vendredi, octobre 28, 2016

L'extase d'Alain Durel

Centre védantique Ramakrishna de Gretz-Armainvilliers

Écrivain et Philosophe, Alain Durel est l'auteur de « Et Jésus marcha sur le Gange », « La Presqu'île interdite : Initiation au mont Athos » (Prix des Journées du Livre Chrétien), « Éros transfiguré  : Variations sur Grégoire de Nysse »...

Dans « Et Jésus marcha sur le Gange », Alain Durel relate une fulgurante illumination qui, selon un vieux swâmi tamoul friand de sucreries, l'aurait propulsé au rang des élus du Seigneur. Mais de quel Seigneur s'agit-il, Jésus, Shiva, Satan ?

L'ashram que m'avait recommandé frère Antoine appartenait à l'ordre Râmakrishna. Il était situé en banlieue parisienne, à Gretz-Armainvilliers, dans une vieille maison française qui évoquait Moulinsart, le manoir du capitaine Haddock. Bâtie au milieu d'un grand parc admirablement entretenu, elle s'élevait sur trois étages. D'autres bâtiments, de taille plus modeste, entouraient la vieille demeure. L'un d'entre eux abritait les novices. un autre, plus en retrait, faisait office de ferme ; au fond du parc se tenait la maison des femmes. L'ashram était la propriété de l'ordre Râmakrishna. La plupart de ses occupants étaient des Occidentaux - vêtus à l'européenne -, excepté le gourou, swâmi Ritajananda, un vieux Tamoul d'une grande profondeur d'esprit doublée d'un humour décapant. Le groupe des novices se composait d'un Américain, de deux Espagnols, deux Hollandais et un Allemand — Allemand rebaptisé Véda — un homme d'environ trente ans, terminait sa dixième année d'ashram. Il était sur le point de devenir swâmi. Chargé d'accueillir les hôtes, il me fit visiter le parc. Tandis que nous foulions l'herbe abondante du domaine. j'interrogeai Véda :

Qui était Râmakrishna ?

Sri Râmakrishna, répondit Véda avec son léger accent allemand, est né dans un village du Bengale appelé Kamarpukur, en 1836. À onze ans, alors qu'il traversait un jour les champs de riz vers Anur, il eut soudain une vision de gloire et perdit connaissance. Les gens dirent qu'il s'agissait d'un simple évanouissement, mais c'était en réalité cette disposition calme et sereine, cet état supraconscient appelé samâdhi, l'union à Dieu. Plus tard, Sri Râmakrishna devint prêtre au temple de Dakshineswar dédié à la déesse Kâli, la Mère. Pendant le service du soir, son travail consistait, entre autres choses, à balancer les lumières, l'eau sacrée et les fleurs devant l'image sainte. Rempli par la pensée divine comme il l'était, il oubliait très souvent de terminer la cérémonie. Et, plus étonnant encore, il plaçait sur sa propre tête les fleurs destinées aux offrandes pour la Mère de l'uni-vers ! Les autorités du temple se rendirent compte que Sri Râmakrishna était incapable de célébrer les cérémonies religieuses. Très vite, de nombreuses personnes reconnurent en lui un prophète envoyé par Dieu pour le salut de l'humanité...

Après cette promenade dans le parc, Véda m'introduisit dans la belle demeure et me présenta swâmi Ritajananda, un homme de petite taille, très âgé, avec de petits yeux noirs qui semblaient traverser les âmes. Ce regard de feu s'accordait parfaitement à une grande douceur et même une certaine bonhomie. Il aimait faire des plaisanteries en français comme en anglais. Quelques dames âgées, dévotes du swâmi, vivaient également à l'ashram et s'occupaient des travaux domestiques.

Chaque matin et chaque soir avait lieu une longue séance de méditation collective suivie du chant des bhajans. Après cet office, les disciples montaient dans la chambre du swâmi et recevaient, comme des petits enfants des mains de leur papa, un bonbon ou un gâteau. Il y avait là quelque chose de puéril et d'émouvant, aussi. On sentait tout l'amour que les disciples portaient à leur maître, mais aussi la tendresse et l'affection que le swâmi leur communiquait en retour.

Mon séjour à l'ashram de Gretz dura une petite semaine et changea le cours de ma vie. Lors du premier repas de midi, un invité parisien, très exalté par ses lectures védantiques, questionna le swâmi tandis qu'il mâchait très lentement, comme à son habitude, son plat de riz.

« Pensez-vous, dit l'invité, que le purusha expérimente les gunas de prakriti comme l'affirme la Bhagavad-Gita ou, au contraire, que ses attachements aux gunas n'ont pas d'incidence karmique sur la naissance dans de bonnes ou mauvaises matrices ? »

La question était pédante et reflétait plus le désir de briller que celui d'être instruit. Le swâmi, sans détourner le regard de son assiette, répondit avec un grand calme :

« Je ne pense pas, monsieur, je mange ! »

Toute la table éclata d'un rire bruyant qui fit rougir le pédant. Au sortir du repas, le swâmi m'accorda une entrevue. Je lui demandai s'il est possible d'éliminer nos samskaras. Il me répondit qu'il était impossible de les détruire mais seulement de les purifier et de les réorienter vers une bonne fin.

Le lendemain, je fus le premier installé dans la salle de méditation, qui se remplit rapidement. Les méditants étaient assis pour la plupart sur des petits coussins ronds et avaient revêtu un grand châle qui les recouvrait presque entièrement. Je repris mon investigation, la quête du Soi, Atma vichara. Hélas, elle ne donna pas le fruit escompté. J'eus enfin l'idée d'ouvrir les yeux sans pour autant relâcher mon attention au cœur profond. J'aperçus alors la grande image de Sri Râmakrishna devant laquelle nous étions tournés. Je n'avais même pas pris le temps de contempler le visage de ce mendiant d'amour.

J'étais alors un jnani, un philosophe, et non un bhakta, un dévot. Or, ce matin-là, dans la salle de méditation, le visage de Râmakrishna. le chantre bengali de l'amour mystique, me parut soudain d'une majestueuse beauté. La photographie du saint hindou le montrait assis par terre, les yeux pleins d'amour, implorant avec ardeur la Mère divine. Je compris alors qu'il manquait à mon yoga de la connaissance une dimension amoureuse. La descente de l'intellect dans le cœur, préconisée par le Maharshi, ne pouvait se produire autrement !

Le père Le Saux intercédait-il pour moi depuis le nirvâna des sannyâsins chrétiens ? Je repris mon exercice d'introspection en y ajoutant cet élément essentiel que j'avais jusqu'alors méprisé, l'amour. Ce grain de sable allait faire exploser l'immanence tranquille d'un pseudo-soi qui n'était en réalité qu'une forme plus subtile de mon ego, illusion que frère Antoine avait justement analysée en disant : « Tu ne vois pas ton problème parce que ton problème, c'est toi ! » La question fondamentale (qui suis-je ?), je la posais maintenant à quelqu'un qui, bien plus moi-même que je ne l'étais, n'en était pas moins radicalement autre, transcendance dans l'immanence, infini en soi, un Soi situé au-delà de l'Un, au-delà de l'Être : « Qui suis-je, ô mon amour ? »

Je suppliai cet autre en moi de me dévoiler ma véritable identité avec toujours plus de ferveur lorsque, soudain, je fus littéralement projeté, élevé, emporté au-dessus de mon propre corps, cependant que la salle de méditation était inondée d'une lumière étincelante. Des larmes abondantes s'écoulaient à grands flots de mes yeux éblouis par cet embrasement divin tandis que mon âme baignait dans un océan de lumière. Mon intellect devenu parfaitement muet, je ne pensai plus, je contemplai, accédant ainsi à un exercice supérieur de mes facultés mentales. Cette expérience extatique emplit tout mon être de ravissement, c'était une immersion dans la joie, dans la gloire. Enfin, après des minutes qui me parurent des siècles. je retrouvai mon corps et me réveillai au monde de la temporalité, m'endormant à celui de l'éternité. J'avais goûté au divin, mais sans pouvoir le nommer, tel le baiser volé d'une inconnue masquée au carnaval de Venise.

Lorsque je revins à moi, je constatai que tous les méditants avaient quitté la salle. Je sortis non sans quelques douleurs dans les jambes et courus parler à swâmi Ritajananda, auquel je racontai en détail mon illumination. Ce dernier m'écouta avec la plus grande attention, puis, lorsque j'achevai mon récit, me dit d'une voix grave mais sereine: « C'est une grande grâce que Dieu vous fait, et c'est peut-être là un signe. Le Seigneur vous appelle, il vous a choisi... »

Un ravissement ne fait pas le saint. La quête de l'illumination d'Alain Durel se poursuivra et « prendra peu à peu la tournure d'une confrontation spirituelle le mettant aux prises avec ses propres démons ».





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