lundi, juin 27, 2011

Drukpa künleg


« Un cul puissant raccourcit la corde du Samsara ! » 
 Drukpa künleg 


Drukpa künleg, littéralement « Dragon parfaitement bon », est un des « fous saints » les plus connus du Tibet (1455-1570). Il reçut une formation religieuse selon la tradition de la branche Drugpa de l'école Kagyüpa, mais ne tarda pas à embrasser le destin peu orthodoxe d'ascète errant.


Drukpa künleg est considéré comme la réincarnation de deux Mahâsiddha indiens : Saraha et Shavaripa ; à leur exemple, il composa des chants d'inspiration spirituelle. Il joua un rôle important dans la conversion du Bhutan à la doctrine bouddhique. Il doit sa popularité auprès du peuple tibétain à son grand amour des jeunes filles et de la bière *.

Les gens disent...
Les gens disent que Drukpa Künley est complètement fou ;
Dans la folie, toutes les voies sensorielles sont la Voie !
Les gens disent que le sexe de Drukpa Künley est immense ;
Son membre apporte la joie au cœur des jeunes filles !
Les gens disent que Drukpa Künley aime trop le sexe ;
Le résultat de ses congrès est une armée de beaux enfants !
Les gens disent que Drukpa Künley a un cul étonnant et fort;
Un cul puissant raccourcit la corde du Samsara !
Les gens disent que Drukpa Künley a une veine rouge vif ;
Une veine rouge rassemble un nuage de Dakinis ;
Les gens disent que Drukpa Künley ne fait rien que bavarder ;
Ce bavard a quitté son pays natal !
Les gens disent que Drukpa Künley est extraordinairement beau ;
Sa beauté le rend cher au cœur des filles de Mon !
Les gens disent que 
Drukpa Künley est un véritable Bouddha ;
Quand on soumet les ennemis de la sagesse, la conscience grandit !

Un jour qu'il était en visite au monastère de Dressing, il eut l'idée de jouer un tour au Gardien de la Morale.
- Je voudrais devenir novice, lui dit-il.
- D'où viens-tu ?
- Je suis un Drukpa.
- Est-ce que les Drukpas savent chanter ?
- Personnellement, je n'ai pas une très belle voix, répondit-il innocemment, mais j'ai un ami qui est un très bon chanteur.
- Eh bien, amène-le demain.
 
Le lendemain, alors que les moines étaient assemblés, le Lama arriva traînant par l'oreille un âne couvert d'une robe rouge qu'il fit asseoir à l'alignement des moines.

- Qu'est-ce que c'est que ça ? hurla le Gardien de la Morale, en fureur.
- C'est l'ami dont je t'ai parlé, celui qui a une belle voix, dit Kunley en donnant un coup de pied à l'âne pour le faire braire.

Le Gardien les chassa à coups de trique. Alors, Künley tourna la tête par-dessus son épaule et cria :

- Voilà bien des gens qui s'intéressent plus au chant qu'à la méditation !

Comme il s'en allait, deux moines le rejoignirent et lui demandèrent à quel endroit il était rattaché.
- Drunkpa Künley n'a ni maison ni destination, répliqua-t-il ; je n'ai plus ma place à Drepung que je ne l'ai en enfer.
- Quel crime as-tu commis pour que l'enfer ne soit pas assez profond pour toi ? demandèrent-ils en riant.
- Ici-bas, je fais ce qui me passe par la tête mais, ce faisant, j'entre en conflit avec le désir des autres hommes. J'ai bien pensé aller passer quelques jours en enfer, mais des moines du monastère de Sera m'en ont interdit l'accès. Alors, j'ai voulu être moine à Drepung mais je n'y ai trouvé que jalousie, envie et colère ; aussi, n'ai-je pas pu y trouver ma place.

Ce disant, il repris la route de Lhassa.

La Béatitude et la Vacuité indivisibles, la Conscience Ultime, renouvellent le lien qui unit le Lama au Divin.
Le souffle vital de ceux qui violent les vœux dans les Dix Sphères, renouvelle l'engagement des Protecteurs et des Gardiens.
La morve, les crachats et les crottes de nez, satisfont le fabricant de crachoirs.

Après son retour à Sakya, le Lama séjourna quelque temps dans le voisinage d'une femme extrêmement belle que l'on appelait Loleg Buti. Künley voulait la posséder, mais n'essuyait que des rebuffades. Il était perplexe :

- Comment une telle femme peut-elle exister ? hurla-t-il en fureur ; et il tapa violemment du pied sur une pierre plate, y laissant une empreinte comme dans de la boue. Le bruit de cet exploit se répandit dans la contrée, et Loleg Buti, se repentant de sa vivacité première, apporta de la bière délicieuse en offrande au Lama.

- Ô, Grand Adepte, dit-elle, la première fois que je t'ai rencontré, je n'ai pas su voir que tu es un Bouddha. Pardonne-moi, je t'en prie, et prends mon corps maintenant.

- Retrousse ta jupe et ouvre les jambes. Ô, remarqua Künley regardant entre les cuisses et sortant son sexe, il semble que nous ne soyons pas faits l'un pour l'autre ; tu as besoin d'une verge triangulaire, et moi d'un trou rond. A l'évidence, cela ne colle pas.

Alors, tout à coup, le monde donna la nausée à la superbe fille :

- Précieux Maître de la Vérité, si tu me considères comme une femme supérieure, s'il te plaît, prends moi avec toi ; si tu penses que je suis médiocre, envoie-moi dans un ermitage ; si tu me considères comme inférieure, rase-moi le crâne et donne-moi un nom religieux.

- Tu n'es pas une femme que je peux prendre avec moi, et tu n'es pas faite pour être ermite ; aussi ne te reste-t-il que la troisième solution. Quel nom veux-tu porter ?

- Donne-moi un nom commun.

- Sauveur de l'eau, du feu, de l'air et de la terre, proposa-t-il.
- Non, non, pas un nom comme cela, un nom musical.
- Rédemptrice de la vina, de la flûte et du luth.
- Cela me portera tort, donne-moi un nom effrayant.
- Je pourrais t'appeler Sauveur du léopard, de l'ours et du serpent.
- Non! Je préfère un nom tendre.
- Sauveur de brocard et de soie!
- Cesse de me taquiner, donne-moi un nom qui me convienne.
- Sauveur du sucre et du miel ?
- Non, pas un nom comme cela! Je suis lasse du monde et j'ai décidé de me consacrer à la vie religieuse. S'il te plaît, donne-moi un nom qui montre que j'ai cherché refuge en Bouddha.
- Sauveur du refuge de la dévote dégoûtée.
- Je ne suis toujours pas satisfaite.
- Alors, je te nomme Sauveur licencieux et sans honte de l'enseignement divin.
- Enlève les qualificatifs et laisse-moi le reste, supplia-t-elle : Sauveur de l'enseignement divin ( Lhacho Drölma).

Le Lama accepta. Il l'envoya méditer pendant trois ans sur le Jomo Lhari. Pendant ces trois années, elle ne mangea rien, se nourrissant de sa propre concentration, et garda les yeux toujours ouverts. Enfin, par la grâce du Lama, Lhacho Drölma atteignit la bouddhéité dans un corps de lumière. Des cinq mille femmes que connut Künley, treize furent ses favorites, et parmi elles, Lhacho Drölma fut la plus chère à son cœur.


*) Dictionnaire de la sagesse orientale.


Illustration :
https://picasaweb.google.com/herferra/LamasDelBudismoTibetano

dimanche, juin 26, 2011

Éveil instantané & pratique graduelle




Le 3 mai 1998, dans la ville de New York, a eu lieu un dialogue entre deux représentants du bouddhisme tibétain et chinois, le quatorzième dalaï-lama (Tenzin Gyatso) et l'enseignant Chan (Ch'an ou Tchan) Sheng-yen.

Le dalaï-lama s'adresse à Sheng-yen :

En écoutant votre explication du bouddhisme Chan, j’ai noté quelques questions que je voudrais vous poser. D’abord, dans quel siècle a vécu Maître Huineng?

Sheng-yen répond :

Il a vécu au VIIIe siècle de notre ère.

Le dalaï-lama poursuit :

Je vous le demande parce qu’il existe un lien historique entre le Chan et l'origine et le développement du bouddhisme tibétain. Nous savons que Lama Tsongkhapa a été l’un des critiques les plus virulents des enseignements subitistes du Chan au Tibet, et qu’il y eut un grand débat autour du Chan et des enseignements transmis depuis le bouddhisme indien.

Cependant, dans le temple de Samyê, pendant l’époque de formation du bouddhisme tibétain, sous le règne du roi Trisong-Deutsen, plusieurs ailes du bâtiment étaient dévolues à différentes pratiques. Une section était consacrée aux pratiquants du vajrayana - les tantrikas. Une autre section était dédiée aux lozawas et aux pandits – les traducteurs et les lettrés. La troisième section était nommée salle du dhyâna, le lieu de la méditation. C’est là qu’est censé avoir résidé un maître chinois nommé Hoshang. C’est au VIIIe siècle, lorsque Samyê fut construit, que les maîtres indiens Santarakshita et Kamalashila étaient actifs au Tibet et prirent part au développement du bouddhisme tibétain.

À mon avis, si Santarakshita a bâti une aile séparée dans le temple de Samyê pour la résidence des maîtres chinois du Chan, c’est qu’il a fait bon accueil à cette tradition et l’a considérée comme un élément important du bouddhisme au Tibet. Cependant, il semble qu’à l’époque de son successeur, Kamalashila, certains pratiquants du Chan au Tibet aient favorisé une version légèrement différente de la doctrine originelle. Ils insistaient énormément sur le rejet de toute forme de pensée, pas seulement dans le contexte d’une pratique spécifique, mais presque comme une position philosophique. C’est ce qu’a attaqué Kamalashila. Aussi me semble-t-il que deux versions différentes du Chan ont pénétré au Tibet.

Sheng-yen répond poliment :

Je suis très reconnaissant à Sa Sainteté de soulever le cas du maître chinois Hoshang. D’après l'histoire, il semble que les moines chinois du temps de Kamalashila n’étaient pas qualifiés pour représenter le Chan. Dans les grottes de Dun Huang, où de nombreux textes bouddhistes ont été exhumés, les chercheurs ont découvert des textes anciens relatant une histoire similaire au sujet du premier moine chinois, qui eut si une grande influence sur le bouddhisme tibétain, en particulier sur la pratique de la méditation. Aussi, peut-être, après tout, le premier maître chinois à être venu au Tibet n’était-il pas si mauvais que ça !

Le dalaï-lama :

Dans la tradition tibétaine, le premier maître chinois fut bienvenu ; on suppose que c’est le second maître qui a été vaincu en débat. (La controverse sur le quiétisme entre bouddhistes de l'Inde et de la Chine au VIIIe siècle de l'ère chrétienne est traitée par paul Demieville dans son livre « Le concile de Lhasa ». Alexandra David-Néel considérait favorablement l'argumentation chinoise. Ce sont probablement des raisons politiques qui poussèrent les lamas à proscrire le Chan et sa philosophie libertaire en prétextant la non-pensée.*)

Sheng-yen, avec humour :

Alors peut-être n’y aura-t-il pas de problème avec moi, mais avec mon successeur qui va perdre à son tour !

Le dalaï-lama est moins drôle en rejetant les adeptes d'un Chan « hérétique » :

Oui ! Du point de vue tibétain, le premier Hoshang est bienvenu. C’est aux disciples du second Hoshang que nous devons dire « au revoir !» Si les maîtres chinois que nous recevons maintenant sont les disciples du premier maître chinois au Tibet, nous les accueillerons avec joie. Si ce sont des disciples du second maître chinois, nous devrons leur dire « bon voyage ».


Si le hiérarque tibétain n'est pas hostile à un Chan « orthodoxe » subitiste, il considère l'approche graduelle plus appropriée :

Personnellement, poursuit le dalaï-lama, je ne crois pas qu’il a existe une contradiction réelle entre les approches de la voie graduelle et de la voie soudaine. Ce n’est pas dire pour autant que la voie soudaine soit appropriée à chacun. Il peut y avoir des circonstances exceptionnelles dans lesquelles certains individus sont susceptibles de tirer un meilleur profit d’une approche spontanée, simultanée et instantanée, mais, en général, l’approche graduelle est probablement plus appropriée.

Sheng-yen, toujours révérencieux :

Je suis d’accord avec ce que vient de dire Sa Sainteté au sujet de l'éveil instantané et de la pratique graduelle. Je dois toutefois préciser que l’approche instantanée n’est pas réservée aux gens très éduqués, aux gros calibres intellectuels. En fait, l’approche instantanée peut parfois être utile à des gens dépourvus d’éducation. Le sixième Patriarche Huineng en fournit un exemple. Bien qu’il fût illettré, il manifesta une profonde compréhension du dharma.

Une histoire similaire est arrivée à l’époque du Bouddha. Suddhipanthaka, l’un des disciples du Bouddha, était un individu très peu cérébral, qui ne comprenait aucun des enseignements. Il atteignit pourtant la condition d’éveil en suivant une méthode que lui indiqua le Bouddha : en balayant le sol et en nettoyant les sandales !

D'après le livre « Au cœur de l'éveil ».


Au cœur de l'éveil
Dialogue sur les bouddhismes tibétain et chinois





Illustration :
Drukpa Kunley (1455-1570) lama libertin-libertaire adepte du Chan chinois perpétué par l'école kagyu. http://fullmoonforum.blogspot.com/2008/09/about-crazy-wisdom.html


*) Note de Bouddhanar.

samedi, juin 25, 2011

Des livres gratuits



The Corporate Body of the Buddha Educational Foundation diffuse gratuitement de nombreux livres sur le bouddhisme (en plusieurs langues).

Cette organisation à but non lucratif m'a envoyé deux livres :

The Intention of Patriarch Bodhidharma's Coming from the West, by Hsuan Hua ;

Master Hsu Yun's Discourses and Dharma Words, Edited, Translated and Explained by Luk'uan Yü (Charles Luk).

Il existe bien une mystique libertaire dans le bouddhisme Ch’an. En effet, Ming Zhen Shakia, une américaine ordonnée dans l'école de Xu Yun, n’hésite pas à le proclamer : " Les mystiques sont des anarchistes spirituels ".

The Corporate Body of the Buddha Educational Foundation
11F., 55 Hang Chow South Road Sec 1, Taipei, Taiwan, R.O.C.


L'enseignement de Xu Yun (1839-1959) :


vendredi, juin 24, 2011

Le désir de puissance



De tous les problèmes sociaux, moraux et spirituels, celui du pouvoir est le plus chroniquement pressant et le plus difficile à résoudre. L'ardent désir du pouvoir n'est pas un vice du corps, et, partant, ne connaît aucune des limitations qu'impose une physiologie lasse ou rassasiée à la gloutonnerie, à l'intempérance et à l'appétit sexuel. Croissant avec chacune de ses satisfactions successives, l'appétit du pouvoir peut se manifester indéfiniment, sans être interrompu par la fatigue ou la maladie corporelle. En outre, la nature de la société est telle que, plus un homme grimpe haut dans la hiérarchie politique, économique ou religieuse, plus sont grandes les occasions et les ressources dont il dispose pour exercer le pouvoir. Mais grimper à l'échelle hiérarchique est d'ordinaire un processus lent, et les ambitieux parviennent rarement au sommet avant d'être bien avancés sur le chemin de la vie. Plus il vieillit, plus l'amoureux du pouvoir a de chances de s'adonner à son péché d'habitude, plus il est continuellement soumis aux tentations, et plus ces tentations deviennent brillantes. Sous ce rapport, sa situation est profondément différente de celle du débauché. Celui-ci peut bien ne jamais quitter volontairement ses vices, mais du moins trouve-t-il, à mesure qu'il avance en âge, que ses vices le quittent ; celui-là ne quitte ses vices, ni n'est quitté par eux. Au lieu d'apporter à l'amoureux du pouvoir un répit miséricordieux à l'égard des désirs auxquels il s'adonne, la vieillesse a tendance à les intensifier, en lui rendant plus facile de satisfaire ses besoins sur une échelle plus grande, et d'une façon plus spectaculaire. C'est pourquoi, comme l'a dit Acton (1), « tous les grands hommes sont mauvais. » Est-il donc surprenant que l'action politique, entreprise, dans un nombre hélas! trop grand de cas, non pas pour le bien public, mais uniquement ou tout au moins primordialement pour satisfaire les désirs de puissance d'hommes mauvais, se révèle si souvent comme étant soit négatrice d'elle-même, soit véritablement désastreuse ?

« L’État, c'est moi » dit le tyran ; et cela est vrai, bien entendu, non seulement de l'autocrate à la pointe même de la pyramide, mais des membres de la minorité dirigeante par l'entremise desquels il gouverne, et qui sont, en fait, les véritables dirigeants de la nation. En outre, tant que la politique qui satisfait les désirs de puissance de la classe gouvernante réussit, et tant que le prix du succès n'est pas trop élevé, les masses des gouvernés elles-mêmes sentiront que l'État, c'est elles - prolongement vaste et splendide du moi intrinsèquement insignifiant de l'individu. L'homme de peu est mis en mesure de satisfaire par procuration son désir de puissance, par l'entremise des activités de l'État impérialiste, tout comme le fait l'homme qui compte ; la différence entre eux est en degré, mais non en nature.

Il n'a jamais été conçu de méthode infaillible pour maîtriser les manifestations politiques du désir de puissance. La puissance étant, par son essence même, indéfiniment expansive, elle ne peut pas être tenue en échec, si ce n'est en se heurtant à une autre puissance. C'est pourquoi toute société qui apprécie la liberté dans le sens d'un gouvernement par la loi plutôt que par l'intérêt de classe ou les décrets personnels, doit veiller à ce que le pouvoir de ses gouvernants soit divisé. L'unité nationale, c'est la servitude nationale à l'égard d'un homme unique et de l'oligarchie qui le soutient. La « disunité » organisée et équilibrée est la condition nécessaire de la liberté. L'Opposition Loyale de Sa Majesté est la section la plus loyale, parce que la plus authentiquement utile, de toute communauté aimant la liberté. En outre, puisque l'appétit de pouvoir est purement mental, et, partant, insatiable et insensible à la maladie et à la vieillesse, aucune communauté qui apprécie la liberté ne peut se permettre de donner à ses gouvernants des mandats de longue durée. L'Ordre des Chartreux, qui ne fut « jamais réformé, parce que jamais déformé », a dû sa longue immunité à l'égard de la corruption au fait que ses abbés étaient élus pour des périodes d'une seule année. Dans la Rome antique, le degré de liberté dont ils jouissaient conformément à la loi était en raison inverse de la durée des mandats des magistrats. Ces règles destinées à maîtriser l'appétit du pouvoir sont très faciles à formuler, mais très difficiles, comme le montre l'histoire, à être mises en pratique. Elles sont particulièrement difficiles à pratiquer dans une période comme l'actuelle, alors que les mécanismes politiques sanctifiés par le temps sont frappés de caducité par les changements technologiques rapides, et que le principe salutaire de la « disunité » organisée et équilibrée a besoin d'être incorporé à des institutions nouvelles et mieux appropriées.

Acton, le savant historien catholique, était d'avis que tous les grands hommes sont mauvais. Roumi, le poète et mystique persan, pensait que la recherche de l'union avec Dieu, pendant qu'on occupe un trône, est une entreprise à peine moins insensée que celle de chercher des chameaux parmi les souches de cheminées.

Aldous Huxley, « La philosophie éternelle »

La philosophie éternelle

Philosophia Perennis, la formule a été créée par Leibniz; mais la chose, - la métaphysique qui reconnaît une Réalité divine substantielle au monde des choses, des vies et des esprits ; la psychologie qui trouve dans l'âme quelque chose d'analogue, ou même d'identique, à la Réalité divine, l'éthique qui place la fin dernière de l'homme dans la connaissance du Fondement immanent et transcendant de tout ce qui est -, la chose est immémoriale et universelle. On trouve des rudiments de la Philosophia Perenmis parmi le savoir traditionnel des peuples primitifs, dans toutes les régions de la terre, et, sous ses formes les plus pleinement développées elle trouve une place dans chacune des religions supérieures. Une version de ce Plus Grand Commun Diviseur de toutes les théologies antérieures et postérieures fut pour la première fois, mise en écrit il y a plus de vingt-cinq siècles, et depuis lors le thème inépuisable a été pris et repris, du point de vue de chacune des traditions religieuses, et dans chacune des langues principales de l'Asie et de l'Europe. Dans les pages qui vont suivre, j'ai rassemblé un certaine nombre de passages choisis parmi ces écrits, choisis surtout pour leur signification - parce qu'ils illustraient de façon efficace quelque point particulier du système général de la Philosaphia Perennis -, mais aussi en raison de leur beauté intrinsèque et de ce qu 'ils ont de mémorable. Ces extraits sont disposés sous diverses rubriques et encastrés, pour ainsi dire, dans un commentaire à moi, destiné à illustrer et à relier, à développer, et, là où cela est nécessaire à élucider.
(Huxley, début de l'Introduction)



La philosophie éternelle date de 1945, treize ans après Le meilleur des mondes. Au désespoir, Huxley n'oppose pas seulement l'érudition et l'humour ; ce grand voyageur, qui fit le tour du monde en sceptique et expérimenta les drogues en documentaliste, s'est défendu du pessimisme par ces deux formes de l'intelligence à l'affût d'elle-même que sont l'ironie et le savoir.


1. Lord Acton (1834-1902) a consacré sa vie à la rédaction d'une vaste Histoire de la Liberté, dont seuls des fragments, d'ailleurs très importants, ont été publiés.


Illustration :
Tardi, « Adieu Brindavoine ».
De nos jours, les hommes politiques sont-ils les marionnettes de richissimes prédateurs ?




mercredi, juin 22, 2011

Quelque chose en nous d'un peu nazi...




L'homme est-il bon ? Est-il méchant ?

Cette controverse hante les philosophes et les moralistes. Elle oppose, depuis plus de deux siècles, les partisans de Hobbes (« l'homme est un loup pour l'homme ») à ceux de Rousseau (« l'homme est bon, la société le corrompt »).

La postérité est injuste envers Rousseau, sur les idées duquel on commet des contresens, et qui a même écrit (Discours sur les sciences et les arts) : « Les hommes sont pervers ; ils seraient pires encore s'ils avaient eu le malheur de naître savants. » Pour Jean-Jacques, le « bon sauvage » (tel que le conçoit plutôt Bernardin de Saint-Pierre, l'auteur de Paul et Virginie) n'existe pas ; c'est un être hypothétique d'avant la civilisation ; un ange dans les nimbes... De fait, aucun humain ne vit hors d'une société. L'Homo sapiens est pétri par ses mythes, sa religion,ses parents, son village, sa culture; y compris, depuis un siècle, par la radio, la télévision ou Internet. Comme dirait madame Évidence, non seulement rien n'a changé, mais c'est toujours la même chose. Au fond, Hobbes a raison : l'homme est animé de pulsions violentes envers son espèce. Mais l'auteur du Léviathan a tort de nous assimiler au loup : celui-ci n'est jamais « grand méchant » pour ses congénères (ne parlons pas de la façon dont il traite l'agneau : nous agissons de même). Canis lupus obéit à des lois sociales. Il adopte des comportements régis par un code. Il indique son humeur par des grognements, des jappements, des hurlements ; par la position de ses oreilles, de ses babines, de sa crinière et de sa queue. Il lui arrive de donner des coups de dents à un congénère, mais sans haine inextinguible, ni désir de vengeance, ni terrorisme aveugle, ni armes de destruction massive. Le meurtre du loup par le loup est tabou, dès lors que le vaincu offre sa gorge en signe de soumission.

Depuis la nuit des temps, le loup a aboli la peine de mort. Les États-Unis et la Chine (le plus riche et le plus peuplé des pays du globe) en sont loin. Le loup est un loup pour le loup. L'homme est bien pire : un homme pour l'homme ! Aucune « bête sauvage » n'aurait jamais assassiné ses congénères comme nous nous y sommes employés à Oradour-sur-Glane ou à Srebrenica. Aucun animal n'aurait pu concevoir et exécuter cet ordre que je tiens pour le plus barbare qui ait été proféré depuis le commencement de l'univers, voici près de quatorze milliards d'années : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens! »

Bien plus que le tigre de Racine, nous sommes « altérés de sang ». Meurtriers, tortionnaires et fiers de l'être... Nous aimons nos reîtres, nos spadassins, nos soudards, nos uhlans, nos mercenaires. Nous louons la soldatesque qui pille et viole. Nous décorons nos « héros ». Nous élevons des statues à ceux qui ont le mieux éventré ou incendié. Nous leur composons des hymnes. Arma virumque cano... (« Je chante les armes et les vainqueurs... ») : le premier vers de L'Énéide de Virgile nous résume. Nos œuvres les plus fameuses sont des épopées rougies de coups d'épée, depuis L’Iliade et La Chanson de Roland jusqu'à La Guerre des étoile ; même si, dans cette dernière, le glaive n'est plus de métal, mais de lumière. La survie de l'humanité au vingt et unième siècle (verra-t-elle le vingt-deuxième siècle ?) dépend de la réponse qui sera donnée à ces questions : notre espèce peut-elle surmonter ses désirs de pouvoir et ses haines nationales, ethniques ou religieuses ? L'homme est-il capable de maîtriser les forces qui le poussent à la tyrannie ? Réussira-t-il à réfréner son agressivité pour tendre vers un but collectif qui le dépasse ? Sauvera-t-il ainsi la planète de la ruine, et - du même coup - sa négligeable espèce ?

Mon cœur voudrait dire « oui ».
Ma raison répond « non ».

Est-il imaginable qu'un jour nous soyons, sur le globe, non pas même soixante mille milliards d'êtres humains, comme l'imaginait Paul Ehrlich (dans neuf cents ans, ce qui nous laisserait un peu de temps...), mais « seulement » douze à quinze milliards en 2100 ? Ou trente-six milliards en 2300 ? Bien sûr que non !

Nous y réussirions si nous étions des termites, des fourmis, des onychophores, des ornithorynques ou des oryctéropes ; des poulets, des veaux ou des cochons de batterie abrutis par la promiscuité, la nourriture industrielle, les antibiotiques et les drogues (je sais : nous y ressemblons ; mais il y a des différences). Nous y parviendrions si nous étions génétiquement modifiés, sans aires du cerveau vouées à la douleur et au plaisir ; et sans matière grise qui puisse imaginer, se mettre à la place d'autrui et élaborer des projets. Autrement dit, ce serait possible si nous étions ces robots biologiques dont rêvent les chefs d'entreprise, les dictateurs et les généraux.

Nous le pourrions si nous étions décérébrés ; privés à la fois de la sphère des émotions et de celle du savoir. Or - le problème est là - nous avons quelque chose dans la cervelle, y compris chez ceux d'entre nous dont le crâne sonne creux. Non seulement nous obéissons à des instincts (ces comportements inscrits dans le patrimoine génétique), mais nous sommes des animaux de savoir et de mémoire, de concept et de langage. Des créatures d'imagination et de projet.

La combinaison de notre animalité et de notre humanité est indissoluble; mais c'est elle qui nous rend méfiants, calculateurs, voleurs, féroces envers nos pareils et prêts à tout pour les asservir – jusqu'au viol, à la torture, au crime et à la guerre.

L'homme est méchant parce que c'est un animal pensant.

Je pense, donc j'asservis.
Je pense, donc j'exploite et j'humilie. Je pense, donc je vole et je tue.

La vérité de la nature humaine est loin du cogito philosophique de Descartes ; plus proche du Prince de Machiavel et de la Juliette de Sade.

Ce que je dois dire à présent me sort avec peine des neurones. Je rougis, je pâlis, mes yeux papillotent, ma bouche se dessèche, mes doigts tremblent sur le clavier de mon ordinateur. Il y a longtemps que je le pense, mais je n'osais l'écrire, par crainte de plaire aux fascistes fiers de l'être - petites moustaches des années trente ou crânes rasés de notre époque. Mon propos consternera ceux qui veulent croire en l'humanité de l'homme, au progrès de notre espèce ou à son salut. Au terme de ce chapitre, je récrirai l'exergue du Capital de Karl Marx : Dixi et salvavi animam meam, « J'ai dit et j'ai sauvé mon âme. » Je me risque.

L'espèce humaine est affreuse, bête et méchante. Nous avons tous en nous quelque chose d'un peu nazi.

Je ne parle pas d'une petite salissure, d'une tache résiduelle, d'une macule en voie de dissolution ou d'un défaut mineur que nous pourrions tenir sous contrôle. Non... J'examine la partie constitutive de notre personne. Je peins la région de nous-mêmes qui nous guide lorsque nous subissons un stress ; lorsque nous avons peur ou que nos intérêts vitaux sont en jeu.

Parce qu'ils se veulent humanistes ou qu'ils croient au paradis, certains d'entre nous endossent le costume de saint Michel et tentent de combattre ce Lucifer de nos tréfonds. Courage ! Je crains que la victoire n'advienne ni à Pâques, ni à la Trinité, ni à l'aïd el-Kébir, ni au Têt, ni à l'occasion d'aucune fête de quelque religion que ce soit.

Que cela plaise ou non, et quelles que soient les indignations du philosophe ou du moraliste, la vérité s'impose : nazis nous sommes.

Certains Homo sapiens le sont en totalité : ils saluent le bras levé et marchent au pas de l'oie. Ils contribuent à la « solution finale » à Auschwitz ; à la rééducation par le travail au goulag ; à la chasse aux ennemis du peuple pendant la révolution culturelle en Chine ; au génocide des Arméniens en Turquie ; ou à la mise en pièces de l'ennemi ethnique en Bosnie ou au Rwanda. Ces actes de gloire constituent des sports de plein air, peu coûteux à pratiquer et excellents pour la santé. À recommander aux grands et aux petits ! On y embrigade d'ailleurs des enfants : jeunesses fascistes, jeunesses communistes et soldats de dix ans font le légitime orgueil de leurs éducateurs.

La majorité des individus de notre espèce incarnent des nazis de petite envergure. Ils barbotent dans le marigot de l'ignominie ordinaire. Ils jouent la vilenie au rabais. Ils saisissent l'occasion de mal faire sur le mode poussif, sans gloire ni système, mais sans hésiter non plus lorsqu'ils sont sûrs de l'impunité. À la fois lâches et cruels, ils perpètrent leurs bassesses en douce. Ils trafiquent au marché noir. Ils dénoncent les Juifs à la Gestapo ou les contre-révolutionnaires à la Tcheka. Puis ils rentrent gentiment chez eux infliger des tortures morales ou physiques à leur conjoint, à leurs enfants ou à leur chien.

De rares individus, qu'on appelle « bienfaiteurs de l'humanité » ou « saints », sont un peu moins pires que les autres. Ils protègent la veuve et l'orphelin. Ils font monter les femmes et les enfants dans les canots de sauvetage. Ils se jettent avec bravoure dans le brasier, tels les « liquidateurs » de Tchernobyl ou les pompiers new-yorkais du 11 Septembre. Ils donnent la moitié de leur manteau comme saint Martin ou soignent les lépreux à Lambaréné comme le docteur Schweitzer. Ils tirent plaisir de leur grandeur d'âme et de leur altruisme. On les admire et on les révère. Ils jouissent d'un statut social élevé. Bien entendu, l'ermite au désert ne croise pas grand monde et reçoit peu de louanges ; mais il se rengorge à l'idée de s'asseoir un jour à la droite de Dieu.

Je cherche l'humanité au fond de l'homme : je n'y vois que la moustache d'Hitler.

Désolé d'être aussi brutal et désespéré...

Le Führer n'est pas un monstre, un psychopathe ou une « bête immonde », ainsi que nous essayons de nous en persuader pour ne pas avoir à regarder en nous-mêmes. C'est un Homo sapiens ordinaire, avec un encéphale de mille trois cents centimètres cubes et cent milliards de neurones (avant Alzheimer). Le petit barbouilleur autrichien prend le pouvoir de façon démocratique, puis cède aux pulsions habituelles de notre espèce. Bilan : quarante millions de morts... J'observe que nous obtenons un résultat voisin avec le sida : quarante millions de séropositifs et trois millions de décès par an.... Nos fantasmes et notre mépris d'autrui lors de nos relations sexuelles sont-ils moins coupables que les délires nazis ? Le bon époux qui fait un extra sans capote, l'homosexuel adepte du « cul nu » (en jargon : bare-back) dans une backroom (« arrière-salle »), le marchand de sang qui contamine des centaines de milliers de Chinois en réutilisant les mêmes seringues sont-ils plus moraux que les soldats du Troisième Reich ? En tant que victime potentielle, je préfère qu'on m'inocule une rafale de mitraillette plutôt qu'un contingent de VIH : ça va plus vite et ça fait moins mal... Pendant ce temps, au Zimbabwe (trente-cinq pour cent de séropositifs), des hommes infectés violent des fillettes en prétendant que le sida est déclenché par la colère des ancêtres et se soigne par la défloration des vierges.

Staline, Mao, Pol Pot, Fidel Castro, Mussolini, Salazar, Franco, Pinochet, pour ne citer que ces figures d'un vingtième siècle en rouge et noir, ne sont pas des « déments ». Pas davantage que les colonels grecs, les tortionnaires français d'Algérie, les nettoyeurs américains de My Lai, l'ayatollah Khomeiny, Ben Laden ou Saddam Hussein. Hélas ! Selon la formule de Nietzsche, chacun d'eux est «humain, trop humain ».

J'applique l'étiquette au big boss bardé de stock-options et (littéralement) cousu d'or, avec son golden hello par-devant et son golden parachute par-derrière : ce personnage, en proportion plus riche et plus puissant que le seigneur du Moyen Âge, humilie et épuise le prolétaire. J'aime l'entendre encenser les bienfaits du libéralisme devant un parterre de journalistes qui lèchent son golden postérieur sans savoir qu'eux-mêmes sont déjà virés...

Humain, trop humain !

Cela vaut pour le trafiquant d'esclaves (même Voltaire avait des intérêts dans la traite des Nègres). Pour le général d'armée qui lance la chair à canon à l'assaut de la tranchée ennemie. Pour le proxénète qui commercialise le sexe d'autrui. Pour le violeur d'enfant qui saccage l'innocence. Pour le flic qui matraque le « basané ». Pour le juge qui met à l'ombre plus vite que son ombre. Pour le petit chef qui harcèle ses inférieurs. Pour le rond-de-cuir qui ricane derrière son guichet... Je n'oublie ni le vainqueur du « Maillon faible » à la télé, ni le vieillard grabataire qui perd ses dernières forces à insulter son infirmière.

Cent pour cent des Homo sapiens sont méchants.

Je me demande si ce que j'ai mangé ce matin est bien passé. Une remontée d'acidité, peut-être? Même pas. Rien qu'un constat. De non-conformité.

Ou d'accident de l'évolution.

Yves Paccalet, « L'humanité disparaîtra, bon débarras ! »


L'humanité disparaîtra, bon débarras !

"Je conçois mal que l'évolution darwinienne, qui ne s'encombre ni de morale, ni de finalité, ni de "dessein intelligent" ait pu favoriser une espèce aussi envahissante, nuisible, mal embouchée et peu durable." Il n'y a pas d'autre conclusion possible : bientôt fini le règne de l'Homme, cet animal borné qui se prétend intelligent mais qui ne cesse d'anéantir son milieu naturel et massacre ses semblables. Dans cet essai écologique, provoquant et teinté d'humour noir où il imagine treize scénarios catastrophes, le naturaliste Yves Paccalet dresse un véritable réquisitoire contre l'humanité. La conclusion est sans appel.


Yves Paccalet. Philosophe, écrivain, journaliste, naturaliste, scénariste, il a participé dès 1972 à l'odyssée sous-marine de Cousteau. Auteur de nombreux articles et ouvrages, il réalise également des émissions de radio et des séries documentaires pour la télévision. L'humanité disparaîtra, bon débarras ! a obtenu le prix du Pamphlet 2006.


Les libertins (Chine, Islam)




Le libertinage n'est pas un phénomène exclusivement européen, français et anglais notamment. C'est une tendance de l'esprit humain qu'on retrouve peu ou prou sous toutes les latitudes. Nous donnerons, à titre d'illustrations, l'exemple de la Chine et celui de l'Islam.

Les libertins de l'Empire du milieu

À la fin du IIIe siècle, en Chine, l'administration impériale des Han tombe en décrépitude, le meurtre et le banditisme entrent dans les mœurs. Des libres-penseurs avant la lettre se regroupent, par exemple dans la société des « Sept sages de la forêt ».

L'un des membres de cette société, Liu Ling (vers 225-vers 280), reste célèbre dans les mémoires pour avoir écrit un poème et un seul, l'Éloge du vin. Il recevait ses visiteurs tout nu en leur disant : « Le ciel et la terre sont ma maison, cette chambre ma culotte. Qui vous a permis d'entrer dans ma culotte ? » Xi Kang (vers 220-260) fut mis à mort pour avoir fait le procès des coutumes chinoises et du confucianisme.

Bao Jingyan, lui, est un véritable anarchiste. « Ni dieu ni maître » semble être son slogan. Et Wang Yan et ses compagnons, tous des grands seigneurs qui vivent en nudistes, dénigrent l'organisation sociale et passent leur temps à méditer sur le vide. Un signe de reconnaissance pour la société qu'ils forment : essuyer sur son vêtement la poussière du monde. Wang Yan feignait d'être fou pour échapper à ses devoirs, et il fut assassiné. Ses manières ne mettaient-elles pas l'ordre établi en danger ?

En terre d'Islam

L'Islam n'est pas un bloc, comme on a trop tendance à le croire. Quelle que fût, et quelle que soit, la prégnance de la théocratie musulmane, elle suscita un mouvement d'opposition. À peine Mahomet était-il mort que quelques-uns de ses adeptes s'interrogèrent pour savoir si le moment n'était pas venu de laisser là son œuvre religieuse et ne se préoccuper que de son œuvre politique. Candeur ? Cynisme ? L'Europe n'a pas connu l'équivalent d'un tel réalisme.

À Bassora, au Xe siècle, les « Frères de la pureté » composent des traités encyclopédiques tout en se réclamant d'Aristote et de Platon et en affirmant qu'aucune religion ne détient la vérité. Al Ashari et son disciple Al Baquillani vont jusqu'à penser que le Coran, loin de constituer une immuable perfection, aurait pu être meilleur si Dieu l'avait voulu.

Al Farabi, lui, n'a pas besoin de l'idée de Providence pour donner cohérence à son système : la raison suffit, à son avis, pour humaniser l'homme et le monde.

Le poète Abu el-Ala Al Maari, enfin, s'oppose aux oulémas. Il apparaît comme un rationaliste, et il déclare qu'il est possible de réaliser son salut dans n'importe quelle religion pourvu qu'on l'ait sincèrement choisie. Il nie la mission des prophètes et des Livres saints. Ce poète introduit un « doute méthodique » et des commentateurs ont vu en lui un précurseur des Lumières.

André Nataf



lundi, juin 20, 2011

Le Dieu pervers



Pourquoi le Dieu Amour n'aime-t-il pas l'amour ?
Le « dieu pervers » a-t-il perverti la « Bonne Nouvelle » ?

« Le débat sur l'éthique et les valeurs dans cette société ne peut échapper à une étrange contradiction du christianisme estime Guy Coq, philosophe, membre du comité de rédaction de la revue Esprit. Car chacun voit bien la qualité humaine du message évangélique. Il est même possible de repérer dans cette Bonne Nouvelle une des origines de l'humanisme moderne ; droits de l'homme, quête de l'universel ont trouvé dans ce message chrétien une part de leur clarté même si leur affirmation dut se faire parfois contre les autorités chrétiennes. »

Or, cette initiation à l'humanité apportée notamment par la Bonne Nouvelle, voilà qu'elle s'est trouvée liée à une sorte de « névrose chrétienne », à l'imposition d'interdits, notamment dans la sexualité, à une sorte de dénégation de la nature sexuée des humains, à une sorte de méfiance systématique vis-à-vis de l'amour. Cette face sombre de l'influence chrétienne sur cette société, est-ce la vérité du christianisme ? Comment expliquer que, au nom du Dieu Amour, on ait pu mépriser la sexualité ? Les questions pourraient être multipliées.

Après l'effacement du Sacré et de l'instance religieuse comme puissance de légitimation des valeurs, est-on condamné au flottement des repères éthiques, à une sorte de « crépuscule du devoir » où l'homme démocratique chercherait vainement sa voie ?

Ce second questionnement n'est pas sans lien avec le premier, car le retrait du christianisme n'est pas sans effets sur une morale qui semblait s'éclipser avec lui.

Pour éclairer cette réflexion, je propose de recourir à une sorte de récit où un penseur chrétien explore, précisément, le malheur qui a travaillé le message chrétien. Maurice Bellet émet l'hypothèse du « dieu pervers » comme figure centrale des désastres de l'âme chrétienne. Ce dieu pervers est comme une figure maléfique qui aurait pris la place du Dieu des Évangiles au cours de l'inscription de l'événement christique dans l'Histoire. C'est le dieu qui s'annonce comme amour infini, comme désirant le bonheur de l'homme, sa joie, sa liberté. Or, au nom de ce dieu amour, voilà qu'on justifie, en pratique, un système religieux où se trouve nié tout ce qui fait la qualité de la vie humaine ; apparaît une figure du divin qui « détruit tout ce qui fait notre joie trop humaine », un dieu qui menace, plein de ressentiment, qui nourrit en l'être humain une terrible haine de soi, despote arbitraire avide de notre malheur. Au nom du dieu amour s'engendre une radicale culpabilité : « Je suis coupable à fond... coupable d'exister. Ma faute est d'être né. »

Et le récit de Maurice Bellet présente ce dieu pervers comme provenant « d 'un système chrétien de la sexualité qui organise le malheur du désir ». Il s'agit de transformer radicalement le désir de l'homme en l'orientant vers la perfection : « Soyez parfait... » et pour cela, rejoignez l'image de la vie parfaite, désirez le don total, effacez votre volonté propre, empruntez la voie de la mortification à la perfection. Le système de la perfection défini pour les moines par les vœux de pauvreté, chasteté, obéissance sera étendu aux prêtres, et il dévalorisera en pratique la vie de ceux qui, restés dans le monde, se marient, connaissent l'amour humain... De là une réelle dévalorisation de la « trop humaine tendresse », la méfiance à l'égard de la sexualité. L'impraticabilité du système de la perfection la voue souvent à l'imposture, au théâtre de la vie sainte, face à une réalité tue mais moins conforme à l'idéal. Comme on n'atteint pas la perfection, ce système engendre l'extrême culpabilité, la culpabilité d'être né ; « Dieu nous aime, mais son amour est notre enfer. »

Et quand le système essaie de se reprendre, en devenant système de la grâce, en mettant au premier plan non plus le système catholique de la perfection mais le système luthérien de l'amour de Dieu préalable, le dieu pervers resurgit. Demeurait présente la racine mortifère : à savoir, la culpabilisation de la sexualité.

Mais si la découverte moderne que la sexualité doit être déculpabilisée, qu'elle est bonne, permet de mettre au jour le dieu pervers, notamment à travers les effets de la psychanalyse, on voit alors apparaître un nouveau système, malgré la liberté affirmée du désir, et le rejet des interdits. « Même défunt, le dieu pervers agit encore, laissant un héritage empoisonné : d'avoir rendu toute loi si odieuse qu 'il condamne, si j 'ose dire, au leurre de la jouissance elle-même identifiée avec une relation de transparence, de don entier et réciproque. » Bref, un désir sans interdit, sans réalité est identifié avec la loi, « une loi qui envahit toute la vie et s'identifie à la liberté. En somme, le dieu pervers poursuit ses effets dans le modèle hautement contraignant de l'homme ou de la femme sexuellement libéré ».

Comme on le voit, Maurice Bellet n'édulcore en rien cette quasi-tragédie qui travaille le christianisme.

On pourrait s'attendre à ce qu'il marque une date d'apparition de ce dieu pervers qui détruit et falsifie le message chrétien... Et certes, il repère bien dans la longue histoire du christianisme des moments privilégiés. Mais finalement, c'est dès la première inscription, dès le texte évangélique, que paraît la possibilité d'un détournement du sens de l'événement Jésus. Dès ce moment, on voit bien que le Christ thérapeute s'emploie à guérir l'homme d'un malheur qui touche à son désir même : « ce que l'homme connaît en lui comme désir, comme amour, devient pour lui piège et chemin de mort. Son désir est son ennemi ». Sur la possibilité même de se déprendre du dieu pervers, l'auteur propose une longue démarche consistant à réellement prendre au mot la Bonne Nouvelle, la bonté du Christ. Si Dieu aime, « si l'amour aime, il ne peut pas être ce pur malheur de notre sexualité où il a glissé, il est découverte que nous-mêmes, et tout ce qui est en nous, tels que nous sommes, mérite d'être. Il est bon d'être homme, il est bon d'être femme, il est bon d'être né. L'amour, et surtout celui qui se prétend le plus grand, ne peut que signifier : je préfère que tu sois plutôt que non, je te préfère vivant, tel que tu es, plutôt qu'inexistant, ou mort ».

Pourquoi cette apparition de l'image du dieu pervers, la même où justement s'exprime le plus grand éloge de l'amour, dans la Bonne Nouvelle et son annonce ? C'est que, chaque fois que s'affirme le désir d'un changement radical de l'homme, par exemple dans l'ambition d'atteindre en l'homme le désir même et pour le changer, pour transformer l'homme, chaque fois que l'ambition de transformer l'humanité est maximale, alors le risque est également extrême que se forme en même temps le dieu pervers. Et ce malheur n'est pas propre au christianisme ou à une religion ; tout d'abord, parce qu'il « infecte tout l'Occident ». « Je crains qu 'il n'y ait point de prise de position, méthode, révolution, etc., qui soit par nature et d'avance protégée du processus que j 'ai décrit à propos du christianisme. Quelque chose peut toujours s'en reproduire sous d 'autres langages, certes, en d 'autres formes dès que l'homme veut agir pour changer l'homme. Il se réfère alors, la nommant ou pas, à quelque instance qui justifie son action. Et cette instance-là peut toujours devenir le lieu où se cache ce qui, en l'homme, contredit ce qu 'il prétend faire. On ne tue jamais aussi bien qu'au nom de la vraie vie, on n'interdit de penser jamais autant qu 'au nom de la vérité, on n'écrase, avilit, désespère jamais aussi bien l'amour qu 'au nom de l'amour. »

Force est de constater que c'est à partir d'une recherche sur ce qu'est effectivement la Bonne Nouvelle que l'auteur, non seulement présente une critique de l'expérience chrétienne comme peu d'auteurs extérieurs au christianisme ont pu en faire, mais en même temps, découvre le chemin d'une échappée au dieu pervers.

Dans une voie assez proche, Jean-Marie Domenach pointait l'hypocrisie du Vatican qui « prône en matière de sexualité conjugale des règles qui sont généralement inapplicables et inappliquées, ce qui a pour conséquence de propager l'hypocrisie et d'empêcher que se dégage, au sein de l’Église catholique, une autre morale sexuelle qui traduise dans la réalité de la vie et dans le langage de notre époque des principes qui finissent par perdre leur sens à force d'être bafoués » (p. 38). Si l'on en croit les statistiques citées par G. Lipovetsky (Le crépuscule du devoir, Gallimard, p. 77) : « En 1990, 60 % des catholiques pratiquants affirmaient que l'Église n'a pas à imposer d'obligations précises en matière de vie sexuelle, plus des deux tiers étaient favorables aux relations sexuelles avant le mariage », « Un catholique pratiquant sur deux considère que l’Église va trop loin lorsqu'elle condamne l'usage des préservatifs. »

Ces quelques données montrent que la crise est profonde. Et Jean-Marie Domenach a raison de fustiger les conséquences du blocage, à savoir qu'il empêche, au nom d'une pseudo-morale, une authentique réflexion morale dans le monde catholique. Il fut un temps où la solidarité entre foi et morale était telle que l'écroulement du moralisme, la rupture avec la discipline morale, notamment sexuelle, ébranlait la foi. Il est clair que là-dessus, le monde catholique, en France, a beaucoup évolué. Manifestement, il a développé une sorte d'autonomie morale : l'autorité du pape sur la morale individuelle est ébranlée. Mais en même temps c'est une situation de crise : car l’Église devrait avoir quelque chose à dire, et le refus de tout discours ecclésial comportant des obligations en matière sexuelle témoigne d'une situation anormale. Une discipline excessive, et qui implique finalement une méconnaissance de la dynamique de la vie, des conditions mêmes de la cohésion du couple, au nom d'une idéologie de la supériorité de la vie asexualisée, ont cassé la communication entre le Vatican et une partie des croyants. La crispation contre l'admission à la prêtrise d'hommes mariés exprime, en définitive, un mépris du couple, et semble perçue comme telle, beaucoup plus que comme affirmation d'un idéal. Il me semble que cette crispation ne sert aucunement l'idéal de la vie consacrée dans le célibat, au contraire. Car le discours sur une valeur risque de se déconsidérer, s'il se nourrit du mépris d'une autre...

Certes, le christianisme n'est pas une morale. Les morales qu'à diverses époques, on a présentées comme morales chrétiennes, visant à traduire la Bonne Nouvelle comme inspiratrice de l'éthique. C'est pourquoi, il est concevable que des chrétiens coopèrent avec d'autres, dans la même société, pour chercher à fixer les repères éthiques communs nécessaires. A ce niveau, la conscience chrétienne ne dispose pas d'une vérité évidente a priori. Et il est courant qu'en matière éthique, le croyant soit éclairé par celui qui se réfère à la seule humanité.

Guy COQ (Panoramiques)


Le Dieu pervers

La première édition de ce livre date déjà de quelques années. Depuis, l'expression " le Dieu pervers " est passée dans le langage courant. Elle désigne une maladie redoutable du christianisme : le " Dieu amour " est-il en fait un Dieu qui aime la souffrance et se plaît à pervertir les relations qu'il a avec l'homme ? Non seulement cruel, mais menteur ! On ne pourra reprocher à Maurice Bellet d'avoir sous-estimé le danger. Source de ravages extrêmes parmi les chrétiens, cette dérive est sans doute une des origines principales du rejet de la foi par beaucoup. Le surmonter suppose une révision déchirante, une écoute neuve et radicale de l’Évangile. Alors apparaît que le processus de cette perversion n'est pas une exclusivité chrétienne. Il hante la politique et la pensée ; il est, au plus profond, le malheur de notre société.



Dessin :




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