jeudi, mars 17, 2011

Alexandra David-Néel & la Commune



Bénarès le 19 mars 1913, Alexandra David-Néel écrit à son mari :
[…] Hier, en écrivant une date, j'ai subitement songé que c'était le 18 mars, l'anniversaire de la Commune, le jour du pèlerinage des fédérés. T'ai-je jamais dit que j'y avais été, au mur des Fédérés après la fusillade, alors que hâtivement on entassait les cadavres dans les tranchés creusées à cette intention... Une sorte de vague vision me reste de cela. J'avais deux ans à cette époque ! Si c'est la première fois que tu entends ce détail, tu te demanderas qui m'avait menée là. C'était mon père qui voulait que, si possible, je gardasse un souvenir impressionnant de la férocité humaine. Ah ! Dieux ! Que je l'ai vue à l’œuvre, depuis, la férocité humaine, sous des aspects moins théâtralement tragiques.[...]

Karl Marx fit le récit (« La guerre civile en France », 1871) et la critique de cette première révolution prolétarienne de l'histoire, qui adopta le drapeau rouge ; dans sa prison, E. Pottier écrivit l'Internationale.


Chansons
Le 18 mars 1871, une insurrection éclate sur la butte Montmartre, c'est le début de la Commune de Paris.
La complainte de la butte


Un poète, un idéaliste, s'éprend d'une belle inconnue (la liberté). Ils s'aimèrent l'espace d'un instant (la commune n'a duré que 72 jours)...



En haut de la rue St-Vincent
Un poète et une inconnue
S'aimèrent l'espace d'un instant
Mais il ne l'a jamais revue

Cette chanson il composa
Espérant que son inconnue
Un matin d'printemps l'entendra
Quelque part au coin d'une rue

La lune trop blême
Pose un diadème
Sur tes cheveux roux
La lune trop rousse
De gloire éclabousse
Ton jupon plein d'trous

La lune trop pâle
Caresse l'opale
De tes yeux blasés
Princesse de la rue
Soit la bienvenue
Dans mon cœur blessé

Les escaliers de la butte sont durs aux miséreux
Les ailes des moulins protègent les amoureux

Petite mendigote
Je sens ta menotte
Qui cherche ma main
Je sens ta poitrine
Et ta taille fine
J'oublie mon chagrin

Je sens sur tes lèvres
Une odeur de fièvre
De gosse mal nourri
Et sous ta caresse
Je sens une ivresse
Qui m'anéantit



Les escaliers de la butte sont durs aux miséreux
Les ailes des moulins protègent les amoureux

Mais voilà qu'il flotte
La lune se trotte
La princesse aussi
Sous le ciel sans lune
Je pleure à la brune
Mon rêve évanoui


Texte de Jean Renoir, cinéaste solidaire de la cause du peuple, et musique de Georges Van Parys.



Chansons communardes



Les Versaillais, conduits par Mac Mahon, pénètrent dans Paris le 21 mai 1871. Du 21 au 28 mai (la Semaine sanglante), la répression fut atroce, entre 20 000 et 30 000 communards furent massacrés, 7500 furent déportés en Nouvelle-Calédonie.


Longtemps après sa rédaction, cette chanson fut dédiée par Jean-Baptiste Clément à une infirmière morte lors de la Semaine sanglante. 

Autres Chansons


Dessin de Tardi, « Le cri du peuple ».

mercredi, mars 16, 2011

La reconstruction conviviale




La centrale nucléaire de Fukushima au Japon appartient à une société privée dont les intérêts économiques se sont opposés à la sécurité publique. En 2011, 442 réacteurs nucléaires dans 31 pays convertis au capitalisme produisent environ 17 % de l'électricité mondiale. 65 réacteurs nucléaires sont en construction actuellement dans le monde.

Est-il encore possible de rejeter le culte de la croissance indéfinie, la recherche effrénée du profit et la menace d'une apocalypse nucléaire ?

La reconstruction conviviale

L'outil et la crise

Les symptômes d'une crise planétaire qui va s'accélérant sont manifestes. On en a de tous côtés cherché le pourquoi. J'avance pour ma part l'explication suivante : la crise s'enracine dans l'échec de l'entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l'homme. Le grand projet s'est métamorphose en un implacable procès d'asservissement du producteur et d'intoxication du consommateur.

La relation de l'homme à I'outil est devenue une relation de l'outil à l'homme. Ici il faut savoir reconnaître l'échec. Cela fait une centaine d'années que nous essayons de faire travailler la machine pour l 'homme et d'éduquer l'homme à servir la machine. On s'aperçoit maintenant que la machine ne «marche » pas, que l'homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l'humanité s'est livrée à une expérience fondée sur l'hypothèse suivante : l'outil peut remplacer l'esclave. Or il est manifeste qu'employé à de tels desseins, c'est l'outil qui de l'homme fait son esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. L'échec de cette grande aventure fait conclure à la fausseté de l'hypothèse.

La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n'est qu'en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l'homme à l'outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L'outil juste répond à trois exigences : il est générateur d'efficience sans dégrader l'autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d'action personnel. L'homme a besoin d'un outil avec lequel travailler, non d'un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d'une technologie qui tire le meilleur parti de l'énergie et de l'imagination personnelles, non d'une technologie qui l'asservisse et le programme.

Je crois qu'il faut inverser radicalement les institutions industrielles, reconstruire la société de fond en comble. Pour être efficient et rencontrer les besoins humains qu'il détermine aussi, un nouveau système de production doit retrouver la dimension personnelle et communautaire. La personne, la cellule de base conjuguent de façon optimale l'efficacité et l'autonomie : c'est seulement à leur échelle que se déterminera le besoin humain dont la production sociale est réalisable.

Qu'il se déplace ou qu'il demeure, l'homme a besoin d'outils. Il en a besoin pour communiquer avec autrui comme pour se soigner. L'homme qui chemine et prend des simples n'est pas l'homme qui fait du cent sur l'autoroute et prend des antibiotiques. Mais chacun ne peut tout faire par soi et dépend de ce que lui fournit son milieu naturel et culturel. L'outil et donc la fourniture d'objets et de services varient d'une civilisation à l'autre.

L'homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l'entourent, de leur donner forme à son goût, de s'en servir avec et pour les autres. Dans les pays riches, les prisonniers disposent souvent de plus de biens et de services que leur propre famille, mais ils n ont pas voix au chapitre sur la façon dont les choses sont faites, ni droit de regard sur ce qu'on en fait. Dégradés au rang de consommateurs-usagers à l'état pur, ils sont privés de convivialité.

J'entends par convivialité l'inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu'il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l'outil dominant et l'outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l'individu aux messages émis par un autre usager, qu'il ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu'il ne comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c'est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée. La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d'une société dotée d'outils efficaces. Lorsqu'une société, n'importe laquelle, refoule la convivialité en deçà d'un certain niveau, elle devient la proie du manque; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l'envi.

L'alternative

L'institution industrielle a ses fins qui justifient les moyens. Le dogme de la croissance accélérée justifie la sacralisation de la productivité industrielle, aux dépens de la convivialité. La société déracinée d'aujourd'hui nous apparaît dès lors comme un théâtre de la peste, un spectacle d'ombres productrices de demandes et génératrices de manques. C'est seulement si l'on inverse la logique de l'institution qu'il devient possible de renverser le mouvement. Par cette inversion radicale, la science et la technologie modernes ne seront pas annihilées, mais doteront l'activité humaine d'une efficacité sans précédent. Par cette inversion, toute industrie et toute bureaucratie ne seront pas détruites, mais éliminées comme entraves à d'autres modes de production. Et la convivialité sera restaurée au cœur de systèmes politiques qui protègent, garantissent et renforcent l'exercice optimal de la ressource la mieux distribuée sur terre : l'énergie personnelle que contrôle la personne. J'entends établir qu'à partir de maintenant, il nous faut assurer collectivement la défense de notre vie et de notre travail contre les outils et les institutions qui menacent ou méconnaissent le droit des personnes à utiliser leur énergie de façon créative. J'entends démontrer qu'à cet effet il nous faut expliciter la structure formelle commune au procès de décision éthique, légale et politique : c'est elle qui garantit que la limitation et le contrôle des outils sociaux soient le fait d°un processus de participation et non d'un oracle d'experts.

L'idéal proposé par la tradition socialiste ne se traduira dans la réalité que si l'on inverse les institutions régnantes et que si l'on substitue à l'outillage industriel des outils conviviaux. En retour, le réoutillage de la société a toutes les chances de rester un vœu pieux si les idéaux socialistes de justice ne l'emportent pas. C'est pourquoi il faut saluer la crise ouverte des institutions dominantes comme l'aube d'une libération révolutionnaire à l'égard de celles qui mutilent la liberté élémentaire de l'être humain, dans le seul but de gaver toujours plus d'usagers. Cette crise planétaire des institutions peut nous faire accéder à un nouvel état de conscience touchant la nature de l'outil et l'action à mener pour que la majorité des gens en prennent le contrôle. Si les outils ne sont pas dès maintenant soumis à un contrôle politique, la coopération des bureaucrates du bien-être et des bureaucrates de l'idéologie nous fera crever de « bonheur ». La liberté et la dignité de l'être humain continueront à se dégrader, ainsi s'établira un asservissement sans précédent de l'homme à son outil.

A la menace d'une apocalypse technocratique, j'oppose la vision d'une société conviviale. La société conviviale reposera sur des contrats sociaux qui garantissent à chacun l'accès le plus large et le plus libre aux outils de la communauté, à la seule condition de ne pas léser l'égale liberté d'autrui.

Ivan Illich, « La convivialité ».

La convivialité

« L'analyse critique de la société industrielle doit beaucoup à Ivan Illich. Il est l'un des premiers à avoir dénoncé le productivisme, le culte de la croissance, l'apologie de la consommation et toutes les formes d'aliénation nées du mode de production capitaliste. La Convivialité montre comment l'organisation de la société tend à produire des consommateurs passifs, qui ont délégué aux institutions le pouvoir de décider et renoncé à assumer la responsabilité des orientations de leur société. Cette analyse critique se transforme en un manifeste. Il s'agit de réveiller politiquement les citoyens endormis, afin qu'ils se réapproprient leur destin.
Toutefois, cette reconquête suppose que les individus se détournent des seules possessions matérielles au profit de la redécouverte d'autrui et de la pratique du dialogue social. Seul l'apprentissage de la convivialité permettra, par la rencontre et l'échange, de renouer les fils de la communauté et de lui redonner la maîtrise de son avenir et de ses choix. » Paul Klein.



Illustration :


mardi, mars 15, 2011

L'addiction à la croissance





«Toute l'activité des marchands et des publicitaires consiste à créer des besoins dans un monde qui croule sous les productions. Cela exige un taux de rotation et de consommation des produits de plus en plus rapide, donc une fabrication de déchets de plus en plus forte et une activité de traitement des déchets de plus en plus importante. »
Bernard Marise


Notre société a lié son destin à une organisation fondée sur l'accumulation illimitée. Ce système est condamné à la croissance. Dès que la croissance se ralentit ou s'arrête, c'est la crise, voire la panique. On retrouve le «Accumulez ! Accumulez ! C'est la loi et les prophètes ! » du vieux Marx. Cette nécessité fait de la croissance un «corset de fer. L'emploi, le paiement des retraites, le renouvellement des dépenses publiques (éducation, sécurité, justice, culture, transports, santé, etc.) supposent l'augmentation constante du produit intérieur brut (PIB). « Le seul antidote au chômage permanent, c'est la croissance », martèle Nicolas Baverez, «déclinologue» proche de Sarkozy, rejoint en cela par beaucoup d'altermondialistes. A la fin, le cercle vertueux devient un cycle infernal... La vie du travailleur se réduit le plus souvent à celle d'un «biogisteur qui métabolise le salaire avec les marchandises et les marchandises avec le salaire, transitant de la fabrique à l'hypermarché et de l'hypermarché à la fabrique ».

Trois ingrédients sont nécessaires pour que la société de consommation puisse poursuivre sa ronde diabolique : la publicité, qui crée le désir de consommer, le crédit, qui en donne les moyens, et l'obsolescence accélérée et programmée des produits, qui en renouvelle la nécessité. Ces trois ressorts de la société de croissance sont de véritables «pousse-au-crime ».

La publicité nous fait désirer ce que nous n'avons pas et mépriser ce dont nous jouissons déjà. Elle crée et recrée l'insatisfaction et la tension du désir frustré. D'après un sondage effectué auprès des présidents des plus grandes firmes américaines, 90% d'entre eux reconnaissent qu'il serait impossible de vendre un nouveau produit sans campagne publicitaire ; 85 % déclarent que la publicité persuade « fréquemment » les gens d'acheter des choses dont ils n'ont pas besoin; et 51% disent que la publicité persuade les gens d'acheter des choses qu'ils ne désirent pas vraiment. Oubliés les biens de première nécessité. De plus en plus, la demande ne porte plus sur des biens de grande utilité, mais sur des biens de haute futilité. Élément essentiel du cercle vicieux et suicidaire de la croissance sans limite, la publicité, qui constitue le deuxième budget mondial après l'armement, est incroyablement vorace : 103 milliards d'euros aux États-Unis en 2003, I5 en France. En 2004, les entreprises françaises ont investi 31,2 milliards d'euros pour leur communication (soit 2% du PIB et 3 fois le déficit de la Sécurité sociale française l). Au total, pour l'ensemble du globe, plus de 500 milliards de dépenses annuelles. Montant colossal de pollution matérielle, visuelle, auditive, mentale et spirituelle! Le système publicitaire « s'empare de la rue, envahit l'espace collectif - en le défigurant -, s'approprie tout ce qui a vocation publique, les routes, les villes, les moyens de transport, les gares, les stades, les plages, les fêtes ». Ce sont des émissions «saucissonnées », des enfants manipulés et perturbés (car les plus faibles sont les premiers visés), des forêts détruites (40 kg annuels de papier dans nos boîtes aux lettres). Et, au final, les consommateurs paient l'addition, soit 500 euros par an et par personne.

De son côté, l'usage de la monnaie et du crédit, nécessaire pour faire consommer ceux dont les revenus ne sont pas suffisants et pour permettre aux entrepreneurs d'investir sans disposer du capital nécessaire, est un puissant «dictateur» de croissance au Nord, mais aussi de façon plus destructrice et plus tragique au Sud. Cette logique «diabolique» de l'argent qui réclame toujours plus d'argent n'est autre que celle du capital. On est face à ce que Giorgio Ruffolo appelle joliment le « terrorisme de l'intérêt composé ». Quel que soit le nom dont on l'affuble pour le légitimer, retour sur investissement (return on equity), valeur pour l'actionnaire, quel que soit le moyen de l'obtenir, en comprimant impitoyablement les coûts (cost killing, down sizing), en extorquant une législation abusive sur la propriété (brevets sur le vivant) ou en construisant un monopole (Microsoft), il s'agit toujours du profit, moteur de l'économie de marché et du capitalisme à travers ses diverses mutations. Cette recherche du profit à tout prix se fait grâce à l'expansion de la production-consommation et à la compression des coûts. Les nouveaux héros de notre temps sont les cost killers, ces managers que les firmes transnationales s'arrachent à prix d'or, leur offrant des matelas de stock-options et des parachutes dorés. Formés le plus souvent dans les business schools, que l'on devrait plus justement appeler «écoles de la guerre économique », ces stratèges ont à cœur d'externaliser au maximum les charges pour en faire porter le poids à leurs employés, aux sous-traitants, aux pays du Sud, à leurs clients, aux États et aux services publics, aux générations futures, mais, par-dessus tout, à la nature, devenue à la fois pourvoyeuse de ressources et poubelle. Tout capitaliste, tout financier, mais aussi tout homo œconomicus (et nous le sommes tous), tend à devenir un «criminel» ordinaire plus ou moins complice de la banalité économique du mal.

Dès 1950, Victor Lebow, un analyste du marché américain, avait compris la logique consumériste. «Notre économie, immensément productive, écrivait-il, exige que nous fassions de la consommation notre style de vie [...]. Nous avons besoin que nos objets se consomment, se brûlent et soient remplacés et jetés à un taux en augmentation continue» Avec l'obsolescence programmée, la société de croissance possède l'arme absolue du consumérisme. Au terme de délais toujours plus brefs, les appareils et équipements, des lampes électriques aux paires de lunettes, tombent en panne par suite de la défaillance voulue d'un élément. Impossible de trouver une pièce de rechange ou un réparateur. Réussirait-on à mettre la main sur l'oiseau rare, qu'il coûterait plus cher de réparer que de racheter du neuf (celui-ci étant aujourd'hui fabriqué à prix cassé dans les bagues du Sud-Est asiatique). C'est ainsi que des montagnes d'ordinateurs se retrouvent en compagnie de téléviseurs, de réfrigérateurs, de lave-vaisselle, de lecteurs de DVD et de téléphones portables à encombrer poubelles et décharges avec des risques de pollution divers : 150 millions d'ordinateurs sont transportés chaque armée dans des déchetteries du Tiers-monde (500 bateaux par mois vers le Nigeria !), alors qu'ils contiennent des métaux lourds et toxiques (mercure, nickel, cadmium, arsenic, plomb).

Ainsi sommes-nous devenus des « toxicodépendants » de la croissance. La toxicodépendance à la croissance n'est d'ailleurs pas qu'une métaphore. Elle est polymorphe. A la boulimie consommatrice des accrocs de supermarchés et de grands magasins répond le workaholism, l'addiction au travail des cadres, alimenté, le cas échéant, par une surconsommation d'antidépresseurs et même, selon des enquêtes anglaises, par la consommation de cocaïne pour les cadres supérieurs qui veulent « être à la hauteur ». L'hyperconsommation de l'individu contemporain «turbo-consommateur» débouche sur un bonheur blessé ou paradoxal. Jamais les hommes n'ont atteint un tel degré de déréliction. L'industrie des «biens de consolation» tente en vain d'y remédier. Nous, Français, possédons, dans ce domaine, un triste record : nous avons acheté, en 2005, 41 millions de boîtes d'antidépresseurs. Sans entrer dans le détail de ces «maladies engendrées par l'homme», on ne peut que souscrire au diagnostic du professeur Belpomme : «La croissance est devenue le cancer de l'humanité. »

Serge Latouche, « Petit traité de la décroissance sereine ».



Obsolescence programmée

"Prêt à jeter", documentaire d'Arte.

Dans les pays occidentaux, on peste contre des produits bas de gamme qu'il faut remplacer sans arrêt. Tandis qu'au Ghana, on s'exaspère de ces déchets informatiques qui arrivent par conteneurs. Ce modèle de croissance aberrant qui pousse à produire et à jeter toujours plus ne date pas d'hier. Dès les années 1920, un concept redoutable a été mis au point : l'obsolescence programmée. "Un produit qui ne s'use pas est une tragédie pour les affaires", lisait-on en 1928 dans une revue spécialisée. Peu à peu, on contraint les ingénieurs à créer des produits qui s'usent plus vite pour accroître la demande des consommateurs.





Petit traité de la décroissance sereine

La décroissance n'est pas la croissance négative. Il conviendrait de parler d " a-croissance ", comme on parle d'athéisme. C'est d'ailleurs très précisément de l'abandon d'une foi ou d'une religion (celle de l'économie, du progrès et du développement) qu'il s'agit. S'il est admis que la poursuite indéfinie de la croissance est incompatible avec une planète finie, les conséquences (produire moins et consommer moins) sont encore loin d'être acceptées. Mais si nous ne changeons pas de trajectoire, la catastrophe écologique et humaine nous guette. Il est encore temps d'imaginer, sereinement, un système reposant sur une autre logique : une « société de décroissance ».


Source de l'illustration :
http://www.courrierdelaplanete.org/cdpinfo/2007/juin.php


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Rapacité parlementaire



Un Email de Damien, lecteur du blog, nous alerte :
"L’austérité, c’est bon pour le petit peuple, pas pour le personnel politique du Parlement Européen !"

dimanche, mars 13, 2011

Contre les nouvelles pudibonderies



L'offensive de la pudibonderie s'observe dans toutes les religions. L'islam contemporain censure les anciens traités érotiques arabes. L'hindouisme renie son sensualisme. Quant aux chrétiens, leur haine ancestrale du corps se retrouve dans un scientisme qui dématérialise de plus en plus l'être humain. Bientôt, l'utérus sera remplacé par une technologie considérée comme moins impure. Les nanotechnologies permettront de changer tous les organes altérables. La quête de l'immortalité donnera aux « technoprophètes » un inquiétant pouvoir.

Dans son dernier livre, « La vie vivante », Jean-Claude Guillebaud dénonce cette nouvelle forme de « domination » parée des couleurs du progrès.

La vie vivante, contre les nouveaux pudibonds

« Nous vivons un extraordinaire paradoxe. Les techno-prophètes de la modernité tiennent le corps en horreur. Numérique, nanotechnologies, intelligence artificielle, posthumanisme, gender studies... Les nouveaux pudibonds veulent nous "libérer" de la chair et du réel. Au cœur de la mutation anthropologique, technologique et historique en cours, des logiques redoutables sont à l’œuvre. Elles vont dans le sens d'une dématérialisation progressive de notre rapport au monde. Le biologique témoignerait d'une " infirmité" dont il faudrait s'émanciper au plus vite. Ainsi, sous couvert de "libération ", la nouvelle pudibonderie conforte étrangement ce qu'il y a de pire dans le puritanisme religieux hérité du XIXe siècle. Et pas seulement au sujet des mœurs. Dans le discours néolibéral, l'adjectif "performant" désigne le Bien suprême. Mais ni le "système" ni ses logiciels ne savent prendre en compte des choses aussi fondamentales que la confiance, la solidarité, l'empathie, la gratuité, la cohésion sociale. La Vie vivante, celle qu'il faut défendre bec et ongles, c'est celle qui échappe aux algorithmes des ordinateurs, à l'hégémonie des "experts" et des dominants, qui confondent "ce qui se compte" avec ce qui compte. »

Extrait :

Les conquêtes de la science et de la technologie, associées aux découvertes de certaines disciplines comme l’éthologie ou la neurologie, ouvrent des perspectives troublantes : le périmètre de la catégorie « homme » devient plus difficile à circonscrire. L’interprétation cybernétique de cette dernière – l’humain étant vu comme un faisceau d’informations, de codages et de dynamiques inter­actives – ouvre la voie à toutes les déconstructions possibles. Au sens le plus fort du terme, l’humain devient problématique. (…)

Pour les défenseurs du transhumanisme (ou posthumanisme), il est clair que les avancées de la science ont effacé les frontières qui différenciaient l’humain de la machine, de l’animal et même de la matière inerte. Ces avancées du savoir scientifique nous enseignent que l’homme n’est jamais qu’une concrétion éphémère – et manipulable à loisir – de gènes et de cellules partout présentes dans la réalité organique. Elles nous assurent que les sentiments et les pensées qui nous habitent – peur, dépression, affection – résultent d’une combinaison changeante de substances comme la sérotonine ou l’ovocytine. Elles nous disent encore que ce que nous appelions jusqu’alors la « cons­cience », l’« esprit » ou l’« âme » ne sont rien de plus qu’une émergence aléatoire et mouvante, produite par un réseau de connexions neuronales.

Pour certains scientifiques américains, parmi lesquels Neil Gershenfeld, directeur du Center for Bits and Atoms du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’organisation de la vie, sous toutes ses formes, résulte ainsi de la seule connectivité, laquelle provoque l’apparition des cellules, des organes, des familles puis des communautés vivantes, les premières aboutissant aux dernières par une série d’emboîtements successifs. La conception du monde qu’il propose est celle d’une réalité systémique et enchevêtrée. Initiateur des fab labs, Gershenfeld a créé au MIT un cours dont l’intitulé est significatif : « Comment fabriquer à peu près n’importe quoi ? » Devenu impossible à cerner, de l’aveu même de ce chercheur, le concept d’homme s’évaporerait de lui-même. Dans ces conditions, l’humanisme traditionnel est interprété comme une vision étroite, obsolète de notre destinée, sauf à s’en remettre à une transcendance fondatrice, d’ordre religieux ou métaphysique, transcendance que rejettent évidemment les scientifiques. « Le transhumanisme, observe le philosophe et polytechnicien Jean-Pierre Dupuy, est typiquement l’idéologie d’un monde sans Dieu. » (…)

En Europe, les philosophes classiques ont tendance à hausser les épaules quand on évoque ce courant transhumaniste. Aux yeux d’une majorité d’entre eux, tout cela relèverait de la science-fiction et non d’une réflexion sérieuse. Ils poursuivent donc leur travail traditionnel et glosent savamment sur les grands textes grecs ou latins sans s’intéresser vraiment au sujet. C’est à tort. (…) En réalité, le projet transhumaniste – il se qualifie ainsi – ne relève plus du futurisme ni du délire. (…) Il inspire dorénavant des programmes de recherche, la création d’universités spécialisées et d’une multitude de groupes militants. Il influence une frange non négli­geable de l’administration fédérale américaine et, donc, le processus de décision politique. Voilà près de dix ans que ledit projet, pour ce qui le concerne, n’est plus cantonné dans le ciel des idées. Il génère l’apparition de lobbies puissants. Les hypothèses qu’il propose ne cessent d’essaimer dans les différentes disciplines du savoir universitaire.

De la convergence à la singularité

Pour donner un premier aperçu de cet impétueux programme, il faut évoquer deux idées fondatrices : la convergence technologique et la singularité. La première est déjà plus qu’une simple théorie. Elle a fait l’objet outre-Atlantique, en juin 2002, d’un rapport commandité par la National Science Foundation (NSF) et le Department of Commerce (DOF). L’objectif de ce rapport était explicite : améliorer les performances humaines (Improving Human Performance). L’établissement de ce rapport a mobilisé une cinquantaine de chercheurs. Ils entendaient faire le point sur l’avancée des quatre technologies les plus prometteuses : nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives. Pour cette raison, leur texte de 400 pages est entré dans l’histoire sous l’appellation de NBIC, sigle reprenant la première lettre de chaque technologie concernée.

Le thème central est celui d’une irrésistible – et souhaitable – convergence entre ces diverses technologies. Sur certains points, celle-ci est déjà avérée : l’informatique a grandement favorisé l’avancée des biotechnologies, de même que les nanotechno­logies (l’infiniment petit) permettront à l’informatique de faire un saut qualitatif considérable en matière de stockage ou d’efficacité des microprocesseurs. Les biotechnologies seront-elles aussi révolutionnées, tout comme la médecine, grâce à l’intervention réparatrice de « nanorobots » cheminant à l’intérieur du corps humain ?
L’objectif est bien l’abolition générale et systématique des frontières : non seulement entre les technologies, mais aussi – et surtout – entre les différentes formes de réalité. On parle alors de « réalité augmentée ». (…)
Une telle mutation épistémologique est cruciale pour l’avenir de l’espèce humaine. Elle ouvre des horizons insoupçonnés : augmentation des capacités cognitives du cerveau, allongement considérable de la durée de vie, interconnexion des intelli­gences, abolition des frontières linguis­tiques par le biais de la tra­duction simultanée, conduite directe des machines par la pensée, etc. Emportés par leur enthousiasme, les chercheurs n’hésitent pas à ­prédire l’avènement d’une nouvelle Renaissance. (…)

La deuxième idée qui renforce le projet transhumaniste est la singularité, terme censé désigner le basculement de l’humanité dans une autre ère. (…) On doit son extraordinaire popularité à un personnage emblématique dont il faut dire quelques mots : Ray Kurzweil. Né à New York en 1948, il est à la fois ingénieur, essayiste, futurologue et entrepreneur. (…) Inventeur au milieu des années 1970 du logiciel capable de lire les livres, il a été honoré par la plupart des présidents américains, de Lyndon Johnson à Bill Clinton. Bill Gates, l’ancien patron de Microsoft, a vanté sa clairvoyance prospective exceptionnelle et sa parfaite connaissance des promesses de l’intelligence artificielle. (…) Kurzweil a constitué un vaste réseau fait de groupes de chercheurs et d’universitaires. Il dirige le Singularity Institute for ­Artificial Intelligence et préside la X-Prize Foundation, destinée à récompenser l’innovation technologique. Kurzweil enseigne également à la toute nouvelle Singularity University, créée en 2009, en Californie, avec l’appui de Google et de la Nasa. Il est même l’administrateur de cette université, qu’on présente comme le MIT du futur. (…)

Que faut-il entendre par singularité ? Pour Kurzweil, nous sommes à la veille d’un « saut » technologique tellement décisif – et définitif – que nul ne peut encore le décrire. Tel est le vrai sens du mot. Il nous invite à imaginer un horizon au-delà duquel le futur s’apparente à un trou noir inobservable. Son avènement résultera de la convergence et surtout l’accélération des nouvelles technologies, mais aussi et surtout des progrès de l’intelligence. Kurzweil ajoute que si les avancées obéissaient jusqu’alors à un rythme exponentiel, ce sera leur accélération elle-même qui deviendra exponentielle. On emploie à ce sujet une expression empruntée à Buckminster Fuller : l’accélération accélérante. Cela signifie que le nombre des innovations ira se multipliant, tandis que ­l’intervalle entre chacune d’entre elles se raccourcira sans cesse. À ce jeu, les transformations de l’humanité au cours du seul XXIe siècle devraient être équivalentes à toutes celles qu’elle a connues au cours des
20 000 années précédentes, et peut-être plus considérables encore.

La rapidité de leur enchaînement les rend imprévisibles. On peut seulement dégager quelques-uns des bouleversements attendus : dématérialisation et amplification conséquente de la réalité, multiplication des machines intelligentes capables de se reproduire elles-mêmes, prédominance universelle du concept d’information, enchevêtrement généralisé de l’organique et du machinique, etc. La dernière étape du processus devrait être, selon Kurzweil, celle d’un « éveil » de l’univers entier à la conscience. Dans tous les cas, l’espèce humaine telle que nous la connaissons disparaîtra.

À ce stade, les règles ordinaires de la prospective ne s’appliquent évidemment plus. On est dans le registre du prophétisme, ce qui vaut à Kurzweil d’être présenté comme un techno­prophète. En définitive, il n’est pas loin de faire siennes les hypothèses du jésuite et paléontologue français Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), inventeur du concept de noo­sphère, du point oméga et du Christ cosmique – réflexions qui lui valurent les foudres du Vatican dans les années 1950 et 1960. On a d’ailleurs oublié que, dans son livre l’Énergie humaine, Teilhard s’était déclaré favorable à une amélioration de l’homme par lui-même, jusqu’à l’apparition possible d’un « type humain supérieur ». Il nous faut « aider Dieu », ajoutait-il, « comme si notre salut ne dépendait que de notre industrie ».

Dans ses écrits et ses déclarations, Kurzweil revendique pour l’homme la liberté de remodeler sa propre espèce. Six siècles après la Renaissance italienne, il prend au pied de la lettre le discours historique du philosophe et théologien italien Giovanni Pic de la Mirandole (1463-1494), lequel proclamait dans son Oraison sur la dignité humaine : « À l’homme il est permis d’être ce qu’il choisit d’être. » Kurzweil rejette ainsi toute espèce de freins, limites et interdictions qui, au nom de la prudence ou de l’éthique, empêcheraient l’homme d’aller « plus loin ». Son dernier livre contient une profession de foi enflammée, qui coïncide avec celle du mouvement transhumaniste. « Nous voulons, proclame-t-il, devenir l’origine du futur, changer la vie au sens propre et non plus au sens figuré, créer des espèces nouvelles, adopter des clones humains, sélectionner nos gamètes, sculpter notre corps et nos esprits, apprivoiser nos gènes, dévorer des festins trans­géniques, faire don de nos cellules souches, voir les infrarouges, écouter les ultrasons, sentir les phéromones, cultiver nos gènes, remplacer nos neurones, faire l’amour dans l’espace, débattre avec des robots, pratiquer des clonages divers à l’infini, ajouter de nouveaux sens, vivre 20 ans ou deux siècles, habiter la Lune, tutoyer les galaxies. »

Une utopie de substitution ?

Derrière la joyeuseté affichée se profilent des figures inédites – et plutôt glaçantes – de la domination. (…) Le technoprophétisme apparaît comme une utopie de substitution.(…) Le transhumanisme, en somme, vient combler le décalage existant entre les réalisations techniques dont l’homme s’est montré capable au cours de l’Histoire et l’infirmité meurtrière de son cheminement éthique, moral et politique. (…) Il poursuit des objectifs qui dépassent ceux du Titan Prométhée : accession à l’immortalité, à la puissance absolue, à l’autonomie, à la jouissance parfaite. Même si ses adeptes s’en défendent, il se présente bien comme une eschatologie (du grec eskhatos, « dernier », et logos, « discours »), c’est-à-dire une annonce des fins ­dernières de l’homme et du monde. Rejetant les idéologies mortifères du XXe siècle, il indique un autre chemin pour parvenir à des lendemains qui chantent. Une préoccupation, en revanche, lui est étrangère : l’éthique. (…) L’incroyable rudesse de certaines annonces faites par les tenants du transhumanisme, la tonalité souvent inquiétante de leurs propos ne devraient pas, répète-t-on, nous arrêter. L’effroi qu’elles font naître en nous prendrait source dans le vieil humanisme qui gouverne encore notre esprit paresseux, celui auquel nous sommes sommés de renoncer. (…)

Soyons clair, le terme technoprophète ne relève pas exclusivement de l’ironie. Il renvoie le plus souvent à des réflexions dont on aurait tort de sous-estimer la cohérence. Elles émanent d’esprits brillants, de savants reconnus, d’intellectuels diplômés. Par-delà les compétences particulières de chacun, quelques préoccupations communes les rassemblent : construire une vision positive de l’avenir, examiner les opportunités – et les promesses – qu’offrent les technologies avancées, refuser le déni peureux et le désespoir chic. À cette sensibilité s’ajoute une commune incrédulité envers la politique et le social, survivances inutiles de la pensée humaniste. Le préfixe « techno » souligne le fait que les prophètes en question s’en remettent à la technique – et souvent à elle seule – pour remédier aux malheurs du monde et tempérer la désespérance des hommes. On connaît quelques-unes des promesses – parfois délirantes – qu’autorise ce type de raisonnement : les organismes génétiquement modifiés (OGM) régleront le problème de la faim dans le monde ; un remodelage neurologique permettra de guérir les hommes de la violence qui les habite ; la vidéosurveillance fera disparaître la délinquance urbaine ; la banalisation de l’utérus artificiel parachèvera la libération des femmes ; le clonage rendra superflues les astreintes de la procréation sexuée, etc. La technique, en somme, est vue comme une « réponse » beaucoup plus efficiente que n’importe quel volontarisme politique ou même que le patient effort édu­catif pour civiliser les mœurs. Une conviction de cette nature conduit naturellement à se détourner de la politique et, à plus forte raison, du droit social. (…)

L’homme : une expérience ratée ?

À ceux qui trouveraient excessive cette frayeur, ou injuste l’emploi de l’adjectif « glaçante », il faut rappeler une réponse que fit à ce propos le technoprophète Hans Moravec. L’essayiste américain Mark Dery, spécialiste de la cyberculture, l’interrogeait en 1993 sur les inégalités qu’entraînerait une « amélioration » de l’espèce, laquelle ferait naître deux types d’humains : ceux qui auraient été « améliorés » (une minorité) et les autres. Comment ne pas être alarmé, objectait Dery, par les implications socio-économiques de la robotique appliquée et du transhumanisme ? Ne se trouverait-on pas confrontés à l’existence d’une catégorie de surhommes face à des centaines de millions de sous-hommes ? En effet, tout laisse penser que les procédés d’« amélioration » de l’humain, via le clonage, la robotique ou la manipulation génétique, seraient réservés – et pour longtemps – à une minorité fortunée, tandis que les habitants de la planète, pas seulement les damnés de la terre, devraient se contenter d’être des humains « à l’ancienne mode ». Moravec articula paisiblement la réponse suivante : « Peu importe ce que font les gens, ils seront laissés derrière comme le deuxième étage d’une fusée. […] Cela vous gêne-t-il beaucoup aujourd’hui que la branche des tyrannosaures se soit éteinte ? Le destin des humains sera sans intérêt pour les robots super-intelligents du futur. Les humains seront considérés comme une expérience ratée. » (…)

La vie vivante
Contre les nouveaux pudibonds



Jean-Claude Guillebaud, écrivain et journaliste, lauréat du prix Albert-Londres, est éditorialiste au Nouvel Observateur. Son cycle d'essais, "Enquête sur le désarroi contemporain", qui a connu un grand succès public, en France et à l'étranger, a été couronné par de nombreux prix. Il entame avec ce livre une "Enquête sur les nouvelles dominations" et nous invite à la résistance.

Source de l'extrait :

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Utérus artificiel, source :

samedi, mars 12, 2011

Le kâma-sûtra




Enseigner l'art d'aimer

Le christianisme dispose d'une érotique par défaut : sa négation constitue l'une de ses modalités qui débouche sur ce que j'ai nommé le nihilisme de la chair couplé à l'éros nocturne. Dans nombre de pays non occidentaux, il existe une tradition de la pédagogie d'Éros : en Chine, au Japon, en Inde bien sûr, on trouve des ouvrages relevant de ce que l'on appelle des « livres de l'oreiller » dans lesquels, pour montrer la dimension éminemment culturelle de l'érotisme et de l'acte sexuel, on explique, on raconte, on précise, on enseigne le corps sexué, le corps sexuel, le corps amoureux, le corps jubilatoire. Dans tous ces ouvrages soutenus par des spiritualités non chrétiennes (bouddhiste au Japon, taoïste en Chine, hindouiste en Inde), on s'éloigne de l'origine animale du sexe pour le conduire vers le plus haut raffinement culturel.

D'où le Kâma-sûtra, livre célèbre et méconnu : célèbre, pour de mauvaises raisons, car la plupart en connaissent le nom, mais le réduisent à une série de positions sexuelles dont ils se savent physiquement incapables - trop yogiques pour les sportifs du dimanche postmoderne ! Certes, il est question de positions (l'enroulée, la pressante, la posture terrible, la grande ouverture, le bambou fendu, la pose du clou, la posture du crabe, l'union de la vache, l'union du troupeau de vaches, le plaisir merveilleux, la fermeture de l'écrin, la posture de la jument...) sur le mode de l'énumération. Mais ce chapitre constitue une infime partie de l'ouvrage. Voilà pour quelles raisons il est méconnu : car on ignore tout de la suite qui enseigne l'éros léger, le féminisme égalitaire, les jubilations libertaires, les dynamiques ludiques, les jeux hédonistes, l'invention du corps de l'autre, la construction du plaisir à deux, le souci d'autrui, les vertus nécessaires (délicatesse, prévention, douceur, tendresse, inventivité, imagination) et tout ce qui préside à la construction de deux plaisirs - celui de l'autre et le sien. Pas étonnant que le cerveau formaté par le christianisme aille directement dans ce livre à ce qui devient avec lui scabreux, graveleux, sanieux - pour le coup obscène, pour utiliser un mot de Bataille. Et que, ce faisant, le lecteur mené par une frénésie fautive néglige ce qui permettrait une alternative à son nihilisme de la chair...

Kâma-sûtra contre Cité de Dieu

Le Kâma-sûtra agit en exacte antithèse à La Cité de Dieu. Vâtsyâyana, pour ce que l'on en sait, autrement dit pour les informations livrées dans le corps de son ouvrage, est un brahmane qui enseigne l'excellence de l'hindouisme et appelle à respecter les règles de sa religion. Le livre se présente comme une synthèse d'ouvrages anciens consacrés au même sujet. à savoir « l'art du sexe ». Dès l'ouverture du livre, le philosophe donne le nom des auteurs, le titre de leurs ouvrages, les grandes lignes des contenus et annonce qu'il résumera l'ensemble.

En prolégomènes, Vâtsyâyana pose clairement la dimension philosophique de son projet : si les animaux se contentent de la sexualité brute. de la copulation mécanique indexée sur l'unique exigence de la nature, les hommes, eux, pour autant qu'ils aient envie de mériter leur humanité, doivent faire un art, une culture, un savoir-faire, une connaissance, une sagesse, une esthétique des choses de 1' amour, grâce à des techniques susceptibles d'être enseignées, transmises par un individu qui sait à un autre qui ignore. Et, chose essentielle : l'ignorant qualifie tout aussi bien 1'homme que la femme. La culture sexuelle s'offre donc indistinctement aux deux sexes, ce qui, de fait, définit chez le penseur indien une égalité essentielle et existentielle dès le départ entre les deux sexes. On est loin des fables chrétiennes sur Adam abusé par une Ève vicieuse et pécheresse – et encore plus loin de la haine chrétienne des corps.

Construire une belle individualité

Un tel féminisme se déploie dans l'invitation à produire une belle individualité - homme ou femme. Ce sage contemporain de saint Augustin propose une philosophie intégrée dans une vision générale des choses qui comprend le droit (dharma), la propriété (artha) et l'amour (kâma). Des traités furent écrits sur chacun de ces trois domaines et Nandi, l'assistant de Mahâdeva, rédigea mille chapitres sur les choses de l'amour (Kâma-shâstra). Vâtsyãyana effectue donc la synthèse des synthèses déjà effectuées au travers des âges sur cette question.

Le Kâma-sûtra enseigne l'excellence de l'enseignement. L'augmentation de la culture et du savoir contribue à l'augmentation du plaisir et de la jouissance. D'où la nécessité, pour les femmes, de s'initier aux soixante-quatre arts. Certes, dans la liste livrée dans le désordre, un certain nombre d'activités relèvent de ce qu'habituellement on associe aux devoirs des femmes, un genre d'art domestique où triomphent les arts d'agrément : l'arrangement floral ; la disposition des lits et des tapis ; la décoration picturale ; la confection de colliers et de guirlandes ; la fabrication de turbans et de diadèmes; celle d'ornements d'oreilles ; la confection de parures vestimentaires ; la distinction et l'élégance; la couture ; le macramé ; la fabrication des chars fleuris ; la coloration des bijoux ; les bons usages ; les tours de magie; l'art d'apprendre à parler aux perroquets et aux mainates ; la mosaïque des sols ; les jeux pour les enfants ; etc.

À cela s'ajoutent la connaissance et la pratique des beaux-arts : le chant, la danse, la musique instrumentale, la peinture, la calligraphie et le découpage des silhouettes, l'art des coupes à eau musicales, les représentations théâtrales, la mise en scène, l'art du luth, le jeu des vers qui s'enchaînent, la lecture et la déclamation, la composition poétique, l'improvisation orale de poèmes, le mime, les jeux de mots et de phrases à transformer.

Les arts concernent également le corps et les techniques du. corps : la préparation de la nourriture végétarienne, des boissons et jus de fruits ; la connaissance de la médecine ayurvédique ; les jeux d'adresse; l'art du déguisement ; la parure à l'aide de grains de riz et de fleurs; la coloration des dents, des ongles, le tatouage des membres ; la préparation des parfums ; l'application d'onguents, le massage, les frictions et les soins de la chevelure ; la gymnastique ; et 1' énigmatique « art de changer l'apparence des choses »...

Enfin, dans le corps des soixante-quatre arts, on trouve des activités qui passeraient en Occident, à la même époque, au Vème siècle de notre ère, pour des activités spécifiquement masculines, des arts majeurs : la dialectique, la menuiserie et la sculpture, l'architecture, la minéralogie, la numismatique, l'alchimie, l'art des mots et écritures diverses, la connaissance des langues étrangères, celle des dialectiques vernaculaires, l'interprétation des présages, l'exercice des diagrammes et autres signes ; la maîtrise des formules magiques - mantras -, la stratégie militaire.

Un genre de progression paraît pensable entre les arts domestiques et les arts majeurs : entre l'art de disposer des tapis ou de savoir parler aux mainates ou celui de la dialectique et de la stratégie militaire, on imagine un véritable programme pédagogique, au sens étymologique. un projet existentiel destiné à fabriquer de belles individualités femmes. Quand, derrière saint Paul, le destin chrétien d'une femme consiste à obéir à son mari - selon l'invite faite dans l'Épître aux Éphésiens, « les femmes doivent être soumises à leur mari » (V, 24) -, le Kâma-sûtra propose aux femmes les moyens du savoir, de la culture, de l'intelligence, de la tête bien faite, de l'autonomie. Dans un traité qui apprend les arts de l'amour aux hommes et aux femmes, il est magnifique de voir l'ouvrage affirmer l'égalité ontologique hommes/femmes. La sexualité ne concerne donc pas que le corps, que l'enveloppe (à quoi servirait alors une femme rompue aux arts de l'architecture ?), mais la totalité de l'être. Le nihilisme chrétien mutile le corps ; la spiritualité indienne le célèbre, le construit, le magnifie.

Il faudra attendre un millénaire pour qu'en Europe chrétienne apparaissent des traités destinés à proposer un art de construire de belles individualités : Balthazar Castiglione et « Le Livre du courtisan » (1528), Giovanni Della Casa et Galatée (1558), Torquato Accetto et « De l'honnête dissimulation (1641) ou Baltasar Gracian et « L'Honnête Homme » (1646). Mais tous, absolument tous, s'adressent au jeune homme, au garçon, au gentilhomme, au mâle, mais jamais, au grand jamais, aux femmes ! Plus de mille ans de retard pour le souci d'une construction de soi et l'écriture de traités à l'avenant, preuve que l'on entretient les femmes dans l'ignorance afin de pouvoir mieux la leur reprocher comme procédant de leur nature - une idée tellement séduisante pour le christianisme.
Michel Onfray, « Le souci des plaisirs »



traité d'érotisme de vâtsyâyana
Alain Daniélou


Célèbres dans le monde entier et pourtant mal connus, voire jamais lus, les Kâma-Sûtra, ou Livre de l'amour, sont pour la première fois traduits de leur langue originale : le sanskrit.

Au-delà de l'imagerie érotique d'hypothétiques et mystérieux plaisirs, les Kâma-Sûtra se révèlent, de façon surprenante, un incomparable texte de civilisation.

Cette version enfin complète du traité de Vâtsyâyana (vers IIème - Vème siècle) permet en outre, par le respect du ton, du rythme et de la fraîcheur de l'original, d'en savourer toute la poésie.

Document de premier ordre sur les fondements de la religion, la morale et la société de l'Inde, les Kâma-Sûtra offrent le truculent tableau d'hommes et de femmes à la recherche du bonheur, par tous les moyens possibles.



L'hédonisme shivaïte

vendredi, mars 11, 2011

L’abbaye de Thélème



Toute leur vie était dirigée non par les lois, statuts ou règles, mais selon leur bon vouloir et libre-arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire quoi que ce soit... Ainsi l'avait établi Gargantua. Toute leur règle tenait en cette clause :


FAIS CE QUE VOUDRAS,


car des gens libres, bien nés, biens instruits, vivant en honnête compagnie, ont par nature un instinct et un aiguillon qui pousse toujours vers la vertu et retire du vice; c'est ce qu'ils nommaient l'honneur. Ceux-ci, quand ils sont écrasés et asservis par une vile sujétion et contrainte, se détournent de la noble passion par laquelle ils tendaient librement à la vertu, afin de démettre et enfreindre ce joug de servitude; car nous entreprenons toujours les choses défendues et convoitons ce qui nous est dénié.
 
Par cette liberté, ils entrèrent en une louable émulation à faire tout ce qu'ils voyaient plaire à un seul. Si l'un ou l'une disait : " Buvons ", tous buvaient. S'il disait: "Jouons ", tous jouaient. S'il disait: " Allons nous ébattre dans les champs ", tous y allaient. Si c'était pour chasser, les dames, montées sur de belles haquenées, avec leur palefroi richement harnaché, sur le poing mignonnement engantelé portaient chacune ou un épervier, ou un laneret, ou un émerillon; les hommes portaient les autres oiseaux.


Ils étaient tant noblement instruits qu'il n'y avait parmi eux personne qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d'instruments harmonieux, parler cinq à six langues et en celles-ci composer, tant en vers qu'en prose. Jamais ne furent vus chevaliers si preux, si galants, si habiles à pied et à cheval, plus verts, mieux remuant, maniant mieux toutes les armes. Jamais ne furent vues dames si élégantes, si mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l'aiguille, à tous les actes féminins honnêtes et libres, qu'étaient celles-là. Pour cette raison, quand le temps était venu pour l'un des habitants de cette abbaye d'en sortir, soit à la demande de ses parents, ou pour une autre cause, il emmenait une des dames, celle qui l'aurait pris pour son dévot, et ils étaient mariés ensemble; et ils avaient si bien vécu à Thélème en dévotion et amitié, qu'ils continuaient d'autant mieux dans le mariage; aussi s'aimaient-ils à la fin de leurs jours comme au premier de leurs noces.


Gargantua, livre LVII (1534).
 


Gargantua

Qui ne connaît pas Gargantua ? Ne vous a-t-on jamais dit que vous aviez un appétit "gargantuesque" ? Si tel est le cas, soyez heureux. Car Gargantua est un personnage mythique de la littérature française du XVIe siècle. Créé par François Rabelais, Gargantua est un géant truculent dont le nom est passé dans le langage courant pour désigner son appétit énorme et insatiable. Rabelais écrit l'ouvrage en mêlant rêve et réalité. Sous forme de chroniques, on découvre avec plaisir les aventures comiques et magnifiques de Gargantua, de guerres en ripailles. Outre son esprit satirique, Rabelais montre ici un talent de conteur et de portraitiste. Ces pirouettes stylistiques lui permettent d'exprimer sa philosophie en toute liberté malgré la censure et les guerres de religion propres à l'époque de François Ier. Une philosophie faite d'épicurisme souriant et modéré. En prose et en vieux français, ce roman comporte tous les éléments propres aux œuvres indémodables.


 Commentaire : Ce grand album est un régal tant par la qualité de ses textes que par la modernité de ses illustrations. Les dessins peuvent d'ailleurs surprendre car ils sont traités à la manière du peintre espagnol Botero. Ils sont très réalistes et traduisent la violence des descriptions de Rabelais ainsi que sa truculence. Les textes, réécrits en français moderne, sont accessibles à tous. Cet excellent album fera découvrir aux jeunes lecteur la force d'écriture de cet écrivain ancien dont la qualité d'imagination reste d'actualité. Il offre également un bon sujet de discussion : qui n'a jamais rêvé d'avoir pour devise "fais ce que tu voudras".


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