mardi, juin 14, 2011

Libérer l'avenir




Il s'agit pour l'homme d'aujourd'hui d'ouvrir les yeux sur une immense imposture – entretenue par les détenteurs du savoir, de l'argent et du pouvoir – selon laquelle les pauvres devraient vivre sur un modèle que les riches ont fabriqué pour leur propre usage.

Je vous appelle, nous sommes nombreux à vous appeler, certains que je connais et d'autres que je ne connais pas, nous vous appelons :

- à célébrer ce pouvoir que nous avons ensemble de subvenir aux besoins qu'ont tous les êtres humains de se nourrir, se vêtir, s'abriter afin qu'ils se réjouissent d'être en vie ;

- à découvrir ensemble et avec nous, ce que nous devons faire pour mettre la puissance de l'homme au service de l'humanité, de la dignité et de la joie de chacun d'entre nous ;

- a être conscient et responsable de votre capacité personnelle d'exprimer vos sentiments véritables et de nous rassembler tous ensemble dans leur expression.

Nous ne pouvons que vivre ces changements : nous ne pouvons pas, seulement par la pensée, trouver notre chemin vers une humanité véritable. Chacun d'entre nous et chaque groupe avec lequel nous vivons et travaillons doit devenir le modèle de l'âge que nous désirons créer. Tous ces modèles nombreux que nous constituerons devraient fournir à chacun d'entre nous le milieu au sein duquel nous serons à même de célébrer ce qui est en puissance en nous et qui nous permettra de découvrir la voie qui conduit à un monde plus humain.

Un défi nous est lancé : il convient d'abattre les systèmes sociaux et économiques qui ont fait leur temps, qui érigent une barrière entre ceux qui ont trop de privilèges et ceux qui n'en ont pas assez. Tous, tant que nous sommes, chef de parti, contestataire, homme d'affaires ou travailleur, professeur ou étudiant, nous partageons une culpabilité commune. Nous ne sommes pas parvenus à effectuer les changements nécessaires dans nos idéaux et nos structures sociales. Et, par conséquent, parce que nous n'avons pas su être efficaces, parce que nous manquons du sens de nos responsabilités, chacun de nous contribue aux souffrances du monde entier.

Tous, nous sommes infirmes - et certaines infirmités sont physiques, d'autres mentales, d'autres encore se situent sur le plan des émotions. Il nous faut donc nous efforcer de créer, de concert, le monde nouveau. Nous ne devons plus nous abandonner à la destruction, la haine, la colère, mais construire dans l'espoir, la joie, la célébration. Aller à la rencontre de cette ère nouvelle d'abondance par un travail que nous aurons, nous-mêmes, choisi, en demeurant libres de suivre le rythme de notre propre cœur. Sachons que l'effort de l'accomplissement personnel, de la poésie, du jeu, est essentiel chez l'homme lorsqu'il a satisfait aux nécessités de se nourrir, se vêtir, s'abriter ; que nous entendons alors choisir les secteurs d'activité qui contribueront à notre développement personnel et auront un sens par rapport à notre société.

Mais, en même temps, il nous faut comprendre que notre élan vers cet accomplissement vient buter contre les structures dépassées de l'âge industriel. Nous sommes bientôt entraînés dans le tumulte des pouvoirs sans cesse accrus de l'homme. Nos systèmes en vigueur nous contraignent à agrandir notre arsenal guerrier, à accepter qu'il soit enrichi de toutes les trouvailles de la technologie ; ils nous obligent à accepter, que soient sans cesse améliorés les machines, les équipements, les matériaux, les fournitures, tout ce par quoi la production sera accrue et le prix de revient abaissé ; nous ne pouvons pas nous opposer au développement de la publicité et au culte du consommateur.

Afin de persuader le citoyen qu'il contrôle sa destinée, que ses décisions se fondent sur un code moral, que la technologie le sert plus qu'elle ne le dirige, il est aujourd'hui devenu nécessaire de déformer l'information. L'idéal d'informer le public s'efface devant la nécessité de le convaincre que des actes faits sous la contrainte ne sont, en réalité, que des actions souhaitables.

Ces efforts d'explication, sans cesse plus complexes, conduisent à des erreurs de tactique et par suite à des scandales, ce qui explique la méfiance grandissante à l'égard de ceux qui sont censés prendre des décisions, dans le domaine public ou privé. Il est alors tentant de dénoncer ceux qui jouent un rôle apparemment essentiel, que ce soient les dirigeants, les chefs syndicalistes, les professeurs, les étudiants, les parents. De telles attaques contre les individus ne font souvent que dissimuler la véritable nature de la crise à laquelle nous faisons face : cette nature proprement démoniaque des systèmes actuels qui contraignent l'homme à consentir à sa propre et constante destruction.

Nous pouvons échapper à ces systèmes qui détruisent la personne humaine. La marche en avant sera reprise par ceux qui n'entendent pas se soumettre au déterminisme, apparemment inévitable, des forces et des structures de l'âge industriel. Notre liberté et notre pouvoir d'action se définissent par notre volonté d'assumer la responsabilité de l'avenir.

Certes le futur a déjà envahi le présent. Nous vivons tous dans des temps différents. Le présent de l'un est le passé d'un autre et le futur d'un autre encore. Il nous revient de vivre avec la connaissance et la volonté de montrer que l'avenir existe et que chacun d'entre nous peut, lorsqu'il le veut, le faire surgir pour qu'il répare les erreurs du passé.

Dans ce futur, nous devons mettre un terme au pouvoir coercitif et à l'autoritarisme : la possibilité d'exiger par la vertu du rang hiérarchique qu'une action soit exécutée. Si une formule pouvait résumer la nature de cette ère nouvelle, ce serait : « la fin du privilège et de l'arbitraire ».

Nous devons abandonner les efforts que nous faisons pour résoudre nos problèmes en jouant sur l'équilibre des forces ou en nous efforçant de créer des structures bureaucratiques encore plus efficientes.

Nous vous appelons à vous joindre à cette course de l'homme vers sa maturité, à travailler ensemble à l'invention de l'avenir. Nous croyons qu'une aventure humaine vient tout juste de commencer : l'humanité a jusqu'alors connu tant de difficultés à développer ses pouvoirs de renouvellement et de création parce qu'elle était accablée par son labeur. Maintenant, nous sommes libres d'être aussi «humains» que nous le voudrons.

Cette célébration de la nature humaine où de nouveaux rapports s'établissent, cicatrisant les blessures, où se développe l'acceptation des véritables besoins de l'homme, ne manquera pas de nous conduire à remettre en question les valeurs et les systèmes existants ; la dignité accrue de chaque homme et de ses rapports avec autrui doit nécessairement défier les systèmes en place.

C'est à vivre l'avenir que nous sommes conviés. Unissons-nous dans la joie pour célébrer cette prise de conscience : nous pouvons faire notre vie d'aujourd'hui à l'image de celle de demain.

Ivan Illich.


Cet appel à célébrer fut tout d'abord un manifeste qui reflétait les sentiments d'un groupe d'amis, parmi lesquels figuraient Robert Fox et Robert Theobald. Cela se passait en 1967 au moment de la marche sur le Pentagone. Cet appel à faire face aux réalités plutôt que de se laisser prendre à des illusions (à vivre un changement plutôt que de faire confiance à la technique) est, en fait, une tentative pour réintroduire dans la langue ordinaire le mot « célébration ».


Libérer l'avenir


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lundi, juin 13, 2011

Le cinéma et les sciences occultes




La première magie du cinéma est la technique elle-même, capable de reproduire l'animation de la vie, de produire l'illusion par les effets de la prise de vues, du montage et des infinies possibilités de trucage. Depuis le «cinéma primitif» des frères Lumière, qui émerveillait ou effrayait les spectateurs lorsque le train entrait en gare de la Ciotat, jusqu'au cinéma en relief dynamique des parcs de loisirs internationaux, avec ses trajectoires mouvementées, les techniciens ont toujours cherché à construire des dispositifs capables d'amplifier la perception sensorielle du simulacre. Par la maîtrise des codes et de la grammaire de l'image, par la construction d'un système symbolique, le réalisateur produit une bizarrerie : l'effet de présence de l'absent. Parallèlement, le magicien semble réorganiser, en toute irrationalité, le sensible par la force d'un rituel, d'invocations d'un langage et d'une symbolique attachés. Le cinéaste et le magicien ou le sorcier partagent, chacun dans son registre - celui de la manipulation esthétique ou celui de la croyance archaïque - l'ambition de s'affranchir des lois ordinaires du réel.

La consubstantialité du cinéma et de la magie est démontrée dès 1896 par Georges Méliès à la fois prestidigitateur, mécanicien metteur en scène, qui voit dans le cinéma un outil magique capable de produire de la féerie, une machine à rêves libératoire. Dès ses débuts, l'écran de projection est aussi un écran de protection, de même que le sortilège est censé avoir une fonction apotropaïque. Avec le cinématographe, la technique va donc déterminer la thématique, comme en témoignent les titres : Escamotage d'une dame chez Robert Houdin (1896), L’Auberge ensorcelée (1897), Dislocation mystérieuse (1901), Le Chaudron infernal (1903). Les imitateurs et concurrents de Méliès exploitent d'emblée le même registre, avec Ferdinand Zecca et La Fée des roches noires (1901), La Danse du diable (1904), Charles Pathé et La Fée aux fleurs (1904), La Fée aux pigeons (1905) ou Métempsycose (1908). L'intérêt très précocement porté par les réalisateurs à des thèmes et des personnages légendaires ou mythiques participe de cette logique déterminée par la technique. Les fées, mais aussi Jeanne d'Arc. La légende de la médium-combattante est aussi celle d'un procès en sorcellerie (Georges Hatot, 1898, Georges Méliès, 1900), que le cinéma ne cessera de mettre en scène (Dreyer, Fleming, Bresson, Rossellini, Rivette, Besson).

Cent dix ans après Méliès, le succès de Harry Potter, avec son collège de magie, sa pédagogie, son encadrement, ses disciplines spécialisées (cours de métamorphose, de potions, de défense contre les forces du mal...), permet de vérifier l'ancrage des thèmes dans la culture grand public. Il témoigne de la familiarisation avec des motifs pourtant sulfureux, déjà amorcée par Walt Disney (Blanche-Neige, Merlin l'Enchanteur...). À la télévision, Ma sorcière bien-aimée et sa magie domestique, puis Buffy contre les vampires et sa bibliothèque de savoirs occultes, Charmed avec ses trois sœurs, transpositions modernes de trois bonnes fées, et certains épisodes de X-Files confirment la présence de cette veine magique et fantastique exploitée par les producteurs parce qu'elle répond à une attente chez les spectateurs. Le public ne s'intéresse à la fiction que lorsque cette fiction lui parle, c'est-à-dire lui parle de lui : le cheminement s'est accompli sans doute par réaction compensatoire aux emprises ultra-technologiques et technocratiques sur les identités individuelles et collectives. On distingue, dans la production, des moments forts clairement identifiables.

Le champ sémantique des sciences occultes peut faire l'objet d'un bornage d'extension variable, car ses contours sont flous, surtout dans les représentations littéraires et filmiques. Au cinéma, magie ou sorcellerie cousinent avec le film d'horreur ou d'épouvante et les thèmes de la possession démoniaque, du vampire, du zombie, d'une part, avec la féerie merveilleuse plus ou moins sucrée ou le registre fantastique, d'autre part (Alice au pays des merveilles, Le Magicien d'Oz). Si l'on postule l'existence au cinéma d'un genre spécifique «magie» et «sorcellerie », c'est-à-dire d'œuvres où ces pratiques occultes sont décrites (pas seulement leurs effets), dont elles constituent l'argument narratif principal, ou bien qui mettent en scène des châtiments de sorciers et de sorcières, il n'est pas excessif d'affirmer que, jusqu'en 1968, le cinéma de magie et de sorcellerie est surtout l'apanage de réalisateurs européens.

L'histoire du genre doit à Stellan Rye l'un des premiers films à représenter les pratiques de sorcellerie: L’Étudiant de Prague, sorti à Berlin en 1913, raconte l'histoire d'un étudiant pauvre qui vend son âme et son image à un sorcier, variation sur le thème, obsédant pour l'imaginaire européen, de Faust. Robert Wiene réalise en 1919 un pur produit de l'expressionnisme avec Le Cabinet du docteur Caligari, dont l'agressivité du décor comme des maquillages laissa des traces profondes dans le cinéma allemand. Mais c'est en 1922 qu'apparaît le premier traitement documentaire du sujet, sous forme d'un reportage-fiction, avec le maître du cinéma danois Benjamin Christensen et La Sorcellerie à travers les âges. Le film aborde les profondeurs de la magie noire et du satanisme par les grands stéréotypes du genre, repris à la littérature et souvent représentés dans les productions ultérieures : vieille femme soupçonnée de jeter des sorts, torturée par l'Inquisition sabbat, hystérie collective de moniales... Préfigurant en cela les nombreuses émissions télévisées consacrées aux phénomènes de possession, d'envoûtement et d'exorcisme, Christensen achève son film sur un essai d'explication rationnelle. On retiendra également Vaudou, du Français Jacques Tourneur, en 1943, premier film à montrer, dans une atmosphère où se conjuguent féerie et cauchemar, les rituels vaudous. Citons aussi Les Sorcières de Salem, présenté par Raymond Rouleau en 1958, film qui valut à Simone Signoret la British Academy Award ; l'action a lieu au XVIIe s., pendant la chasse aux sorcières organisée parmi les pionniers de la colonisation nord-américaine.

L'année 1968 voit l'apparition de Rosemary's Baby, de Roman Polanski, avec lequel se constitue véritablement, dans la production américaine, le genre « sorcellerie ». Un appartement dans Manhattan, un jeune couple. On aurait jadis pratiqué la magie noire dans l'immeuble ; Rosemary se trouve enceinte, après un cauchemar horrible ; sa grossesse se déroule entre l'envahissante gentillesse des voisins et des événements étranges qui pourraient n'être que le produit d'une imagination névrotique. Cependant, elle accouche d'un enfant prétendument mort-né qu'on lui retire aussitôt. Une nuit, elle finira par s'approcher d'un berceau tendu de noir. Son mari, qui appartient, tout comme les gentils voisins, à une secte, y a déposé l'enfant. Le bébé de Rosemary est une réincarnation de Satan, bien vivante – mais pas montrée. La dynamique narrative tient une série de contrastes : décalage, en filigrane mais lancinant, entre la fragilité lisible sur le visage de l'épouse (Mia Farow) et l'assurance discrètement sardonique de son mari (John Cassavetes) entre l'agressivité du couteau brandi par Rosemary et la vulnérabilité, de l'enfant au berceau, entre les valeurs d'innocence attachées au berceau et le noir maléficiel des voiles qui le décorent, mais aussi entre l'apparence et la réalité, le visible et le caché, l'exposé et le suggéré, entre le savoir et le croire. Ces tensions conduisent l'héroïne à des états limites partageables par les spectateurs : beaucoup ont cru voir l'enfant qui n'est pourtant jamais représenté. Le réalisateur enrichit donc la définition cinématographique de sorcellerie par la représentation de ces états limites. Ce faisant, il pousse à ses marges, celles qui continent à la sorcellerie, le pouvoir manipulatoire du cinéma. Il en est ainsi durant la projection, en acte, mais également après la séance, hors l'enceinte de la salle qui confine le danger et donc protège le spectateur. Car Polanski, tout en reprenant le motif médiéval de l'incube, a dans ce film débarrassé la sorcellerie de son attirail décoratif et folklorique. Il l'a modernisée et acclimatée au quotidien du spectateur. Devenue moins immédiatement repérable, elle pourrait s'exercer, laisse-t-il donc entendre, dans la réalité, l'entourage proche de n'importe quel spectateur.

Là réside l'une des explications au succès colossal de Rosemary's Baby, et la confirmation de ce qui fait la fonction première de l'artiste – écrivain, plasticien, dramaturge ou metteur en scène : la capacité à sentir puis à représenter des courants psychologiques collectifs encore diffus et cachés, des attentes, des craintes, des fascinations et, chez certains, le besoin de stratégies occultes nécessaires à l'illusion de maîtriser le monde. La société américaine était travaillée par ces fascinations, comme l'a montré, sur le mode criminel et psychotique, l'assassinat de Sharon Tate, alors épouse de Roman Polanski.

Trente ans plus tard apparaît Le Projet Blair Witch (1999) de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, film de sorcellerie à l'état pur et succès retentissant. Trois étudiants en cinéma pénètrent dans la forêt de Black Hill, avec tentes, caméras, accumulateurs, nourriture et documentation. Leur projet : un reportage sur la sorcière de Blair et la sorcellerie, à partir d'un fait divers local devenu légendaire. Partis à la rencontre d'une légende et de ses vestiges matériels, ils rencontrent la réalité insoupçonnée. Le scénario est celui d'un cheminement qui tourne à l'errance, puis à l'égarement jusqu'à un final de cauchemar. Tous disparaissent. Une des caméras, retrouvée plus tard, contient une cassette enregistrée. C'est cette dernière que voit le spectateur. Roman Polanski avait choisi de jouer de la proximité entre le spectateur et les faits racontés. Myrick et Sanchez se sont fixé le même objectif : les héros sont de simples apprentis cinéastes incarnés par des acteurs inconnus du grand public. Exclusive de tout autre mode d'expression, la prise de vue subjective, servie par de simples caméscopes, sollicite très activement l'appropriation de l'histoire par le spectateur. Banalisation apparente des personnages (et des acteurs qui furent contraints d'improviser), du matériel, du rendu d'image par l'absence apparente de montage, tout contribue à faire intérioriser le cauchemar et à décrire la sorcellerie d'un seul point de vue, celui des victimes traquées. Polanski traitait de maléfices urbains sophistiqués. Myrick et Sanchez mettent en scène une sorcellerie rurale primitive décrite avec un réalisme ethnographique mais minimaliste qui accentue l'angoisse. Seuls des bruits indistincts, des tas de pierres, de la mousse, des nœuds, des figurines de branchages, et pour finir les dents arrachées de Josuah témoignent d'une présence obsédante, invisible et inexpliquée. S'agit-il de jeteurs de sorts habiles à se dissimuler ? D'âmes en peine, celles des enfants martyrisés dans la maison obscure où s'achève, cut, le film ? En tout cas, d'une présence impersonnelle et impitoyable qui, au fil de parcours en boucles, engendre progressivement la panique. Le terme doit être compris dans son sens étymologique de «terreur », celle que provoquait, dans la mythologie grecque, la rencontre avec le dieu Pan. Dieu qui égare, démon du cauchemar, errant dans les lieux et les forêts solitaires, il symbolise les violences de l'instinct et de l'éros. Ces dernières sous-tendent le film, avec l'histoire des enfants assassinés et la découverte des dents arrachées, puisque la dent est généralement reconnue comme symbole d'énergie vitale et sexuelle. Dans le lignage de Délivrance (J. Boorman) pour l'errance périlleuse dans la forêt et le débat entre culture, technique et nature, de Twin Peaks (D. Lynch et M. Frost) pour le thème de la vérité ultime cachée dans les profondeurs de la forêt, de La Nuit des morts-vivants (G. Romero) pour l'efficacité du style documentaire appliqué à la description des tremblements psychiques, Le Projet Blair Witch enrichit à son tour le traitement cinématographique de la sorcellerie : il rappelle la réalité des puissances de la nature qui, pour peu qu'on les ignore, se muent en puissances de cauchemar. Le retour du refoulé se voit spécifié et adapté. La mise en scène de personnages disparus dans l'angoisse absolue pour avoir voulu devenir des professionnels de l'image, donc de la représentation, confère à la sorcellerie l'efficience d'un outil critique appliqué à la culture médiatique, dont les agents sont portés à consacrer la mise en distance du réel comme valeur exclusive. Rosemary's Baby avait ouvert les vannes. À côté des Dario Argento (Suspiria, Inferno), Ken Russell (Les Diables), Brian De Palma (Carrie), David Cronenberg (Dead Zone), Tim Burton (Sleepy Hollow), se distingue la constellation des films à sujet médiéval. L'affinité entre Moyen Age et sciences occultes tient à des stéréotypes historiques aussi bien qu'à des connotations symboliques : temps médiévaux, magie, sorcellerie évoquent un univers réglé par des lois naturelles différentes, par des perceptions, des logiques et des valeurs autres que celles de la raison moderne.

La figure collective de la sorcière, image symbolique de la compulsion érotique, avec son cortège de fascinations et d'angoisses, fait l'objet de divers traitements fonctionnels et esthétiques. P. A. De Macedo réalise un conte de distraction, sorte de lai féerique diabolisé avec La Malédiction de Marialba (1989). B. Tavernier, au contraire, procède, dans La Passion Béatrice (1988), à la mise en scène documentaire de la jeteuse de sorts : vision forte des nœuds dans l'arbre sec, consultation dans la grotte - qui porte un véritable regard sociologique sur la condition des exclus et des réprouvés au Moyen Age -, puis mise à morts sur un bûcher de bois humide qui met longtemps à faire son œuvre. Le supplice du bûcher est une « scène à faire » toujours influencée dans sa signification par les travaux de l'historien Michelet, au XIXe s. Ce groupe de films met moins en scène la sorcellerie que l'accusée de sorcellerie. La « sorcière» est la victimes désignée des injustices, le bouc émissaire de l'ignorance populaire ou savante devant le mal et les fléaux collectifs tels que la famine et la peste. En témoignent, dans Le Septième Sceau d'Ingmar Bergman (1956), la compassion du chevalier qui joue aux échecs avec la Mort pour la jeune fille précipitée dans les flammes, la compassion aussi de Juan Buñuel, réalisateur de Leonor (1975), pour une innocente accusée de sorcellerie. Le Moine et la Sorcière, de Suzanne Schiffman (1986), ne s'achève pas dans le drame, mais décrit l'inquisition subie par une jeune femme qui sait soigner parce qu'elle connaît les simples. C'est sur la persécution exercée par les tenants du dogme religieux, au nom de Dieu et du Christ, que s'achève Le Nom de la rose, de J.-J. Annaud (1986), avec scènes réalistes de question et bûcher final. Sont accusés de sorcellerie une jeune paysanne, victime de sa sensualité naïve, puis un moine étrange, à la fois demeuré et illuminé. L'inquisiteur Bernardo Gui représente un monde qui sera bientôt remplacé par les temps de la Renaissance. 1492, de R. Scott, commence là où s'achève Le Nom de la rose : les bûchers de la Sainte Inquisition, des femmes encore, des aveux de commerce avec le Diable extorqués, dans la panique, le supplice du garrot, les flammes, la nuit, la foule, le vacarme. R Scott montre en contrepoint, par le regard de Christophe Colomb, les horizons océaniques, la promesse d'autres terres, la naissance d'un autre monde.

L'autre grand emblème des sciences occultes au Moyen Age est le personnage légendaire de Merlin l'Enchanteur, accompagné de la fée Morgane. Parmi ses nombreuses apparitions au cinéma, dont Merlin l'Enchanteur de Walt Disney (The Sword in the Stone, 1963) ou encore deux films d'humour qui confrontent magie médiévale et technologie moderne au bénéfice de celle-ci - Un cosmonaute à la cour du roi Arthur (R. Mayberry,1979) et A Knight in Camelot (R.Young, 1995) -, J. Boorman développe dans Excalibur (1981) une véritable réflexion sur la nature des sciences occultes. Il oppose le folklore superficiel des potions magiques élaborées par Morgane à la connaissance par Merlin des arcanes de la nature, la forestière et l'humaine. Merlin sait déceler, sous les apparences visibles, la présence active du « dragon », une sorte de libido impersonnelle. L'enchanteur symbolise un savoir collectif, universel mais voilé ; les performances dans le défi aux lois naturelles n'en sont que le symptôme et la conséquence. En termes de psychologie analytique (Jung), la sorcière incarnée dans Excalibur par Morgane représente les aspects négatifs de l'inconscient, le refoulé destructeur manifesté par une névrose de pouvoir. Merlin représente les puissances d'un inconscient complexe, agité de tensions contraires, structuré par de grands archétypes. Ses tours de magie, qui opèrent non par des objets ou des substances mais par la seule puissance de la parole, symbolisent les pouvoirs acquis par la partie consciente du psychisme lorsqu'elle sait écouter les avertissements ou mettre à profit les «conseils» venus des profondeurs. Même lorsque Merlin devient lui-même la victime de Morgane, pour lui avoir livré les paroles du charme ultime, et se retrouve enserré dans un piège de cristal, sa voix ne cesse de soutenir le roi Arthur et son ombre de déjouer les sortilèges de la magicienne.

Gérard Chandès (maître de conférences, université de Limoges) et Flore Chandès (Licenciée ès-lettres et arts du spectacle).



Buffy contre les vampires

samedi, juin 11, 2011

La philosophie comme manière de vivre



Cette année, 150 000 jeunes vont sortir du système scolaire sans qualification et se dispenser du baccalauréat et de l'épreuve de philosophie du 16 juin 2011. Parmi ces jeunes il y a quelques esprits lucides qui adopteront un mode de vie différent de celui du troupeau des asservis volontaires. Rejetant le système et les bouffonneries des soit-disant philosophes, comme celui que François Morel apostrophe d'un « ferme ta gueule ! » bien envoyé (voir la vidéo ci-dessous), ces jeunes insoumis font le choix philosophique d'une autre manière de vivre.

On comprendra tout de suite comment la philosophie pouvait être une manière de vivre, si l'on pense aux cyniques, qui ne développaient aucune doctrine, qui n'enseignaient rien, mais se contentaient de vivre selon un certain style. Tout le monde connaît l'histoire de Diogène dans son tonneau. C'étaient des gens qui refusaient les conventions de la vie quotidienne, la mentalité habituelle des gens ordinaires. Ils se contentaient de très peu, mendiaient, étaient pleins d'impudeur, se masturbaient en public. Leur manière de vivre était un retour à la nature non civilisée. Sans aller jusqu'à ce cas limite, toutes les écoles philosophiques se distinguaient surtout par le choix d'une manière de vivre.

L'attitude philosophique des platoniciens, à l'époque de Platon, était caractérisée par un triple aspect : il y avait le souci d'exercer une influence politique, mais dirigée selon les normes de l'idéal platonicien ; il y avait la tradition socratique, c'est-à-dire la volonté de discuter, de présenter l'enseignement selon la méthode des questions et des réponses, et puis il y avait l'intellectualisme, car l'essentiel du platonisme c'était le mouvement de séparation de l'âme et du corps, le détachement du corps, et même une tendance aussi à dépasser le raisonnement, et, chez les platoniciens de la fin de l'Antiquité, c'est-à-dire les néoplatoniciens, l'idée que la vie devait être une vie de pensée, la vie selon l'esprit.

Dans la tradition aristotélicienne, on peut dire que la manière de vivre, très caractéristique aussi, c'est finalement la vie de savant, une vie consacrée aux études, pas seulement aux sciences naturelles, mais également aux mathématiques, à l'astronomie, à l'histoire et à la géographie. C'est donc un mode de vie que, suivant le terme aristotélicien, on peut désigner comme « théorétique », c'est-à-dire dans lequel on «contemple » les choses. Mais cela comporte aussi une participation à la pensée divine, le Premier Moteur de l'univers, et aussi la contemplation des astres. On retrouve ici la notion de physique comme exercice spirituel. Ce qui est très intéressant également, c'est la prise de conscience, chez les aristotéliciens, du caractère purement désintéressé de la science. Ce qui est « théorétique », c'est une étude qui n'est pas faite dans un intérêt particulier pour des objectifs matériels.

Quant aux épicuriens leur manière de vivre consistait surtout en une certaine ascèse des désirs, destinée à garder la tranquillité d'âme la plus parfaite. Il fallait limiter ses désirs pour être heureux. Ils distinguaient, c'est bien connu, entre des désirs naturels et nécessaires (boire, manger, dormir), des désirs naturels et non nécessaires (le désir sexuel), et des désirs ni naturels ni nécessaires (désirs de la gloire, de la richesse). Et normalement il fallait s'en tenir aux désirs absolument nécessaires. Ils excluaient, du moins en principe, car il y a eu des exceptions, l'action politique. Ils se retiraient des affaires de la cité le plus possible. En général, on a une idée de la vie épicurienne d'abord et surtout par la correspondance d’Épicure, et aussi par les poèmes de Philodème l'épicurien ; on y parle de repas très sobres, mais entre amis, car l'amitié, dans l'épicurisme, joue un très grand rôle. Finalement, les épicuriens cherchent à jouir de la simple joie d'exister.

Quant aux sceptiques, ce sont plutôt des conformistes, parce que la seule règle de conduite qu'ils admettaient, c'était l'obéissance aux lois et aux coutumes de la cité, mais ils refusaient de juger; ils suspendaient leur jugement sur les choses et, pour cette raison, trouvaient la tranquillité de l'âme.

Au fond, dans l'Antiquité le philosophe est toujours considéré uni peu comme Socrate lui-même : il n'est « pas à sa place », il est atopos, on ne peu pas le mettre dans un lieu, dans une classe spéciale, il est inclassable ; pour des raisons assez différentes, il y a rupture de toutes les écoles avec le quotidien, même chez les sceptiques, qui abordent la vie quotidienne avec une totale indifférence intérieure,

Pierre Hadot, « La philosophie comme manière de vivre ».



« Ferme ta gueule, Luc Ferry ! »



La philosophie comme manière de vivre

Il est des livres dont on sort changé. C'est le cas de tous les ouvrages de Pierre Hadot, qu'ils traitent de Marc Aurèle ou de Plotin, du stoïcisme ou de la mystique ; avec une érudition toujours limpide, ils montrent que, pour les Anciens, la philosophie n'est pas construction de système, mais choix de vie, expérience vécue visant à produire un « effet de formation », bref un exercice sur le chemin de la sagesse.

Dans ces entretiens, nous découvrons un savant admirable, dont l’œuvre a nourri de très nombreux penseurs, mais aussi un homme secret, pudique, sobre dans ses jugements, parfois ironique, jamais sentencieux. En suivant Pierre Hadot, nous comprenons comment lire et interpréter la sagesse antique, en quoi les philosophies des Anciens, et la pensée de Marc Aurèle en particulier, peuvent nous aider à mieux vivre. Et si « philosopher, c'est apprendre à mourir », il faut aussi apprendre à « vivre dans le moment présent, vivre comme si l'on voyait le monde pour la dernière fois, mais aussi pour la première fois ».

vendredi, juin 10, 2011

Pour se libérer, il faut se savoir esclave !




Pour se libérer, il faut se savoir esclave !

Histoire de reprendre le souffle après une séance de luge, j'ai raconté à mes enfants l'histoire de Gygès et de son anneau magique. « Et vous, que feriez-vous si vous aviez l'anneau ? » « Je volerais un bob », rétorque ma fille tandis que mon garçon renchérit : « Moi, des boîtes de raviolis ! » Question : « Et papa, qu'est-ce qu'il ferait s'il avait l'anneau ? » Les yeux rieurs, ils attendent. Ma fille lâche enfin: « Toi, tout ce que tu fais, ça marche ! Mais tu ne voudrais peut-être pas être handicapé ? »

Voilà que revient LE désir enfoui, jamais aussi clairement formulé.

J 'avais pourtant fait ma liste et m'étais plu à m'imaginer l'heureux possesseur de l'anneau magique. Que ferais-je donc ? Oh, rien de grave ! D'abord, j'irais épier quelques garçons normaux dans leur vie quotidienne, histoire de les désidéaliser, de voir qu'ils doivent eux aussi faire face à des difficultés. Je m' autoriserais ensuite un bref saut à la librairie juste pour embarquer à l'œil une pile d'ouvrages et, en passant, je ne résisterais pas à une petite halte à la banque, afin d'assurer mes fins de mois et de jouer au Robin des Bois qui-vole-aux-riches-pour-donner-aux-pauvres-pauvres.

Enfin si, tel Aladin, je croisais un bon génie, il est tout sauf sûr, même en y réfléchissant d'un peu plus près, que je changerais de corps. Après tout, il me constitue. C'est lui qui a aussi façonné mon état d'esprit

Mon état d'esprit, mon corps... je sens bien qu'un désir servile veut tout posséder, tout s'approprier, ligoter entièrement son objet. Mission impossible, qui ne peut que nous vouer au mal-être ! Quand je loupe un avion, c'est mon avion. Il y a deux cent cinquante places dans l'appareil, mais c'est mon avion. Mon avion, ma femme, mes enfants, mes amis. Cette volonté implacable est permanente : « Je te veux, je te veux pour toujours. »

Dès qu'il y a un « pourvu que ça dure », nous voilà mal barrés ! Pourquoi souhaiterais-je être normal ? L'expérience quotidienne suffit à démontrer que la possession et l'avoir ne rendent pas nécessairement heureux. Familier de cette idée, je dois donc m'interdire d'acheter des livres sur le détachement, ou de me vouloir à la place d'un Apollon. À côté de mon rêve de normalité, je débusque un autre désir, tout aussi violent : mon désir de dépouillement a déjà fait déborder quelques rayons de ma bibliothèque ! Confondant paradoxe. À quoi bon chercher dans l'avoir ce qui ne s'obtient que dans la pratique et l'abandon ? Je le sais, et pourtant...

Si je prends mon désir de dépouillement comme échantillon, qu'il me suffise de convenir qu'il n'est en soi pas mauvais. Ce n'est que faute de l'écouter vraiment que je me fourvoie. Car que me dit-il ? Certainement pas de consommer ni d'amasser des livres, encore moins de m'encombrer de théories nouvelles qui m'éloignent d'une pratique saine et sobre. Au contraire, il me convie à savourer le présent, à y puiser l'essentiel de mes ressources, à bannir ces tenaces inclinaisons à la comparaison qui me poussent à désirer être quelqu'un d'autre. Quant à ma soif de plaisir étanchée sans vigilance, elle ne peut que me mener à la dépendance et à la souffrance. Trop docile à certains de mes désirs, j'en subis les conséquences. C'est le cas évidemment lorsque, souhaitant goûter les fruits de l'amitié, je me ligote à l'autre. Comme un avare, je confonds souvent le moyen et la fin. Or si celui-ci tient tellement à thésauriser, c'est avant tout et ultimement parce qu'il aspire à devenir heureux. Dans sa quête, il s'égare, voilà tout ! Moi aussi...

Les stoïciens m'aident une fois de plus. En effet, ils recommandent, bien à propos, d'identifier la passion avant qu' elle soit arrivée à maturité. J'aperçois une belle femme, je me sens fragile, je recule donc... disons juste de trois petits pas ! Ce serait déjà une prudence qui, au courant des méfaits de l'aliénation, préviendrait simplement le risque plus ou moins grand de se casser la figure. Le plus surprenant dans cette affaire c'est que, lorsque je considère le manque de liberté, presque immanquablement me viennent à l'esprit ses entraves extérieures. Mais c'est aux entraves intérieures que je devrais penser, à celles que je m'inflige quotidiennement : préjugés, fantasmes, impossibles
attentes.

Je n'arrive pas tout à fait à tordre le cou au préjugé tenace qui me laisse croire qu'en me mettant au centre du monde, j'obtiendrai le bonheur en partage. Oui, je dis « préjugé », alors qu'il s'agit plutôt d'une intuition obscure qui, tapie au fond de moi, sommeille, sorte d'injonction inconsciente: « Sois le premier, sois le premier en tout, tu seras plus heureux ! » Je pourrais d'abord critiquer cette funeste conviction et me contenter d'expérimenter à fond ce que je devine déjà : plus nous nous abandonnons, moins nous faisons cas de notre personne, plus nous goûtons la joie libre. Ces derniers temps, je crois m'être focalisé sur un problème pour consacrer toute mon énergie à la lutte : je dois me libérer de ma fascination, je dois résister, je dois... Sur cette pente, je ne fais que m'endurcir. Paradoxalement, cette démarche volontariste, cette tentation de s'aguerrir, me rendent encore plus vulnérable. Je suis épuisé. Par degrés, j'aimerais quitter cette lutte née d'un moi qui, loin de s'abandonner, voudrait obtenir plus de la vie, même s'il se réclame du détachement.

À cette sorte d'instinct vient s'ajouter l'idée vague qu'autrui doit répondre à mes besoins et me servir, tout le temps. Quoi de plus grotesque que d'encourager son enfant à gronder une pierre sur laquelle son pied a glissé ! Elle n'y peut rien ! Pas plus que la grippe, les infirmités et les intempéries... Je suis cet enfant qui récrimine face à un monde qui lui échappe et lui résiste. Le meilleur service à lui rendre ici serait de l'inviter à passer à autre chose, éventuellement de l'inciter à la prudence. Il faut le dire et le répéter : ce n'est pas le sacrifice ni le renoncement qui conduisent au détachement, mais bien plutôt la joie. Et c'est un homme en plein sevrage qui l'écrit... Le sevré affirme que le détachement naît de la joie, celle qui pousse à oser l'abandon, à prendre le risque de se libérer de tout, choses et êtres. Cette joie, il ne suffit pas de claquer des doigts pour l'appeler. Voilà d'ailleurs ce qui l'apparente à la passion. Elle aussi, plus forte que moi, ne saurait dépendre entièrement de ma volonté. Cependant, je veux continuer à croire que, si minime puisse-t-il être, nous avons sur elle quelque pouvoir.

À ce stade de mon enquête, je peux partiellement conclure en disant que :

a) la joie est adhésion au réel ;
b) elle requiert l'acceptation à cette adhésion.

Mais pour l'instant, c'est la peur et la haine de soi qui me ligotent à ma petite individualité, qu'il s'agirait de lâcher. J 'imagine que c'est un peu comme sauter en parachute : il faut y aller, ne serait-ce que pour voir s'il s'ouvre ! Oserai-je me lancer ?

Alexandre Jollien, « Le philosophe nu ».


jeudi, juin 09, 2011

Pour ne pas devenir disciple


« Dès le moment que l’on suit quelqu’un on cesse de suivre la Vérité. [...]

La seule façon d’atteindre la Vérité est de devenir, sans aucun médiateur, le disciple de la Vérité elle-même. [...]
Je veux donc délivrer l’homme, et qu’il se réjouisse comme un oiseau dans le ciel clair, sans fardeau, indépendant, extatique au milieu de cette liberté. »
Krishnamurti


Chaque fois qu'il m'a été donné de parler ou d'écrire au sujet de Krishnamurti, j'ai mis mes auditeurs ou mes lecteurs en garde contre les erreurs que je pourrais commettre. Je les ai invités à me critiquer sans ménagement. Je n'ai cherché à me faire attribuer aucune autre autorité que celle qui pouvait s'attacher à la vérité intrinsèque, impersonnelle, de mes propos. Réciproquement, je ne reconnais à autrui aucune autre autorité que celle-là.

Je tiens à déclarer expressément que je ne suis pas un disciple de Krishnamurti. Cette affirmation n'est pas destinée à donner le change à mes lecteurs, à masquer par des dénégations extérieures une soumission intime. Je n'espère pas non plus m'attirer, par cette déclaration, la faveur de Krishnamurti, s'il a conservé toujours vive, en son for intérieur et non pas seulement dans ses discours publics, sa conviction première qu'il nous faut être les disciples de la vérité, et non de qui que ce soit, fût-ce de lui-même. C'est seulement en ce qui concerne cette conviction que je pourrais être son disciple... en ne l'étant pas.

Si je me défends d'être le disciple de Krishnamurti, c'est tout simplement parce que je ne le suis pas, et non pour faire scandale ou parce que je méconnaîtrais l'extraordinaire qualité de l'homme que je refuse de suivre. Depuis près de vingt ans, j'ai donné à ses écrits le meilleur de ma pensée, et ce que j'ai dit de lui, dans mes diverses études ou conférences, ne doit laisser subsister, je pense, aucun doute quant à l'estime souveraine que je professe à son égard, quant à l'importance unique que j'attache à sa personne et à ses propos. Mais, précisément, ce qui fait à mes yeux l'essentielle grandeur, l'originalité de Krishnamurti, c'est la liberté même qu'il nous confère.

Il nous a dit que ce n'était pas quand nous étions malheureux que nous devions douter mais bien plutôt au cœur même de l'extase. D'une manière un peu analogue, j'oserai dire que ce n'est pas devant un homme de médiocre apparence qu'il importe de ne pas s'agenouiller, mais devant celui dont nous pouvons penser qu'il est à la cime de l'humanité. Il n'est que trop facile de ne pas devenir révérencieux et idolâtre face aux êtres qui, à vues humaines, peuvent passer pour mesquins. Mais la tentation est forte de se prosterner aux pieds de ceux dont les visages paraissent porter l'empreinte d'une sérénité qui n'est plus de ce monde, d'une éternelle beauté. Et la plus grande vertu, la seule qui puisse finalement arracher l'humanité à un asservissement millénaire, c'est celle qui nous fait, à force de désintéressement personnel, rester librement nous-même, avec une dignité tranquille, en présence de ces êtres qui, au regard de notre faiblesse ou de notre confusion peuvent passer pour vertigineux; c'est celle qui nous fait comprendre qu'en nous laissant aller à toucher de notre front la poussière de leurs sandales, nous commencerions à mépriser du même coup le reste du genre humain. Il n'est pas souhaitable que la lumière d'un visage unique nous dérobe la présence de tous les autres visages.

Je ne pense pas qu'il soit inutile d'insister sur ce point. Le plus vivant et le plus humain des messages est toujours, à brève échéance, menacé de devenir, selon la belle formule de Maurice Magre, « dure pierre d'église et marbre glacé de dogme ».

Nombre de ceux qui ont admiré que Krishnamurti ait voulu tout comprendre par lui-même, sont, en effet, disposés aujourd'hui à tout vouloir comprendre par Krishnamurti. De celui-là même qui parlait si magnifiquement contre les oracles, ils veulent faire un nouvel oracle. Ils sont prêts dorénavant à le suivre quoi qu'il dise ou quoi qu'il fasse. A les entendre, la vérité ne s'exprime plus dans le monde que par une seule bouche: la sienne. Une telle affirmation revient à cruellement bafouer tout ce qui, dans l'homme déchiré de ce temps, subsiste encore d'authentique bonne foi et d'humble honnêteté. Maints auditeurs de Krishnamurti sont visiblement plus attirés par sa personne que par son enseignement. Ils veulent l'entendre, le voir, et presque le toucher! Ils espèrent être impressionnés, transformés, non par la seule vérité incisive de ses paroles, mais par le magnétisme, la magie de sa présence. Je pense sincèrement que tout cela ne témoigne pas d'un intérêt affectueusement simple et naturel mais contient en germe les plus graves dangers.

Quand on s'intéresse plus à la personne du prophète qu'à son message, la porte est grande ouverte à toutes les cléricatures. Quand on commence à admettre qu'un homme n'est pas seulement un témoin de la vérité dans le monde mais la vérité même incarnée, tous ses avis deviennent irrésistiblement contraignants et la liberté humaine fait naufrage. Quand on voit cet homme non pas seulement comme un sauveur de l'humanité mais comme le Sauveur désigné d'une période historique, l'unique détenteur d'une sorte de mission sacrée, alors, inévitablement, on réintroduit une Hiérarchie spirituelle, dont cet Être exceptionnel devient l'Envoyé, le Messie. Du même coup surgissent des interprètes qualifiés et inspirés ; une théologie se reconstruit de soi et les fondations d'une nouvelle Église deviennent immédiatement apparentes.

C'est humainement évident, et les considérations très simples que je viens d'exposer rendent manifestes les périls que comportent des attitudes dont on ne saurait se surprendre, encore qu'on puisse s'en effrayer.

Le fardeau d'une pensive solitude est si lourd à porter! Il est tellement harassant de marcher dans d'épaisses ténèbres en proie à tous les tremblements, à tous les vertiges de l'incertitude! Comme on comprend que, depuis des millénaires, l'homme dans sa détresse intime, n'ait cessé de se donner des Dieux!... Mais il n'a pu le faire qu'en clouant sa liberté précieuse au pilori des certitudes imaginaires.

Il fallait bien s'attendre à voir naître sous les pas de Krishnamurti toutes les tentations auxquelles, depuis l'origine du monde, l'homme n'a cessé de succomber. Et voici que déjà se rassemblent autour de lui des volontés qui ont abdiqué, des fanatiques et des thuriféraires, tous personnages qui sont d'autant plus dangereux que leur bonne foi est plus complète.

Je suis de ceux qui pensent que, des paroles du sage indien, peut surgir une civilisation nouvelle, immense, inimaginable et indicible. Mais elle n'adviendra, ne s'édifiera, que si, ceux qui ont entendu Krishnamurti ne deviennent pas les exploiteurs inconscients de sa lumière; s'ils ne l'enveloppent pas dans le réseau étouffant de leurs sollicitations tentaculaires ; s'ils ne font pas de lui ce que, selon ses propres dires, on a fait des sages du passé : un failli. Peut-être est-il temps encore de prendre conscience d'un si grave péril, de prévenir l'attentat à la liberté humaine qui se pourra commettre, de s'opposer au déraillement effroyable qu'à la mort de Krishnamurti, ou de son vivant même, on pourra provoquer ? Je n'en sais rien. Mais, s'il était déjà trop tard, une des plus grandioses tentatives de tous les temps aurait affreusement avorté, une flamme géante se serait éteinte, une occasion unique se trouverait perdue et, des siècles durant, l'humanité pâtirait cruellement de cet échec. Telle est du moins mon intime conviction.
Je souhaiterais donc que ceux auxquels il a été donné de connaître la personne et la pensée de Krishnamurti prennent une pleine conscience de la responsabilité, en quelque sorte planétaire, qui charge leurs épaules. J'adresse un ardent et pressant appel à leur lucidité et je voudrais passionnément qu'il fût entendu.
René Fouéré, « La Révolution du Réel ».

La Révolution du Réel

4ème de couverture :
Très précocement attiré, et presque au même degré, par la religion et la science, René Fouéré, né dans un milieu de tradition catholique, s'intéressa si fortement à sa foi natale qu'on put croire qu'il deviendrait un prêtre.

En lui faisant découvrir certains aspects de la pensée orientale, la rencontre de théosophes le jeta dans une grave crise intérieure qui devait le conduire à une attitude de libre recherche et à une adhésion profonde aux thèmes essentiels de l'enseignement de Krishnamurti, enseignement qui a fait pendant plus de trente ans la matière de ses réflexions.

Écrites en toute liberté, avec un constant souci de lucidité et de clarté, d'équité et de mesure, les pages qu'il nous propose n'ont aucun caractère dogmatique.

Toujours attentif à ne pas séparer la vie spirituelle de cette vie quotidienne qui est si importante et qu'on qualifie si étourdiment de banale, se refusant à faire de l'individu une abstraction psychologique solitaire et désincarnée, affranchie des réalités physiques et sociales dont elle a surgi, étrangère à la vision scientifique et technicienne du monde, échappant aux nécessités de l'action, l'auteur s'est efforcé de faire prendre au lecteur une conscience claire, précise et aiguë de cette plaie psychologique, mal étudiée et mal connue, qui est à l'origine des pires tourments de l'humanité et qui résiste depuis des millénaires à tous les remèdes illusoires par lesquels on s'est évertué à la guérir.

L'objet essentiel de l'auteur a été, non de répéter les propos de Krishnamurti, mais de comprendre à leur lumière les mécanismes profonds de la conscience humaine, de mettre à nu la source cachée des aberrations et des déchirements auxquels elle est en proie, et qui ne cessent d'engendrer, chez les individus, toutes les affres, toutes les violences du désarroi et, dans la société, un désordre cruel, millénaire et sanglant.



Lire gratuitement « La Révolution du Réel » :



Photo : 
Une abbesse de l'Ordre shivaïte (Rajesh Bedi).

Dusama Dusama, la Grande tristesse qui vient




Les adeptes du jaïnisme ne croient ni en Dieu ni au jugement dernier, mais cette religion indienne, qui refuse l'autorité des Védas, est pessimiste pour l'avenir de l'humanité. En effet, selon la cosmologie jaïna, nous sommes dans une période cosmique de révolution « descendante » du temps nommée « Avasarpini ».

Nous vivons actuellement dans cet Avasarpini qui est divisé en six périodes de dégénération progressive :

1 – Susama Susama (Grande joie) ;
2 – Susama (Joie simple) ;
3 – Susama Dusama (Joie mélangée) ;
4 – Dusama Susama (Tristesse mélangée) ;
5 – Dusama (Tristesse) ;
6 – Dusama Dusama (Grande tristesse).

Nous serions actuellement dans la cinquième période (Dusama).

Source : Dictionnaire de la civilisation indienne.


Dictionnaire de la civilisation indienne


Commentaire d'un lecteur :

Ce livre de 1300 pages (et pourtant très maniable) est une mine d'information sur l'Inde, son histoire, sa civilisation. Il touche aussi bien les sujets 'académiques' que les questions courantes de la vie indienne.
Que vous cherchiez une explication de l'origine des castes et leur fonction sociale, ou bien ce qu'est le Jaïnisme, vous trouverez. Mais vous pouvez aussi vous plonger dans les mystères de la culture du thé ou vous interroger sur le cinéma indien. La réponse est là.

Cette civilisation est complexe, et sans un tel guide il est à parier que bien des choses échappent à l'européen, même cultivé. Si vous aimez l'Inde ou souhaitez la découvrir, c'est un excellent compagnon.


Illustration : l'Inde moderne (Dodo, Ben Radis, Jano)



mardi, juin 07, 2011

Black metal, la subversion extrême




La musique «metal» est une radicalisation du rock, sur le plan musical, sur celui des pratiques sociales comme sur celui de l'imaginaire ésotérique véhiculé. En effet, Black Sabbath, en 1970, considéré comme le premier groupe de metal, se distingua des groupes rock comme les Rolling Stones ou les Beatles qui flirtaient avec des thématiques diaboliques provocatrices, en transformant celles-ci en un imaginaire véritablement satanique. Le metal est depuis lors associé massivement à une imagerie sombre, occulte. Or, si cette musique est une radicalisation du rock, le black metal, l'une de ses dernières ramifications apparues, est à son tour une radicalisation du metal. Ce mouvement ascensionnel s'explique par le fait que se crée, dès le blues des années 1930, une échelle pyramidale de subversion. Chaque groupe phare de chacun des styles qui se sont succédé était voué à pousser le transgressif plus loin que son aîné. La logique qui parcourt tout le XXe s. est la suivante : blues, rock n'roll, hard rock, heavy metal, metal extrême. Le metal extrême est un terme générique dans lequel figure le black metal (au côté du death metal à l'imaginaire morbide et gore, du trash metal et du grindcore).

Le black metal est la dernière strate dans cette échelle pyramidale de subversion. Depuis Black Sabbath, les artistes ont voulu être plus extrêmes à la fois musicalement, en évoquant une certaine violence sonore, et conceptuellement, par un imaginaire satanique de plus en plus affirmé. Alors que les groupes pionniers Black Sabbath et Led Zeppelin furent taxés, dans les années 1970, de satanisme et inquiétèrent grandement les autorités locales, le black metal, qui naquit en Scandinavie au milieu des années 1980, incorpora des musiciens qui se déclaraient ouvertement satanistes et antichrétiens. Pourtant, les musiciens de Black Sabbath n'étaient absolument pas satanistes; ils portèrent même des croix chrétiennes bien visibles pour en persuader le public. Ils offraient un spectacle occulte, un équivalent des films d'horreur. À l'inverse, vingt ans après que de nombreux artistes comme AC/DC, Iron Maiden, Metallica, Slayer, Venom eurent gravi un à un les barreaux de l'échelle pyramidale - poussant chacun la transgression plus loin que son prédécesseur -, le black metal prôna, au début des années 1990, le chaos, la déconstruction, l'Evil (le Mal) et le satanisme comme mode de vie. Apothéose subversive, la Norvège fut le théâtre d'une vague d'exactions et de crimes sans précédent dans l'histoire de la musique, perpétrés par un mouvement à consonance sectaire : le Black lnner Circle. Ce cercle très fermé de musiciens, composé, entre autres, de Fenriz, Varg Vikernes, Euronymous, Samoth, respectivement leaders des formations Darkthrone, Burzum, Mayhem, Emperor, voulait réellement bouter le christianisme hors de Norvège pour instaurer les anciens cultes vikings. Ses manifestations les plus visibles : les églises en bois dites Starvkirker furent incendiées, vingt-deux d'entre elles furent dévorées par les flammes. Le leader du groupe Mayhem, Euronymous, fut assassiné d'une vingtaine de coups de couteau par Varg Vikernes dans un conflit de succession. Faust, batteur d'Emperor, assassina un homosexuel. Le vocaliste de Mayhem, Dead, se suicida.

C'est la quête de l'Evil que poursuivaient inlassablement les musiciens. Il s'agissait de ne plus faire la différence entre le symbolisme et la réalité, entre ce ce qui est de l'ordre de l'imaginaire et l'ordre de la production musicale, pour nier la temporalité et s'enfermer dans un monde musical total en tentant brutalement, désespérément, de le substituer à sa réalité pauvre et sans saveur d'adolescent désœuvré. Les membres du Black lnner Circle, tout engoncés qu'ils étaient dans l'imaginaire satanique et saturés d'écoutes prolongées de leurs groupes favoris, tentèrent de reprendre contact violemment avec une réalité dans laquelle ils ne se retrouvaient plus, tant elle était éloignée des messages de Venom, Celtic Frost, Bathory... Cette épopée norvégienne alimenta les gros titres de la presse nationale de l'époque et fut élevée au rang de mythe dont chaque métalleux (fan metal) a eu connaissance. La légende culte du Black lnner Circle semblait résulter d'un phénomène identitaire de jeunes fans qui voulaient créer une musique capable de dépasser son propre contenu initial pour devenir une logique de vie «totale ». Elle devait révéler tout l'extrémisme comportemental qui caractérisait les black métalleux de l'époque. La décennie 1990 allait ainsi correspondre à l'envolée médiatique mais aussi à la reconnaissance musicale du mouvement.

Depuis cette épopée, l'imaginaire satanique du black metal se compose à la fois d'un christianisme inversé et blasphémateur majoritaire et de plusieurs écoles de satanisme. Cependant, les adhérents d'organisations satanistes déclarées, comme l'Église de Satan californienne ou le Temple de Seth, se comptent sur les doigts d'une main. Si les musiciens et les fans rejettent le dogmatisme institutionnel de l'Église chrétienne, ce n'est point pour adhérer à ces organisations vues comme de simples antithèses idéologiques du christianisme. Les black métalleux sont avides de libertés morales et de grands espaces et sont secoués à différents degrés par un « désir d'infinitude » pour « sur-vivre » (M. Maffesoli).

A côté de cet imaginaire satanique fondateur, d'autres écoles, comme le néo-paganisme, le fantastique, l'athéisme, une frange politique radicale (minoritaire), composent le mouvement. De multiples concepts d'albums proviennent d'œuvres aussi variées que Le Seigneur des anneaux de Tolkien, le vampirisme d'Anne Rice, l'occultisme d'Aleister Crowley, le surréalisme de Lautréamont, les écrits du marquis de Sade, l'atavisme, le naturisme (dans le sens d'ode à la nature), la fascination lunaire, la mélancolie, la tristesse, le désespoir. Un conditionnement relatif à une longue expérience musicale du black metal amène certains fans à s'imaginer des mondes atemporels où règnent des apparats conceptuels comme la guerre, la dimension épique, le vampirisme, la communion avec la nature ou l'histoire de l'Europe. Le black metal, avec toutes ses écoles, présente cependant des incohérences : une condamnation souvent irréfléchie et frustrée du christianisme, fruit d'une inculture religieuse, une reprise tronquée de certain ouvrages (Tolkien, Nietzsche), un conformisme régnant dans un mouvement qui se prétend anticonformiste. Soulignons que ce courant musical est entouré de nombreux clichés et fantasmes médiatiques, tout comme sa source d'inspiration première, le satanisme. D'une manière générale, les nombreux ouvrages et articles qui fleurissent aujourd'hui sont le fait de journalistes peu scrupuleux, incultes musicalement et avides d'accroître leur lectorat. Ils voient dans le black metal (qu'ils confondent avec le gothic, le rock ou d'autres genres de metal) tantôt le Diable incarné, tantôt une mode adolescente puérile, une branche politique radicale, du « bruit » ou encore un exutoire. Au départ essentiellement subversif, ce mouvement est pourtant aujourd'hui avant tout une musique onirique qui ne vit que parce qu'elle est idéalisée. Elle est le contraire d'une musique urbaine (comme le hardcore ou le rap) puisque la visée est de s'arracher du bitume de la quotidienneté. L'occultisme, prisé par les fans, leur permet justement ce voyage onirique vers les ténèbres qu'ils mythifient de manière métaphorique.

En premier lieu, l'individu est amené à découvrir le black metal parce qu'il est attiré par son esthétique subversive et occulte. L'imaginaire satanique cristallise d'une manière paroxystique cette tendance car il est une force de frappe très lisible pour la subversion: il constitue une aura autour du groupe ou du fan. Le black metal est une musique subversive qui s'assimile en fonction d'un goût marqué pour l'occultisme, l'ésotérisme et d'un penchant initial pour une forme de violence et de puissance musicales. À ce propos, en s'entretenant avec les acteurs de ce mouvement âgés en moyenne de vingt-cinq ans (de quinze à quarante ans), on apprend que les écrits de Nietzsche jouent un grand rôle dans cet imaginaire, pour leur critique virulente du christianisme mais aussi pour leur volonté de puissance. Celle-ci s'élabore autour d'une force d'expansion vitale intrinsèque à chaque individu. Or la principale définition du metal extrême, pour les fans, est bien sa puissance musicale. La saturation extrême de la guitare associée au couple basse-batterie à un son très élevé conduit à un état particulier. L'auditeur initié est galvanisé. S'ensuivent alors les démonstrations de headbanging (secouer la tête de bas en haut) et de pogo (projections et bousculades les uns contre les autres) en concert. Puissance, brutalité, agression, tuerie, galvanisation sont les maîtres mots. Ce langage métaphorique si particulier utilisé par les black métalleux mesure la musique telle une entité physique réelle qui ferait corps avec l'auditeur. Le heurt est souvent recherché.

Au total, comme les autres musiques «sombres » (gothic, metal, industriel), le black metal manifeste toute la recherche de transcendance qui anime une catégorie «alternative» de la jeunesse d'aujourd'hui en rupture avec une homogénéisation culturelle castratrice. Parmi les diverses recompositions religieuses de grande envergure dans notre société, les musiciens et les fans illustrent toute la force du « croire » qui anime une certaine frange de la jeunesse actuelle. Si les églises se vident, le «croire» n'a jamais été aussi présent dans notre postmodernité. Le black metal devient plus que jamais une voie prisée pour cultiver la transcendance, le religieux, l'extatique. Ce qui retient au premier abord l'attention de l'observateur est la ritualisation et le recours à la symbolique et à l'ornementation religieuses. Ainsi voit-on, lors des concerts ou sur les supports audiovisuels, des croix chrétiennes et des pentagrammes inversés, le chiffre 666 ou des tee-shirts portant les slogans «Fuck me Jesus» (du groupe Marduk) ou « Cut your fleesh and worship Satan » (des Français d'Antaeus). Lors des concerts, des phénomènes de transe combinés à la présence de musiciens charismatiques galvanisent le public. Une théâtralisation de pratiques cathartiques (représentations sacrificielles) s'effectue selon des codifications prédéterminées. La dimension religieuse dépasse ici la simple passion pour une musique et ses pourvoyeurs de charisme, comme pouvait l'engendrer le rock Elle est inscrite au plus profond de l'imaginaire satanique, néo-païen, nietzschéen, négativiste déployé par les musiciens et les fans.

Nicolas Walzer, chercheur en doctorat de sociologie sur les musiques sombres, université de Paris V.



Documentaire sur le black metal

Un rabbin affirme que les Juifs sont des extraterrestres venus pour « conquérir » la Terre.

Le rabbin Michael Laitman est l'auteur de "Kabbalah, Science and the Meaning of Life". Le livre retrace les étapes de l'év...