'avoir longuement mastiqué. « Mâche trente-deux fois avant d'avaler », encore une maxime de mon enfance, sinon c'était un bon mal de ventre, aussi sûr que deux et deux font quatre. Quelque répugnant qu'en fût le goût, la langue et le palais devaient donc l'explorer à fond, et il n'y avait qu'une sauce à tout cela : notre appétit. Mais cette sauce-là, nous n'en manquions jamais.
Roy Lewis


Pourquoi j'ai mangé mon père

Lorsque mon vieil ami Théodore Monod, que tout le monde a vu au petit écran traversant le désert (à quatre-vingt-sept ans), géologue, zoologue, ichtyologiste, entomologiste, anthropologue, paléontologiste, ethnologue, que sais-je encore, membre de l'Institut, bref, quand cet homme de science imposant, m'ayant mis ce livre dans les mains et voulant m'en citer des passages, ne put y parvenir tant il s'étranglait de rire, je regardai, inquiet, ce visage qu'il a austère, même ascétique et me demandai si...

Mais non. Il avait toute sa raison. Du reste, il se reprit bientôt pour me dire : « Je ris, et tu riras, c'est le livre le plus drôle de toutes ces années, mais ce n'en est pas moins l'ouvrage le plus documenté sur l'homme à ses origines. Et si je t'en parle, c'est qu'il est fait pour toi, tu devrais le traduire, il prolonge ton livre Les Animaux dénaturés, commence où le tien s'achève, et presque sur les mêmes mots. Ce sont tes "Tropis" en action, ces hommes encore à demi singes parvenus au point critique de l'évolution, sur le seuil de l'humain, et s'efforçant de le franchir. Efforts contés ici avec le plus haut comique, mais pathétiques aussi quand on songe au dénuement de ces êtres nus et fragiles, face à une nature hostile et sous la griffe d'une foule d'animaux prédateurs. Un maître livre. Tu dois le lire. »

Vercors


Télécharger gratuitement Pourquoi j'ai mangé mon père :

dimanche, août 12, 2012

Le surhomme




Jacques Bergier, qui inspira le personnage de Mik Ezdanitoff (l'initié télépathe) dans le Tintin "Vol 747 pour Sydney", s'entretient avec Louis Pauwels à propos du surhomme :

Mon cher Jacques, racontez-moi votre surhomme. Comme le petit homme rond (« pas un gramme de muscle, rien que de la bonne graisse », dit-il, content de lui) venait d'achever ses quenelles et sa crème au chocolat arrosés de Ginger Ale, il posa, coudes au corps, ses mains bien à plat sur la table, les doigts à l'extérieur, comme une otarie au bord du bassin ou une taupe qui prend le frais, et commença son discours d'une voix mécanique, avec un fort accent de nulle part.

Le premier trait du surhomme, dit Bergier, sera d'avoir pour système nerveux une citadelle imprenable. Maintenant que beaucoup de maladies infectieuses sont vaincues, beaucoup d'entre nous meurent de stress. Le stress est notre détresse. Ceux qui, par hasard, et sans doute par hérédité, supportent les plus lourdes responsabilités arrivent à nous diriger. Ce ne sont pas forcément les meilleurs. Le surhomme possédera une organisation nerveuse qui lui évitera toute angoisse, toute colère, toute usure par les conflits avec soi-même et les autres.

Les stoïciens, déjà...

L'intelligence du surhomme

Non, dit Bergier. Ils faisaient seulement de la littérature. Le surhomme ne perdra pas son temps à écrire des traités de morale.

Je continue. Le deuxième trait du surhomme sera d'utiliser non pas comme nous le dixième de son cerveau, mais les trois quarts ou les neuf dixièmes. En conséquence, il sera infiniment plus heureux que nous. On a écrit beaucoup de sottises sur le bonheur. C'est l'intelligence qui fait le bonheur. Le plein usage de l'intelligence et le contact avec d'autres intelligences procurent les joies les meilleures et les plus stables. Le troisième trait sera la volonté. Une volonté suffisante pour se conduire intelligemment quelles que soient les circonstances. Notre existence est gouvernée par la bêtise : la nôtre et celle des autres. Ce que pourront être la vie privée et la vie sociale d'êtres doués d'une volonté fixe pour écarter l'idiotie, cela dépasse mon imagination.

Il y a un troisième trait bis : la volonté sur le corps. La volonté est un énorme mystère, et le surhomme aura ce qui nous manque : la volonté de la volonté. Je ne lui vois pas de passions, sauf celle-là, qui est suprême.

Savez-vous ce que peut la volonté sur le corps ? Devant témoins, des hommes ont marché sur des galets chauffés à plus de mille degrés, pieds nus. J'ai été abandonné nu, debout, les bras en croix, dans une cour de Mauthausen, par moins vingt-cinq, et je m'en suis tiré en faisant des mathématiques mentales. J'ai, moi aussi, des témoins ; les cinq sur cent qui ont survécu. Connaissez-vous Stapp ? C'est un colonel de l'aviation américaine, qui faisait des expériences sur la résistance du corps aux accélérations. Il montait dans un traîneau propulsé par fusée sur des rails au-dessus d'un canal. Brusquement, les volets mobiles du traîneau s'abattaient, comme des rames dans l'eau, et le freinaient. On avait d'abord utilisé de grands singes : ils mouraient quand l'accélération atteignait huit fois la pesanteur terrestre. C'est-à-dire quand ils pesaient une tonne au lieu de cent vingt-cinq kilos. Stapp s'est porté volontaire. Il a d'abord atteint la limite où les grands singes claquaient. Puis il a décidé d'aller au-delà, en s'imposant de ne pas mourir. Il a eu un œil arraché et la colonne vertébrale déformée, mais il est parvenu à vingt-deux fois l'accélération de la pesanteur. Quand on l'interrogeait, il répondait « C'est le pouvoir de la prière. » Il était pasteur méthodiste dans le civil.

Le surhomme sera-t-il pasteur méthodiste ?

Ce n'est pas ma conclusion, car le surhomme sera intelligent et heureux. Ma conclusion est que la chair, irriguée par une puissante volonté continuelle, n'est plus tout à fait de la chair humaine.

De même que la conscience, gouvernée par une intelligence constante, n'est plus tout à fait une conscience humaine. Mais nous n'avons pas d'exemples d'une intelligence fonctionnant en courant continu. — Peu d'exemples. « J'avance, monté sur les épaules de géants », disait Newton, alchimiste et physicien. Il y a des exemples, de Raymond Lulle à Wiener, de Swendenborg à Steiner, mais nous nous en détournons instinctivement. « Je ne veux pas le savoir » est un réflexe profond qui nous tient somnambules et nous évite le vertige sur la corde tendue.

Le surhomme et la maîtrise des probabilités

Je continue. Le surhomme aura développé des pouvoirs psychologiques qui n'existent chez nous qu'en latence. Ses rapports avec le temps seront différents. Nous avons tous un peu de prémonition. Il nous arrive d'entendre vaguement le ressac du futur. Mais personne ne sait ce qu'est le temps. Je crois qu'il y a le temps relatif, et une durée absolue derrière le temps. Notre esprit emprunte parfois la voie d'accès vers la durée absolue, par hasard, et en sort aussitôt. Nous ne savons pas produire le phénomène à volonté. Le surhomme saura. Il aura la maîtrise du temps. Et donc aussi la maîtrise des probabilités, car temps et probabilités sont liés. Ceux d'entre nous qui peuvent apercevoir l'avenir ne distinguent sans doute pas un avenir fatal, mais des avenirs probables. La maîtrise du temps, c'est pouvoir choisir entre les probabilités, parce qu'on les contrôle. Le Suédois Forwald estime avoir démontré que certains sujets influencent la chute des dés. Ils contrôlent la probabilité. Ils obligent les dés à présenter plus souvent une face qu'une autre. Les expériences de Forwald sont très discutées, mais elles éclairent ce que je veux dire par « commande des probabilités ». Le pouvoir sur la nature et sur autrui d'êtres qui posséderaient la commande des probabilités est difficile à concevoir. Imaginez cela appliqué à la chimie, à la biochimie, à la physique nucléaire. A notre échelle, nous verrions d'abord que ces êtres ont toujours de la chance, et qu'ils portent chance.

Qu'est-ce que la chance ? Je vais vous dire un secret sur moi, qui m'effraye parfois, qui gouverne toute ma confuse alchimie interne. Les champs de force de mon destin sont aimantés. J'en suis sûr. Je sens au fond de moi l'aimant bouger et fonctionner. Il ne m'est jamais arrivé que ce que j'ai souhaité. Ou, plutôt, je n'ai jamais souhaité, d'un souhait irrépressible, que ce qui allait m'arriver. Et je porte chance. Tous ceux qui s'agrègent à mon destin ont de la chance.

Celui qui a des oreilles pour entendre perçoit le chant lointain du surhomme qui vient. La vie lui est un enchantement : une chance, même dans les pires épreuves. Mais « la vie crache dans l'oreille des sourds ». Je vous offre ce proverbe de ma composition.

Prendrez-vous du café ?

Non, mais volontiers encore un peu de crème au chocolat. Le cher petit homme, qui aime les chats, lapa son écuelle avec des aspirations précipitées, renfonça dans le veston sa cravate qui lui tient lieu de serviette et se remit en position de phoque qui médite, variété nordique du Sphinx.

Un Supérieur Inconnu incognito

Il est entendu, reprit Bergier, que les seuls problèmes qui comptent sont ceux que l'on peut résoudre. Mais les questions sans réponse se posent tout de même. A mon avis, rien d'extérieur ne distingue le surhomme de nous-mêmes. Le surhomme n'est-il pas déjà parmi nous ? Ne passe-t-il pas sur les Champs-Elysées, en ce moment, sous la baie vitrée du restaurant ? Les traditions occultes parlent des Supérieurs Inconnus. La tradition juive, des Maîtres du Nom. La tradition alchimique, des mutants qui ont accompli le Grand Œuvre. Les preuves manquent. Mais elles doivent nécessairement manquer. Celui qui atteint l'échelon au-dessus de l'homme ne doit pas avoir la moindre envie de se faire repérer en tant que tel. Les exemples du Christ, ou d'Einstein, ne sont pas encourageants. L'un torturé, l'autre si écœuré qu'il disait « Si c'était à refaire, je serais plombier. » Je ne vois pas du tout le surhomme en génie public. Dans ces conditions, comment détecter un être qui se contente de vivre intensément, qui n'intervient pas dans notre vie quotidienne et qui n'a aucun besoin de nous ? Oui ne voit jamais le médecin, qui change facilement d'état civil et de profession, qui peut gagner sa vie en écrivant un livre à succès ou en faisant quelque invention dont les revenus sont garantis dix-sept ans par le brevet ? Il y a des disparitions mystérieuses et des gens très mystérieux.

Ce Rosenkrantz, qui, au XVIIe, bâtit un manoir dédié à la liberté, au bord d'un fjord norvégien, s'entoura de milliers de livres, et cultiva sous ses fenêtres un jardin de roses entre mer et neige ? Ce Français d'aujourd'hui, inapprochable, qui navigue depuis des années le long du Groenland et dans l'Arctique, sur un trois-mâts de rêve ?

Si mes journées avaient soixante-douze heures, j'aurais le temps de vous détailler mille autres cas. Mais, bref, quand l'humanité entière, par la science, aura fait un bond vers l'intelligence surhumaine, des historiens et des archéologues supérieurs détecteront leurs ancêtres surhommes dans le passé. Tel livre en apparence insignifiant ou incompréhensible, rejeté et oublié depuis longtemps, par exemple, leur révélera que l'auteur avait marché tout le long de la corde tendue sur l'abîme.

Le surhomme ? Une organisation moléculaire modifiée...

Je continue. L'homme peut être modifié, et il le sera. « Ce qui ne fut pas sera, et nul n'en est à l'abri », disait mon vieux Haldane. Cette modification a dû se produire spontanément plus d'une fois déjà au cours des milliers d'années de l'histoire humaine. Je cherche mes raisons d'espérer dans la tradition et dans la science. La modification s'est faite par hasard ou par succès exceptionnels de méthodes empiriques ou magiques. La vocation de la modernité est de hausser consciemment, volontairement l'espèce humaine vers la condition surhumaine. Si les problèmes de la civilisation scientifique sont trop compliqués pour nous, si l'esprit frotte, ce n'est pas que la civilisation se trompe, c'est qu'elle prépare l'esprit au-dessus de l'humain. Et on ne doit pas abdiquer. On ne doit pas non plus attendre, se contenter de l'espoir mystique, à gaga-yoga. On doit travailler. Le surhomme a besoin de nous pour venir en nous. « Je ne sais pas s'il faut compter sur Dieu, mais je sais que Dieu compte sur nous », disait votre père ouvrier, qui avait du génie...

Bon. Quelle idée me fais-je du surhomme ? Une idée décevante pour l'amateur de bandes dessinées. Une organisation moléculaire légèrement changée. Une utilisation meilleure du système hormonal et nerveux. C'est tout. Il suffit de quelques atomes d'hydrogène sur une molécule de stérol pour séparer les sexes, créer cette petite différence qui nous apporte tant de joies, tout l'art, et de grands chagrins. « La nature a séparé l'espèce en deux à peu de frais », dit Jean Rostand. A quoi fait écho la parole de l'écrivain américain Robert Heinlein : « L'abîme entre l'homme et le surhomme est étroit, mais très profond. » La nature, avec un coup de pouce de la science, peut nous surhumaniser à prix réduit. C'est ce qui me rend optimiste. Évidemment, le chrétien dira que si Dieu s'est arrêté à l'homme, c'est qu'il avait ses raisons et qu'il faut en rester là. Mais, depuis deux mille ans, le chrétien est antiscience, antipouvoir, antiavenir, antimonde. Le Dieu qu'il invoque ne doit pas être le bon, puisqu'il ne l'exauce jamais. Le vrai Dieu, à mon sens, a créé l'homme pour qu'il prenne le relais de la création. Je vais vous donner un tuyau : le vrai Dieu est Prométhée, et son fils est Faust. Voilà un dieu qui exauce, si j'en juge par les progrès des sciences et des techniques. Avez-vous encore un moment ?

Projet pour la fondation d'une Société d'exploitation de l'homme par l'homme

Je hochai la tête, affirmatif, touché comme toujours par ce gentilhomme qui vous glisse son or dans la poche en s'excusant de l'alourdir. Il tira un papier de soie de son portefeuille, nettoya ses lunettes et se remit en position. Les manchettes trop longues d'une chemise centenaire lui faisaient des mitaines. 

— Nous sommes constitués de matière, d'énergie et de temps. Les premières cellules, sorties de la soupe originelle, ont évolué pendant trois milliards d'années en accumulant de l'information. Les molécules qui gouvernent, à partir des chromosomes, l'évolution cellulaire sont prodigieusement intelligentes, beaucoup plus que l'homme le plus génial. Notre corps contient des laboratoires chimiques, et sans doute nucléaires, dont la technologie devance infiniment nos inventions. Notre cerveau surclasse les plus belles machines à l'imiter que nous puissions concevoir. L'exploitation de l'homme par l'homme est à peine commencée. Je propose la fondation d'une Société d'exploitation de l'homme par l'homme.

De quelques pouvoirs extraordinaires

Il existe des humains à la mémoire totale. Il y a des hommes capables de raisonner en un temps nul, ou presque. Gérard Cordonnier, mathématicien, découvre les solutions qui portent son nom, le temps de plonger un aviron dans l'eau et de l'en retirer : dix ans se sont écoulés dans ce geste. Galois, sachant qu'il va mourir le lendemain matin, fait avancer d'un siècle les mathématiques, entre neuf heures trente et l'aube. Des prisonniers politiques ont résisté au lavage de cerveau, brisé la volonté de leurs bourreaux, détourné ceux-ci de leur dégoûtant métier. La liste des pouvoirs surhumains est longue. Les nier est de la superstition. La télépathie et la clairvoyance sont des faits établis. J'évoquais Prométhée. J'ai travaillé la question des pyrotiques. Ce sont des hommes, des femmes, des enfants qui allument des feux mentalement. Je crois que c'est ainsi, non en frottant des bouts de bois au hasard, que l'humanité a conquis le feu. La légende de mon dieu Prométhée vaudrait d'être fouillée. Des adolescents, par leur seule présence, provoquent des chutes de pierres. Des hommes influencent des réactions chimiques ou le fonctionnement de machines. Je définis le surhomme comme l'homme disposant de tous les pouvoirs qui parfois affleurent chez quelques-uns d'entre nous — comme les poissons des profondeurs qui viennent faire une galipette à la surface et replongent —, disposant de tous ces pouvoirs, les ayant soumis à sa volonté, les utilisant à plein rendement. Cet homme-là serait au-dessus du génie. Il aurait sur le génie l'avantage d'être équilibré, en parfaite santé, et conscient de soi. Et j'imagine qu'il faudra, pour décrire sa psychologie, emprunter au vocabulaire de l'extase mystique : il sera « éveillé ». Nous sommes toujours partiellement endormis. Notre conscience est intermittente. Elle donne une illusion de continuité par un effet de persistance, comme le cinéma donne l'illusion du mouvement. La conscience du surhomme, même si elle demeure discontinue, aura beaucoup plus d'images à la seconde. Cordonnier, Galois et bien d'autres montrent que le cerveau peut tourner cent ou mille fois plus vite, sans dommage.

La pensée qui fait des nœuds

Et comment pensera le surhomme ? Les calculateurs prodiges m'en donnent une vague idée. Il me semble qu'ils pensent au-delà du langage et des symboles. La structure de leur pensée leur permet des connexions quasi instantanées entre un grand nombre de sujets. C'est une pensée « nexialiste », comme l'a bien vu Van Vogt, une pensée qui fait des nœuds. Elle rassemble toutes les idées en un seul point. Une pensée qui a la solidité d'une corde et non d'une chaîne. Une chaîne n'est jamais plus forte que son chaînon le plus faible. Une corde est plus forte que chacun de ses brins. Quand on noue la corde sur elle-même, on obtient une hyper-solidité. Je continue. Il s'ensuit que la pensée du surhomme sera au-delà de la logique, de toutes les logiques. La plupart des logiques sont binaires : oui, non. D'où nous viennent les dualismes consternants : faux, vrai ; bien, mal ; Dieu, Diable. Nos machines à calculer sont binaires : le trou et le plein de la carte perforée. On a suggéré des logiques plus riches, à plusieurs valeurs. Cependant, la pensée intégralement éveillée surplombera toute logique parce qu'elle opérera de façon nexialiste. Elle aura changé de nature en changeant de vitesse. Notre esprit travaille dans un espace à une dimension, qui est le plus souvent celle du temps. Des esprits d'exception parviennent à penser en deux dimensions. Par exemple Poincaré, qui inventa les fonctions elliptiques, fonctions à deux périodes, inconcevables pour l'intelligence commune : supposez qu'a la fin de l'hiver on entre dans l'automne ou dans une autre saison. Mais la « sur-pensée » opérera dans un domaine sans dimension du tout. Un mathématicien dirait : topologique au lieu de métrique. On ne peut décrire cela ; le langage déclare forfait. Je vais tout de même essayer, avec une anecdote.

Des culottes courtes pour rétablir l'économie

C'est un film de René Clair, je crois : le Dernier milliardaire. Un cinglé devient dictateur d'un petit pays. Vous me direz : cela arrive tous les jours. Mais, attendez. La nation est plongée dans le désordre économique total. L'argent-papier n'est plus rien. Quand vous allez boire un verre, vous payez avec un poulet, et l'on vous rend la monnaie avec des œufs. Aucun économiste qualifié, aucun grand expert n'est parvenu à comprendre la crise. Vous me direz encore : c'est courant. Bien. Mais le dictateur dingue se concentre, et il prend un décret. Un seul. Désormais, tous les barbus porteront culotte courte. Et aussitôt, la crise se résorbe, la monnaie se regonfle, la prospérité revient. Maintenant, sortez de la rigolade, admettez que ce soit vrai ou que l'histoire contienne une leçon. Le fou, ou prétendu tel, a eu une illumination : un éclair de pensée nexialiste. Brusquement, il a vu dans leur totalité des rapports subtils, en séries innombrables, qui échappaient à toutes les intelligences ordinaires. Et l'ensemble noué de ces rapports lui a révélé ceci : quand les barbus auront des culottes courtes, des réactions en chaîne, en quantité infinie, vont s'enchevêtrer de telle sorte que l'économie sera rétablie.

Les mangeurs étaient partis. Le garçon enlevait les nappes. La dame du vestiaire, assise, à deux pas, la boîte à cigarettes sur les genoux, comptait ses sous. Elle jeta un regard stupéfait aux deux messieurs décorés qui exigeaient que les barbus montrassent leurs mollets. On vivait de drôles de temps politiques.

Votre fortune est faite, mon cher Jacques. Les gouvernements d'Ouest, dans la crise de l'énergie et l'inflation, sont sûrement acheteurs de pensée nexialiste.

Si j'avais voulu faire fortune, j'aurais fondé une religion. C'est ce qui exige le moins d'investissements. Très heureusement, Madame Vestiaire fut appelée au téléphone.

La science : un gros cake aux fruits confits

Je continue, dit Bergier. Deux aspects de la faculté surhumaine : une mémoire parfaite et la faculté d'associer non plus deux idées, mais une myriade, d'en faire une corde, et de faire des nœuds sur la corde. Une machine à calculer ne généralise pas. Si vous y glissez l'image d'un sous-marin, d'une pirogue, d'un trois-mâts, d'un porte-avion, d'un radeau et d'un hydroglisseur, elle n'est pas fichue d'en déduire qu'il s'agit de bateaux ; un enfant de quatre ans en serait capable. La faculté de généraliser distingue l'homme de la machine et le grand singe de l'homme. La faculté de sur-généraliser séparera de nous le surhomme. J'en tire une conséquence : le surhomme vivra plus vieux que nous parce que son temps psychologique sera plus riche. Celui qui ajoute de la vie intelligente aux années ajoute aussi des années à la vie. Et qu'est-ce qu'une vie intelligente ? Une vie avide de découvrir. Que fera le surhomme ? Il cherchera. Car, même pour des intelligences très supérieures, il y aura encore de l'inconnu. Encore et davantage. Je lis parfois que la recherche scientifique s'épuise, touche ses limites. Je n'en crois pas un mot. Savez-vous comment je me représente la réalité, c'est-à-dire l'objet de la science ? Comme un cake. Les fruits confits sont l'inconnu, et le reste le connu. Plus nous développons le réel, plus le cake grossit. Le connu augmente de volume, mais il y a aussi plus de fruits confits. Les points de contact avec l'inconnu sont plus nombreux. La super-intelligence poursuivra la quête, sauf peut-être dans certaines directions estimées trop dangereuses : interdit, angéliques empoisonnées ! Le surhumain continuera d'essayer de comprendre l'univers et de se dépasser lui-même, car sa conscience, même haussée, demeurera finie et insuffisante. Toujours plus de questions, toujours plus d'inconnu, toujours plus de soif ! Voilà la destinée de l'intelligence ! Une destinée divine, en vérité je vous le dis. Naturellement, les zozos qui militent pour la vie primitive trouveront que c'est une destinée effroyable. Mais ce sont des crétins irrécupérables. Laissons les morts enterrer les morts.

Ceux que vous dites crétins sont légion.

Un jour, à Londres, quelqu'un dit à de Gaulle : « Mon général, il faudrait éliminer tous les cons — Vaste programme », répondit de Gaulle. Maintenant, je veux parler de la vie émotionnelle.

Une vérité sur le bonheur

Ce serait difficile si ce n'était à vous. La plupart de nos contemporains sont inaptes à comprendre le bonheur et la réussite, et à y voir la gloire de l'homme. Ils ont même perdu l'usage du mot « gloire ». L'air du temps les en empêche. Le roman, le cinéma, le théâtre, la chanson sont des hymnes gargouillants au désastre, à la confusion, à la nausée, à l'échec. Comment pourraient-ils imaginer les émotions d'une vie énergique et heureuse ? Calomnier la volonté, l'énergie, le bonheur est la vocation de notre culture littéraire. C'est la tradition chrétienne qui refait surface en se trompant de monde, comme l'Indien d'Hellzapoppin se trompait de film. Pourtant, celui qui a fait l'expérience du bonheur sait qu'il ne s'agit pas d'un état bête, injuste et terne, mais d'un soulèvement de tout l'être, et quasiment d'une extase. Seulement, savez-vous la plus profonde détresse de l'homme ? C'est de ne pas pouvoir prendre son bonheur en patience. Notre système nerveux, ou hormonal, est trop mal organisé pour supporter un bonheur de longue durée. J'attends le biologiste qui inventera la pilule contre l'intolérance au bonheur. Le surhomme sera en route.

Du plein fonctionnement du cerveau

Donc, pour moi, il s'agit de mutations psychologiques provoquées par la biochimie. Les acides nucléiques du surhomme auront peut-être trois spirales au lieu de deux. Le génie, l'éveil mystique sont probablement liés à des modifications des spirales. Je crois que ces acides possèdent des propriétés magnétiques, et qu'il y a des phénomènes de champs de force, associés aux états supérieurs de conscience. On a enregistré des vibrations anormales dans le cerveau des yogis en concentration extrême. Mon ami le professeur Bastiani a été le premier à suggérer des études sur les variations électroniques relatives aux états mystiques. Un autre de mes amis a montré que l'action de la pensée peut changer la conductibilité électrique et le potentiel d'oxydo-réduction du sang. Ce ne sont que des cailloux sur le rivage. Mais la grande enquête commence. J'ai une hypothèse en réserve : la Terre est dans une zone de l'espace où règne un champ, soit naturel, soit artificiel, qui réduit l'activité cérébrale, qui empêche de fonctionner à plein la supermachine, le cerveau que nous a octroyé le Créateur. Ce champ peut être supprimé un jour. Beau sujet de science-fiction, en tout cas.

La condition surhumaine demeurera mortelle

Je continue. Les surhommes et les surfemmes ne connaîtront-ils ni malentendus ni angoisses ? Je ne le pense pas. Plus on s'élève vers le bien, plus le mal pèse lourd. J'imagine que les angoisses tourneront, comme toujours, autour de la naissance et de la mort. Car la condition surhumaine demeurera mortelle. La mort est sans doute, dans notre région de l'univers, aussi nécessaire que le soleil. D'autre part, l'intelligence supérieure voudra réduire le nombre d'habitants du globe. Mais, pour des êtres plus profonds et subtils que nous, cette obligation sera peut-être très douloureuse. Et puis, supposez ceci : que la mutation ne soit pas transmissible, qu'il faille la renouveler par traitement à chaque génération. Par exemple, au moment de l'adolescence. J'imagine une tragédie. Le traitement ne prend pas sur tout le monde. Certains êtres ne peuvent pas accéder à la condition surhumaine. Ils restent des humains ordinaires dans un monde mille fois plus intéressant, mais incompréhensible pour eux. Comme l'homme de Neanderthal qui était un laissé-pour-compte de l'évolution et qui a dû mourir d'un complexe d'infériorité. Vous souvenez-vous du film de Dominique Gaisseau, Le ciel et la boue, sur une tribu amazonienne ? Nous l'avons vu ensemble, voici des années. Il y a une séquence bouleversante. Parmi les primitifs accroupis sous la pluie, complètement étrangers, les cinéastes apprennent par leur radio portative que la fusée Lunik II vient d'atteindre la Lune...

J'imagine aussi des conflits pour le pouvoir, d'une intensité colossale, des affrontements de volontés de puissance, des guerres abstraites entre des individus ou des petits groupes, tout à fait homériques. Konrad Lorenz, dans son étude fondamentale sur l'agressivité, dit que tout l'animal est dans l'homme. De même, l'homme tout entier sera dans le surhomme, avec ses pulsions agressives et son goût foncier de puissance sur autrui. Un monde où des dizaines de milliers de génies napoléoniens seraient en compétition ! Abraham Merritt, dans Sept empreintes de Satan, en donne une idée. Bon. Je continue. Est-ce que la société surhumaine sera libre ? Je crois à un mixte de libertés aujourd'hui inconcevables et de contraintes du même métal. Ainsi, je parie que la conception et la propagation d'idéologies seront rigoureusement interdites. Tous les grands massacres de l'histoire, chrétiens contre musulmans, catholiques contre protestants, nazis contre démocrates et communistes, ont en partie pour origine — et en totalité pour justification — un désaccord sur les idées générales. La guerre contre la Chine, demain, sera de même nature. L'étripade, avec les moyens de la science future, étant inconcevable, on supprimera la tentation en punissant de mort la fabrication et la mise en circulation des idées générales. Dans ce domaine, l'hyper-intelligence, c'est ce qui fait que l'on s'abstient. Flaubert l'avait deviné, quand il écrivait dans Bouvard et Pécuchet : « La bêtise consiste à vouloir conclure. » Mon surhomme sera trop intelligent pour n'avoir pas toutes les opinions à la fois. Plus une : un solide mépris des opinions.

Divers croquis de Jacques Bergier

Maintenant, si vous me demandez : le surhomme est-il sauvé par Jésus-Christ, ou un nouveau rédempteur doit-il descendre du ciel pour lui ? Je ne réponds pas. Dans l'imaginaire, je peux tout faire, sauf deux choses. De l'anticipation pessimiste, ou « science-affliction », et de la prospective métaphysique, ou « théologie-fiction ». Vous vous rappelez ? Des lecteurs béants s'étonnaient de ne pas trouver Dieu dans le Matin des magiciens. Il ne sera pas non plus dans notre prochain livre. Il n'est dans aucun livre. Pas même dans les livres sacrés. Dieu n'a pas de résidence secondaire. Il habite la prière, et c'est tout. Je préférerais vous parler des activités artistiques du surhomme et...

Et, de guerre lasse, le garçon vint enlever notre nappe.

Il faut s'en aller, dis-je.

Sapotache ! Sapotache ! articula Bergier, mimant la raide fureur teutonne, et il se leva. Certaines nuits de l'Occupation, il devait, à quatre pattes dans un fourré, les lunettes au bout du nez, prononcer : « Sapotache ! Sapotache ! » en regardant sauter le train dynamité par ses soins.

Là-dessus, la dame du vestiaire aida (difficilement) le scribe des miracles, l'amateur d'insolite, à enfiler les manches du pardessus le plus décoré de Paris, si l'on compte les taches. Et le cher petit homme s'engagea dans l'escalier tournant métallique, avec des hésitations de bébé. Qui est-ce ? demanda, haut, Madame Vestiaire.

Je suis une légende, répondit Bergier, toujours prêt à informer.

Il descendait le colimaçon, les mains accrochées aux rampes, le regard sur ses pieds tâtonnants, et il poursuivait, d'une voix de robot, moi derrière lui :

Bien entendu, je ne suis pas en mesure de vous dire comment on concevra le but de la vie, dans la condition surhumaine. Mais peut-être ne posera-t-on pas la question du but de la vie. Je suppose que si l'on est surintelligent, on s'aperçoit que le but de la vie, c'est la vie.

Nous franchîmes la terrasse du « Quick-Elysées ». La pluie avait cessé. Les machinos célestes avaient relevé le rideau gris et le soleil bissait son grand air. La foule des Champs-Elysées, la plus lente de Paris par beau temps, baguenaudait de nouveau. Les bourgeoises lèche-vitrines, les oisives ondulantes, les jolies déguisées, les dragueurs mûrs, les hippies nordiques, les Texans, les Hindoues, les boubous, des orangs-outangs ficelés dans des jeans, promenant sur le déambulatoire leurs testicules comme saint sacrement, des petits élégants fringués voyous, et des voyous genre chic, des ministres noirs, des veuves américaines, avec des meringues factices sur leur perruque, les beaux visages de la lie du Moyen-Orient, qui respirent si franchement la combine, des employés, des cinéastes, des mannequins, des péquenots, et un quinquagénaire en short, torse et pieds nus, qui devait chercher la plage, croyant que l'Obélisque est un phare. Cet égout de Rome mourante, ou ce flot de vie balisé par un arc de triomphe ?

Maman, qu'est-ce que c'est qu'un Quick ?

Une sorte de Snak. Regarde devant toi quand tu marches !

La pensée nexialiste n'est pas pour demain, dis-je. Bergier considérait la foule et l'embellit à sa façon tête baissée, dardant des antennes invisibles sur son crâne.

Ce n'est pas pour me vanter, dit-il, mais le temps se remet au beau.

Il me dit au revoir comme font les enfants, l'avant-bras relevé le long du corps, remuant les doigts joints, et il s'en va dans le flot à petits pas plats, tout seul sous son gros manteau, déhanché par une serviette gonflée de livres, de revues, de journaux — juste sa ration pour la soirée.



L. Pauwels
Question de, numéro 6,
1er trimestre 1975

***

Jacques Bergier, souvenirs du futur




samedi, août 11, 2012

Société & psychose maniaco-dépressive





La caractéristique même de notre humanité est que nous ne sommes pas seulement des mammifères fonctionnels, animaux dotés de besoins de conservation et de reproduction auxquels on aurait rajouté une couche de rationalité. L'élément même qui fait notre humanité, la conscience de la mort, change y compris dans notre rapport aux besoins. Certes, nous restons des mammifères et en tant que tels si nous arrêtons de respirer, de nous nourrir, de boire, de nous vêtir, etc., nous nous mettons en danger. Mais alors que nous répondons à ce qui est stricto sensu de l'ordre des besoins vitaux, la conscience de la mort crée en nous une autre énergie, une énergie de vie, et plus seulement de survie, qui est l'autre nom du désir — ou son double, l'angoisse. Or, le terrain du désir est beaucoup plus difficile à traiter que celui des besoins. En effet, le besoin est autorégulé par la satisfaction — une fois que je n'ai plus faim, même si l'on m'emmène dans le plus grand restaurant de la ville, il y a un moment où je ne pourrai plus manger; le désir lui, comme il se situe sur l'axe du rapport vie/mort, est par nature illimité. Si ce désir est orienté uniquement sur l'avoir, on finit par croire que la façon de lutter contre la mort est d'acquérir plus de richesses monétaires, de pouvoir de domination sur autrui, de gloire, etc. Trouvant dans ces agissements trompeurs un moyen de compenser sa dépression intérieure, on entre en vérité dans un processus de toxicomanie au sens propre du terme.

Car il s'agit bel et bien d'une dépression, l'individu rejoignant alors le cas de figure qu'évoquait Alexander Lowen, à fond de cale. Percevant autrui comme une menace, un rival ou un compétiteur permanent, il vit non seulement dans la dépression et la solitude, mais également dans l'angoisse du non-sens puisque son modèle de développement, un capitalisme forcené, le force à un projet de vie d'une extraordinaire superficialité et pauvreté, dont le discours économique et médical dominant se caractérise par la sentence suivante: « La vie est un combat et la mort est un échec. » Il a conscience qu'il doit ainsi passer une quinzaine d'années à se préparer à être producteur compétitif, puis les vingt ans suivants à produire, à être finalement condamné à s'installer dans ce qui sera l'échec final de la mort, elle-même préparée par le naufrage de la vieillesse et anticipée par une retraite, au sens plutôt militaire du terme. Sacrée perspective, n'est-ce pas? Comment voulez-vous que les personnes et les collectivités auxquelles on propose un tel projet de vie et qui n'ont pas d'espace public pour en débattre ne soient pas dans une profonde dépression ? Si la nature des produits censés compenser cette torpeur se situe simplement dans l'ordre de l'avoir, on ne fait qu'entretenir le couple dépression/excitation, autrement appelé sur le plan personnel la psychose maniaco-dépressive... Celle-ci n'est pas seulement une pathologie individuelle, mais fonde le mal-développement de nos sociétés.

Il n'est pas surprenant que cette psychose maniaco-dépressive produise ses effets les plus impressionnants et les plus dangereux dans l'économie financière. Dans une salle de marchés, le phénomène excitation/dépression est majeur. Lors du krach de 1987, le Wall Street Journal titrait dans son éditorial: « Wall street ne connaît que deux sentiments, l'euphorie ou la panique. » Cette dépression ne doit pas être prise au sens économique du terme, mais psychique, spirituel, affectif, celle-là même qu'en 1930, Freud a décrite dans son Malaise dans la civilisation. C'est Thanatos par rapport à Éros, mais c'est aussi la dépression que Keynes appréhende dans ses Essais sur la monnaie et l'économie où, dessinant dans une vision absolument prophétique ses Perspectives économiques pour nos petits-enfants, il affirme que si nous n'avons pas une mutation culturelle qui soit à la hauteur de la mutation technique économique qui nous a faits rentrer dans le règne de l'abondance, nous allons vers une dépression nerveuse généralisée. Keynes prend l'exemple des catégories aisées et oisives qui, ne sachant plus répondre à cette question centrale, « que faisons-nous de notre vie ? », stagnent dans la dépression qu'ils neutralisent par de l'excitation à travers l'accaparement et la domination — modalités somme toute classiques chez les riches et les puissants. On retrouve ici la profonde justesse de la phrase de Gandhi, prononcée dans les années cinquante et toujours d'actualité: « Il y a assez de ressources sur cette planète pour répondre au besoin de tous, mais il n'y en a pas assez pour répondre au désir de possession de chacun. »

Traiter la question du mal-développement ne Consiste donc plus seulement à savoir comment des pays dits sous-développés ou en voie de développement rattraperaient le niveau de croissance des .pays supposés développés. C'est tout autant la question de l'aggravation du sous-développement de notre propre modèle, notamment affectif, éthique et spirituel qui doit être posée. Du terme spirituel, je n'entends guère de sens religieux, mais le fait que les individus sont, avant tout, des êtres de conscience et d'esprit. Leur élévation dépend d'ailleurs moins de la pratique savante ou non de leur foi (on sait d'ailleurs les terribles répercussions qu'elle peut avoir sur l'humanité) que d'un retour vers la tolérance et le respect de l'autre. Si l'on ne crée pas des conditions pour que le débat pluraliste sur le sens que nous donnons à nos vies soit alimenté, nous sommes nécessairement voués à une formidable insatisfaction où seront accumulés le sous-développement affectif — la peur de la solitude — et le sous-développement éthique et spirituel — la peur même que nos existences soient un pur non-sens.

Patrick Viveret

Illustration :

Un rabbin affirme que les Juifs sont des extraterrestres venus pour « conquérir » la Terre.

Le rabbin Michael Laitman est l'auteur de "Kabbalah, Science and the Meaning of Life". Le livre retrace les étapes de l'év...