lundi, mai 16, 2011

Le Docteur Jekyll et Mister Hyde de la mondialisation



« En ce temps-là, Salmân, le croyant sera plus méprisé qu'une servante, son cœur fondra comme le sel dans l'eau, à cause de tout ce qu'il verra d'illicite sans qu'il n'y puisse rien changer, les hommes se satisferont des hommes et les femmes des femmes et on fera des avances aux jeunes hommes comme on en fait aux jeunes filles vierges ! En ce temps-là, ô Salmân, les gouvernants seront débauchés, les ministres crapuleux, les hommes de confiance sans foi ni loi... »
Hadith 89 



DSK, en satyre d’un palace New-Yorkais, le fait divers ignoble, s’il est avéré, n’a pas étonné le moins du monde Anne Mansouret, conseillère générale de l’Eure et régionale de Haute-Normandie, et candidate aux primaires socialistes pour l’élection présidentielle de 2012. Et pour cause ! Sa fille Tristane Banon, journaliste et romancière, aurait été victime d’une tentative d’agression sexuelle de la part du Docteur Jekyll et Mister Hyde de la politique française, en 2002.



Alors que la stupeur générale se lisait sur nombre de visages des ténors de la politique nationale, notamment socialistes, qui l’ont joué solidaires et avares de paroles tout au long de ce dimanche riche en conjectures, l’inculpation de celui qui briguait l’Elysée a fait remonter le temps à Anne Mansouret. Un retour douloureux vers le passé, empreint du regret d’avoir dissuadé sa fille de poursuivre en justice son agresseur, Dominique Strauss-Kahn, ainsi qu’elle l’a confié au site "Paris-Normandie.fr".

Le talon d’Achille du directeur général du FMI, mis sur la touche et remplacé au pied levé par l’américain John Lipsky, bénéficiait de l’indulgence complice du parisianisme, qui sait faire vœu de silence quand l’un des siens commet les pires turpitudes…

Et pourtant, ce tabou avait été levé publiquement en 2007 par celle qui en a subi les assauts violents, Tristane Banon, sur le plateau de l’émission de Thierry Ardisson « 93, faubourg Saint-Honoré ». Evoquant un « chimpanzé en rut », la jeune femme avait été reçue dans l’antre du très respectable élu du peuple et magnat de la mondialisation, pour l’écriture de son premier livre, lequel s’est rapidement transformé en un redoutable prédateur qui s’est rué vers elle pour la déshabiller et la violenter : « Il a voulu que je lui tienne la main pour répondre, puis le bras… On a fini par se battre, on s’est battu au sol, j’ai donné des coups de pied, il a dégrafé mon soutien-gorge, il a essayé d’enlever mon jean. Quand on se battait, j’ai dit le mot « viol » pour lui faire peur, ça ne lui a pas fait peur » décrivait-elle avec force détail.

Souhaitant porter plainte, Tristane Banon, qui comble de l’innommable était l’amie proche d’une des filles de DSK, a finalement renoncé à le traîner devant les tribunaux. Anne Mansouret comme sa fille sont aujourd’hui sous le choc de l’affaire du Sofitel de Manhattan, et d’un flashback éprouvant qui a fait dire à la mère sans ambages : « Pour moi, Dominique Strauss-Kahn est malade ». Tristane Banon, quant à elle, pourrait envisager de tenir une conférence de presse dans les prochains jours, si la gravité des faits reprochés à DSK révèle l’affligeante réalité du personnage.

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dimanche, mai 15, 2011

Ni Allah ni maître




La cinéaste tunisienne Nadia El Fani aborde la laïcité dans son documentaire titré « Ni Allah ni maitre ». Elle est devenue la cible d'islamistes autoproclamés défenseurs de la foi.

Les hommes de notre époque, crépuscule d'un cycle nommé « Kali-yuga » en Inde, sont dépourvus de la sensibilité qui guide les véritables spiritualistes. Il y a plusieurs décennies, Frithjof Schuon, maître soufi, l'avait constaté en ces termes :

« D'une manière générale, une des découvertes les plus décevantes de notre siècle est le fait que la moyenne des croyants sous tous les cieux, ne sont plus tout à fait des croyants ; qu'ils n'ont plus véritablement la sensibilité conforme à leur religion et qu'on peut leur raconter n'importe quoi. »

Selon les Purânä (anciens textes sacrés de l'hindouisme), les hommes du crépuscule du kali-Yuga, qui aurait débuté en 1939, « seront sans morale, irritables et sectaires. […] La dégradation des vertus et la censure des puritains hypocrites et moralisateurs caractérisent la période de la fin du Kali. […] Des gens non qualifiés passeront pour des experts en matière de morales et de religion. »

Des hadiths mettent en garde les musulmans contre les oulémas ignorants de la fin des temps « qui égareront et s'égarant eux-mêmes » après la disparition de la science spirituelle.

La religiosité actuelle n'est qu'objet de foi, et non de connaissance.






Le philosophe spiritualiste Ferdinand Alquié considère l'idée de Dieu :

A. Le Dieu que l'on prie

Pour la plupart des hommes, Dieu est un «être personnel, supérieur à l'humanité qui donne des ordres et fait des promesses, auquel on adresse des prières et qui les exauce » (LALANDE).

a) Prise en ce sens, l'idée de Dieu se présente d'abord comme celle d'un être allié ou protecteur d'un groupe social ou d'une race. Aussi les sociologues ont-ils voulu expliquer l'idée de Dieu par des facteurs sociaux (pour DURKHEIM, cette idée dérive de l'idée du sacré, et celle-ci de la représentation de la société elle-même et de sa puissance). Il semble pourtant que l'origine de l'idée de Dieu soit plus complexe et qu'il faille, pour en rendre compte, faire intervenir des facteurs pratiques ou affectifs.

b) Dieu est en effet souvent considéré comme l'être qui dirige le cours des événements et qui, par conséquent, est susceptible de le modifier. (On peut supposer un Dieu derrière chaque force naturelle: ce que fit le polythéisme antique, mais la pensée moderne a évolué vers le monothéisme.) L'homme se sent impuissant devant le monde: aussi s'adresse-t-il à Dieu pour lui demander de l'aider en ses entreprises, de produire les événements qu'il désire, de le protéger contre les dangers qui le menacent, etc.

c) Mais ce n'est pas seulement comme à un être pouvant l'aider dans la réalisation pratique de ses désirs que l'homme fait appel à Dieu : isolé au sein d'une nature qui l'ignore, entouré de gens indifférents à son sort, l'homme a besoin de croire qu'il existe un être qui l'aime et demeure avec lui, même dans la solitude. Cette conception, qui a été surtout répandue par le christianisme, est celle du Dieu père, du Dieu aimant, voire du Dieu amant des mystiques.

L'homme, on le voit, affirme d'abord l'existence de Dieu au nom de ses sentiments, de ses besoins affectifs. Il semble que le philosophe ne puisse considérer une telle démarche comme valable, puisqu'elle émane d'un mécanisme passionnel. Certains penseurs, pourtant, ont invoqué à l'appui de leur croyance en l'existence de Dieu cette sorte d'expérience intérieure. C'est le cas de MAINE DE BIRAN, c'est celui de M. LE ROY, qui veut tirer des thèses bergsoniennes une preuve intuitive de l'existence de Dieu. En un sens analogue, mais en s'appuyant sur la conception spéciale qu'il se fait de la vérité (il définit celle-ci par l'efficacité), W. JAMES déclare que l'expérience religieuse, nous fortifiant et nous réconfortant, doit, par là même, être considérée comme valable. L'idée de Dieu nous est utile, elle est donc vraie.

Et sans doute l'idée d'un Dieu puissant et aimant peut-elle être objet de foi. Mais elle ne saurait être rationnellement fondée et, pour le philosophe, les raisons du cœur ne sont pas des raisons. Les religions, du reste, sont d'accord sur ce point avec la philosophie. Ainsi le christianisme, pour établir l'existence d'un Dieu père, invoque la révélation et fait appel à la foi. Le « Dieu d’Abraham, d'Isaac et de Jacob » n'est pas, selon le mot de PASCAL, celui «des philosophes et des savants ».

B. Le Dieu architecte

Mais l'existence de Dieu est souvent affirmée au nom d'exigences rationnelles. C'est ainsi que la pensée, constatant qu'il y a dans le monde un ordre analogue à celui de l'esprit, est conduite à affirmer que le monde, portant la marque de l'esprit, a été organisé par l'Esprit. L'ordre qui règne dans le monde doit avoir un principe : ce principe est Dieu.

a) Chez PLATON, on trouve l'idée du Dieu démiurge. Ce Dieu n'est pas infini (pour les anciens, du reste, la perfection consiste, non dans l'infinité, mais dans la mesure, la détermination, l'harmonie). Il organise le monde selon les Idées. Il est une force d'ordre luttant contre le désordre, la matière lui étant extérieure et co-éternelle.

b) Des arguments analogues se retrouvent dans la pensée moderne. On a souvent parlé d'un Dieu géomètre pour expliquer que les lois du monde soient susceptibles d'une expression mathématique. De même on a invoqué, pour démontrer l'existence de Dieu, la finalité qui se manifeste dans la nature. Cette finalité ne peut se comprendre que si l'on admet une intelligence concevant la fin et réalisant les moyens propres à l'atteindre (ainsi, construisant l'œil pour permettre la vision). Cette preuve fut fort en faveur au XVIIIe siècle.

c) Mais la pensée moderne considère en général Dieu comme infini. Tout ce qui existe a été créé par lui, le monde comme la pensée. Dieu apparaîtra donc surtout comme le principe de la correspondance entre la pensée et les choses. Il expliquera comment il se fait que les lois de l'esprit soient aussi celles du réel. Il sera le garant de l'objectivité de notre raison. Cette conception, en germe dans la preuve de SAINT AUGUSTIN par les vérités éternelles (il y a des vérités éternelles, il faut donc un esprit éternel qui les soutienne), se retrouve dans la théorie cartésienne de la véracité divine, et dans presque tous les systèmes métaphysiques du XVIIe siècle.

L'argumentation par laquelle nous nous élevons à l'idée d'un Dieu organisateur est de forme rationnelle. Elle part de faits (les phénomènes sont soumis à un ordre, ils peuvent être exprimés par des lois mathématiques, certains semblent n'exister qu'en vue de fins); elle s'élève, de ces faits, à la raison suffisante de ces faits (l'ordre, les lois mathématiques, l'organisation de moyens en vue de fins, tout cela ne peut se concevoir que dans un esprit, que créé par un esprit).

Mais, comme le remarque KANT (qui désigne cette argumentation sous le nom de preuve physico-théologique), nous ne pouvons parvenir de la sorte à l'idée d'un Dieu parfait, infini et créateur, mais seulement à l'idée d'un Dieu organisateur, relativement habile. En effet notre expérience, étant limitée, ne peut nous révéler qu'un ordre et une harmonie limités.

En outre, il nous semble inexact de prétendre que le monde nous apparaisse comme entièrement issu de l'esprit. Ses lois nous semblent irrationnelles, sa finalité est souvent en échec. On ne doit pas, pour expliquer ce qui, dans le monde, satisfait l'esprit, négliger tout ce qui le heurte.

Enfin, il ne faut pas oublier que ce qui nous apparaît comme soumis à l'ordre, ce sont les phénomènes, c'est-à-dire ce qui est donné à notre esprit. On peut donc se demander si l'ordre des phénomènes ne vient pas de notre esprit lui-même. Rien ne prouve que le «réel en soi» y soit soumis.

Nous avons admis pourtant que, dans le réel, quelque chose répondait aux lois que découvre la science. Mais on n'en peut conclure que le réel soit esprit, ou issu de l'esprit. Sans doute n'y a-t-il pas, entre le monde et l'esprit, de séparation absolue, puisque le monde se laisse traduire en termes intellectuels. Mais le monde est-il tout entier esprit, ou issu de l'Esprit ? La preuve par l'ordre du monde ne saurait l'établir: elle nous conduit à l'idée d'un être très puissant, mais dont la puissance demeure finie, et qui donc n'est pas Dieu. Pour s'élever, par conséquent, de l'ordre du monde à Dieu, il faut voir dans la contingence des choses «ordonnées» une raison de conclure que leur ordonnateur est aussi leur créateur. Mais l'esprit est passé ainsi, comme dit KANT, de la preuve physico-théologique à la preuve cosmologique qui, de la contingence du monde, conclut à la nécessité de son créateur.

C. Le Dieu cause et fin suprême du monde

En effet, Dieu est le plus souvent affirmé par la raison comme étant la cause première ou la fin dernière du réel. Notre esprit ne peut considérer les choses que comme nécessaires, que comme ayant une raison suffisante. Mais cette raison suffisante ne lui est pas donnée dans le monde. Aussi admet-il qu'elle existe en dehors du monde. Cette raison suffisante est Dieu.

Cette argumentation part le plus souvent de la nature physique. Le monde existe, et il est contingent. Il faut donc qu'il y ait un être nécessaire dont il tienne son existence, sa raison d'être. Telle est la preuve de SAINT THOMAS.

1. Cette preuve peut se baser sur la causalité. (Tout fait a une cause. Mais, en remontant de cause en cause, il faut bien s'arrêter à une cause première. Il existe donc un Dieu, cause première du monde.)

2. Elle peut aussi reposer sur la finalité. (Bien des choses, en la nature, semblent n'être explicables que par rapport à des fins. Ne faut-il donc pas admettre une fin suprême, qui serait Dieu ?) Telle est la preuve d'ARISTOTE. Pour lui, Dieu est le premier moteur, mais en tant que cause finale. Le monde tend vers lui. Dieu est l'idéal qui explique qu'il y ait du mouvement (en lui-même, le Dieu d'ARISTOTE est acte pur, pensée de la pensée: il se contemple et se comprend, mais ignore le monde).

On voit que de telles preuves proviennent :

- Du fait que nous sommes irrémédiablement portés à affirmer que tout est, au moins en droit, intelligible, que tout a une raison d'être.

- Du fait que le monde se présente à nous comme inintelligible, comme ne contenant pas sa raison d'être.

Notre raison, dès lors, pour rendre compte de notre expérience, suppose un être extérieur à ladite expérience, et qui contiendrait sa raison. C'est dire que ces preuves nous amènent toujours à poser Dieu extérieurement au monde, à le concevoir comme transcendant : elles conduisent au théisme.

On peut faire à ces preuves de multiples objections :

1. Pour qu'elles soient recevables, il faudrait d'abord que le Dieu auquel elles nous font parvenir explique le monde, c'est-à-dire apparaisse comme étant vraiment la «raison suffisante » du donné. Or il est clair que la notion de Dieu, c'est-à-dire d'un être parfait, rend difficilement compte du donné. En effet, peut-on se demander, si Dieu est parfait, pourquoi a-t-il créé autre chose que lui-même, et un monde imparfait ? S'il est infini, comment peut-il y avoir une réalité extérieure à lui ? Pourquoi a-t-il créé le monde à tel moment, puisqu'il est éternel ? S'il est rationnel, pourquoi les lois du monde ne le sont-elles pas ? S'il est bon, pourquoi la souffrance s'étale-t-elle, à chaque pas, dans le monde qu'il a créé ? S'il est juste, pourquoi la nature est-elle livrée à l'injustice ?
On répond en général à ces questions en invoquant la nature incompréhensible de Dieu, et l'impossibilité où est l'esprit de concevoir de façon adéquate son essence et ses desseins. Mais c'est là admettre que la raison, qui a posé Dieu au nom de ses exigences, renonce auxdites exigences dès qu'elle est en face de la notion de Dieu.

2. De même la raison, après avoir affirmé que le monde devait avoir une raison, et qu'il existait donc un être contenant cette raison, admet que cet être lui-même existe sans raison. Ainsi elle déclare: « Tout a une cause, le monde a donc une cause, cette cause est Dieu. Mais Dieu existe sans cause » (ou Dieu est cause de soi). Mais on voit mal pourquoi les exigences de la raison, si elles sont valables en ce qui concerne l'être du monde, cesseraient de l'être lorsqu'il s'agit de l'être de Dieu. Sans doute ne peut-on remonter de cause en cause, et faut-il s'arrêter. Mais, en s'arrêtant, n'admet-on pas l'irrationnel ? Et si nous sommes forcés, à un moment donné, de l'admettre, si nous condamnons, par là même, la légitimité de nos exigences rationnelles, pourquoi considérerions-nous celles-ci comme valables au moment où, du monde, elles nous font passer à Dieu ? L'être nous apparaît comme étant sans raison. Reculer le problème ne sert à rien : il nous faudra admettre, à un moment ou à un autre, qu'il existe un être premier. Pourquoi n'admettrions-nous pas que cet être est celui du monde ?

On dira peut-être que Dieu, loin d'être un être irrationnel, contient en lui-même sa raison, existe en vertu de sa propre nécessité. Autrement dit, de l'idée de Dieu l'esprit est nécessairement conduit à passer à l'existence de Dieu. Mais c'est là passer de la preuve par la causalité à la preuve ontologique, reconnaître que la preuve par la causalité n'a de sens que par la preuve ontologique. Comme l'a remarqué KANT, la preuve par la causalité nous élève à l'idée du nécessaire mais ne nous fait pas comprendre pourquoi Dieu est nécessaire.

3. On peut se demander enfin si notre raison a le droit de poser, extérieurement au monde phénoménal, un être destiné à en rendre compte. Notre raison se présente comme une exigence d'intelligibilité totale. Mais cette exigence est purement subjective : rien ne prouve que quelque chose dans le réel lui corresponde. Le donné n'est pas intelligible. Lorsque notre raison, dépassant le donné, affirme l'existence d'un être extérieur au donné et en contenant la raison, elle fait une hypothèse arbitraire.

En ce sens aussi, KANT a critiqué les preuves par la causalité, qu'il range sous le nom de «preuve cosmologique». La preuve cosmologique, selon KANT, fait un usage insoutenable du principe de causalité. Celui-ci s'applique aux phénomènes, mais ne comporte pas d'usage transcendant. Il ne peut nous permettre de passer du monde des phénomènes à celui des choses en soi, puisque les choses en soi ne sont pas soumises au déterminisme. La preuve cosmologique nous amène donc non à Dieu, mais à l'idée de Dieu ; non à un être nécessaire, mais à l'idée d'un être nécessaire. Pour passer de l'idée à l'être, il faudra faire intervenir la preuve ontologique. On voit que, selon KANT, la preuve ontologique est impliquée par toutes les autres preuves de l'existence de Dieu. Et ceci nous paraît de la plus grande vérité. Dieu n'étant pas donné, toute preuve ne peut nous conduire qu'à l'idée de Dieu. L'esprit doit alors passer de l'idée de Dieu à son existence, et c'est précisément cette démarche qu'opère, ou prétend opérer, la preuve ontologique.

D. Le Dieu réalité Suprême

La preuve ontologique repose essentiellement sur l'infinité de Dieu. (Alors en effet que les anciens voyaient dans l'infinité une imperfection, la pensée moderne a conçu la perfection de Dieu comme consistant dans son infinité. Dieu n'est en aucune façon limité, ni déterminé. Il possède toutes les qualités positives à un degré infini, il est l'infini actuellement réalisé.) La preuve ontologique prétend que si l'esprit s'élève à la notion de cet être infini, il est nécessairement amené à affirmer son existence. L'idée de l'infini est telle en effet que, par elle, l'esprit se dépasse lui-même. Cette idée est en l'esprit, puisque l'esprit peut raisonner sur elle, puisque nous pouvons, par exemple, affirmer ou nier de Dieu certaines qualités, et pourtant elle est hors de lui, puisque nous ne pouvons penser l'infini, ni le comprendre. Or, être dans l'esprit et hors de l'esprit, n'est-ce pas être vraiment ? L'esprit semble se trouver, à ce niveau, en présence de l'être lui-même. De toute façon, il ne peut sans contradiction déclarer que l'être infini n'existe point. S'il le fait en effet, il lui enlève une propriété, à savoir l'existence. Or l'idée de l'être infini moins l'existence n'est plus l'idée de l'être On ne peut donc nier que l'être infini existe. Et, pour dire «Dieu n'est pas », il faut ne pas prendre le mot Dieu en son véritable sens, qui est «l'être infini, l'être suprêmement réel ». Si nous pensons vraiment sous le mot «Dieu» ce qu'il signifie, nous ne pouvons plus nier que Dieu soit. Dieu, comme on l'a dit, a toutes les perfections, toutes les qualités positives. S'il n'existait pas, il lui manquerait une perfection : l'existence. Il existe donc.

La preuve ontologique peut être immédiate. Dieu est présent à l'esprit. Il n'est pourtant pas une idée (puisque l'infini ne peut être enfermé en une idée), il y est donc réellement. Dieu est en nous, plus intérieur que nous-mêmes (une telle preuve se trouve chez SAINT AUGUSTIN et MALEBRANCHB). Sous un aspect plus logique et plus discursif, la preuve ontologique prend la forme de la preuve de SAINT ANSELME. Dieu, dit SAINT ANSELME, est l'Être tel que rien de plus grand ne peut être conçu. Cet être existe au moins dans l'esprit, puisque nous le concevons. Mais, s'il n'existait que dans l'esprit, cet être ne serait pas l’Être tel que rien de plus grand ne peut être conçu, puisque nous pourrions en concevoir un plus grand, à savoir ce même Être existant aussi en fait. L’Être tel que rien de plus grand ne peut être conçu, existe donc et dans l'esprit, et en fait. La preuve peut revêtir une forme mathématique (ainsi chez DESCARTES, pour lequel l'existence de Dieu résulte de sa définition comme il résulte de la définition du triangle que la somme de ses angles est égale à deux droits) ou, plus généralement analytique (ainsi chez LEIBNIZ pour lequel l'existence est analytiquement contenue dans l'idée de Dieu). Enfin, en un sens nettement ontologique, la preuve part de l'être infini lui-même : il ne peut être limité et existe donc. Il y a, à la base du monde, une puissance inconditionnée se réalisant (tel est le Dieu-cause-de-soi de DESCARTES, tel est le Dieu de SPINOZA).

KANT a laissé de la preuve ontologique une critique demeurée célèbre. Il est vrai, dit-il, que, dans une proposition analytique, on ne peut sans contradiction poser le sujet et nier l'attribut (ainsi, on ne peut supposer un triangle et nier qu'il ait trois angles). Mais on peut nier à la fois le sujet et l'attribut. Si donc dans la proposition « Dieu est existant » on ne peut affirmer Dieu et nier qu'il existe, on peut nier à la fois Dieu et son existence. Si l'on part de l'être même de Dieu, il ne peut y avoir preuve, puisqu'on a posé dès le début ce qu'il s'agissait de démontrer. Si l'on part au contraire de la simple «idée» de Dieu, on peut en tirer analytiquement l'«idée» de l'existence de Dieu, mais non cette existence elle-même. Une «existence» ne peut être contenue en une idée ; d'une idée, on ne peut tirer qu'une autre idée. On ne peut passer de l'idée à l'être. L'existence, en effet, n'est pas un attribut, elle n'ajoute rien de positif à l'idée que nous avons d'une chose (ainsi, que cent thalers soient conçus comme existant ou comme possibles, l'idée que nous en avons reste la même). L'existence ne peut jamais être « conclue » d'un concept. Elle ne peut être que « donnée» par l'intuition. Elle n'est pas une qualité, elle est le substrat de toute qualité.

Et peut-être en effet, si on la tient pour purement logique, la preuve ontologique est-elle fort discutable. Mais peut-on la réduire à un raisonnement ? On peut remarquer au contraire que SAINT ANSELME définit Dieu comme ce qui limite radicalement la pensée (Dieu est l'Être tel que rien de plus grand ne peut être conçu), que DESCARTES déclare que Dieu peut être conçu, mais non compris, etc. Il semble donc que, par la preuve ontologique, la pensée découvre en soi sa limite : elle découvre, en tout cas, qu'elle ne saurait dépasser, et donc nier, cet infini qu'elle rencontre en elle.

La preuve ontologique est donc, de toutes les preuves de l'existence de Dieu, celle qui contient la plus grande profondeur. Elle traduit en effet la nécessité où est la pensée de sortir d'elle-même, de reconnaître l’Être. La pensée ne peut rendre compte de son propre contenu, elle ne peut s'exercer qu'en posant l'être comme extérieur à elle. Mais il nous semble que rien ne permet à la pensée de qualifier qu'il a pour tout le monde, si l'on veut voir en Dieu un être personnel, conscient et bon, il faut situer la preuve ontologique dans une perspective idéaliste, autrement dit montrer que l'infinité divine est celle de l'Esprit.

E. Le Dieu Esprit

Or c'est ce qu'ont fait la plupart des philosophes. Quand il énonce la preuve ontologique, DESCARTES a déjà, par le doute, éliminé l'objet, en sorte que l'infini apparaît au sein de l'esprit, et comme intérieur à l'esprit. Et c'est bien en effet sa propre infinité que l'esprit affirme dans les preuves de l'existence de Dieu. Ces preuves sont, le plus souvent, psychologiques et morales.

Certaines, en ce sens, partent d'une analyse psychologique destinée à montrer que notre esprit est tel qu'on ne peut trouver qu'en Dieu sa cause et son principe. Ici Dieu semble invoqué non plus comme raison suffisante du monde, mais comme raison suffisante de notre esprit.

- L'homme, dit-on par exemple, aspire à l'infini, à l'éternel, au parfait. Aucun objet terrestre ne peut combler ses aspirations : celles-ci s'adressent donc à Dieu, qui est leur fin essentielle.

- Nous avons l'idée d'un être infini. Étant finis, nous ne pouvons être causes de cette idée. Cette idée a donc pour cause un être infini, à savoir Dieu. Cette preuve a été énoncée par DESCARTES.

- On a prétendu de même que Dieu pouvait seul rendre compte de notre conscience morale, au sentiment d'obligation inconditionnée, de l'idée de Bien absolu qui s'y trouvent.

Parfois aussi l'esprit s'élève à Dieu comme à l'être susceptible de réaliser l'accord de la vertu et du bonheur, accord que réclame et qu'exige notre conscience morale.

Le monde nous apparaît comme le règne de l'injustice : autrement dit, le bonheur de chacun n'est pas proportionné à son mérite, à sa vertu. Or, notre conscience morale exige que soit réalisé l'accord de la vertu et du bonheur. Nous sommes donc portés à admettre que cet accord, non réalisé en cette vie, le sera, grâce à Dieu, en une autre.

Cette conception se retrouve chez KANT : l'existence d'un Dieu susceptible de réaliser l'accord de la vertu et du bonheur est, selon lui, postulée par la raison pratique. Elle est en effet une des conditions de la réalisation de la moralité. Mais il ne faut pas oublier que, chez KANT, les postulats de la raison pratique constituent des croyances, non des connaissances.

Le problème est donc de savoir si l'on peut parler de l'infinité de l'esprit, autrement dit si cette infinité, que l'esprit découvre en lui, est sa propre infinité, ou celle d'un être lui demeurant extérieur. Si, en effet, l'infini est spirituel, si l'esprit est être, la connaissance n'aura plus de bornes, la moralité plus de limites. Dans le cas contraire, l'Esprit aura toujours à compter avec une force qui le limitera, et s'opposera à lui.

Et sans doute ne peut-on nier que l'esprit possède quelque infinité de droit : il pousse sans cesse plus avant sa connaissance, sans cesse, à ce qui est, il oppose ce qui devrait être. Mais cette infinité est-elle ontologique? Et que sont les valeurs de l'esprit ? Sont-elles fondées dans l'être, soutenues par l'être ? L'esprit doit-il craindre pour ses valeurs, qu'il voit sans cesse menacées, et comme perdues au milieu de la matière, qui peut les réduire à néant? Doit-il croire au contraire que, par delà la nature qui les ignore, ses valeurs sont fondées sur l'être dont la nature dépend, et qui fera un jour la victoire de l'esprit ?

Tel est, pensons-nous, le problème. Et il est clair qu'il ne saurait recevoir de solution positive. La connaissance, telle qu'elle nous est donnée, traduit la dualité de la raison et d'objets qu'elle ne peut réduire ; la nature, telle qu'elle est donnée, est rebelle à l'esprit. Faut-il voir en ceci le signe d'oppositions définitives et essentielles, ou le résultat de l'étroitesse de nos points de vue sur une réalité qui, en soi, serait spirituelle, l'épisode passager d'un drame où l'esprit, étant le seul acteur, doit nécessairement triompher un jour ? Croire en Dieu c'est, pour l'esprit, proclamer que l'infini est de son côté, que ses valeurs sont soutenues par l'être, et que l'être est esprit. Douter de Dieu, c'est sentir sa victoire incertaine, croire ses valeurs menacées par l'être, penser que l'être est matière. Mais ni cette affirmation ni ce doute ne sauraient être les objets de démonstrations rationnelles. KANT confesse que la philosophie ne peut rien nous apprendre de certain en ce qui concerne Dieu. Les religions font appel à la révélation, aux raisons du cœur. La croyance en Dieu n'est donc pas objet de science, mais objet de foi.
Ferdinand Alquié



Le désir d'éternité


Cette étude a pour but de définir le désir d'éternité, découvrir ses sources affectives et rationnelles, déterminer sa valeur et sa place dans la vie humaine. "Refuser de choisir d'être l'homme du temporel ou celui de l'éternel, et suivre la dualité de notre nature afin d'opérer la médiation entre l'Esprit et le temps, telle est, en définitive, la seule tâche à la mesure de l'homme."


Ferdinand Alquié (1906-1985) était professeur à l'université de la Sorbonne. 

samedi, mai 14, 2011

Aperçus de typologie religieuse




Par Frithjof Schuon

Comme René Guénon et quelques autres penseurs contemporains, Frithjof Schuon voit dans les grandes religions de l'humanité autant d'expressions de la même tradition métaphysique, une et universelle, mais incarnant cette tradition dans des formes diverses, liées aux grandes civilisations de l'Histoire.

L’Absolu peut être approché par deux voies (1), l'une fondée sur « Dieu en soi », et l'autre sur «Dieu fait homme » ; c'est ce qui fait la distinction entre, d'une part l'Abrahamisme, le Mosaïsme, l'Islam, le Platonisme, le Védantisme, et d'autre part le Christianisme, le Râmâïsme, le Krishnaïsme, l'Amidisme, et d'une certaine manière même le Bouddhisme tout court.

La deuxième de ces voies - celle du Logos – est comparable à une barque qui nous mène à l'autre rive : la terre lointaine se fait terre proche, sous la forme de la barque ; Dieu se fait homme parce que nous sommes hommes. Il nous tend la main en assumant notre propre forme. Ce qui implique, premièrement que l'homme ne puisse se sauver autrement que moyennant cette main tendue de Dieu, et deuxièmement, que l'image du « Dieu en soi» s'estompe dans la mythologie et l'économie salvatrice du « Dieu fait homme ».

La première de ces deux voies se fonde au contraire sur l'idée que l'homme, par sa nature même – déchue ou non -, a accès à Dieu, et que c'est la foi en «Dieu en soi» qui sauve; mais cette foi doit être intégrale, elle doit englober tout ce que nous sommes, à savoir la pensée, la volonté, l'activité, le sentiment; c'est ce qu'entendent réaliser les Lois Sacrées, pour la collectivité aussi bien que pour l'individu (2). L'homme se sauve en se conformant parfaitement à sa nature théomorphe ; la Loi sacrée, c'est ce que nous sommes, essentiellement et partant primordialement.

Il est dans la nature des choses qu'aucune des deux voies fondamentales ne puisse exclure tout à fait la vérité de l'autre voie ; la voie du Logos doit trouver sa place secondaire - ne serait-ce qu'à titre symbolique -, dans le cadre de la voie du « Dieu en soi », et inversement. Le Shiisme, avec sa quasi-divinisation d'Alî et de Fâtimah et son imamolâtrie subséquente, projette pour ainsi dire la perspective chrétienne dans l'Islam ; l'Amidisme, avec sa confiance salvatrice en la Miséricorde du Bouddha-Dieu Amida, semble introduire cette même perspective fondamentale dans le Bouddhisme (3). L’Hindouisme - comme il fallait s'y attendre -, contient les deux perspectives, l'une à côté de l'autre, il est krishnaïte aussi bien que védantin.

Mais les exemples extrêmes du Shiisme et de l'Amidisme sont insuffisants, car il s'agit de retrouver la perspective étrangère non seulement dans telle cristallisation particulariste, mais aussi et même avant tout dans la religion générale : ainsi, le culte du Logos se retrouve dans l'Islam général sous la forme atténuée et pour ainsi dire neutralisée du culte mystique de Mohammed, dont l'expression canonique est la « Bénédiction du Prophète » ; le culte du Logos se retrouve également dans le Bouddhisme général, sous la forme de la quasi-adoration du Bouddha, ce dont l'image classique et universelle du Bouddha est la trace la plus notoire.

De toute évidence, la réverbération inverse existe également, et elle se manifeste, fort paradoxalement, dans le fait que les religions du Logos « fait homme » envisagent, dans une certaine mesure, cet homme comme s'il était le « Dieu en soi » : ils entendent eux aussi réaliser l'humain intégral et primordial moyennant le recours à une Loi, mais toujours en partant de l'idée d'un « Verbe fait chair » et de l'incapacité foncière de l'homme marqué par la chute ; donc sans sortir de leur optique générale et déterminante.

La confrontation entre les deux types de religion, axés l'un sur le Dieu-en-soi et l'autre sur le Dieu-fait-homme, évoque le principe d'un double rapport, non seulement de l'homme à Dieu, mais aussi de l'épouse à l'époux, du peuple au monarque, et autres complémentarités de ce genre. Si notre confrontation des religions nous a montré qu'il y a vers Dieu un accès qui est direct et un autre qui est indirect, nous pourrons en dire autant des situations purement humaines : l'épouse ne peut être subordonnée à l'époux qu'à condition d'être, sur un autre plan, son amie, à savoir sur le plan de leur commune humanité ; de même, c'est une règle élémentaire de la monarchie que le monarque, si d'une part il domine ses sujets, d'autre part doit toujours sauvegarder envers eux un rapport d'homme à homme, comme nous le montrent les exemples des grands rois du passé.

Pour l'Occidental, l'accès à la personnalité du Prophète est comme bloqué par les facteurs suivants: le langage à première vue étrangement « homme moyen », voire « terre à terre » et quelque peu « discontinu » du Prophète ; une certaine complication et quasi-accidentalité de sa vie privée ; et surtout, la prétention canonique de le placer au-dessus du Christ. Aussi l'accès à la personnalité de Mohammed n'est-elle possible - hormis le cas d'une conversion pure et simple, dont le résultat sera l'oubli ou l'incompréhension de la personnalité de Jésus - cet accès, disons-nous, n'est possible que par un détour métaphysique ou ésotérique qui saisit le phénomène à partir de l'intérieur et va de la synthèse à l'analyse, de l'essence à la forme ou de la substance à l'accident. Nous en avons traité en d'autres occasions et nous nous bornerons ici à la constatation suivante, laquelle apparaîtra a priori comme une pétition de principe, mais peu importe puisque les conséquences spirituelles, religieuses, culturelles et historiques du phénomène mohammédien en prouvent la légitimité, l'efficacité et la grandeur : contrairement à ce qui a lieu pour le Christ, qui ne fait que passer comme à contre-cœur par l'état humain et qui s'y trouve presque comme un étranger, le Prophète, délibérément retranché de l'Ordre divin - ,car la raison d'être de l'Islam veut que l'Envoyé soit « l'homme, tout l'homme, rien que l'homme » -, le Prophète donc se situe de plein-pied dans la condition humaine et par là accepte et réalise à la perfection tout ce qui est positivement humain et naturel ; ce qui, pour les Chrétiens, brouille la piste de sa sainteté. Il a essentiellement le sens de la société, alors que le Christ n'envisage que l'homme en soi ; aussi saint Paul, pourtant conscient de l'utilité sociale du mariage, semble-t-il vouloir faire de celui-ci une sorte de punition, comme pour se venger sur l'homme qui n'a pas choisi le célibat en vue du Saint-Esprit, et cela en dépit de ce biais qu'est la sacramentalisation du mariage, laquelle se réfère à l'Esprit Saint et en sollicite la participation. Quoi qu'il en soit, les formulations dogmatiques et les stipulations éthiques ont forcément quelque chose de brutal, si l'on peut dire ; on n'édifie pas une religion avec des nuances.

Quelque étrange que puisse sembler une telle assertion - qui, dans le cas du Christ, n'aurait aucun sens - Mohammed est le Prophète du « raisonnable » ; d'un raisonnable non médiocre, bien entendu, mais fait de réalisme psychologique et social, et susceptible par conséquent de véhiculer la voie ascendante. Incidemment, mais non rarement, le Prophète savait être aussi « pieusement déraisonnable » que les ascètes chrétiens, et c'est à ces exemples « en marge » que se réfère l'ascétisme ésotérique dont nous avons parlé plus haut ; « en marge » parce qu'étrangers - sinon contraires - au principe de mesure et d'équilibre de la religion commune.

Le Prophète, disent les soufis, réalise la synthèse de toutes les possibilités spirituelles, tandis que chacun des autres « Envoyés » ne représente qu'une seule de ces possibilités, ou du moins n'en accentue qu'une seule. Alors que le message d'« intériorité » ou d'« essentialité » de Jésus - opposé au culte des « observances extérieures » - est univoque et percutant, c'est précisément le caractère de synthèse ou d'équilibre du message mohammédien qui rend plus ou moins « imprécis » le portrait spirituel du Prophète, du moins vu du dehors et en l'absence des clefs nécessaires ; mais pour les Musulmans, ce même portrait est parfaitement intelligible, car ils le conçoivent a priori comme l'éventail déployé de toutes les grandeurs et de toutes les beautés, et cela non sur la base d'une abstraction, bien entendu, mais en suivant l'itinéraire complexe des incidents grands et petits qui jalonnent la vie du héros. On pourrait dire qu'en un certain sens la perspective islamique, en ce qui concerne le Messager et la vie spirituelle, va de l'analyse à la synthèse, tandis que la perspective chrétienne, au contraire procède de la synthèse à l'analyse, sous les deux mêmes rapports.

Une vérité symbolique n'est pas toujours littérale, mais une vérité littérale est forcément toujours symbolique. Les diverses traditions islamiques concernant le Christ, la Vierge et les Chrétiens, ne sont certes pas à prendre à la lettre ce qui n'infirme en rien leur intention ou leur symbolisme, précisément – mais quand l'Islam enseigne qu'il y a, et qu'il y a toujours eu, la possibilité du salut en dehors de la personne du Christ, et que celle-ci est une manifestation salvatrice parmi d'autres - ce qui ne signifie pas qu'elle soit comme les autres - la vérité littérale se trouve de son côté, du moins sous ce rapport particulier (4). Jésus est exclusivement « la Porte » et « la Voie », certes, mais la Porte, ou la Voie, n'est pas exclusivement Jésus ; le Logos est Dieu, mais Dieu n'est pas le Logos. Toute la question est de savoir à quel degré nous acceptons cet axiome et quelles, conséquences nous en tirons.

A un tout autre point de vue, il n'y a pas de religion qui ne comporte des éléments pratiquement comparables à ce qu'on appelle, en langage zéniste, un koan : à savoir une formule logiquement irritante, destinée à faire éclater l'écorce du mental, non vers le bas, bien entendu, mais vers le haut; et en ce sens toute religion, par tel aspect ou par tel détail, est une « divine folie », ce que compense d'ailleurs a priori l'évidence éblouissante et quasi existentielle de son message global. Le sceptique ou le pédant a beau se heurter à d'inévitables contresens, il y aura toujours dans la religion un élément fondamental qui ne lui laisse pas d'excuse; mais qui, au contraire, fournit une excuse largement suffisante pour les dissonances du symbolisme religieux.

Occident chrétien et Orient musulman

Après toutes ces considérations sur une question de typologie religieuse, et en fin de compte sur les énigmes du langage dogmatique en général, nous croyons pouvoir changer de sujet dans le cadre de ce chapitre même, et aborder un problème connexe, celui du rapport - ou de certains rapports - entre l'Occident chrétien et l'Orient musulman ; nous disons « aborder », car n'est pas question de traiter le problème à fond. Tout d'abord, nous devons signaler le phénomène suivant : il arrive trop souvent que des Occidentaux plus ou moins proches de l'Islam accusent les autres Occidentaux de méconnaître et de n'entretenir à son égard que des préjugés impardonnables, au lieu de l'étudier avec amour ; ce qui est parfaitement injuste et même proprement absurde, car même en faisant abstraction de tous préjugés possibles - et les Occidentaux ne sont certes pas seuls à en avoir - c'est un fait que l'Islam rejette les dogmes du Christianisme, met le Coran à la place de l’Évangile, le Prophète à la place du Christ et estime que la religion chrétienne devrait céder sa place à la religion musulmane ; or ces opinions suffisent largement pour rendre l'Islam inacceptable et même odieux aux yeux des Chrétiens. Ce qui importe au point de vue de la vérité totale - nous l'avons dit et nous le répétons - c'est de savoir que les thèses antichrétiennes de l'Islam n'ont fondamentalement qu'une signification symbolique, extrinsèque et « stratégique », et cela en fonction d'une intention spirituelle positive qui est évidemment sans rapport avec des phénomènes historiques. La même remarque s'applique, mutatis mutandis, aux thèses chrétiennes cherchant à invalider toutes les autres religions, et ainsi de suite. Dieu a voulu - nous ne pouvons en douter - que des mondes religieux différents et divergents coexistent sur une même planète ; à l'intérieur de l'un de ces mondes, Il ne demande pas de compte sur les autres ; et c'est d'ailleurs avec la même « logique existentielle » que chaque individu croit être « moi ». Si Dieu veut qu'il y ait diverses religions, Il ne peut pas vouloir que telle religion soit telle autre religion, chacune doit donc avoir des barrières solides.

Dans les conditions normales, le Musulman n'a qu'une seule religion, qui l'enveloppe et le pénètre au point qu'il lui est impossible d'en sortir, sauf par apostasie ; on s'étonnera de ce truisme, mais on verra immédiatement sa fonction si nous ajoutons que le Chrétien moyen, au contraire, semble avoir pratiquement trois religions à la fois, d'abord le Christianisme, ensuite « la civilisation », et enfin la « patrie », ou la « nation », ou la « société ››, ou une autre idéologie politique quelconque, suivant les fluctuations de la mode ou suivant le milieu ; la religion proprement dite est mise dans un coin, les réflexes humains sont compartimentés (5). Une des causes de ce phénomène est un goût invétéré de la nouveauté notoire déjà chez les Grecs dès l'époque dite classique, et non moins chez les Celtes et les Germains ; donc la tendance au changement et par là à l'infidélité, voire à l'aventure luciférienne ; tendance neutralisée, il est vrai, par plus d'un millénaire de Christianisme. Mais il y a aussi – fort paradoxalement - une cause à cette incohérence culturelle dans la religion elle-même - cause indirecte sans doute mais se combinant à la longue avec la cause que nous avons signalée - , à savoir le fait que la doctrine et les moyens du Christianisme dépassent les possibilités psychologiques de la majorité ; d'où une scission séculaire entre le domaine religieux, qui tend à retenir les hommes dans une sorte de ghetto sacré, et le « monde » avec ses invitations séductrices - irrésistibles pour des Occidentaux - à l'aventure philosophique, scientifique, artistique et autre; aventure de plus en plus détachée de la religion, et en fin de compte se tournant contre elle.

L’Islam, dira-t-on, est stérile, et il écrase toute initiative créatrice ; peut-être, mais il le « fait exprès » et en connaissance de cause; car c'est ainsi qu'il a pu maintenir un monde biblique pendant un millénaire et demi en face d'un Occident de plus en plus prométhéen et dangereusement « civilisé ». Sans doute, l'Islam n'a pas pu échapper à la décadence qui a envahi tout l'Orient, à de rares exceptions près - décadence pour ainsi dire passive que n'a pas subi l'Occident, lui qui était entièrement occupé par sa déviation active et créative - mais il n'en a pas moins protégé l'Orient pendant quelques siècles contre le virus civilisationniste ; il en a considérablement retardé l'expansion, et même plus ou moins amorti les effets d'une façon préventive (6). L'0ccident, de son côté, a pu garder, dans le cadre même de sa déviation et indépendamment d'elle, des qualités humaines qui, en Orient, ont été sérieusement entamées, non partout mais dans trop de secteurs, et au point que certains jugements occidentaux bénéficient pour le moins de circonstances atténuantes ; les sentiments de supériorité des colonisateurs n'étaient pas toujours entièrement gratuits (7), comme des défenseurs aussi enthousiastes qu'abstraits de l'Orient aiment à le penser.

Sans doute, l'abus luciférien de l'intelligence qui se retourne contre la vérité, et finalement contre l'homme, est pire que le simple affaissement moral ; mais la surprenante facilité avec laquelle l'Orient décadent s'est solidarisé avec le modernisme occidental, dès qu'il le pouvait, prouve néanmoins qu'il y a entre les deux excès comme une complémentarité providentielle, et que l'affaissement moral, à partir d'un certain degré, est beaucoup moins innocent au point de vue spirituel, et partant au point de vue vérité, qu'on ne l'aurait cru au premier abord ; ou qu'on n'aimerait le croire par amour de la tradition (8). Au demeurant, adhérer réellement à la tradition c'est y adhérer avec discernement et non par simple routine ; manquer de discernement au point de déserter la tradition dès que les conditions politiques le permettent ou y invitent - ou de subir cette désertion sans protester (9) -, ce n'est pas réellement avoir l'esprit traditionnel, et cela ne témoigne pas d'une mentalité digne d'être citée en exemple ou d'être admirée sans réserves.

D'une manière générale, une des découvertes les plus décevantes de notre siècle est le fait que la moyenne des croyants sous tous les cieux, ne sont plus tout à fait des croyants ; qu'ils n'ont plus véritablement la sensibilité conforme à leur religion et qu'on peut leur raconter n'importe quoi. L'humanité, se trouve plongée dans le kali-yuga, l'« âge de fer », et la plupart des hommes sont au-dessous de leur religion - s'ils en ont encore une - au point de ne pas pouvoir la représenter consciemment et solidement ; il serait donc naïf de croire qu'ils incarnent tel monde traditionnel, c'est-à-dire qu'ils sont ce qu'est celui-ci. A la question de savoir si l'Orient routinier c'est la tradition, on doit répondre oui et non ; on ne saurait, en connaissance de cause, répondre simplement oui, mais il serait sans doute plus inadéquat encore de répondre simplement non, étant donné la complexité du problème. Tout ceci est sans rapport avec la typologie religieuse, dont nous avons parlé au début de ce chapitre, mais comme le mal procède par excès aussi bien que par privation - et la falsification du bien tient des deux tares (10) - , les caractères formels d'une religion influent forcément, bien que très indirectement et par subversion, sur la genèse de telle dégénérescence particulière ; ce qui se constate dans la décadence orientale aussi bien que dans la déviation occidentale.

Ce qui caractérise fondamentalement cette déviation, que le simple mot « matérialisme » ne saurait définir, c'est un triple abus de l'intelligence : philosophique, artistique et scientifique ; c'est de ce luciférisme - inauguré par la Grèce « classique » puis neutralisé par un millénaire de Christianisme et enfin réédité par la Renaissance - qu'est né le monde moderne, lequel du reste a cessé d'être uniquement occidental, ce qui ne saurait être la faute des seuls Occidentaux.

Il y a, de toute évidence, partout une différence décisive de qualité entre les hommes spirituels et les hommes mondains, ou entre les traditionnels et les antitraditionnels, les orthodoxes et les hétérodoxes ; mais il n'y en a pas, au point de vue de la valeur humaine globale, entre l'Orient et l'Occident. Si a priori l'Occident a besoin de l'Orient traditionnel, celui-ci a besoin a posteriori de
l'Occident qui a été à son école.

Frithjof Schuon, « Sur les traces de la religion pérenne ».

Sur les traces de la religion pérenne



1. Fût-ce un « Absolu relatif », mais là n'est maintenant pas la question, car tout l'0rdre divin est absolu par rapport à la relativité humaine ; mais non par rapport au pur Intellect, qui dépasse toute relativité - effectivement ou potentiellement - sans quoi nous n'aurions même pas la notion de l'Absolu.

2. Au point de vue de la Loi, est conforme à la vertu, non seulement ce qui sert l'intérêt spirituel et éventuellement aussi matériel de l'individu et de son prochain immédiat, - l'intérêt spirituel étant inconditionnel et le matériel, conditionnel, - mais aussi ce qui sert l'équilibre de la société ; tandis qu'au point de vue de la simple nature des choses, est conforme à la vertu ce qui, sans égard aux besoins de la collectivité, est juste en soi et par là sert tel intérêt spirituel, à condition de ne nuire aux intérêts légitimes de personne.

3. Alors que dans les deux cas, des influences chrétiennes sont totalement exclues. Il s'agit d'archétypes spirituels, non de phénomènes historiques.

4. Non sous celui de la modalité caractéristique, et réellement unique, que réalise le « Verbe fait chair » ; bien que le Coran reconnaisse que le Christ est « Esprit de Dieu ›› et qu'il est né d'une Vierge.

5. En ceci, l'Orient a finalement rejoint l'Occident, parfois avec un zèle d'« apprenti sorcier ». En ce qui concerne la dégénérescence générale de l'humanité, elle a été prévue par toutes les traditions, et il serait pour le moins paradoxal de la nier pour l'Orient par souci de traditionalisme.

6. Un phénomène qu'il faut signaler ici afin de prévenir les confusions les plus fâcheuses, est le faux traditionalisme qui fait de l'Islam le drapeau d'un nationalisme ultra-moderne et subversif, en introduisant dans le formalisme religieux des idées et des tendances qui sont à l'antipode de la doctrine islamique et de la mentalité musulmane. Des entreprises analogues ont vu le jour dans d'autres mondes traditionnels.
7. Les modernistes orientaux le reconnaissent plus ou moins, mais ils en rendent responsable la tradition, et c'est d'ailleurs en vertu de leur modernisme qu'ils ont intérêt à le reconnaître ; ils vont même jusqu'à reprocher au colonialisme d'avoir maintenu les institutions traditionnelles.

8. On a beau accuser l'0ccident de répandre ses erreurs dans le monde entier, encore faut-il quelqu'un qui les accepte. La théologie n'a jamais disculpé Adam parce que c'est Ève qui a commencé.

9. Dans certains, cas, on doit tenir compte du fait que ce sont forcément les hommes antitraditonnels qui disposent des moyens techniques et avant tout de l'armement, en sorte que les hommes traditionnels sont sans défense ; mais dans la plupart des cas cette situation générale n'empêcherait pas que les partisans de la tradition manifestent leur résistance. On nous a dit plus d'une fois, en Orient, que tout ce qui arrive est « voulu de Dieu » ; or on aurait pu, dans des situations analogues,
faire ce raisonnement dès le Moyen Age et même dès l'Antiquité, et on n'a pas songé à le faire avant cette seconde moitié du XXe siècle.

10. La falsification résulte du péché d'orgueil: falsifier un bien, c'est l'accaparer pour soi, le subordonner à une fin qui lui est contraire, donc le vicier par une intention inférieure. L'orgueil, comme l'hypocrisie qui l'accompagne, ne saurait produire que la falsification.



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jeudi, mai 12, 2011

Assistanat traditionnel




L'assistanat des sadhus.

Le mot sadhu est aussi ancien que la langue sanskrite elle-même. Dans le Rig Veda, le premier des quatre Vedas, textes sacrés anciens à la base des traditions religieuses hindoues, il y a plus de trois mille ans, le mot sadhu était utilisé pour désigner celui qui atteint son but sans se détourner de son chemin. Plus tard, le mot fut employé pour décrire l'homme érudit sur le plan spirituel, doué de grandes qualités religieuses et vertueux en pensée, en paroles et en actions. Le mot sadhu désigne aussi celui qui s'est engagé dans la poursuite de la Vérité, de la Beauté Éternelle et de la Vertu. Lors de son initiation dans l'une des sectes appartenant à un ordre, le sadhu entre dans la vie spirituelle. Il mène une vie exemplaire non pas comme une fin en soi mais comme un moyen de parvenir au but final, le salut (moksha), la libération de toute en entrave terrestre. […]

Selon la tradition védique, le sadhu doit vivre de la charité et des aumônes (bhiksha) des laïcs. Les sectes et sous-sectes de sadhus reçoivent aussi des dons de la part des rois, des rajahs et des riches dévots sous forme de terres et d'argent. Ces dons contribuent à augmenter les revenus des ordres monastiques au profit de la collectivité et permettent le financement de programmes de propagation de la foi. Toutefois, la plupart des communautés pratiquent la mendicité. Les sadhus errants prennent sur leurs activités religieuses le temps de frapper à la porte des gens ordinaires en ne leur demandant rien d'autre qu'un peu de nourriture. Les règles qui les guident sur la manière de mendier sont clairement établies pour leur éviter les tracas de l'existence. Ces lignes de conduite (ayachaka vritti) prévoient qu'un sadhu ne doit pas se présenter à la porte d'un maître de maison pour mendier sa nourriture avant que la fumée du feu de la cuisine ait fini de s'échapper de la cheminée, ce qui signifie que le sadhu ne récoltera que les restes que les membres de la famille auront laissés, leur repas terminé. Il est prévu également qu'un sadhu ne doit pas accepter plus d'une galette (roti, pain indien en forme de crêpe) par maison et qu'après avoir obtenu suffisamment de nourriture pour la journée, il doit regagner sa retraite. Lorsqu'un sadhu arrive devant une maison pour demander l'aumône, il doit rester à l'extérieur, sur le pas de la porte et prononcer les paroles suivantes : « Narayana Hari, bhikshama dehi, mata » (« Gloire à Dieu au nom duquel je demande l'aumône, mère »). La maitresse de maison sait alors qu'un sadhu est à sa porte. Après quoi il récite le Gayatri mantra, la première formule prononcée dans les prières hindoues. Si, après l'avoir récité onze fois, le sadhu ne reçoit aucune aumône, il doit se diriger vers une autre maison. Par ailleurs, le sadhu ne doit pas mendier dans certaines maisons : celle du consommateur d'alcool (madirapayi), du mangeur de viande (mansahari), d'un meurtrier ou d'un criminel, d'un couple sans enfant. Cette dernière restriction s'explique par le fait que, dans une société principalement agricole, un couple sans enfant ne disposera sans doute pas de moyens suffisants pour mettre de côté de la nourriture. N'importe quelle nourriture peut être donnée au sadhu comme aumône. Il n'est pas rare que des maîtresses de maison lui offrent de la farine de blé ou tout autre produit alimentaire de base à partir desquels il se prépare ensuite un repas simple près de sa retraite.

Avant d'entamer son repas, le sadhu fractionne sa nourriture en quatre parts. Il en met de côté une pour le règne animal, la pose à côté du récipient dans lequel il mange et l'y laisse une fois son repas terminé. Une seconde part est prévue pour quiconque viendrait le voir pendant qu'il mange. Il ne garde pour lui-même que deux parts. Ses habitudes alimentaires sont extrêmement frugales. Le souvenir d'un incident survenu il y a cinquante ans me reste particulièrement vif. Près de l'ashram de Kankhal, au bord du Gange sacré, non loin de Haridvvar, un sadhu avait l'habitude, après son maigre repas, de prononcer les paroles suivantes : « Ananda a gaya, kya accha bhojan tha » (« Quel bonheur suprême, quel délicieux repas ! »). Cette habitude attira l'attention de quelques-uns de ses semblables qui l'envièrent. Ils décidèrent de localiser les maisons ou le sadhu mendiait sa nourriture quotidienne. Une fois ces maisons repérées, ils sortirent un jour pour aller y demander l'aumône avant que leur semblable ait commencé sa tournée. Mais lorsqu'ils revinrent et s'installèrent pour manger, ils trouvèrent leur nourriture très ordinaire. Perplexes, ils se rendirent auprès du sadhu pour avoir une explication. Le saint homme se tourna vers eux et leur demanda : « Pourquoi parlez-vous du goût de la nourriture si vous êtes sadhus ? Le bonheur que je ressens après un repas est le bonheur de l'esprit. Il n'a rien à voir avec la nourriture. »

Les lignes de conduite du sadhu errant prévoient aussi qu'il ne doit pas séjourner plus de trois jours dans un village et pas plus d'une semaine dans une ville. Sur un lieu de pèlerinage (tirtha), il peut toutefois s'établir de un à six mois d'affilée. Il ne doit pas passer la nuit dans une maison mais dans un temple ou sur les lieux de crémation où règne la paix de la solitude (ekanta). Son emploi du temps journalier le contraint à huit heures de prières, à réciter le Pranava mantra (la première prière, c'est-à-dire le Gayatri mantra), à ne dormir et se reposer que cinq heures, à consacrer deux heures à son bain et à ses ablutions et les neuf heures restantes à la lecture des saintes écritures, à s'entretenir avec d'autres sadhus des questions religieuses, à rencontrer ses dévots et ceux qui viennent à lui pour recevoir une instruction religieuse. Un sadhu n'est pas autorisé à dormir dans le courant de la journée.

La démarche qui consiste à se retirer de la société et de la cellule familiale et à adopter le mode de vie du sadhu est désignée par les Hindous sous le nom de sannyasa. Dans la vision hindoue du monde, ce renoncement pour mener une vie d'ermite ou d'ascète errant est pour l'homme qui a rempli ses devoirs familiaux un véritable accomplissement.

Ce processus de retrait du monde matériel se réalise en quatre étapes : celle où le sadhu vit retiré dans une hutte et mène une existence sédentaire (kutichara) ; celle où il n'a pas de demeure fixe (parivarjaka) ; celle où il parvient à la prise de conscience de son union avec Dieu, Dieu qui est omniprésent et présent en chacun de nous (hamsa) ; celle enfin où, au terme de sa quête, il accède à la connaissance transcendante (parama hamsa). Une fois entré dans une secte, le sadhu doit se conformer à des règles de discipline personnelle (yama) et à certaines règles de vie (niyama). Les règles de discipline personnelle lui enjoignent de suivre la voie de la liberté, de la non-violence, de faire vœu de célibat, de renoncer au vol et à la possession de biens. Les règles de vie recommandent la pureté de la pensée et des actes (shaucha), le sens du contentement (santosha), le rigorisme, l'auto-abnégation (tapa), l'étude des écritures (swadhyaya) et l'adoration de Dieu, le Tout-Puissant (ishwara pranidhana). Dans sa vie de tous les jours et notamment au contact de la société, le sadhu est quelqu'un qui ne demande rien (ayachaka), qui pratique des actes de dévotion religieuse et des incantations (sadhana) dans le but de parvenir à un état de méditation plus satisfaisant. [...]

Les facteurs étiologiques qui conduisent un individu à devenir sadhu peuvent en gros être classés en facteurs de pression et facteurs d'attraction. Dans bien des cas, ces deux forces peuvent être complémentaires. Les érudits religieux et les sociologues s'accordent généralement pour dire que les facteurs d'attraction qui incitent l'individu à mener le mode de vie d'un sadhu peuvent être répertoriés de la manière suivante :

- Quête de l'enrichissement spirituel : pour la mener à bien, l'individu cherche à s'éloigner des plaisirs de la vie en famille et des plaisirs de ce monde, et à mener une vie qui lui permette de consacrer la majeure partie de son temps à méditer sur les mystères de la création et à chercher des réponses aux questions fondamentales de l'existence humaine.

- Choix d'une vie facile : la vie du sadhu, bien qu'elle soit remplie d'épreuves, de privations et d'austérités, peut être sans souci matériel. Le sadhu ne possède rien si ce n'est sa foi; il n'a donc rien à perdre.

- Amélioration de l'image de marque : après son entrée dans une communauté de sadhus, l'individu bénéficie d'un respect qu'il n'eût jamais obtenu des hommes dans la vie courante sans tenir compte de sa situation matérielle. La marque frontale et les robes caractéristiques de la secte, les longs cheveux enroulés sur le sommet de sa tête, la barbe et les autres symboles du sadhu sont considérés chez les Hindous comme des emblèmes de la réussite personnelle.

- Garantie des moyens de subsistance : une fois entré dans un ordre d'ascètes, le sadhu est pris en charge par la communauté monastique qui lui assure la nourriture et l'entretien. Il existe, il vrai, quelques sadhus qui vivent dans l'opulence mais leur nombre est réellement insignifiant.

- Amour de l'aide sociale : certaines personnes éprouvent le désir de rendre service à la société sur une grande échelle au lieu de se limiter au bien-être de leur seule famille. Ils quittent alors la cellule familiale afin de rendre service à l'humanité.

L'ouverture d'esprit traditionnelle du sadhu védique envers ceux qui viennent à lui pour être bénis, conseillés, trouver un refuge spirituel et le libéralisme avec lequel les ordres monastiques considèrent la venue de l'individu aux pieds de Dieu expliquent l'influence considérable qu'exercent les facteurs de pression. Nous pouvons classer les plus importants de ces facteurs comme suit :

- Don par les parents de leurs enfants mis au service de Dieu : des parents font parfois «don» de leurs jeunes enfants à un ordre monastique pour qu'ils y soient élevés, ultérieurement initiés et qu'ils puissent entrer dans l'une des congrégations de moines. Dans la plupart des cas, les parents offrent leur enfant à Dieu en signe de gratitude.

- Problèmes familiaux : le concept de sannnyasa, ou renonciation au monde matériel et retrait pour se consacrer à Dieu, est tenu en grande estime par les indiens. Lorsqu'un individu est confronté à des problèmes familiaux apparemment insupportables, il peut psychologiquement être poussé à renoncé à la vie de maître de maison (grihastha jivana) qui dans la vision hindoue du monde est l'une des phases importantes de la vie.

- Incapacité à gagner sa vie de nombreuses personnes, en raison de leur âge avancé, d'une invalidité physique ou de leur situation de retraités au terme d'une vie de travail, sont confrontées à de sérieuses difficultés matérielles et, en l'absence d'aide financière ou de soutien moral de la part des membres de leur famille, peuvent décider de se retirer du monde pour devenir sadhus.

- Perte de l'image de marque : la perte de l'image de marque ou d'une position sociale due à une raison précise persuade certains de se faire sannyasis, pour se repentir de leurs erreurs.

- Crises psychologiques : le renoncement aux attaches socio-familiales en raison d'une position sociale fragile permet à l'individu d'échapper à l'extrême fatigue ou à l'humiliation et d'évoluer dans un milieu social moins hostile.

- Difficultés financières : dans de nombreux cas, on se décide à devenir sadhu à la suite d'échecs dans les affaires, de la perte brutale de biens et de richesses ou d'autres coups durs matériels auxquels on n'est pas en mesure de faire face.

Ramesh Bedi, « L'Inde sacrée des sadhus »


L'Inde sacrée des sadhus



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« Bien que les villageois obéissent à un code moral très strict qui leur prescrit la pudeur, les femmes n'hésitent pas à se prosterner devant les sannyasis nagas nus, fières d'être bénies par ces hommes saints. La ferveur des Hindous à l'égard des sannyasis et des sadhus est telle qu'ils tiennent même en haute estime le novice qui n'est encore qu'un enfant. »
Ramesh Bedi

Un rabbin affirme que les Juifs sont des extraterrestres venus pour « conquérir » la Terre.

Le rabbin Michael Laitman est l'auteur de "Kabbalah, Science and the Meaning of Life". Le livre retrace les étapes de l'év...