mercredi, décembre 22, 2010

Bonjour paresse



L’entreprise n’est pas un humanisme


«Ne travaillez jamais », disait Guy Debord, le philosophe situationniste. Voilà un projet merveilleux, mais difficile à réaliser. Aussi, beaucoup de gens vont-ils travailler en entreprise ; celle-ci, surtout grande, a longtemps été généreuse en emplois. Curieusement, elle constitue un univers mystérieux : serait-elle un sujet tabou ? L'entreprise, parlons-en, pour une fois sans faux-semblants ni langue de bois. 


Oyez, oyez, cadres moyens des grandes sociétés ! Ce livre provocateur a pour but de vous « démoraliser », au sens de vous faire perdre la morale. Il vous aidera à vous servir de l'entreprise qui vous emploie, alors que jusque-là c'est vous qui la serviez. Il vous expliquera pourquoi votre intérêt est de travailler le moins possible, et comment plomber le système de l'intérieur sans en avoir l'air. 


« Bonjour paresse » est-il cynique ? Oui, délibérément, mais l'entreprise n'est pas un humanisme ! Elle ne vous veut aucun bien et ne respecte pas les valeurs qu'elle prône, comme le montrent les scandales financiers que charrie l'actualité et les plans sociaux qui se ramassent à la pelle. Elle n'est pas non plus une partie de plaisir, sauf quand on prend, comme c'est le cas ici, le parti de s'en amuser. 


L'entreprise est-elle soluble dans le désenchantement ? 


Des millions de gens travaillent en entreprise, mais son univers est opaque. C'est que ceux qui en parlent le plus, je veux parler des professeurs d'université (1), n'y ont jamais travaillé ; ils ne savent pas. Ceux qui savent se gardent bien de parler ; les consultants qui se sont dépêchés d'en partir pour monter leur propre société se taisent car ils n'ont pas intérêt à scier la branche sur laquelle ils sont assis. Il en est de même des gourous du management, qui abreuvent de conseils le monde des affaires, lançant des modes ridicules auxquelles eux-mêmes ne croient pas. Voilà qui explique que l'indigeste littérature consacrée au « management » est à l'entreprise ce que les manuels de droit constitutionnel sont à la vie politique : ce n'est pas avec eux qu'on comprend comment le «schmilblick » (2) fonctionne. 


Pourtant des voix s'élèvent pour parler de l'entreprise telle qu'elle est vraiment. Le genre romanesque a ouvert la route, n'hésitant plus à prendre pour toile de fond les couloirs feutrés d'Arthur Andersen (qui a fait faillite en 2002) ou la tour Gan de la Défense (qui, elle, semble indéboulonnable). Il a bien du mérite, tant il est difficile d'imaginer Roméo et Juliette discuter cash flow ou management, boucler des dossiers, inventer des joint-ventures, supputer des synergies, dessiner des organigrammes. L'entreprise, il est vrai, n'est pas le lieu de passions nobles comme le courage, la générosité, et le dévouement au bien public. Elle ne fait pas rêver. Mais alors, mais alors... Si elle n'est pas l'endroit capital où se rencontrent les gens faisant de vraies choses avec plein d'énergie, pourquoi les diplômés de l'enseignement supérieur vont-ils traditionnellement exercer leurs talents en entreprise, de préférence grande ? 


Moi-même, quand j'ai commencé à travailler, l'entreprise avait le vent en poupe, et tout se passait comme si elle subsumait d'un même mouvement les valeurs d'élévation sociale et l'esprit libertaire de mai 1968. Las ! Il m'a fallu assez vite déchanter. J'y suis depuis longtemps, et j'ai eu le temps de m'apercevoir qu'on nous avait menti. Que l'entreprise n'est pas un univers très «chabadabada» : non seulement elle est ennuyeuse, mais elle est potentiellement brutale. Son vrai visage apparaît d'autant mieux que la bulle Internet a éclaté, et que les scandales financiers font les choux gras des journaux. L'effondrement des cours de bourse de Vivendi, France Télécom et autres Alcatel a mis de l'acide sur les plaies en plombant le patrimoine de milliers de salariés actionnaires jusque-là béatement confiants dans le discours conquérant de leurs managers. Mais le pire est l'hécatombe de 2003, qui a montré la face noire de l'entreprise ; les plans de licenciements se multiplient : STMicroelectronics, Alcatel, Matra, Schneider Electric... 


L'entreprise, c'est fini. Il faut se rendre à l'évidence : elle n'est plus le lieu de la réussite. L'ascenseur social est bloqué. La sécurité fournie par les diplômes est amoindrie, les retraites sont menacées et les carrières ne sont plus assurées. Les années 1960, excitées par le progrès et assurant la sécurité des carrières, sont loin derrière nous. Le vent a tourné et, pour la fuir, des foules surdiplômées mendient déjà d'obscurs postes de ronds-de-cuir dans l'administration. 


Car l'entreprise n'avance plus guère de possibilités de se projeter dans l'avenir : les générations qui nous suivent devront posséder encore plus de diplômes pour occuper des postes encore moins valorisants, pour mener à bien des actions encore moins mobilisantes. J'ai déjà expliqué à mon fils et à ma fille : « Mes chéris, quand vous serez grands, ne travaillez jamais en entreprise. Jamais ! Papa et maman seraient tellement déçus ! » 


L'absence de perspectives individuelles et sociales est telle que les enfants de la bourgeoisie, qui constituent le vivier du recrutement des cadres, pourraient bien se défiler dès maintenant. Comment ? En se dirigeant vers des professions moins intégrées au jeu capitaliste (art, science, enseignement...), ou bien en se retirant partiellement du monde de l'entreprise, salué d'un bras d'honneur élégant. C'est ce que je fais : je n'y travaille plus qu'à temps partiel, et consacre le plus clair de mon temps à d'autres activités beaucoup plus palpitantes (3). Imitez-moi, petits cadres, collègues salariés, néo-esclaves, damnés du tertiaire, supplétifs du processus économique, mes frères et sœurs cornaqués par des petits chefs ternes et serviles, contraints de s'habiller en guignols toute la semaine et à perdre leur temps de réunions inutiles en séminaires toc ! 


En attendant, puisque prendre la tangente se prépare un peu à l'avance, pourquoi ne pas gangrener le système de l'intérieur ? Mimez mollement les conduites du cadre moyen, singez son vocabulaire et ses gestes, sans pour autant vous « impliquer ». Vous ne serez pas les premiers : selon un récent sondage IFOP : 17 % des cadres. français sont « activement désengagés » de leur travail, ce qui signifie qu'ils y ont adopté une attitude si peu constructive qu'elle s'apparente à du sabotage... Seuls 3 % des cadres français se « défoncent dans leur boulot », selon l'expression consacrée, et se considèrent comme « activement engagés » dans leur travail. On en conviendra, c'est bien peu. Quant aux autres, ceux qui n'appartiennent à aucune des deux catégories, l'entreprise s'efforce de les «motiver» : les séminaires pour regonfler à bloc des cadres un peu flapis se multiplient. Il est clair que quand on se demande comment inciter les salariés à relever leurs manches de chemise, c'est qu'ils se moquent de leur job ! Mon grand-père, négociant self-made man, ne s'est jamais levé le matin en se demandant s'il était «motivé» : il faisait son métier, voilà tout. 


Adopter un tel comportement de « désengagement actif» ne vous vaudra aucun désagrément, à condition qu'il soit discret. De toute façon, vous êtes entourés d'incompétents et de pleutres qui ne s'apercevront guère de votre manque d'ardeur. Soyez sûrs que si par hasard quelqu'un le remarque, il ou elle n'osera rien dire. Car vous sanctionner aurait deux effets négatifs pour votre manager : d'abord ce serait rendre public le fait qu'il (elle) n'a pas su vous encadrer, et, en plus, une éventuelle pénitence limiterait vos possibilités de changement de poste ! C'est grâce à cette omerta que certains obtiennent d'éclatantes promotions : leur hiérarchie est prête à tout pour s'en débarrasser, même à les faire monter en grade. Un petit pas pour l'homme, un grand pas pour l'hypocrisie... 


Pierre de Coubertin disait que l'important c'était de participer, mais l'important aujourd'hui c'est de participer le moins possible. Peut-être, qui sait, cela suffira-t-il pour réduire en poussière le système : les communistes se sont tournés les pouces pendant soixante-dix ans et, un jour, le mur de Berlin a fini par s'effondrer... Au demeurant, pas d'illusion : il n'y a rien à attendre d'une révolution, car l'humanité ne cesse de répéter les mêmes erreurs, de la paperasse, des chefs médiocrissimes et, dans les périodes un peu chaudes, quand les gens s'énervent vraiment, des gibets. Telles sont les trois mamelles de l'histoire (mais l'histoire a-t-elle des mamelles ?) 


Voici quelques principes pour vous aider à comprendre le monde de l'entreprise tel qu'il est vraiment, et non tel qu'il se prétend.


Une nouvelle grille de lecture pour comprendre 


En entreprise, quand quelqu'un vous dit quelque chose ou quand vous lisez un document, il existe des clés qu'il faut appliquer pour en dégager le sens. Cette méthode de décryptage, sous la forme d'une grille de lecture, vous aidera à lire à livre ouvert dans l'entreprise - car celle-ci est un texte, elle parle, elle communique, elle écrit. Très mal, il est vrai, et tant mieux, car cela rend le travail de déchiffrage et de compréhension d'autant plus amusant. 


Inverser les signes :


Plus la grande entreprise parle de quelque chose, moins il y en a. Par exemple, elle « revalorise » les métiers au moment où ils disparaissent ; elle se gargarise d'« autonomie» alors qu'il faut remplir un formulaire en trois exemplaires pour la moindre vétille et demander l'avis de six personnes pour prendre d'anodines décisions; elle met en avant l'« éthique» alors qu'elle ne croit strictement à rien.

Suivre le fil circulaire du discours :


Le discours de l'entreprise fonctionne en boucle, tel un serpent qui mord sa queue. Il suffit de prendre une idée et de tirer le fil jusqu'au bout : immanquablement, on revient au début. L'entreprise est l'univers où, bien souvent, la réunion est la finalité du travail, et l'action le but ultime de l'action (à moins que ce ne soit le contraire). 


Séparer la bêtise du mensonge : 


Faire la part des choses est le plus difficile en entreprise, et vous découvrirez avec l'expérience qu'en fait c'est parfois... « les deux mon général » ! Par exemple, quand votre hiérarchie vous dit «le personnel est notre meilleur atout» ou «vos idées sont importantes pour nous», ce sont là des banalités sans conséquences, car tout le monde sait qu'un monde comme celui-ci n'existe pas. En revanche, la phrase « chez nous, vous pourrez vivre différents métiers, de grandes aventures, être responsables de missions ou de projets variés et innovants », est évidemment un attrape-couillon. Et quand un manager affirme « je n'ai entendu aucune rumeur» ou « je pratique la politique d'ouverture », c'est généralement aussi du mensonge. Le mariage du crétinisme et de l'hypocrisie est fructueux, cela donne la pratique du management moderne, que d'aucuns ont baptisée pompeusement « néomanagement ». 


Appliquer un principe de réalité : 


Quand certaines choses sont faisables dans la vie courante, elles deviennent difficiles dans le monde de l'entreprise ; quand elles sont au quotidien tout simplement difficiles, elles s'avèrent complètement impossibles au travail. Par exemple, on peut prédire l'échec assuré de tout effort de réorganisation à grande échelle, comme de tout projet s'étalant sur plus de deux ans, enfin, de façon générale, de tout ce qui n'a jamais été fait.

Mettre en perspective : 


Il faut replacer les choses et les événements dans leur contexte. L'entreprise ne peut être séparée du monde dans lequel elle prospère — ou, pour le moment, s'étiole. Elle n'est que le symptôme d'un monde qui a sombré dans le mensonge, qui repousse sans cesse l'échéance du coup de grâce à l'aide d'immenses pots-de-vin et d'un charabia accompagné d'une gesticulation insensée. 


Avertissement : ami individualiste, passe ton chemin 


Toi l'individualiste, mon frère d'armes et de cœur, ce livre ne t'est pas destiné, car l'entreprise n'est pas pour toi. Le travail dans les grandes sociétés ne sert qu'à menotter l'individu qui, laissé à lui-même, se servant de son libre entendement, pourrait se mettre à réfléchir, à douter, voire, qui sait, à contester l'ordre ! Et cela, ça n'est pas possible. Si l'individu se trouve parfois porteur d'idées nouvelles, il ne faut à aucun prix que celles-ci dérangent le groupe. Il est clair que dans un monde où il est conseillé d'être souple, bien vu de changer son fusil d'épaule toutes les cinq minutes et en rythme avec les autres, l'individualiste est vecteur d'ennui, brandon de discorde. Aussi, on lui préfère le pleutre, le mièvre, l'obéissant, qui courbe le dos, joue le jeu, se coule dans le moule et, finalement, réussit à faire son trou sans faire de vagues. 


Or non seulement notre sauvageon individualiste est incapable de faire comme les autres, mais quand en plus il a des idées arrêtées, il renâcle au compromis : il inspire donc légitimement la méfiance. Les DRH (directions des ressources humaines) le voient venir de loin : raideur, obstination, entêtement, sont les qualificatifs qui fleurissent dans son dossier à la rubrique graphologie. Et cela, ne pas savoir se plier, c'est moche ; moche de sortir du travail dès sa tâche de la journée accomplie ; moche de ne pas participer au pot de fin d'année, à la galette des rois, de ne pas donner pour l'enveloppe du départ en retraite de Mme Michu ; moche de rentrer à l'hôtel en trombe dès la réunion terminée avec les partenaires de Taiwan ; mochede repousser le café proposé pendant la pause-café, d'apporter sa gamelle alors que tout le monde déjeune à la cantine. 


Ceux qui se comportent ainsi sont considérés par leurs collègues comme des cactus de bureau car la convivialité est exigée, sous forme de pots, de blagues convenues, de tutoiements et de bises hypocrites (toutes choses à simuler sous peine d'exclusion). Mais peut-être nos plantes rugueuses ont-elles parfaitement compris quelle était la limite à ne pas franchir entre le travail et la vie personnelle. Peut-être ont-elles réalisé qu'être tout le temps disponible pour une succession invraisemblable de projets, dont la moitié sont complètement idiots et l'autre moitié mal emmanchés, c'est à peu près comme changer de partenaire sexuel deux fois par an : quand on a 20 ans, la chose peut avoir son charme mais, au fil des années, cela finit par devenir franchement une corvée. 


Le néomanagement, au fond, c'est l'érection obligatoire. 


Voici donc en six chapitres toutes les raisons pour se désengager :

Télécharger gratuitement le livre de Corinne Maier, « Bonjour paresse ».
partage pdf: Bonjour Paresse - Corinne Maier.pdf


Essai bonnet de nuit ou manuel de management ? Non. Bonjour paresse est là pour dire enfin la vérité. Et la voici la grande entreprise, personne n'y croit plus. La foi nous a quittés, nous autres naguère chevaliers combattants de l'Ordre de la Firme. A présent les cadres moyens, petits boulons dans une machine jargonnant un sabir grotesque, n'attendent qu'une chose : le solde à la fin du mois. Mais alors, que faire ? Rien surtout ! affirme ce livre. Soyons individualistes et inefficaces en attendant que ça s'effondre et qu'une nouvelle société advienne où chacun cultivera essentiellement son jardin et conservera un à-côté accessoire dans une grande structure, en vue d'obtenir une petite feuille de paie indispensable à la survie. 
Ce livre est un ephlet (essai-pamphlet) spécial sinistrose, à usage thérapeutique.




(1) Je suis un peu méchante avec eux, il me faut l'avouer, je suis jalouse : si ma planque en entreprise est mieux payée que la leur, elle est moins chic. Allez, je le reconnais : certains universitaires ont produit des travaux dignes d'intérêt sur la firme, surtout les sociologues. 


(2) Le «schmilblick» est une célèbre émission radiophonique des années 1970 qui a été ridiculisée (et du même coup immortalisée) par l'humoriste Coluche dans un sketch du même nom. Le schmilblick est devenu un terme très usité en entreprise : il évite de nommer ce qu'on est en train de faire, l'essentiel étant que cette tâche imprécise avance. 


(3) Quoi ? Allez, on se dit tout : la psychanalyse et l'écriture. Mais il est bien d'autres activités passionnantes (rémunérées ou pas, la question n'est pas là) : élever des ânes, bricoler un matériel audio ultra perfectionné, organiser des fêtes, militer dans des associations, cultiver une vigne, négocier des fossiles, peindre, draguer à la plage... 


(4) Sondage IFOP pour Gallup, cité par le magazine Enjeux -Les Échos, n° 187, daté de janvier 2003.


Source de la photo : 
http://revolution-lente.coerrance.org/paresse.php?PHPSESSID=4c21934bb2ccb9b16af944f57c71271f

mardi, décembre 21, 2010

La croissance de la religiosité


Politiques identitaires


Pour partie, les pressions qui s’exerceront sur les sphères dirigeantes proviendront de nouvelles formes de politiques identitaires centrées sur les convictions religieuses et l’appartenance ethnique. Au cours des quinze années qui s’annoncent, l’identité religieuse va probablement devenir un facteur de plus en plus central dans la manière qu’auront les individus de se définir. La tendance aux politiques identitaires est liée à une mobilité accrue, à la diversité de plus en plus marquée de groupes entretenant des relations d’hostilité mutuelle au sein d’un même état, et à la diffusion des technologies de communication modernes.


Des réseaux religieux pour l’emploi et la solidarité


La primauté des identités ethniques et religieuses apportera à leurs adeptes une communauté toute prête, qui leur tiendra lieu de « filet de sécurité » en des temps de nécessité, facteur surtout très important chez les populations immigrées. De telles communautés fourniront aussi des réseaux susceptibles de donner accès à des opportunités d’emploi.


Augmentation du nombre de croyants


Nous ne disposons pas de données complètes sur le nombre de gens qui ont embrassé la foi religieuse ou qui se sont convertis d’une obédience à une autre au cours de ces dernières années. La tendance semble s’orienter vers un nombre de convertis en hausse et un engagement religieux affirmé chez beaucoup de croyants.


Par exemple, le christianisme, le bouddhisme et d’autres religions et pratiques se propagent dans des pays comme la Chine, en même temps que le marxisme décline. De même, la proportion de convertis par l’évangélisation dans les pays d’Amérique latine de forte tradition catholique ne cesse d’augmenter.


Le christianisme afro-chinois 


D’ici à 2020, la Chine et le Nigéria compteront parmi les communautés chrétiennes les plus vastes du monde. Ce tournant va remodeler les institutions occidentales traditionnelles fondées sur le christianisme, en leur donnant un aspect plus africain et plus asiatique, voire, plus largement, une dimension foncièrement liée au monde en voie de développement.


L’Europe


L’Europe de l’Ouest se distingue de cette « religiosité » mondiale, sauf pour les communautés immigrées d’Afrique et du Moyen-Orient. Beaucoup de fonctions traditionnelles de l’Eglise – l’éducation, les services sociaux, etc. – sont maintenant remplies par l’Etat. Toutefois, une laïcité plus envahissante, plus insistante risque de ne pas favoriser l’acceptation culturelle des nouveaux immigrés musulmans. En effet, ces derniers considèrent l’interdiction d’arborer des signes d’appartenance religieuse dans certains pays européens comme discriminatoire.


Regain des « activismes » religieux


Beaucoup de croyants pratiquants – qu’il s’agisse de nationalistes hindous, de chrétiens évangélisés en Amérique latine, de juifs fondamentalistes en Israël ou de musulmans radicaux – deviennent des « activistes ». Ils ont une vision du monde qui plaide pour un changement de société, une tendance à instaurer des distinctions manichéennes entre le bien et le mal, et un système de croyance religieuse qui relie les conflits locaux à une lutte plus générale.


De tels mouvements fondés sur la religion ont toujours été chose courante dans les périodes de trouble social et politique, et ils ont souvent constitué des forces positives de changement. Ainsi, les universitaires voient dans la poussée du courant évangélique en Amérique latine un mouvement qui a offert aux groupes déracinés, désavantagés sur le plan ethnique et souvent pauvres, notamment les femmes, « un réseau social dont ils auraient été dépourvus […] en apportant à leurs membres les savoir-faire nécessaires à leur survie dans une société en développement rapide… » (Philip Jenkins)


En même temps, le désir des groupes militants de changer la société conduit souvent à d’autres troubles sociaux et politiques, parfois violents. En particulier, il y a de fortes probabilités de frictions entre les communautés mixtes, car ces militants tentent de faire des convertis au sein des autres groupes religieux ou institutions confessionnelles établies de plus longue date. Dans le droit-fil des convictions religieuses fortement enracinées de ces mouvements, ces militants définissent leur identité par opposition à ceux qui ne sont pas des leurs, ce qui peut entraîner les dissensions.


L’islam radical


La plupart des régions qui vont connaître un regain des « activismes » religieux enregistreront aussi des poussées démographiques. Les spécialistes ont établi le lien avec la présence de nombreux militants radicaux, notamment les extrémistes musulmans (1).


Jusqu’en 2020, on peut s’attendre à ce que la propagation de l’islamisme radical ait un impact planétaire non négligeable, en ralliant des groupes ethniques et nationaux très divers, et peut-être même en créant une autorité qui transcende les frontière nationales. Une partie de l’attrait de l’islam radical réside dans l’appel des musulmans vers leurs racines, quand la civilisation de l’islam occupait les avant-postes du changement mondial. Les sentiments collectifs de désaffection et de désunion sur lesquels mise l’islam ne risquent guère de se dissiper, en tout cas pas tant que le monde musulman n’apparaîtra pas plus pleinement intégré à l’économie mondiale.


L’islam radical va continuer de séduire beaucoup d’immigrants musulmans, qui seront attirés par l’Occident plus prospère, pour les emplois offerts, mais qui ne se sentent pas de plain-pied avec ce qu’ils perçoivent comme une culture étrangère.


Des études montrent que les immigrés musulmans sont en train de s’intégrer dans les pays d’Europe de l’Ouest, à mesure aussi que ces derniers deviennent plus ouverts et plus diversifiés. Toutefois, beaucoup d’immigrés de la deuxième et de la troisième génération sont attirés par l’islam radical, car ils rencontrent des obstacles sur le chemin de l’intégration pleine et entière, et des barrières imposées à ce qu’il considèrent comme des pratiques religieuses normales.


De futurs conflits religieux


Les différences de religion et d’ethnie contribueront aussi aux conflits futurs et, si l’on n’y veille pas, elles seront une cause de querelles régionales. Les régions où les frictions risquent de déboucher sur des conflits intérieurs plus importants sont l’Asie du Sud-Est, où les lignes de fracture historiques entre chrétiens et musulmans traversent plusieurs pays, y compris l’Afrique de l’Ouest, les Philippines et l’Indonésie.


Alexandre Adler, « Le rapport de la CIA ».


(1) Adler définit les extrémistes musulmans comme un sous-ensemble des militants islamistes. « Ils se sont engagés dans la recomposition de la société politique, en accord avec leur vision de la loi islamique et ils usent volontiers de la violence. »
    
Alexandre Aldler est considéré comme un journalistes initiés aux secrets du monde. Il a participé à une réunion du Bilderberg en mai 2003 à Versailles. Ce puissant lobby néo-libéral, qui alimente toutes sortes de fantasmes conspirationnistes, déploie une stratégie d'influence également dans le milieu journalistique.


Site du groupe Bilderberg :
http://www.bilderbergmeetings.org/meeting_2010.html


Le rapport de la CIA : comment sera le monde en 2020 ?
&
Le nouveau rapport de la CIA : comment sera le monde en 2025 ?



Le rapport de la CIA : comment sera le monde en 2020 ?


Il vaut mieux ne pas croire aveuglément Michael Moore : la classe dirigeante actuelle des Etats-Unis n'est pas composée de brutes analphabètes incapables de saisir les complexités du monde... Pour s'en convaincre, il suffit de lire ce rapport produit par le Conseil national du renseignement américain (National Intelligence Council) pour la CIA. Un texte dense, articulé et subtil qui propose un examen en profondeur des grandes tendances du monde de demain. Dans tous les domaines - politique, économie, environnement, religion, terrorisme -, c'est une réflexion passionnante sur les forces et sur les dangers en même temps qu'un ensemble très précis d'indications qui orienteront la politique des Etats-Unis dans les prochaines années... C'est pourquoi il nous faut examiner sans passion ni préjugés cette " cartographie du futur " dont nous n'avons pas l'équivalent aujourd'hui en Europe. Le terrorisme va-t-il s'amplifier ? Verra-t-on l'effondrement de l'hégémonie américaine ? Les pleins pouvoirs iront-ils à l'Asie ? S'appuyant sur des sources et des hypothèses extrêmement sérieuses, les auteurs se livrent aussi à de très réalistes scénarios de politique-fiction. Ainsi la lettre du petit-fils de Ben Laden à sa famille proclamant l'instauration d'un nouveau califat ou le dialogue sous forme de SMS entre trafiquants d'armes nucléaires et chimiques... Ce rapport, écrit par vingt-cinq experts internationaux sur la base de données jusqu'ici secrètes, nous dit comment sera la monde en 2020.


Le nouveau rapport de la CIA : comment sera le monde en 2025 ?


Terrorisme en retrait, glissement du pouvoir économique de l'Occident à l'Orient, pénurie d'eau, déclin des ressources en hydrocarbures, nouvelles technologies. Dans la lignée du précédent Rapport de la CIA (Robert Laffont, 2005), un document inédit réunissant plusieurs hypothèses qui ne manqueront pas de faire parler, et dans lequel, surtout, pour la première fois, les Américains reconnaissent qu'ils ne seront plus les maîtres du monde ! Dans sa présentation, Alexandre Adler explore, en lever de rideau, les plus grands dangers géopolitiques actuels et suggère quelques moyens de les prévenir, pendant qu'il en est encore temps.

lundi, décembre 20, 2010

La franc-maçonnerie







Frères et faux frères de Nicolas


En décembre 2007, au bar de l'hôtel Bristol, palace devenu l'annexe de l'Élysée, Alain Bauer, ancien grand maître du Grand Orient, virtuose du conseil en sécurité et « expert en tout» auprès de Nicolas Sarkozy, n'hésitait pas à déclarer: « Ce gouvernement est le plus a-maçonnique qui soit, puisque nous sommes à zéro franc­maçon. Même sous le gouvernement du maréchal Pétain, à Vichy, il y en avait hélas. Quelques semaines plus tard, Le Point écrit sans recevoir le moindre démenti que Brice Hortefeux, qui n'est pas le moins voyant des ministres, a longtemps fréquenté les colonnes du temple. Réponse d'Alain Bauer : «Je parlais de frères à jour de leurs cotisations, qui sont donc toujours actifs dans leur loge.» Ah bon !


Quelques jours passent encore et L'Express dévoile que Xavier Bertrand, ministre du Travail et éternel candidat à Matignon, est membre du Grand Orient de France, une appartenance qui suscitera, dit­on, ce bon mot du Premier ministre François Fillon : « Quand j'ai appris que Xavier Bertrand appartenait à la franc-maçonnerie, je ne me suis pas étonné de le découvrir maçon ; mais franc, ça m'en bouche un coin. » Alain Bauer ne peut pas être pris en défaut : Xavier Bertrand lui-même assure « s'être mis en retrait en 2004 », au moment de son entrée au gouvernement. Ces subtilités administratives servent avant tout à embrouiller le profane : pour tous les frères, Xavier Bertrand continue bien évidemment à faire partie de la grande famille.


La franc-maçonnerie à la conquête du monde


Pour se lancer à l’assaut de la planète, la franc-maçonnerie a précédé les multinationales. L’implantation des loges en Afrique ou en Inde remonte aussi loin que la colonisation. La GLNF ne s’appelait-elle pas, jusqu’en 1990, Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière pour la France et les Colonies françaises ? Tendant à l’universel, les frères anglo-saxons, puis français, ont de tout temps souhaité planter leur drapeau à l’étranger. Le Grand Architecte de l’Univers mérite bien d’être célébré sous toutes les latitudes. L’entreprise a d’ailleurs été couronnée de succès, puisqu’ils sont aujourd’hui plus de 7 millions à porter le tablier sur tous les continents, essentiellement sous le haut patronage de la Grande Loge Unie d’Angleterre, mère de toutes les loges régulières.


Avec l’intrusion de politique, du commerce international, de la course au pétrole, les missionnaires ont été remplacés par les hommes de pouvoir et d’affaires. Et la fraternité n’est plus seulement une fin en soi. C’est aussi, souvent, un moyen bien pratique pour se livrer à des quêtes très prosaïques.


Sophie Coignard


Sophie Coignard, grand reporter au Point, est l'auteur de livres d'investigation qui ont fait date (dont le best-seller « L'omertà française », avec Alexandre Wickham)




Un Etat dans l'Etat 
Le contre-pouvoir maçonnique



La franc-maçonnerie ? Un vrai contre-pouvoir qui apparaît rarement en pleine lumière. Derrière l'apparence de rituels parfois désuets, Sophie Coignard a découvert que les frères s'organisent d'une façon très moderne pour s'entraider et exercer leur influence dans toute la société. Cet immense réseau, qui compte près de 150 000 personnes, pèse notamment dans la police, la justice et les affaires sociales. Le livre dévoile l'existence de véritables fiefs francs-maçons, comme, parmi bien d'autres, la Poste, Veolia ou le Crédit agricole. À EDF, c'est une vraie cellule de renseignement qui effectuait des missions très spéciales.


Cet univers méconnu compte des catholiques fervents et des athées militants. Il abrite aussi des loges d'élite inaccessibles au commun des mortels et des rivalités bien cachées. Le ciment de cet État dans l'État ? Le secret d'appartenance, d'autant plus jalousement gardé que les frères occupent un poste élevé dans la hiérarchie sociale. Chaque frère est en effet tenu par un serment solennel qui lui interdit de parler. Nourri d'anecdotes et de révélations, un document-choc sur un sujet encore largement tabou.

dimanche, décembre 19, 2010

Alain Daniélou, Shiva Sharan, le protégé de Shiva




La jeunesse


D’une part on peut considérer que la découverte de l’Inde par Alain Daniélou fut totalement fortuite et d’autre part estimer, au vu de ce qu’il indique de sa jeunesse, qu’il y était particulièrement destiné.


Alain Daniélou, dès son jeune âge, se sent très mal dans ce milieu catholique occidental. Il se lance dans des activités artistiques, peinture, chant, piano, danse, marque un profond mépris pour les « intellectuels » et un détachement complet du catholicisme.


Dans les années 20, Alain Daniélou n’a strictement aucune préoccupation ni métaphysique, ni religieuse, ni mystique, ni philosophique (1) : il chante, il danse, il se soumet à un travail physique intensif avec les filles du ballet du Moulin Rouge au gymnase de Saulnier à Montmartre, il donne des récitals et vit dans un milieu artistique amusant une vie de bohème auprès d’Henri Sauguet, de Maurice Sachs qui vient de sortir su séminaire, de Max Jacob pour qui il a une grande sympathie, tout en se désintéressant des préoccupations religieuses du poète.


Par ailleurs l’influence familiale de sa jeunesse, le catholicisme exacerbé de sa mère, ne sont pas sans avoir une influence décisive sur le jeune rebelle. Si son père doit être baptisé pour pouvoir se marier, sa mère tout au contraire est très liée au pape Pie X. Elle luttera avec fermeté contre la République anticléricale qui vient d’interdire les congrégations religieuses et créera en substitution un ordre laïque, « Saint François Xavier », puis une école, « Sainte Marie », où les valeurs de la morale catholique tiennent la meilleure place. Le frère de Madeleine Clamorgan (mère d’Alain Daniélou) est chanoine, curé de l’église de Chaillot. Son fils aîné, Jean, devient Jésuite et sera fait cardinal par Paul VI avant d’entrer à l’Académie Française.


Le jeune Alain fut-il influencé ? Il manifeste un intérêt pour des domaines mystérieux cependant éloignés de la religion officielle.


Au tout début de ses mémoires un chapitre s’intitule « La découverte du divin ». Il y écrit, à propos d’une cachette qu’il s’est tout enfant créée dans une pépinière abandonnée : « C’était là, dans la solitude, que l’on pressentait le mystère du monde, si différent de la société des humains ». Et aussi à propos du prieuré de Resson : «  La chapelle avait sur moi une étrange fascination. Je détestais que quelqu’un d’autre y entrât. J’y restais de longues heures sans penser à rien. La lampe à huile dans son verre rouge faisait danser des ombres. Je n’avais pas peur et pourtant je n’avais pas l’impression d’être seul. Une volonté mystérieuse me poussait à accomplir des rites bizarres et semblait guider mes gestes. J’inventais – ou l’ai-je inventé ? – tout un rituel et quand je m’allongeais à plat ventre les bras étendus dans l’allée devant l’autel, je promettais quelque chose. Je ne savais pas quoi car les esprits vous insufflent leurs volontés sans s’extérioriser par des paroles. J’avais le sentiment obscur d’avoir été choisi pour un destin particulier et je devais promettre de l’accomplir sans poser de questions. Ce fut peut-être ma première initiation, j’avais alors dix ans. »


Installation à Bénarès


La découverte de l’Inde se fait accidentellement au cours d’un voyage mémorable, en y passant pour aller en Afghanistan sur invitation du jeune prince héritier, ami de jeunesse qui deviendra le roi Mohamed Zaher Shah. C’est au cours de ce voyage qu’il s’arrête pour la première fois à Santiniketan, l’école que le poète Rabindranath Tagore a ouvert au Bengale. Daniélou, qui restera très lié au poète jusqu’à sa mort, est tout de suite fasciné par le monde qu’il découvre. Il continue à s’intéresser principalement aux arts, à la danse et surtout à la musique. Mais il se rendra compte très rapidement que le cercle qui entoure Tagore est déjà fortement occidentalisé. C’est peu à peu qu’il s’intéresse au système hindou, à la philosophie et à la religion. Son installation à Bénarès en 1938 sera à cet égard décisive.


La déclaration de guerre de guerre de 1939 le bloque dans la vieille cité de Bénarès. C’est à ce moment qu’il décide d’entreprendre des études auprès des pandits dans le milieu orthodoxe hindou. Il étudie le hindi, le sanskrit et la musique.


Swami Karpâtri


L’influence d’un grand sannyasî, Swami Karpâtri (2), – toujours extrêmement vénéré, particulièrement à Bénarès où son nom s’étale sur le fronton d’un matha près du temple de Kedargath au bord du Gange – sera décisive.


C’est Karpâtri qui décide de son intégration à l’hindouisme qui se fera, peu d’années après son arrivée dans la ville sainte, au cours d’une cérémonie « toute simple, comme un baptême », indique-t-il sans vouloir en dire beaucoup plus.


Shiva Sharan


A partir de ce moment tout change : Alain Danièlou devenu Shiva Sharan (Le protégé de Shiva) entre totalement dans le système traditionnel hindou jusqu’à penser impossible un retour dans le monde occidental. Il découvre une religion totalement opposées aux religions monothéistes qu’il lui a été donné de côtoyer. « Je me trouvais plongé dans une société où tous les concepts de la nature de l’homme et du divin, de la morale, de l’amour, de la sagesse, étaient profondément différents de ceux du monde où j’étais né qu’il fallait faire table rase de tout ce que l’on croyait savoir. »


Il adopte alors toutes les règles des Hindous. Il devient rapidement un ardent défenseur de cette civilisation et entre en guerre contre les religions tardives monothéistes qu’il considère comme néfastes et dangereuses pour le sort de l’humanité. Leur caractère prosélyte, totalitaire, dogmatique, qui n’existe pas dans l’hindouisme, lui paraît une source permanente de conflits comme le montre si clairement l’histoire récente.


Malgré plus de 30 ans passés à ses côtés il m’est toujours difficile d’analyser son cheminement philosophique pour ne pas employer le mot spirituel qui ne lui aurait pas plu. Ce qui semble évident c’est que plus il apprend auprès de Karpâtri et plus ses conceptions de l’hindouisme évoluent. S’il agit en bon Hindou, s’il se baigne chaque matin dans le Gange, si un Brahmane vient chaque jour au palais pour une puja rituelle, Daniélou reste extrêmement pudique et caché sur tout ce qui touche SA pratique de la religion.


N’y a-t-il pas aussi un refus instinctif de tous les prophètes, des rituels-spectacles, messes, pèlerinages et autres rassemblements de foule sous prétexte de religion ? Ne se refuse-t-il pas complètement à être un guide, un gourou pour les Occidentaux déboussolés en quête de spiritualité orientale ? Ne considère-t-il pas le temple comme un lieu où les prêtres qualifiés cherchent un contact avec des puissances mystérieuses et où le public n’a rien à faire ? N’accepte-t-il pas uniquement les rites comme un rapport privé entre soi et les dieux, sans témoins ?


L’œuvre 


C’est à travers les textes qu’il écrit, en particulier ses mémoires et les « Contes gangétiques » que l’on note une orientation décisive vers le shivaïsme et sans doute vers le tantrisme. Le tantrisme est par principe totalement secret. Nous n’en saurons donc rien. Par contre, Daniélou se plonge avec délice dans tous les textes shivaïtes et nous fait découvrir dans plusieurs ouvrages des conceptions assez divergentes du védisme qui, lui, se réfère principalement aux quatre Védas, dont Daniélou parle très peu.


Ce sont les Upanishad, les Tantra, le Sâmkhya qui l’intéressent et seront la base de ses réflexions. Alain Daniélou s’attache d’abord et surtout à présenter les spéculations théologiques et philosophiques du shivaïsme. Il se sent désigné pour le faire, mais ne se considère pas comme habilité à instruire des pratiques secrètes qui ne pourraient être que des approches exotiques pour les Occidentaux en manque de spiritualité.


Le shivaïsme


Le shivaïsme est à la fois la religion du petit peuple et celle des courants les plus ésotériques et secrets de l’hindouisme. Daniélou sera l’un des premiers à présenter cette pensée religieuse peu connue en Occident.


Alain Daniélou a refusé le catholicisme, ses séjours en Algérie et dans les pays musulmans l’intéressent sur le plan musical, jamais sur le plan religieux, si ce n’est une approche du soufisme durant son séjour en Iran et ses contacts avec René Guénon et Henri Corbin. Mais sa découverte du monde hindou se présente comme une véritable révélation. Cette religion qui est tout autant une philosophie qu’une science s’harmonise totalement avec sa propre vision du divin.


Elle surprend beaucoup, même certains Indiens, car elle ne correspond aucunement ni aux courants les plus apparents de l’hindouisme, ni aux conceptions que les Occidentaux s’en sont fait sur la base de textes généralement rédigés en anglais. Par exemple la théorie de la réincarnation y tient peu de place ; la signification des rites impliquant des sacrifices animaux et parfois humains y est expliquée sans jugement moral.


La réincarnation est discutable


Ce qui est typique de l’hindouisme et qui est tout à fait évident dans le parcours d’Alain Daniélou, c’est la tolérance, l’absence totale de dogme et la faculté pour chacun de choisir le mode de vie, la pratique religieuse qui lui semble les plus adaptés à sa personnalité. C’est ce que fera toujours Daniélou et m’empêchera de pouvoir le classer, l’étiqueter dans un courant précis et défini. Une recherche attentive dans ses écrits nous montrerait souvent des contradictions apparentes que le troublaient fort peu. Ainsi, contrairement à la plupart des Hindous il trouvait tout aussi discutables les théories de la réincarnation que celles des paradis proposés par les monothéismes. Il insistait sur son désir d’être incinéré, ce qui n’est pas une pratique absolue chez les dévots de Shiva.


Réaliste, il considérait que nous ne sommes que les maillons d’une chaîne mais que, si nous n’assumons pas ce rôle, la chaîne se casse, la lignée s’éteint. Il disait : « Nous ne nous continuerons que de deux façons : par notre code génétique, c’est-à-dire par la procréation, et par la transmission du savoir, du bagage de connaissances que nous pouvons enseigner aux générations qui nous succèdent ». Il disait aussi : « Nous continuons d’exister seulement tant que quelqu’un continue à penser à nous ».


Un Voyant et ses paradoxes


Reste une conviction personnelle, qui me semble de plus en plus évidente, c’est qu’Alain Daniélou ou par « don » naturel ou au contact d’un milieu ésotérique extrêmement fort avait lui-même acquis des pouvoirs, des presciences, des fulgurances, des capacités qui en faisaient en quelque sorte un Voyant mais que, suivant l’éducation orthodoxe qu’il avait reçue, l’important était de ne jamais le montrer et de ne s’en servir que pour des motifs tout à fait exceptionnels et graves.


Y eut-il une autre initiation en dehors du rite de son intégration au shivaïsme ? Impossible de le savoir.  


Ce qui est évident c’est d’une part sa certitude des pouvoirs extraordinaires que possèdent les représentants des courants ésotériques qu’il avait pu connaître, et qui entraînait une admiration mais aussi une méfiance sinon une peur des sadhus qui enchaînent si facilement les Occidentaux ignares, et d’autre part son opposition aux religions de la cité, religions monothéistes, tout comme aussi à certaines formes du vishnuïsme qu’il trouvait mièvre, bondieusardes, saint-sulpiciennes, tout à fait à l’opposé du shivaïsme violent, dur mais aussi joyeux et paillard. Le dieu Shiva qu’il associe en Occident à Dionysos est à la fois le dieu de la mort et le dieu de la vie, le dieu des bacchanales et de l’ivresse mais aussi de grandes austérités. Plusieurs de ses livres : « La Fantaisie des dieux et l’Aventure humaine », « Shiva et Dionysos », entre autres, reprennent les anciens textes pour nous éclairer sur les origines de cette très ancienne religion.


« Les religions, dans leur ensemble, représentent les spéculations les plus arbitraires et les plus stupides que l’homme ait jamais inventées », me disait Alain Daniélou, argument qu’il reprendra lors d’un interview.


Qui connaît son œuvre, dont une grande part concerne les religions et où les dieux figurent dans plusieurs titres, ne manquera pas d’être étonné. Qui connaissait l’homme et son goût du paradoxe l’y retrouvera tout entier.      


J.E.C.




(1) Il faut noter toutefois qu’Alain Daniélou était abonné dès les années 20 à la revue animée par René Guénon, « Le Voile d’Isis », devenue plus tard « Etudes Traditionnelles ».


(2) A notre connaissance, Alain Daniélou reste le seul à avoir présenté positivement Swami Karpâtri hors de l’Inde et à avoir traduit quelques-uns de ses textes. Mais il a commis une erreur dans son « Histoire de l’Inde » (Editions Fayard, 1985, p. 367 et 385) en lui attribuant la création du Bharatya Jana Sangh, contre lequel Swami Karpâtri a toujours lutté. Daniélou avait d’ailleurs noté à juste titre : « Karpâtri était très hostile aux idées du Rashtrya Svayamsevak Sangh (association pour la défense des valeurs nationales) [RSS] qui préconisait des méthodes inspirées du fascisme dans la lutte contre le Congrès et les idées modernistes » (« Le Chemin du Labyrinthe », p. 379). Or le Jana Sangh fut fondé en 1951 par S.P. Mookerjee en association avec deux cadres du RSS : Atal Bihari Vajpayee et Deen Dayal Upadhyay. Le parti traditionnel (et non nationaliste) fondé en 1948 par Swami Karpâtri s’appelait le Ram Rajya Parishad (Association pour le Royaume de Rama). Ce parti cessa pratiquement d’exister dès les années 60. 




Le Chemin du labyrinthe





Aux antipodes de l’orientalisme mièvre des sectes et des ashrams, une quête spirituelle originale, esthétique et passionnée. 
A de L., Figaro Magazine, 7 Novembre 1981


Ce livre montre surtout la haute valeur morale du bonheur. Il chante la joie d’une plénitude où l’homme s’accomplit, esprit, cœur, et corps, sans rien mutiler de sa nature, sans remords, sans peur, et ce témoignage est un hymne à la vie. 
Josane Duranteau, Le Monde, 25 Octobre 1981


Retenons avant tout que ce chemin du labyrinthe, outre qu’il nous offre une savoureuse leçon de liberté, nous renvoie une image de nos mentalités décadentes et desséchantes qui est, pour l’heure, un des meilleurs sujets de méditation qui se puissent trouver. 
Olivier Germain-Thomas, Latitude 150, Mai 1982.


Alain Daniélou :
http://www.alaindanielou.org/index.php?lg=fr

***


Roland Dumas : « Le 11 Septembre, je n’y crois pas »
Jeudi, Roland Dumas, ancien président du Conseil constitutionnel, a révélé, dans l'émission Ce soir ou jamais, « ne pas croire » en la « théorie officielle » du 11 Septembre. 
http://bouddhanar-9.blogspot.com/2010/12/roland-dumas-le-11-septembre-je-ny.html

vendredi, décembre 17, 2010

Nouvelle société & contre-utopie






La dissolution totale de l’individu


Trois romans du 20ème siècle sont souvent caractérisés comme « anti-utopies ». Le plus ancien, « Nous autres », est d’un écrivain russe, Ievgueni Ivanovitch Zamiatine (1884-1937) ; écrit en 1920, interdit en Russie, il est publié en anglais en 1924. Des deux autres, « Le Meilleur des mondes » (publié en 1932) et « 1984 » (écrit en 1948, publié en 1949), les auteurs sont anglais : respectivement, Aldous Huxley (1894-1963) et George Orwell (1903-1950). Ces trois livres ont en commun de construire une société imaginaire, et d’y expérimenter, par la fiction, la dissolution totale de l’individu dans la société en même temps que la réalisation d’un Etat aux pouvoirs et aux moyens jusqu’à lors inconnus. […]


Elimination du jugement


Dans le « Meilleur des Mondes », conformément aux normes imposées, les personnages, dans leur immense majorité, s’en tiennent à des satisfactions directes, sexuelles en particulier, et n’ont que dégoût pour le retrait et surtout pour le désaccord potentiel que constitue la pensée. Dans « Nous autres », la luminosité (que fait vibrer, de ses impérieux éclats, la prose de Zamiatine) rayonne entre et en tous : ciel « magnifiquement bleu », plaques d’uniformes captant de « minuscules soleils ». Qui, dans ce monde, ne rejetterait l’« obscurcissement » ou la « démence des pensées » (1) ? Le lecteur lui-même y acquiescerait presque. La transparence, ici, rappelle, sinon Rousseau, du moins, depuis plus de deux siècles, les plus pures espérances révolutionnaires. « 1984 » n’use pas de séduction atmosphérique. Mais l’aigreur qui règne – celle d’une société en guerre et en proie aux restrictions – se cristallise soudain en détestation de l’ennemi, de celui dont l’image est présentée dans les séances rituelles des « minutes de la Haine ». Rien de plus sûr que cette haine pour que l’adhésion ne fasse pas défaut au pouvoir. Et l’« amour » pour le Grand Dirigeant trouve là l’une de ses sources.


Contrôle technique et politique


Des « dedans » sociaux (matérialisés dans les édifices) sont, dans ces trois romans, tout infusés d’un double contrôle, technique en même temps que politique. (C’est dans « Le Meilleur des mondes » que la science et ses applications donnent lieu à un luxe de détails : manipulations d’embryons, usage de substances diverses, « nouvelles méthodes chimiques », « hypnopédie », etc.) Certes, ces univers sont différenciés intérieurement. Mais leurs divisions ne créent ni tensions ni mobilité. Elles sont faites pour assurer la stabilité. Dans « Nous autres », chaque individu a une place clairement déterminée et se sent constamment visible. Mais c’est dans les deux autres romans que la hiérarchie est essentielle. « Notre société est très stratifiée », est-il dit dans « 1984 ». C’est d’ailleurs dans « 1984 » (où l’anticipation temporelle par rapport au moment de l’écriture est bien plus courte que dans les deux autres romans) qu’on est au plus près de situations historiques réelles – et en particulier des sociétés totalitaires, avec un « Parti » et sa hiérarchie propre. Dans la société imaginée par Huxley, les positions sociales sont rendues irréversibles. Manipulation des embryons, conditionnement des bébés : en fonction d’impératifs économiques, on produit des lots d’humains (est-ce encore le mot ?) répartis en castes : des « Alpha », des « Bêta », des « Epsilon », etc. Les castes s’incarnent dans les corps, leurs formes et leurs couleurs fabriquées.


Disparition de la liberté


Est-ce au profit de l’égalité que, dans ces sociétés fictives, la liberté disparaît ? Que l’égalité ne s’obtienne qu’au prix de la liberté, c’est la menace agitée, depuis deux cents ans, par les discours conservateurs. Mais ici, si la liberté disparaît, c’est au profit de l’homogénéité – et celle-ci s’accommode fort bien de la plus dure hiérarchie. Dans « Le Meilleur des mondes », la stratification sociale est intégralement « naturalisée ». Et dans « 1984 », elle est si impitoyable que les « prolétaires » sont non pas seulement en bas de la société, mais quasiment hors de l’humanité. C’est seulement, d’ailleurs, avec cette exclusion que la liberté est compatible : « Les prolétaires et les animaux sont libres. » Constante, dans des pareilles sociétés, est la surveillance ; et la répression est toujours prête. C’est dans « Le Meilleur des mondes » que les moyens sont le moins cruels – grâce à l’efficacité, en amont, des manipulations biologiques. En revanche, les deux autres romans font place, entre autres formes de violence, à l’élimination des individus gênants : la « vaporisation » chez Orwell, et, dans « Nous autres », la machine pneumatique. Dans ces deux cas, l’atmosphère elle-même – l’air ou le vide – est l’instrument de l’anéantissement.


Le dehors 


Ces « dedans » sociaux ont-ils une frontière, et, au-delà, un dehors ? Dans « Nous autres », la limite apparaît aussi infranchissable que transparente : un « Mur vert » au-delà duquel se perdent « des plaines sauvages et inconnues ». C’est pourtant ce mur qui pourra se trouver franchi, mais au prix des plus grands risques, vers une vie sauvage. La « réserve de sauvages » dans « Le Meilleur des mondes » est une région livrée à la misère et au tourisme. Seul le personnage du « Sauvage », avec son statut hybride, pourrait menacer l’ordre de la société et son hédonisme obligatoire. Mais n’est-il pas réduit à l’état de figure exotique, voire grotesque, puis au suicide ? Dans « 1984 », c’est par la guerre – de manière cohérente avec le mal-être général et la haine – que la société est confrontée à son dehors. Guerre insaisissable entre des unités énormes. L’« Océania » a pour ennemi (avec de brusques renversements d’alliance) tantôt l’« Eurasia », tantôt l’« Estasia ». Il se peut d’ailleurs qu’il n’y ait pas de guerre du tout, et que les bombes qui tombent sur Londres (capitale de l’Océania) soient « lancées par le gouvernement de l’Océania lui-même ». La société n’aurait-elle d’autre dehors qu’une fantasmagorie produite au-dedans ? Si, dans les romans d’Orwell et d’Huxley, le dehors ne semble pas devoir disparaître, « Nous autres », en revanche, révèle la visée d’une extension universelle de la transparence. L’ordre déjà réalisé (« toute la sphère terrestre au pouvoir de l’Etat Unique… ») est à exporter au-delà de la terre. Le vaisseau « l’Intégral » (nom à valeur mathématique et politique) devrait permettre de réaliser une transparence universelle – à condition de « soumettre au joug bienfaisant de la raison tous les êtres inconnus, habitants d’autres planètes, qui se trouvent peut-être encore à l’état sauvage de liberté ».


La rébellion


Certains personnages, dans les trois livres, font sécession : n’est-ce pas le plus surprenant ? On les voit entrer en résistance – et donner par là matière à roman. Ces contre-utopies sont des histoires de rébellion – avec cette puissance « explosive » qu’un Mannheim attribuait à l’utopie. Dans « Le Meilleur des mondes », la sécession se manifeste d’abord dans le malaise de quelques-uns, ou dans la révolte d’un « Sauvage » qui, sorti de la « réserve », dénonce la misère de l’hédonisme obligatoire. Voici donc qu’aux dissidents, la visibilité sociale où baignent sans y songer les membres de la société se fait insupportable. D’où, dans « Nous autres », ces instants ou l’air, de bleu et transparent, devient « de fonte ». Les regards fiévreux des rebelles analysent alors, en secret, ce dont hier ils ont pu être la proie. […]


Ce que le rebelle n’accepte plus, c’est encore la « restriction » de la pensée. Celle-ci, en dehors même de contenus subversifs, menace le pouvoir. N’est-elle pas chose secrète en chacun et fluidité incontrôlable entre les uns et les autres ? Il faut, pour l’ordre social et le pouvoir, obtenir qu’elle se veuille elle-même distordue. « Connaître et ne pas connaître… Retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes les deux. » Cette « double-pensée », ainsi décrite dans « 1984 », ne concrétise-t-elle pas la brutale incohérence des idéologies modernes ?


Ce que le pouvoir vise ultimement


Ce que, chez Orwell encore, le pouvoir vise ultimement gît pourtant en deçà de la pensée, au plus secret de chacun. Et c’est ce qui finira par être exposé dans une lumière totale : « là où il n’y a pas de ténèbres ». Alors viendra la terreur absolue. Ils ne peuvent pas entrer en nous », se répétaient les deux amants de « 1984 ». Et pourtant, à la fin de « 1984 », « ils » y parviennent. O’Brien, le faux dissident devenu tortionnaire, sait ce dont la seule représentation détruit en chacun toute résistance : pour Winston, des rats qui lui dévoreraient le visage. Ici, plus de traitement de masse. A chacun sa torture. La cage qu’on appliquerait exactement au visage de Winston, ne concrétiserait-elle pas, pour la plus grande singularité psychique du personnage, la plus délicate attention ?


Ceux qui mènent le jeu


Dans les trois romans, les rebelles sont vaincus, en dépit de la lucidité que leur donne l’esprit de résistance. Le lecteur se demande si, dans tous leurs actes, ils n’ont pas été manœuvrés. C’est au point que certains se dédoublent, jusqu’au délire : tantôt ils voient le système du dehors, tantôt il leur semblera ne jamais avoir cessé d’y collaborer. Mais, à l’opposé de ces résistants, il est une autre position à deux faces : celle des personnages qui mènent le jeu. Ceux qui l’occupent peuvent bien se dédoubler : loin d’en souffrir, ils en tirent une jouissance à eux seuls réservée. Exercer le pouvoir sur les autres implique-t-il de se maintenir au bord ? Faut-il être l’un des rares, sinon le seul, à pouvoir se tenir dedans et dehors à la fois ? Les hommes du pouvoir n’ignorent pas (à la différence de tous les autres, sauf les dissidents) les alternatives. « Comme c’est moi qui fais les lois ici, déclare Mustapha Menier dans « Le Meilleur des mondes », je puis également les enfreindre. » Ce puissant a lu « La Tempête » de Shakespeare (d’où est tiré le titre anglais du roman : « Brave New World »), cette histoire d’île – une utopie ? – chère au Sauvage. Ou bien, lisant une « Nouvelle Théorie de la Biologie » qu’il va interdire, Menier s’évade hors de ce cadre dont il assure le contrôle : «  Comme ce serait amusant, musa-t-il, si l’on n’était pas obligé de songé au bonheur ! »                


Les gens ont besoin de quelqu’un qui définisse le bonheur et les y enchaîne


Au bord de la société encore se trouve, dans « Nous autres », ce « Lui » qui déclare doucement à D-503 : « Parlons comme des hommes quand les enfants sont allés se coucher. De quoi les gens se soucient-ils depuis leurs langes ? De trouver quelqu’un qui définisse le bonheur et les y enchaîne. » Le luxe du pouvoir est, avec complaisance, de prétendre s’élever au-dessus du pouvoir. Autrement pervers, le jeu d’O’Brien à la limite du système, dans « 1984 ». Le lecteur lui-même a pu croire à l’existence de Goldtsein, l’ennemi sur lequel l’Etat concentre la haine collective. Cette existence n’était-elle pas attestée par son livre sous les yeux de Winston – et sous ceux du lecteur du roman ? Mais la révélation sera que ce livre n’a pas d’autre auteur qu’O’Brien. Or on y trouve une froide analyse du système social établi. Le pouvoir anticiperait-il toute sécession au point d’habiter la lucidité même pour laquelle il est nu ? 


Créer l’amour de la servitude


Il faut, dans tous les cas, que le pouvoir soit senti comme une présence autre, tournée vers les membres de la société. Dans « 1984 », la fonction de « Big Brother » est d’« agir comme un point de concentration pour l’amour, la crainte et le respect ». Mais ce chacun de ces romans suggère de plus inquiétant, c’est que la société même (des « masses », dit « Le Meilleur des mondes »), émane un consentement, voire un désir, à l’égard du pouvoir. Certes, l’adhésion peut être le fruit du conditionnement. Huxley parle de « méthodes » pour « créer l’amour de la servitude ». Et l’amour de Winston pour Big Brother, à la fin de « 1984 », est scientifiquement obtenu. Mais la différence entre spontanéité et fabrication ne s’amenuise-t-elle pas ici ? Difficile de dire si le pouvoir est désiré ou imposé, et si le consentement est spontané ou machiné. A moins que le désir de tous ne soit d’être également en proie à la fabrication.


Rechercher le pouvoir pour le pouvoir


Les membres de ces sociétés aspirent à se savoir constamment sus. Il faut qu’un regard fixé sur eux les assurent dans leur position et leur existence. Cette présence-absence peut se réduire, en temps ordinaire, à l’image fruste d’un visage, à un simple nom. Chacun n’a-t-il pas de toujours pressenti le secret du pouvoir dévoilé par O’Brien à Winston ? « Le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement pour le pouvoir. » Tous, ou presque, continuent pourtant de désirer que soit tourné vers eux ce regard vide. En dépit de son indifférence cynique. Ou à cause d’elle ? […]


Nous rencontrons, au sein de ces romans, des personnages qui eux-mêmes écrivent et qui en appellent à un lecteur possible, nécessairement situé hors du monde où ils sont censés être enfermés. Ces appels de personnages – tous dissidents – se mêlent à ceux des livres mêmes, et contribuent à leur donner leur tonalité unique de « contre-utopie ». Lire ensemble, aujourd’hui, ces trois romans, c’est découvrir entre eux des rapports et des enjeux qu’aucun peut-être n’épuise, et c’est nouer avec chacun d’eux des liens toujours nouveaux au fil du temps : ainsi assurons-nous que nous ne sommes pas dans l’une des sociétés qu’ils construisent et d’où la lecture est bannie.


Claude Mouchard








(1) Note de Bouddhanar :
 Le bouddhisme, qui fustige aussi la « démence des pensées », n’est pas ignoré par l’économie dont l’entreprise de décérébration des consommateurs est conduite par la publicité. La « zen attitude » des publicitaires maquille en pseudo-sérénité orientale la crétinisation de masse. 




La société orwellienne des Américains


jeudi, décembre 16, 2010

Le nouveau spiritualisme




La deuxième religiosité 


Selon Spengler, la « deuxième religiosité » est un des phénomènes qui accompagnent toujours les phases terminales d’une civilisation. En marge de structures d’une grandeur barbare, en marge du rationalisme, de l’athéisme pratique et du matérialisme, se manifestent des formes de spiritualité et de mysticisme, voire des irruptions du suprasensible, qui ne sont pas les signes d’une remontée, mais les symptômes d’une désagrégation. Il ne s’agit plus de la religion des origines, des formes sévères qui, héritage d’élites dominatrices, étaient au centre d’une civilisation organique et qualitative (c’est proprement ce que nous appelons le monde de la Tradition) et en marquaient toutes les expressions. Dans la phase dont il s’agit, même les vraies religions perdent toute dimension supérieure, se sécularisent, s’aplatissent, cessent de remplir leur fonction originelle. La « deuxième religiosité » se développe en dehors de celles-ci, souvent même contre celles-ci, mais se développe aussi en dehors des courants prédominants de l’existence et correspond généralement à un phénomène d’évasion, d’aliénation, de compensation confuse, n’ayant aucune répercussion sérieuse sur la réalité, qui est désormais celle d’une civilisation éteinte, mécanisée et purement terrestre. Telle est la place et le sens de la « deuxième religiosité ». On peut compléter le tableau en se reportant à R. Guénon, dont la doctrine est bien plus profonde que celle de Spengler. Cet auteur a constaté qu’après que le matérialisme et le « positivisme » du 19ème siècle furent parvenus à isoler l’homme de ce qui est réellement au-dessus de lui – du vrai surnaturel, de la transcendance – de nombreux courants du 20ème siècle, ayant justement un semblant de « spiritualisme » ou se présentant comme une « nouvelle psychologie », tendent à l’ouvrir à ce qui est au-dessous de lui, au-dessous du niveau existentiel correspondant généralement à la personne humaine accomplie. On peut aussi se servir d’une expression de A. Huxley et parler d’une « auto-transcendance descendante » opposée à l’« auto-transcendance » ascendante ».


L’intérêt morbide pour le sensationnel et l’occulte


De même qu’il est certain que l’Occident se trouve actuellement dans la phase sans âme, collectivisée et matérialisée, qui est le propre de la fin d’un cycle de civilisation, de même il n’y a pas de doute que la plupart des faits que l’on considère comme le prélude d’une nouvelle spiritualité relèvent simplement d’une « deuxième religiosité ». Ils représentent quelque chose d’hybride, de déliquescent et de sub-intellectuel. Ce sont comme les fluorescences qui se manifestent lors de la décomposition d’un cadavre ; c’est pourquoi il faut voir dans ces tendances, non pas l’opposée de la civilisation crépusculaire d’aujourd’hui, mais, comme nous le disions, une de ses contreparties qui pourrait même, si ces tendances se confirmaient, être le prélude d’une phase régressive et dissolutive plus poussée. En particulier, là où il ne s’agit pas de simples états d’âme et de théories, là où l’intérêt morbide pour le sensationnel et l’occulte s’accompagne de pratiques évocatoires et d’une ouverture des couches souterraines de la psyché humaine – comme c’est souvent le cas dans le spiritisme et la psychanalyse – on peut toujours, avec R. Guénon, parler de « fissures de la grande muraille », de dangereuses lézardes dans cette ceinture de protection qui préserve, malgré tout, dans la vie ordinaire, tout individu normal et d’esprit lucide contre l’action des forces obscures réelles, cachées derrière la façade du monde des sens et sous le seuil des pensées humaines formées et conscientes. De ce point de vue, le néo-spiritualisme apparaît donc plus dangereux encore que le matérialisme, ou positivisme, car celui-ci, du moins, par son primitivisme et sa myopie intellectuelle, renforçait cette ceinture, qui limitait, certes, mais aussi protégeait.


La mystification et la superstition


D’autres part, rien n’indique mieux le niveau où se situe le néo-spiritualisme que la qualité humaine de bon nombre de ceux qui le cultivent. Alors que les anciennes sciences sacrées étaient la prérogative d’une humanité supérieure, de castes royales et sacerdotales, aujourd’hui ce sont en majorité des médiums, des « mages » de quartier, des radiesthésistes, des spirites, des anthroposophes, des astrologues et voyants, annonces publicitaires, des théosophes, des « guérisseurs », des vulgarisateurs d’un yoga américanisé, etc., qui proclament le nouveau verbe antimatérialiste, s’accompagnant de quelque mystique exalté et visionnaire et de quelque prophète improvisé. La mystification et la superstition se mêlent presque constamment dans le néo-spiritualisme dont un autre trait significatif est la proportion importante des femmes (ratées, dévoyées ou « hors d’usage ») qui s’y adonnent, particulièrement dans les pays anglo-saxons. […]


La contrefaçon des doctrines traditionnelles


Dans le cadre du problème qui nous intéresse particulièrement ici, il importe seulement de dénoncer la regrettable confusion qui peut naître des fréquentes références que fait le néo-spiritualisme, à partir du théosophisme anglo-indien, à certaines doctrines appartenant à ce que nous appelons le monde de la Tradition, particulièrement dans ses formes orientales.


Or, il importe de faire ici une nette séparation. Il faut bien savoir qu’il ne s’agit presque toujours, dans les courants en question, que de contrefaçons de ces doctrines, de résidus ou de fragments de celles-ci auxquels se mêlent les pires préjugés occidentaux et de pures divagations personnelles. Le néo-spiritualisme n’a en général aucune idée du plan auquel appartenaient les idées ainsi reprises, non plus que du but véritable que poursuivent ses sectateurs. Ces idées, en effet, finissent souvent par servir de simples succédanés destinés à satisfaire des exigences identiques à celles qui poussent d’autres vers la foi ou la simple religion : grave équivoque, car il s’agit au contraire de métaphysique, et souvent ces enseignements appartenaient exclusivement, dans le monde traditionnel, aux « doctrines internes », non divulguées. Il n’est pas certain, en outre, que la décadence et le tarissement de la religion occidentale soient les seules raisons qui poussent les néo-spiritualistes à s’intéresser à ces enseignements, à les diffuser et à les étaler en public ; une autre raison, c’est que beaucoup d’entre eux croient que ces doctrines sont plus « ouvertes » et consolantes, qu’elles exemptent des obligations et des liens propres aux confessions historiques, alors qu’ici c’est précisément le contraire qui est vrai, même s’il s’agit d’une toute autre sorte de liens. Nous en avons un exemple typique dans le genre de valorisation tout à fait moralisante, humanitaire et pacifiste que l’on a fait récemment de la doctrine bouddhiste (d’après le pandit Nehru « on devrait choisir entre la bombe H et le bouddhisme »). Sur un autre plan, nous voyons Jung « valoriser » en termes de psychanalyse toutes sortes d’enseignements et de symboles des Mystères, en les adaptant au traitement d’individus névropathes et dissociés.


Julius Evola, « Chevaucher le tigre »




Dernier écrit important d'un iconoclaste sans passion, « Chevaucher le tigre » dresse une critique implacable des idoles, des structures, des théories et des illusions de notre époque de dissolution. Le marxisme et la démocratie bourgeoise, l'existentialisme et la connaissance scientifique, le retour à la nature et le phénomène de la drogue, le roman et le mythe de la patrie, le jazz et la pop music, le mariage, la famille et l'émancipation de la femme sont tour à tour examinés à la lumière des enseignements internes, purement doctrinaux et indestructibles, de la Tradition. Il en va de même pour la philosophie de Nietzsche, soumise elle aussi à une longue analyse. 

Sans faire de concessions au spiritualisme humanitaire et à son ascétisme frileux, l'auteur trace la figure d'un type humain aristocratique capable de chevaucher le tigre, c'est-à-dire de transformer en remède, en vue d'une libération intérieure, des processus extrêmes presque toujours destructeurs pour la majorité de nos contemporains. Aussi éloigné des crispations d'un traditionalisme viscéralement passéiste que de tout projet révolutionnaire naïvement utopique et optimiste, l'homme différencié ne compte que sur lui-même et n'a qu'un but : donner un sens absolu à sa vie dans un monde où il n'y a plus rien à aimer et à défendre


Evola et la politique


Vers la fin de « Chevaucher le tigre », livre écrit en pleine guerre froide, J. Evola précise sa position en matière de politique :


« Nous nous occupons particulièrement, dans ce livre, d’un type d’homme qui, bien que spirituellement apparenté aux éléments dont nous venons de parler, disposé à se battre même sur des positions perdues, a une orientation différente. La seule norme valable que cet homme puisse tirer d’un bilan objectif de la situation, c’est l’absence d’intérêt et le détachement à l’égard de tout ce qui est aujourd’hui « politique ». Son principe sera donc celui que l’antiquité a appelé l’« apoliteia ». […]

Un point particulier mérite d’être précisé : cette attitude de détachement doit être maintenue même à l’égard de la confrontation des deux blocs qui se disputent aujourd’hui l’empire du monde, l’« Occident » démocratique et capitaliste et l’« Orient » communiste. Sur le plan spirituel, en effet, cette lutte est dépourvue de toute signification. L’« Occident » ne représente aucune idée supérieure. Sa civilisation même, basée sur une négation essentielle des valeurs traditionnelles, comporte les mêmes destructions, le même fond nihiliste qui apparaît avec évidence dans l’univers marxiste et communiste, bien que sous des formes et à des degrés différents. Nous nous attarderons pas sur ce point, ayant développé dans un autre ouvrage, « Révolte contre le monde moderne », une conception d’ensemble du cours de l’histoire, de nature à écarter toute illusion quant au sens dernier de l’issue de cette lutte pour le contrôle du monde. » 

mercredi, décembre 15, 2010

L’avènement de la « contre-tradition »




Pour comprendre ce que représente la « contre-tradition », nous devons nous reporter au rôle de la « contre-initiation ». « En effet, c’est évidemment celle-ci qui, après avoir travaillé constamment dans l’ombre pour inspirer et diriger invisiblement tous les « mouvements » modernes, en arrivera en dernier lieu à « extérioriser », si l’on peut s’exprimer ainsi, quelque chose qui sera comme la contrepartie d’une véritable tradition, du moins aussi complètement et aussi exactement que le permettent les limites qui s’imposent nécessairement à toute contrefaçon possible. Comme l’initiation est ce qui représente effectivement l’esprit d’une tradition, la « contre-initiation » jouera elle-même un rôle semblable à l’égard de la « contre-tradition » ; mais, bien entendu, il serait tout à fait impropre et erroné de parler ici d’esprit, puisqu’il s’agit précisément de ce dont l’esprit est le plus totalement absent, de ce qui en serait même l’opposé si l’esprit n’était essentiellement au-delà de toute opposition, et qui, en tout cas, a bien la prétention de s’y opposer, tout en l’imitant à la façon de cette ombre inversée dont nous avons parlé déjà à diverses reprises ; c’est pourquoi, si loin que soit poussée cette imitation, la « contre-tradition » ne pourra jamais être autre chose qu’une parodie, et elle sera seulement la plus extrême et la plus immense de toutes les parodies, dont nous n’avons encore vu jusqu’ici, avec toute la falsification du monde moderne, que des « essais » bien partiels et des « préfigurations » bien pâles en comparaison de ce qui se prépare pour un avenir que certains estiment prochain, en quoi la rapidité croissante des événements actuels tendrait assez à leur donner raison. Il va de soi, d’ailleurs, que nous n’avons nullement l’intention de chercher à fixer ici des dates plus ou moins précises, à la façon des amateurs de prétendues « prophéties » ; même si la chose était rendue possible par une connaissance de la durée exacte des périodes cycliques (bien que la principale difficulté réside toujours, en pareil cas, dans la détermination du point de départ réel qu’il faut prendre pour en effectuer le calcul), il n’en conviendrait pas moins de garder la plus grande réserve à cet égard, et cela pour des raisons précisément contraires à celles qui meuvent les propagateurs conscients ou inconscients de prédictions dénaturées, c’est-à-dire pour ne pas risquer de contribuer à augmenter encore l’inquiétude et le désordre qui règnent présentement dans notre monde.


Vers l’« infra-humain 


Quoi qu’il en soit, ce qui permet que les choses puissent aller jusqu’à un tel point, c’est que la « contre-initiation », il faut bien le dire, ne peut pas être assimilée à une invention purement humaine, qui ne se distinguerait en rien, par sa nature, de la « pseudo-initiation » pure et simple ; à la vérité, elle est bien plus que cela, et, pour l’être effectivement, il faut nécessairement que, d’une certaine façon, et quant à son origine même, elle procède de la source unique à laquelle se rattache toute initiation, et aussi, plus généralement, tout ce qui manifeste dans notre monde un élément « non-humain » ; mais elle en procède par une dégénérescence allant jusqu’à son degré le plus extrême, c’est-à-dire jusqu’à ce « renversement » qui constitue le « satanisme » proprement dit. Une telle dégénérescence est évidemment beaucoup plus profonde que celle d’une tradition simplement déviée dans une certaine mesure, ou même tronquée et réduite à sa partie inférieure ; il y a même là quelque chose de plus que dans le cas de ces traditions véritablement mortes et entièrement abandonnées par l’esprit, dont la « contre-initiation » elle-même peut utiliser les « résidus » à ses fins ainsi que nous l’avons expliqué. Cela conduit logiquement à penser que cette dégénérescence doit remonter beaucoup plus loin dans la passé ; et , si obscure que soit cette question des origines, on peut admettre comme vraisemblable qu’elle se rattache à la perversion de quelqu’une des anciennes civilisations ayant appartenu à l’un ou à l’autre des continents disparus dans les cataclysme qui se sont produits au cours du présent Manvantara (1). En tout cas, il est à peine besoin de dire que, dès que l’esprit s’est retiré, on ne peut plus aucunement parler d’initiation ; en fait, les représentants de la « contre-initiation » sont, aussi totalement et plus irrémédiablement que de simples profanes, ignorants de l’essentiel, c’est-à-dire de toute vérité d’ordre spirituel et métaphysique, qui, jusque dans ses principes les plus élémentaires, leur est devenue absolument étrangère depuis que « le ciel a été fermé » pour eux (2). Ne pouvant conduire les êtres aux états « supra-humains » comme l’initiation, ni d’ailleurs se limiter au seul domaine humain, la « contre-initiation » les mène inévitablement vers l’« infra-humain », et c’est justement en cela que réside ce qui lui demeure de pouvoir effectif ; il n’est que trop facile de comprendre que c’est là tout autre chose que la comédie de la « pseudo-initiation ». Dans l’ésotérisme islamique, il est dit que celui qui se présente à une certaine « porte », sans y être parvenu par une voie normale et légitime, voit cette porte se fermer devant lui et est obligé de retourner en arrière, non pas cependant comme un simple profane, ce qui est désormais impossible, mais comme sâher (sorcier ou magicien opérant dans le domaine des possibilités subtiles d’ordre inférieur) (3) ; nous ne saurions donner une expression plus nette de ce dont il s’agit : c’est là la voie « infernale » qui prétend s’opposer à la voie « céleste », et qui présente en effet les apparences extérieures d’une telle opposition, bien qu’en définitive celle-ci ne puisse être qu’illusoire ; et, comme nous l’avons déjà dit plus haut à propos de la fausse spiritualité où vont se perdre certains êtres engagés dans une sorte de « réalisation à rebours », cette voie ne peut aboutir finalement qu’à la « désintégration » totale de l’être conscient et à sa dissolution dans retour (4).


Des centres uniquement « psychiques »


Naturellement, pour que l’imitation par reflet inverse soit aussi complète que possible, il peut se constituer des centres auxquels se rattacheront les organisations qui relèvent de la « contre-initiation », centres uniquement « psychiques », bien entendu, comme les influences qu’ils utilisent et qu’ils transmettent, et non point spirituels comme dans le cas de l’initiation et de la tradition véritable, mais qui peuvent cependant, en raison de ce que nous venons de dire, en prendre jusqu'à un certain point les apparences extérieures, ce qui donne l’illusion de la « spiritualité à rebours ». Il n’y aura d’ailleurs pas lieu de s’étonner si ces centres eux-mêmes, et non pas seulement certaines des organisations qui leur sont subordonnées plus ou moins directement, peuvent se trouver, dans bien des cas, en lutte les uns avec les autres, car le domaine où ils se situent, étant celui qui est le plus proche de la dissolution « chaotique », est par là même celui où toutes les oppositions se donnent libre cours, lorsqu’elles ne sont pas harmonisées et conciliées par l’action directe d’un principe supérieur, qui ici fait nécessairement défaut. […]


Nier l’Unité suprême 


Il est facile de se rendre compte que la constitution de la « contre-tradition » et son triomphe apparent et momentané seront proprement le règne de ce que nous avons appelé la « spiritualité à rebours », qui naturellement, n’est qu’une parodie de la spiritualité, qu’elle imite pour ainsi dire en sens inverse, de sorte qu’elle paraît en être le contraire même ; nous disons seulement qu’elle le paraît, et non pas qu’elle l’est réellement, car, quelles que puissent être ses prétentions, il n’y a ici ni symétrie ni équivalence possible. Il importe d’insister sur ce point, car beaucoup, se laissant tromper par les apparences, s’imaginent qu’il y a dans le monde comme deux principes opposés se disputant la suprématie, conception erronée qui est, au fond, la même chose que celle qui, en langage théologique, met Satan au même niveau que Dieu, et que, à tort ou à raison, on attribue communément aux Manichéens ; il y a certes actuellement bien des gens qui sont, en ce sens, « manichéens » sans s’en douter, et c’est là encore l’effet d’une « suggestion » des plus pernicieuses. Cette conception, en effet, revient à affirmer une dualité principielle radicalement irréductible, ou, en d’autres termes, à nier l’Unité suprême qui est au-delà de toutes les oppositions et de tous les antagonismes ; qu’une telle négation soit le fait des adhérents de la « contre-initiation », il n’y a pas lieu de s’en étonner, et elle peut même être sincère de leur part, puisque le domaine métaphysique leur est complètement fermé ; qu’il soit nécessaire pour eux de répandre et d’imposer cette conception, c’est encore plus évident, car c’est seulement par là qu’ils peuvent réussir à se faire prendre pour ce qu’ils ne sont pas et ne peuvent pas être réellement, c’est-à-dire pour les représentants de quelque chose qui pourrait être mis en parallèle avec la spiritualité et même l’emporter finalement sur elle.


L’ère nouvelle


Cette « spiritualité à rebours » n’est donc , à vrai dire, qu’une fausse spiritualité, fausse même au degré le plus extrême qui se puisse concevoir ; mais on peut aussi parler de fausse spiritualité dans tous les cas où, par exemple, le psychique est pris pour le spirituel, sans aller forcément jusqu’à cette subversion totale ; c’est pourquoi pour désigner celle-ci, l’expression de « spiritualité à rebours » est en définitive celle qui convient le mieux, à la condition d’expliquer exactement comment il convient de l’entendre. C’est là, en réalité, le « renouveau spirituel » dont certains, parfois fort inconscients, annoncent avec insistance le prochain avènement, ou encore l’« ère nouvelle » dans laquelle on s’efforce par tous les moyens de faire entrer l’humanité actuelle, et que l’état d’« attente » générale créé par la diffusion des prédictions dont nos avons parlé peut lui-même contribuer à hâter effectivement. L’attrait du « phénomène », que nous avons déjà envisagé comme un des facteurs déterminants de la confusion du psychique et du spirituel, peut également jouer à cet égard un rôle fort important, car c'est par là que la plupart des hommes seront pris et trompés au temps de la « contre-tradition », puisqu’il est dit que les « faux prophètes » qui s’élèveront alors « feront de grands prodiges et des choses étonnantes, jusqu’à séduire, s’il était possible, les élus eux-mêmes » (5).
      
René Guénon




(1) Le chapitre VI de la Genèse pourrait peut-être fournir, sous une forme symbolique, quelques indications se rapportant à ces origines lointaines de la « contre-initiation ».


(2) On peut appliquer ici analogiquement le symbolisme de la « chute des anges », puisque ce dont il s’agit est ce qui correspond effectivement dans l’ordre humain ; et c’est d’ailleurs pourquoi on peut parler à cet égard de « satanisme » au sens le plus propre et le plus littéral du mot.


(3) Le dernier degré de la hiérarchie « contre-initiatique » est occupé par ce qu’on appelle les « saints de Satan » (awliyâ esh-Shaytân), qui sont en quelque sorte l’inverse des véritables saints (awliyâ er-Rahman), et qui manifestent ainsi l’expression la plus complète possible de la « spiritualité à rebours ».


(4) Cet aboutissement extrême, bien entendu, ne constitue en fait qu’un cas exceptionnel, qui est précisément celui des awliyâ esh-Shaytân ; pour ceux qui sont allés moins loin dans ce sens, il s’agit seulement d’une voie sans issue, où ils peuvent demeurer enfermés pour une indéfinité « éonienne » ou cyclique.


(5) Saint Matthieu, XXIV, 24.


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