mercredi, mai 09, 2012

Une erreur de la nature ?





Mal adapté parce que trop bien nanti, néfaste à l'équilibre biologique de la planète, l'être humain serait-il en définitive une erreur de la nature ?

On évalue à plus d'un million les espèces végétales et animales vivant actuellement sur la planète. La somme des espèces apparues, au cours de l'évolution biologique, atteindrait dix millions. Neuf sur dix auraient disparu.

Aucune espèce n'est sacrée. Chacune surgit du jeu de la nature ; de l'aléa des mutations biologiques. Pour durer, il faut se faire une niche. Établir un comportement d'échange. Recevoir et donner. S'insérer dans un écosystème. Faute de quoi, l'élimination est inexorable.

Il y a soixante-cinq millions d'années, les dinosaures, les fougères géantes, les ammonites s'effacent brusquement de la surface terrestre. Sur la cause de cette catastrophe, nous n'avons pas de certitude. Il pourrait s'agir d'une arrivée soudaine et importante de matériaux extraterrestres (météorite géante ou nuage interstellaire).

Selon toute vraisemblance, cependant, ces animaux ne sont pas responsables de leur disparition. La nature ne leur a pas demandé leur avis. Mais l'être humain, s'il voit venir sa propre extinction, n'aura qu'à s'en prendre à lui-même. Rien ne nous menace, hormis ce que nous provoquons. [...]

Il importe ici de reconnaître le rôle peu enviable joué par notre culture occidentale. Si le degré de civilisation d'un groupe humain se mesure à l'harmonie de ses rapports avec l'environnement, notre cote est au plus bas. J'en prends pour témoignage ce constat écœuré d'un vieil indien de mon pays :

« Les Blancs se moquent de la terre, du daim ou de l'ours. Lorsque nous, Indiens, chassons le gibier, nous mangeons toute la viande. Lorsque nous cherchons les racines, nous faisons de petits trous. Lorsque nous brûlons l'herbe, à cause des sauterelles, nous ne ruinons pas tout. Nous secouons les glands et les pommes de pin des arbres. Nous n'utilisons que le bois mort. « L'homme blanc, lui, retourne le sol, abat les arbres, détruit tout. L'arbre dit : "Arrête, je suis blessé, ne me fais pas mal." Mais il l'abat et le débite. L'esprit de la terre le hait. Il arrache les arbres et ébranle jusqu'à leurs racines... Il fait exploser les rochers et les laisse épars sur le sol. La roche dit : "Arrête, tu me fais mal." Mais l'homme blanc n'y fait pas attention. Comment l'esprit de la terre pourrait-il aimer l'homme blanc ? Partout où il la touche, il laisse une plaie ».

Notre planète héberge un grand nombre de cultures différentes. Chacune a développé ses propres stratégies de subsistance, son mode de vie adapté au cadre naturel. La pêche des Esquimaux diffère de la pêche au Bénin. L'agriculture massive des prairies canadiennes ne ressemble pas au jardinage familial des paysans de l'Inde. Tout comme les techniques de vie, les rapports de l'homme avec la nature varient largement d'une place à l'autre. Comme les Indiens d'Amérique, comme beaucoup d'Indiens des Indes, de nombreuses sociétés traditionnelles ont, pour la nature, un respect profond, teinté d'animisme.

La science et la technologie de la puissance sont nées dans notre monde occidental, là précisément où le rapport mystique avec la nature a été, le plus tôt, remis en question. Ce n'est sans doute pas un hasard. Nous retrouvons, ici, l'image de Prométhée arrachant le feu au ciel ; le « péché » que, selon Oppenheimer, les physiciens ont connu à Los Alamos.

S'il y a un rapport entre le rejet de la piété ancestrale et l'éclosion de la science, dans quel sens se déploie-t-il ? De l'impiété à la science, ou de la science à l'impiété ? Vraisemblablement, en alternance ou simultanément, dans les deux sens à la fois.

L'important, pour nous, c'est le fait historique de l'apparition de la culture technologique occidentale. Son influence hégémonique se propage et s'impose à toute la planète.

Les impératifs industriels et commerciaux, les moyens de communication et de transport interdisent l'isolement du passé. Au siècle dernier, les Japonais ont été forcés d'ouvrir leurs portes à l'Occident. Les dernières tribus amazoniennes s'éteignent dans les Tristes Tropiques de Lévi-Strauss.

L'intelligence et la curiosité mènent-elles inévitablement à l'éclosion d'une société technologique axée sur le contrôle des énergies ? Cette question, souvent formulée, me paraît mal posée.

Imaginons une planète « lambda » où, comme sur notre Terre, une multitude de cultures différentes développent séparément leur rapport à la nature. Même si la quasi-totalité de ces groupes humains ne montre qu'un intérêt modéré pour la science et la technologie, il suffit que cette passion apparaisse quelque part pour s'imposer éventuellement à tous. La technologie est envahissante. Elle entraîne sa propre expansion territoriale.

Hubert Reeves.

Dessin :

mardi, mai 08, 2012

Humanité et nature





Tommaso Campanella

Le texte qu'on va lire date de 1939. Il est dû au grand historien Franco Venturi, surtout connu pour ses travaux sur les Lumières en Europe et sur le XIXe siècle russe. Franco Venturi était né à Rome en 1914. Son père, le célèbre historien d'art Lionello Venturi, fut l'un des treize universitaires italiens qui refusèrent de prêter serment de fidélité au régime fasciste en 1931. Ayant abandonné sa chaire à l'Université de Turin, il s'exila en France avec sa famille. À Paris, Franco Venturi s'inscrit à la Sorbonne tout en poursuivant ses activités antifascistes qui lui avaient déjà valu une arrestation en Italie. Il se lie notamment avec Carlo Rosselli, adhère à son mouvement « Giustizia e Libertà » et collabore à son journal hebdomadaire. C'est dans le numéro du 30 juin 1939 de Giustizia e Libertà que paraît « Homme et nature », dans le cadre d'un hommage rendu à Tommaso Campanella, «conspirateur philosophe et révolutionnaire» mort à Paris en 1639 et dont il s'agissait de célébrer alors le bicentenaire.

Le 9 juin 1937, Carlo Rosselli avait été assassiné à Paris par des sbires mussoliniens. Franco Venturi resta dans la capitale jusqu'en mai 1940. À l'arrivée des Allemands, il tenta de gagner les États-Unis où ses parents s'étaient réfugiés. Passant par l'Espagne, il fut reconnu par un espion et incarcéré pendant plus d'un an dans une prison franquiste. Le sous-sol d'un couvent servait de geôle, les prisonniers étaient à l'étroit, ne pouvaient guère se mouvoir et étaient contraints d'entonner des chants religieux pour recevoir leur maigre pitance. Au printemps 1941, Franco Venturi fut remis au consul italien à Barcelone, puis transféré en Italie, dans le camp de concentration de Monteforte Irpino. Après la chute de Mussolini, il poursuivit son combat antifasciste et dirigea la presse clandestine du Partito d'Azione, une branche de la Résistance non-communiste. De 1946 à 1950, Franco Venturi séjourna à Moscou en tant qu'attaché culturel de l'Ambassade d'Italie. Il réunit alors les matériaux de son étude monumentale : « Les intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIX siècle » (Gallimard, « Bibliothèque des histoires», 2 vol). De retour en Italie, il enseigna à l'Université, reprit ses recherches sur le siècle des Lumières et assuma jusqu'à sa mort en 1994, la direction de la Rivista storica italiana.

À une époque aride et stérile, à une société fissurée et décadente, Campanella sut opposer le monde vivant tout entier, animé, depuis le plus petit insecte, au grand foyer de lumière et de sens : le Soleil. Il appelait « Terre desséchée » ce inonde où il vivait, qui évoquait aux yeux et au gosier le paysage africain de sa contrée natale, et il nommait «cigales éteintes» ceux qui se croyaient vivants, dans ce paysage social désertique. L'Italie espagnole de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, qui par tant d'aspects nous peut rappeler la réalité d'aujourd'hui, fut pour Campanella la sécheresse qui le poussa à chercher en lui-même et en autrui les nouvelles sources de vie.

Et il trouva assez de force pour renverser ce qui lui parut l'universel processus d'involution de l'humanité, lequel était, certainement, le progressif retirement de la vie hors de la société qui l'environnait. Il vit les hommes primitifs, remplis de force et de foi, regarder comme animé le monde entier autour d'eux, puis il les vit dénier tout sentiment aux choses et regarder comme des êtres inanimés les astres du ciel et les étoiles «bien qu'elles fussent plus fortes et plus belles que nous». De la nature cet appauvrissement se communiqua aux peuples divers, aux diverses races d'hommes, et d'aucuns dirent que «toutes les nations étaient barbares hormis la nôtre ».

L'égoïsme, et comme dit Campanella, l'« amour-propre », qui avait ainsi peu à peu séché les racines naturelles de l'homme, se manifeste dans toute sa laideur, au dernier stade. Autour de lui Campanella voyait des hommes renfermés en eux-mêmes, incapables de cet effort nécessaire pour sortir de leur alvéole, pour se jeter dans le savoir et dans l'action, pour se nourrir de ce que le monde environnant contient d'absorbable et d'organisable par notre être physique et spirituel.

Devant la stérilisation de la vie, il proclame que tout est vie, que les choses, les objets, les étoiles, les pierres ont un sentiment, et s'efforcent, comme nous, de conserver leur être propre.

Et ainsi personne plus que Campanella, en son temps, n'a si intimement lié nature et humanité, personne n'a vu avec une imagination plus riche et une pénétration plus aiguë toute la richesse philosophique et sentimentale qui pouvait venir à l'homme de se croire une partie d'un tout, un organe d'un immense organisme. D'avoir voulu renverser, par cette vision cosmique, toute la mortelle misère spirituelle environnante, d'avoir voulu briser les barrières de tout individu mesquin renfermé en soi-même, confère à la vision de Campanella (si naturellement on laisse de côté toute évaluation strictement philosophique) cet aspect religieux et utopiste qui la rend tout ensemble difficile à pénétrer et immensément suggestive pour qui y attache ses regards.

Le monde est un animal grand et parfait,
De Dieu statue et louange et semblance :
Nous sommes des vers imparfaits, vile engeance :
Qui dedans son ventre vivons abrités.

Voilà comme Campanella chante les destinées de l'homme, non pour le mépriser, mais pour le circonscrire dans son monde et comme pour le faire rentrer par force dans le grand ventre de la nature, dont seul l'artificieux égoïsme l'avait fait sortir.

Les hommes, enfants du Soleil et de la Terre, reliés dans tous leurs organes et dans tous les actes essentiels de leur vie aux animaux, aux plantes, aux choses mêmes, sont vus par Campanella selon leur totalité, comme corps, sens, et âme, et portant dans leurs membres l'image de leur être ; ils sont beaux s'ils correspondent à leur fonction cosmique, créateurs non seulement de villes et de navires mais encore de leurs organes corporels propres à leurs tâches de combattants, de travailleurs, reproducteurs. Et avec ce rationalisme que nous retrouvons au fond de tant de splendeur d'images, Campanella voulait, pour sa Cité du Soleil, un effort conscient de la société et des sages qui la dirigeaient afin d'obtenir les exemplaires les plus beaux de notre genre humain. « Je m'ébahis que nous soyons si bestiaux que nous négligions la génération humaine et tenions tant compte de la race des bêtes. » Aussi Campanella préconisait-il une « Magie de la génération », tenant d'une science sociale et religieuse tout ensemble, capable d'imprimer jusque dans les membres des futurs habitants de sa cité solaire ces sentiments de joie, de travail, d'optimisme cosmique qui pénétraient son cœur lorsqu'il espérait pouvoir obtenir par sa rénovation philosophique la régénération de la misérable humanité qui l'environnait :

Donc, on devra dans la République donner ordre, comme observe Ocellus le Pythagorique, à ce que les mariages ne se fassent point selon la dot, mais selon la valeur, ou à ce que vaillante femme s'accouple avec vaillant homme et à lui faire considérer statues ou peintures d'hommes illustres dans les arts et dans les lettres et à lui inspirer l'amour d'eux...

Dans cet extrait du Sens des choses et de la magie paraît en effet clairement l'aspect utopique de la Cité du soleil, où Campanella établit des règles détaillées et précises pour obtenir une descendance digne de la Cité où tout est en commun et où règne la raison incarnée dans les symboles de la nature. Les statues admirables ne sont que la forme en pierre de l'image, qui a tant d'importance dans son œuvre : image de l'homme, statue de Dieu, et de l'univers. Et les règles mêmes fixées au sujet de la génération ne sont que l'application au domaine juridique de sa volonté de régénération : volonté qui jamais ne s'arrêtait aux limites de la pensée, mais qui, corps et sang, œil et chair, voulait comprendre et englober. Toute la nature (sa nature animée et pleine de vie) lui paraissait tendre à ce but : savoir, la fusion des diverses races humaines déjà en cours par un processus providentiel et que la monarchie universelle voulue par lui aurait dû accélérer rationnellement :

Pour quoi (entre autre causes) Dieu a coutume d'envoyer au septentrion les australs en guerre et les septentrionaux à nos climats pour en introduire les semences, car l'embonpoint des Lombards, Goths et Huns et leur mollesse et succulence et douce chaleur ont tempéré la sécheresse, ardeur, ténuité et petitesse des Italiens, Espagnols et Pannoniens et Dalmates, en sorte qu'ils ont meilleure descendance, comme les châtaignes greffées sont plus nobles que les espèces ordinaires, plus belles, plus grandes et vigoureuses.

Toujours Campanella traitera l'homme de cet air poétique et ensemble naturaliste. Comme dans sa vision de la nature douée d'âme tout son idéal politique et humain est déjà contenu, fût-ce sous une forme philosophique et mythique, plus Campanella se rapprochait des origines vitales, animales, et peut-être pourrons-nous dires «raciales », de l'homme, plus clairement paraissaient les contours de son idéal de vie supérieure. Qu'on lise donc le poème qu'il a dédié à l'exaltation de l'homme et que nous reproduisons ici comme l'un des plus élevés qui soit jamais sorti de sa plume. Toute comparaison entre nous et les animaux, entre la terre mère et l'homme fils, entre la fange ordinaire et la créature, ne fait qu'accentuer la divinité de l'homme. La grandeur de Campanella réside en ceci : après tant de siècles de scission entre l'âme et le corps, entre la terre et le ciel, il fallait la magie de la puissance mythique de Campanella pour donner vie à la nouvelle créature complète, à l'homme que l'on a dit moderne, mais que les trois siècles passés depuis la mort de Campanella ont seulement commencé à réaliser.

Dans ses Poésies philosophiques, nous voyons déjà le naturalisme de Campanella donner les fruits d'un égalitarisme d'ordre supérieur : supérieur, parce que fondé sur l'active rédemption des opprimés et de tous ceux qui selon une de ses métaphores sont « rois par nature ». C'est-à-dire : rois, dans le monde idéal de la vérité ; opprimés, au contraire, dans la société tyrannique qui les environne. Les rois de la terre, les tyrans, portent la couronne comme certains rois parmi les animaux qui sont d'une race différente de leurs sujets, comme chez les abeilles, etc. Mais les hommes n'ont pas ces signes de distinction : le genre humain a une seule échelle de valeur qui est celle même qui a son siège dans le cœur de chacun.

L'homme ne naît point la couronne en tête.

Ainsi :

Néron fut roi par hasard et en apparence
Socrate par nature et en vérité.

Dans un autre poème, Campanella voit en Socrate, qui comme on le sait était difforme et avait un visage faunesque, une incarnation de la beauté : « Nés d'un génie nouveau / Les étranges membres de Socrate sont beaux ».

Ainsi l'amour pour le corps, le rêve d'une meilleure descendance humaine, toute cette force physique qui se fait jour dans les projets du Campanella politique sont à la fois une forme de son amour constant pour les symboles et les mythes, et une forme sociale de sa philosophie fondée sur la « distinction » et sur la réalisation de plus en plus parfaite de l'« être soi-même ». Avec cette mythologie de la nature et du corps Campanella a créé l'un de ses mythes les plus puissants, dépôt de vérités acquises et gage de futurs efforts de recherche.

Franco VENTURI
Traduit de l'italien par Yves Branca



Dessin :

lundi, mai 07, 2012

6 mai 2012, la fin de 4 mystifications





Première mystification

Sarkozy nous a rebattu les oreilles avec le « vrai travail ». Il se moquait de nous, le président était au service des rentiers et des parasites qui font suer tous les travailleurs pour un salaire de misère.

Deuxième mystification

Selon l’inénarrable Richard Pellegrin, une société secrète devait faire réélire Sarkozy le 6 mai 2012. Depuis des années, ce lanceur d'alertes bidons prétend dénoncer les plans diaboliques de l'élite de la franc-maçonnerie (illuminati).

Troisième mystification

Les pseudo-révélations de certains « journalistes » alternatifs. Ces grands malades ont déclaré que Sarkozy sera réélu grâce à la CIA.

Quatrième mystification

Des charlatans, des astrologues et des voyants, flairant la bonne aubaine dans l'éventualité d'un renversement de la tendance, ont annoncé la réélection de Sarkozy afin d'être reconnus comme des prophètes aux dons paranormaux extraordinaires.

A propos des facultés paranormales

« J'ai regardé hier soir sur M6 Normal, paranormal. C'est toujours jubilatoire de voir à la télé des cinglés, des escrocs, des illuminés, et franchement on n'a pas été déçus !

Contrairement aux émissions habituelles sur le sujet, celle-ci a le mérite d'être honnête, puisqu'on fait venir sur le plateau un psychiatre intelligent et ouvert qui démonte les ficelles des sorciers de tous ordres avec finesse. Le présentateur vend son truc — c'est normal, c'est M6 —, mais on devine à son air amusé qu'il n'est pas dupe.

Hier, notamment, ils avaient invité en studio un voyant. Un téméraire qui, pour apparaître à la télévision, avait accepté de se livrer à une expérience de divination. L'animateur tenait trois enveloppes contenant chacune une photo, et le type devait, en se concentrant, trouver ce que représentait l'image contenue dans l'enveloppe.

Première enveloppe, le gars se concentre et dit : «Je vois une carte de France. » Ça, c'est classique, tous les voyants qui font des prédictions, notamment à partir des draps de Stéphane Bern, disent la même chose : « Je vois une carte de France. » Et, à ce moment précis, on entend le bruit d'une violente explosion. J'ai pensé : « Oh! la vache, il s'est drôlement concentré le sorcier. » Mais on a vite compris à son air apeuré qu'il n'y était pour rien, puisqu'il tremblait en tenant l'enveloppe. Alors l'animateur l'a rassuré « Ne vous inquiétez pas, ce n'est rien, juste une lampe qui a pété. » Est-ce cet incident qui déconcentra notre ami voyant ? Toujours est-il qu'il annonça : « Oui, je confirme, je vois une carte de France, un paysage... » L'animateur «Bon, eh bien voyons ça. » Il ouvre l'enveloppe et, là, on voit apparaître un dessin du père Noël. Alors, le voyant essaie pathétiquement de sauver les apparences en disant : « Ah ! oui, j'avais bien vu du blanc, mais je ne savais pas ce que c'était... »

Deuxième enveloppe. Là, le voyant commence à se décomposer de peur. Il essaie de se concentrer et annonce en tremblant « Euh... je vois un homme peigné en arrière, c'est ça ? » On ouvre l'enveloppe. Bon, c'était une photo du Sacré-Cœur. L'animateur qui veut être gentil : « Ah ! là, l'expérience n'est pas totalement concluante! Mais il faut reconnaître que ce n'est pas facile ..»

Troisième enveloppe. Le voyant « Je vois de l'eau... de l'eau froide qui coule. » L'animateur ouvre l'enveloppe, c'était la photo d'un téléphone. J'ai cru que le voyant allait dire : « Ben oui, de l'eau, un téléphone, allô... allô... », mais il n'a pas osé.

À cet instant, je voudrais rappeler qu'une astrologue tapée — je ne dirai pas son nom par discrétion, appelons-la « la pouffe de Mitterrand » — avait quand même prédit en 1986 qu'on découvrirait l'année suivante un vaccin contre le sida. J'espère que tous les types qui depuis sont morts de cette maladie l'empêchent de dormir.

Puisqu'on parle de salopes, dans l'émission d'hier on a vu une sorcière, qu'on avait déjà vue chez Dechavanne, expliquer que c'est un métier qui exige beaucoup d'efforts. Elle dit : « Moi, j'ai été initiée en passant sept ans à genoux devant les marabouts africains, tous les jours sauf le dimanche. Et ensuite de nouveau sept ans d'initiation à genoux devant les féticheurs. » Donc, vous voyez, pour être sorcier, il y a des choses qu'il faut beaucoup pratiquer à genoux !...

Ensuite, on a eu droit à l'exorciste de service : l'évêque Schaffner qui a inventé l'Église galicane. Ne cherchez pas, c'est un courant religieux non reconnu par l'Église officielle, c'est lui tout seul : il s'est proclamé évêque ! Quant à l'église, c'est son salon dans lequel il a collé une croix au mur avec des guirlandes de Noël autour. C'est donc l'Église galiconne...

Il y avait aussi une dame qui venait se faire désenvoûter, parce que, disait-elle, on lui avait jeté un sort. Une autre femme, une méchante, lui avait piqué son fiancé qui était parti sans un mot. Parallèlement à ça, sa vieille mère de 92 ans était tombée malade. C'est vrai qu'un fiancé qui se tire et une vieille mère malade, ce sont des trucs qui n'arrivent que lorsqu'on est envoûté. Et en voyant la tête de la dame — qui a voulu garder l'anonymat—, on comprenait pourquoi l'autre s'était tiré !

Mais surtout on a vu cette femme, Bernadette, qui a gagné au Loto il y a une dizaine d'années grâce à son pendule qui marche à tous les coups. S'il marche à tous les coups, pourquoi tu gagnes pas à tous les coups, andouille ! D'ailleurs, l'équipe de l'émission a dû penser la même chose, car ils lui ont fait remplir une grille de Loto lors du reportage. Sur le plateau, en direct, l'animateur lui dit : « Dans l'équipe on y croyait, on avait déjà réservé des voyages, commandé des voitures de sport, mais il faut être honnête : vous n'avez trouvé aucun numéro. » Et Bernadette, sans se démonter, rétorque : « Oui, mais c'est parce que j'ai pas assez travaillé » Un autre truc qu'elle n'a pas travaillé, c'est le bon goût. Chez elle, ça ressemblait à chez Orlando : un bouddha, des poulbots au mur, des coussins en panthère... Il ne manquait plus que le portrait de Dalida ! »

Guy Carlier, Ultimes chroniques télé.


Nouvelles chroniques de la connerie
Ultimes chroniques télé

Souvenez-vous, en l'espace de deux ou trois ans, Guy Carlier est devenu le chroniqueur vedette de France Inter, l'observateur le plus drôle du monde impitoyable de la télé. Les vacheries talentueuses de Carlier réussissent aussi bien leur examen à l'écrit qu'à l'oral et résistent au temps, comme le prouve le succès de la première compilation de ses chroniques. Son  humour dévastateur épingle quotidiennement la bêtise ordinaire du petit écran, avec ses hommes politiques en quête de promo, ses stars d'un jour fabriquées à la chaîne et ses animateurs incultes, aveuglés par leur prompteur comme des papillons de nuit autour d'un photophore.





Dessin :



dimanche, mai 06, 2012

Yogi Coudoux





Chroniqueur télé sur France Inter dans l'émission « Le Fou du roi » de Stéphane Bern, Guy Carlier s'est intéressé au cas du Yogi Coudoux qui dirige une entreprise de commercialisation de la spiritualité et de la santé : www.leyogi.com 

[...] Et puis est arrivé le yogi Koudou (Coudoux). Lui, c'est un yogi spécialisé dans les émissions de merde. Il les fait toutes, je l'ai déjà vu dans C'est mon choix, chez Julie Snyder, au Télé-achat... enfin, dès qu'on veut racoler le public avec de la pseudo-méditation ou de la spiritualité de Prisunic, on fait appel à lui. Alors il est arrivé, et pour dire bonjour aux deux ravis de la crèche (Bataille et Fontaine), il ne leur a pas serré la main, mais le bras. À cause de « la pyramide de la vie », qui se cache dans la paume de la main et qu'on abîme à chaque fois qu'on serre la main de quelqu'un. Il faut donc secouer le bras ou une autre partie du corps de votre interlocuteur, mais pas la main !

La particularité du yogi Coucou, c'est qu'il est capable de faire l'amour pendant vingt-quatre heures d'affilée. Alors là, que les âmes sensibles s'éloignent, je suis obligé de donner des détails médicaux. Le yogi Coucouroucou nous a expliqué qu'à chaque pénétration l'homme inspire, ce qui provoque une contraction augmentant le volume sanguin. Donc, il ne faut pas respirer. Et là, vous pouvez tenir aussi longtemps que vous voulez ! Donc, lui, il a arrêté de respirer pendant vingt-quatre heures... Je me demande s'il se fout pas un peu de nous, le yogi Coucouroucoucou Paloma !

Guy Carlier


samedi, mai 05, 2012

Vers un monde nouveau





Un village français

En France, de plus en plus souvent, le travailleur étranger est considéré comme un sous-prolétaire méprisable ; réduit au chômage, il est désigné comme l'ennemi intérieur.

Scène vécue ce week-end :

Monsieur est un bourgeois dédaigneux, un français de souche, qui habite à Nouhant en Creuse. Peu habitué à se salir les mains, il est incapable d'ouvrir un vieux portail rouillé. Heureusement, des voisins compatissants, dont un ouvrier péruvien qui intervient avec sa disqueuse et n'hésite pas à sacrifier 2 ou 3 disques pour tronçonner une grosse pièce métallique oxydée, solutionnent le problème. Et bien, au terme de l'opération, le bourgeois ne propose même pas un café. Il considère sans doute qu'un travailleur pauvre et de surcroît étranger se doit de lui offrir temps et outillage.

Dominique Manotti, spécialiste de l'histoire économique, a déclaré sur France Inter : « Marx va revenir à la mode ».

« Il est vrai, écrit Karl Marx, le vieux monde appartient au philistin. Mais nous ne devons pas le traiter en épouvantail dont on se détourne craintivement. Nous devons, au contraire, le regarder bien en face. Ce maître du monde, il vaut la peine de l'étudier.

Maître du monde, il l'est, certes, mais seulement en ce qu'il emplit le monde de sa société, tels les vers emplissant un cadavre. La société de ces messieurs n'a donc besoin que d'un certain nombre d'esclaves, et les propriétaires des esclaves peuvent ne pas être libres. Si, possédant terres et gens, ils sont appelés maîtres au sens éminent du terme, ce n'en sont pas moins des philistins tout comme leurs gens. […]

Le monde des philistins est le monde d'animaux politiques, et si nous sommes obligés d'en reconnaître l'existence, il ne nous reste qu'à donner simplement raison au statu quo. Des siècles barbares l'ont produit et façonné, et il se dresse maintenant devant nous, tel un système cohérent, dont le principe est le monde déshumanisé. »

Vers un monde nouveau

« Les ennemis du philistin, c'est-à-dire tous les hommes qui pensent et tous ceux qui souffrent, sont arrivés à une entente pour laquelle autrefois tous les moyens leur manquaient ; même le système passif de procréation des vieux sujets enrôle chaque jour des recrues pour le service de l'humanité nouvelle. Toutefois, le système de l'industrie et du commerce, de la possession et de l'exploitation des hommes conduit plus rapidement encore que l'accroissement de la population à une rupture au sein de la société actuelle, rupture que l'ancien système est incapable de guérir, ne pouvant rien guérir et rien créer, car il ne fait qu'exister et jouir. L'existence de l'humanité souffrante qui pense, et de l'humanité pensante qui est opprimée, deviendra nécessairement impossible à absorber et à digérer pour le monde animal des philistins qui jouissent passivement et stupidement. C'est notre rôle de mettre complètement à nu l'ancien monde et de donner une forme positive au monde nouveau. Plus les événements laisseront à l'humanité pensante le temps de se recueillir et à l'humanité souffrante le temps de s'unir, et plus parfait naîtra le produit que le présent porte dans son sein.

Ce qui constitue justement l'avantage de la tendance nouvelle, c'est que nous ne voulons pas anticiper le monde dogmatiquement, mais trouver seulement le monde nouveau par la critique du monde ancien [...] Si la construction de l'avenir et l'achèvement pour tous les temps n'est pas notre affaire, nous savons d'autant plus certainement ce que nous avons à réaliser dans le présent : la critique impitoyable de tout l'ordre existant, impitoyable également dans le sens d'une critique qui ne craint ni ses résultats ni les conflits avec les puissances existantes.

Je ne voudrais donc pas que nous arborions un drapeau dogmatique, bien au contraire. Nous devons tâcher d'aider les dogmatiques pour qu'ils comprennent leurs propres thèses. C'est ainsi notamment que le communisme est une abstraction dogmatique. Ce disant, je ne vise pas un communisme quelconque imaginaire et virtuel, mais le communisme réellement existant, tel que le préconisent Cabet, Dezamy, Weitling, etc. Ce communisme n'est lui-même qu'une manifestation particulière du principe humaniste, infectée de son antipode, la propriété privée. Abolition de la propriété privée et communisme ne sont donc nullement identiques, et le communisme a vu naître en face de lui, non pas par hasard, mais par nécessité, d'autres doctrines socialistes telles que celles de Fourier, Proudhon, etc., parce qu'il n'est lui-même qu'une réalisation particulière, unilatérale, du principe socialiste.

Et comme tel le principe socialiste n'est encore qu'un seul aspect, celui qui concerne la réalité du véritable être humain. Nous devons nous occuper tout autant de l'autre aspect, de l'existence théorique de l'homme, donc faire de la religion, de la science, etc., l'objet de notre critique [...].

Rien ne nous empêche de rattacher notre critique à la critique de la politique, et de prendre parti pour une politique, donc de participer à des luttes réelles et de nous identifier à elles. Nous ne nous présentons pas alors au monde en doctrinaires avec un nouveau principe : voici la vérité, agenouillez-vous ! Nous développons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons des principes du monde. Nous ne lui disons pas : renonce à tes luttes, ce sont des bêtises, et nous te ferons entendre la vraie devise du combat. Nous ne faisons que montrer au monde pourquoi il lutte en réalité, et la conscience est une chose qu'il doit acquérir, quand même il s'y refuserait.

La réforme de la conscience consiste uniquement à rendre le monde conscient de lui-même, à le sortir de l'état de rêve qui le trompe sur lui-même, à lui expliquer ses propres actions. Tout notre but ne peut consister, comme c'est d'ailleurs le cas dans la critique de la religion de Feuerbach, qu'à donner une forme humaine consciente aux questions religieuses et politiques.

Notre devise sera donc : la réforme de la conscience non par des dogmes, mais par l'analyse de la conscience mystique, obscure à elle-même, qu'elle se manifeste dans la religion ou dans la politique. On verra alors que, depuis longtemps, le monde possède le rêve d'une chose dont il lui manque la conscience pour la posséder réellement. On verra qu'il ne s'agit pas de faire un grand trait entre le passé et l'avenir, mais d'accomplir les idées du passé. On verra enfin que l'humanité ne commence pas une nouvelle œuvre, mais réalise son ancien travail en connaissance de cause.

Nous pouvons, par conséquent, formuler la tendance de notre revue (Les Annales franco-allemandes) en un seul mot : prise de conscience (philosophie critique) de notre époque sur ses luttes et ses aspirations. C'est là une tâche pour le monde et pour nous. Ce ne peut être que l’œuvre de forces réunies. Il s'agit d'une confession, de rien d'autre. Pour se faire absoudre de ses péchés, l'humanité n'a qu'a les reconnaître comme tels. »

Karl Marx

Illustration :
All human beings are born free and equal in dignity and rights.

vendredi, mai 04, 2012

Obama, sa maman et la religion





Les Américains sont un peuple religieux, c'est un truisme. Selon les études les plus récentes, 95 % d'entre eux croient en Dieu, plus des deux tiers appartiennent à une Église, 37 % se considèrent comme des chrétiens engagés et ils sont considérablement plus nombreux à croire aux anges qu'à l'évolution. La religion ne se limite pas pour eux aux lieux de culte. Des livres proclamant la fin des temps se vendent par millions d'exemplaires, des airs de musique chrétienne sont en bonne place sur la liste des best-sellers musicaux et de nouvelles églises géantes sortent chaque jour de terre, semble-t-il, dans les banlieues des grandes métropoles, fournissant toutes sortes de services allant de la garderie aux rencontres pour personnes seules en passant par le yoga et les cours de gymnastique Pilates. George W. Bush rappelle souvent que le Christ l'a transformé et les joueurs de football pointent un doigt vers le ciel après chaque essai, comme si Dieu, de la touche céleste, choisissait les combinaisons de jeu.

Bien sûr, cette ferveur n'est pas nouvelle. Les Pères Pèlerins sont venus sur nos côtes pour échapper aux persécutions religieuses et pratiquer librement leur branche particulière d'un calvinisme strict. Le « réveil » évangélique a plusieurs fois balayé le pays et les vagues successives d'immigrants ont fait appel à leur foi pour ancrer leur vie dans cet étrange Nouveau Monde. Le sentiment et le militantisme religieux ont donné naissance à plusieurs de nos mouvements politiques les plus puissants, de l'abolitionnisme aux droits civiques et au populisme d'un William Jennings Bryan.

Pourtant, si vous aviez demandé il y a cinquante ans aux commentateurs sociologiques les plus éminents quel était l'avenir de la religion en Amérique, ils vous auraient sans nul doute répondu qu'elle était sur le déclin. La religion à l'ancienne dépérissait, victime de la science, de niveaux d'éducation plus élevés dans la population et des merveilles de la technologie, arguait-on. Les gens respectables continuaient à aller à la messe tous les dimanches, les brandisseurs de bible et les guérisseurs par la foi continuaient à parcourir le circuit du « réveil » religieux dans le Sud, la peur du « communisme athée » contribuait à nourrir le maccarthysme et le « péril rouge », mais, d'une manière générale, la pratique religieuse traditionnelle — et à coup sûr le fondamentalisme — était considérée comme incompatible avec la modernité, comme un refuge des pauvres et des illettrés contre les duretés de l'existence. Mêmes les croisades monumentales de Billy Graham étaient traitées par les experts et les universitaires comme un curieux anachronisme, le vestige d'un temps qui n'avait rien à voir avec des tâches sérieuses comme la gestion d'une économie moderne ou la conception d'une politique étrangère.

Lorsque les années 1960 arrivèrent, un grand nombre des dirigeants des Églises classiques, protestante et catholique, avaient conclu que pour survivre les institutions religieuses devaient s'« adapter » à une époque changeante en modifiant la doctrine en fonction de la science et en définissant un évangile social s'attelant aux préoccupations matérielles, inégalités économiques, racisme, sexisme, militarisme américain.

Que s'était-il passé ? En partie, on a toujours exagéré le refroidissement du zèle religieux américain. À cet égard au moins, la critique conservatrice de l'« élitisme de gauche » est en grande partie fondée : retranchés dans les universités et les grands centres urbains, les universitaires, les journalistes et les pourvoyeurs de culture populaire n'ont tout bonnement pas su comprendre le rôle que les formes d'expression religieuse continuaient à jouer dans la population, d'un bout à l'autre du pays. L'incapacité des institutions culturelles à comprendre le besoin de religion de l'Amérique a contribué à développer dans le domaine spirituel un esprit d'entreprise sans égal dans les autres pays industrialisés. Poussé hors de vue mais vibrant encore de vitalité dans tout l'intérieur du pays et la Bible Belt, un univers parallèle a émergé, un monde fait non seulement de « réveil » religieux et de ministères prospères mais aussi de télévisions, de radios, d'universités, de maisons d'édition et de distractions chrétiennes, permettant aux croyants de rejeter la culture populaire de la même façon que celle-ci les rejetait.

La répugnance de nombreux chrétiens évangéliques à s'engager en politique — leur concentration intérieure sur le salut individuel et leur volonté de rendre à César ce qui lui appartient — aurait peut-être duré éternellement s'il n'y avait eu les bouleversements sociaux des années 1960. Dans l'esprit des chrétiens du Sud, la décision d'une lointaine Cour fédérale de mettre fin à la ségrégation semblait aller de pair avec ses décisions de supprimer la prière à l'école : c'était un assaut sur plusieurs fronts contre les piliers traditionnels de la vie sudiste. Dans toute l'Amérique, le mouvement féministe, la révolution sexuelle, l'affirmation de soi croissante des gays et des lesbiennes et, d'une manière déterminante, la sentence de la Cour suprême dans l'affaire Roe contre Wade semblaient constituer un défi direct aux enseignements de l'Église sur le mariage, la sexualité et le rôle propre de l'homme et de la femme. Se sentant attaqués et tournés en ridicule, les chrétiens conservateurs estimèrent qu'il ne leur était plus possible de s'isoler des grands courants politiques et culturels du pays. Et si c'est Jimmy Carter qui a introduit le langage du christianisme évangélique dans la politique moderne, le Parti républicain, en portant l'accent sur la tradition, l'ordre et les « valeurs familiales », était le mieux placé pour moissonner cette vague de chrétiens évangéliques éveillés à la politique et les dresser contre l'orthodoxie de gauche.

Inutile de répéter ici comment Ronald Reagan, Jerry Falwell, Pat Robertson, Ralph Reed et, finalement, Karl Rove et George W. Bush ont mobilisé cette armée de fantassins du Christ. Il suffit de souligner que les chrétiens évangéliques blancs sont aujourd'hui (avec les catholiques conservateurs) le cœur et l'âme de la base du Parti républicain, un noyau de partisans constamment mobilisés par un réseau de chaires et de médias que la technologie n'a fait qu'amplifier. Ce sont leurs thèmes — la lutte contre l'avortement, contre le mariage homosexuel, la prière à l'école, le « dessein intelligent », Terri Schiavo, l'affichage des Dix Commandements dans les tribunaux, l'éducation à la maison, les bons de scolarité et la composition de la Cour suprême — qui font souvent la une des journaux et constituent l'une des principales lignes de faille de la politique américaine. Chez les Américains blancs, la ligne de partage la plus déterminante pour l'adhésion à un parti ne passe pas entre hommes et femmes, entre ceux qui résident dans les États « rouges » et ceux qui vivent dans les États « bleus », mais entre ceux qui vont régulièrement à la messe et ceux qui n'y vont pas. Les démocrates s'efforcent d'avoir la religion de leur côté, alors même qu'un noyau de notre électorat demeure obstinément laïc dans son orientation et craint — à juste titre — que le programme d'un pays s'affirmant vigoureusement chrétien ne laisse aucune place à leurs choix de vie.

Mais l'influence politique grandissante de la droite chrétienne n'explique par tout. Si la Majorité morale et la Coalition chrétienne se sont nourries du mécontentement de nombreux chrétiens évangéliques, ce qui est plus remarquable, c'est la capacité de l'évangélisme non seulement à survivre mais à prospérer dans une Amérique moderne, high-tech. Alors que les Églises protestantes traditionnelles perdent toutes des fidèles, les Églises évangéliques se développent, suscitent chez leurs membres un niveau d'engagement et de participation qu'aucune autre institution américaine n'atteint.

Il y a à cette réussite diverses explications allant de l'habileté en marketing au charisme des dirigeants. Mais leur succès traduit aussi un besoin du produit qu'ils vendent, une faim de spirituel qui va au-delà de toute question ou cause particulière. Chaque jour, semble-t-il, des milliers d'Américains vaquent à leurs occupations quotidiennes — ils déposent leurs enfants à l'école, se rendent au bureau, prennent l'avion pour une réunion d'affaires, font les courses au centre commercial, s'efforcent de suivre leur régime — et s'aperçoivent qu'il leur manque quelque chose. Ils se rendent compte que leur travail, leurs biens, leurs distractions, leurs activités ne leur suffisent pas. Ils veulent avoir le sentiment d'un but, de quelque chose qui les soulagera d'une solitude chronique ou les élèvera au-dessus du fardeau de la vie quotidienne. Ils ont besoin de savoir que quelqu'un là-haut se soucie d'eux, les écoute, qu'ils ne sont pas simplement voués à rouler sur une autoroute menant au néant.

Si je suis à même de percevoir ce mouvement vers un engagement religieux plus profond, c'est peut-être parce que c'est une route que j'ai parcourue.

Je n'ai pas été élevé dans une famille croyante. Mes grands-parents maternels, originaires du Kansas, ont baigné dans la religion dès leur enfance : mon grand-père a été élevé par des grands-parents baptistes très croyants après que son père a disparu sans laisser d'adresse et que sa mère s'est suicidée ; les parents de ma grand-mère — qui occupaient une place un peu plus haute dans la hiérarchie de la société des petites villes de la Grande Crise (son père travaillait dans une raffinerie de pétrole, sa mère était institutrice) — étaient des méthodistes pratiquants.

Mais pour les mêmes raisons peut-être que mes grands-parents finiraient par quitter le Kansas pour s'installer à Hawaï, la foi n'a jamais pris racine dans leur cœur. Ma grand-mère était trop rationnelle et trop têtue pour croire à quelque chose qu'elle ne pouvait ni voir, ni sentir ni toucher. Mon grand-père, le rêveur de la famille, avait cette sorte d'âme agitée qui aurait pu trouver refuge dans une croyance religieuse s'il n'avait eu d'autres traits de caractère — un esprit rebelle, une incapacité totale à réfréner ses appétits, et une grande tolérance à l'égard des faiblesses des autres — qui l'empêchaient de trop s'impliquer dans quelque domaine que ce soit.

Cette combinaison — le rationalisme intransigeant de ma grand-mère, la jovialité de mon grand-père, son incapacité à juger les autres et lui-même trop sévèrement — s'est transmise à ma mère. Sa propre expérience d'enfant sensible et studieuse grandissant dans de petites villes du Kansas, de l'Oklahoma et du Texas n'a fait que renforcer ce scepticisme hérité. Elle n'avait pas gardé un bon souvenir des chrétiens qui peuplaient sa jeunesse. Parfois, elle évoquait à mon intention les prédicateurs sentencieux qui rejetaient les trois quarts de la population du monde comme des païens ignorants condamnés à une damnation éternelle et qui, dans un même souffle, affirmaient que la terre et les cieux avaient été créés en sept jours, malgré toutes les preuves géologiques et astrophysiques du contraire. Elle se rappelait les bigotes, toujours promptes à éviter ceux qui se révélaient incapables de satisfaire à leurs propres critères de décence alors même qu'elles s'efforçaient désespérément de cacher leurs sales petits secrets personnels, et les bigots, qui proféraient des injures racistes et tiraient de leurs ouvriers tout le profit possible.

Pour ma mère, la religion organisée habillait trop souvent l'étroitesse d'esprit du manteau de la piété et enveloppait la cruauté et l'oppression dans la cape de la vertu.

Cela ne signifie pas qu'elle ne m'ait donné aucune instruction religieuse. Dans son esprit, une connaissance des grandes religions du monde constituait un élément indispensable d'une éducation complète. Dans notre foyer, la Bible, le Coran et la Bhagavad-Gita voisinaient sur les étagères avec des livres de mythologie grecque, scandinave et africaine. À Pâques ou à Noël, ma mère m'emmenait parfois à l'église comme elle m'emmenait au temple bouddhiste, dans un sanctuaire shintoïste ou sur un site funéraire ancien d’Hawaï. Mais elle me faisait comprendre que ces échantillons religieux ne demandaient aucun engagement soutenu de ma part : ni exercices d'introspection ni auto-flagellation. La religion est une expression de la culture humaine, m'expliquait-elle, elle n'est pas sa source, elle n'est qu'une des nombreuses façons — et pas nécessairement la meilleure — par lesquelles l'homme tente de gérer l'inconnaissable et de saisir les vérités profondes de notre vie.

En somme, ma mère voyait la religion avec les yeux de l'anthropologue qu'elle deviendrait : un phénomène à traiter avec le respect mais aussi le détachement adéquats. En outre, dans mon enfance, je fréquentais rare-ment des gens qui auraient pu me proposer une vision différente de la foi. Mon père était presque totalement absent puisqu'il avait divorcé de ma mère quand j'avais deux ans. De toute façon, bien qu'il ait été élevé dans la foi musulmane, il était devenu un athée endurci lorsqu'il avait rencontré ma mère et il considérait la religion comme une superstition comparable au charabia des sorciers qu'il avait vus dans les villages kényans de son enfance.

Ma mère s'est remariée avec un Indonésien à l'esprit tout aussi sceptique, un homme pour qui la religion n'était pas particulièrement utile pour faire son chemin dans le monde, et qui avait grandi dans un pays mêlant à l'islam des restes d'hindouisme, de bouddhisme et d'anciennes traditions animistes. Pendant les cinq années que j'ai passées en Indonésie avec mon beau-père, j'ai fréquenté d'abord une école de quartier catholique puis une école majoritairement musulmane. Dans les deux cas, ma mère se préoccupait moins de mon initiation au catéchisme ou de mes interrogations sur le sens de l'appel du muezzin à la prière du soir que de me faire apprendre mes tables de multiplication.

Pourtant, malgré le laïcisme qu'elle professait, ma mère était à de nombreux égards la personne la plus éveillée à la spiritualité que j'aie connue. Elle avait un instinct infaillible pour la gentillesse, la charité et l'amour, et passait une grande partie de sa vie à se fier à cet instinct, parfois à son détriment. Sans le secours de textes religieux ou d'autorités extérieures, elle a grandement contribué à instiller en moi des valeurs que beaucoup d'Américains apprennent au catéchisme : honnêteté, empathie, discipline, gratification différée, travail. Elle s'indignait de la pauvreté et de l'injustice, et méprisait ceux qui y étaient indifférents. [...]

Tout d'abord, j'ai été attiré par la capacité de la tradition religieuse afro-américaine à stimuler les changements sociaux. Par nécessité, l'Église noire a dû secourir la personne entière. Par nécessité, l'Église noire se payait rarement le luxe de séparer salut individuel et salut collectif. Elle a dû jouer pour la communauté le rôle de centre aussi bien politique, économique et social que spirituel. Elle a saisi dans son essence l'appel biblique à nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui sont nus et défier les puissants. Dans l'histoire de ces luttes, j'ai pu voir dans la foi plus qu'un simple réconfort pour ceux que la vie a usés, plus qu'un rempart contre la mort : la foi a été un agent actif, tangible, dans le monde. Dans la vie quotidienne des hommes et des femmes que je rencontrais chaque jour à l'église, dans leur capacité à « trouver un moyen dans l'absence de moyens », à maintenir l'espoir et la dignité dans les situations les plus difficiles, je voyais le Verbe se manifester.

C'est peut-être dans cette connaissance intime des duretés de la vie, dans l'enracinement de la foi dans la lutte que l'Église noire historique m'a offert une deuxième prise de conscience : avoir la foi ne signifie pas que vous ne doutez pas ou que vous relâchez votre emprise sur ce monde. Longtemps avant qu'il devienne à la mode chez les évangélistes de télévision, le sermon noir typique reconnaissait volontiers que les chrétiens (pasteurs compris) pouvaient éprouver la même cupidité, le même ressentiment, la même luxure et la même colère que tout le monde. Les gospel songs, les pieds qui frétillent de bonheur, les larmes et les cris, tout cela traduisait une libération, une reconnaissance et finalement une canalisation de ces sentiments. Dans la communauté noire, les limites entre pécheurs et élus étaient plus souples ; les péchés de ceux qui allaient à l'église n'étaient pas très différents des péchés de ceux qui n'y allaient pas et on pouvait donc en parler avec humour tout en les condamnant. Vous aviez besoin de venir à l'église précisément parce que vous étiez de ce monde et non pas séparé de lui ; riche, pauvre, pécheur, élu, VOUS aviez besoin d'embrasser le Christ précisément parce que vous aviez des péchés à expier : parce que vous étiez humain et que, dans votre voyage difficile, il vous fallait un allié pour niveler les pics et combler les vallées, pour rendre droits tous ces chemins tortueux.

C'est à cause de cette vision nouvelle — l'engagement religieux n'exigeait pas de moi de suspendre toute pensée critique, de me désengager du combat pour la justice économique et sociale ou plus généralement de me retirer du monde que je connaissais et que j'aimais — que j'ai enfin pu descendre un jour l'allée centrale de la Trinity United Church of Christ et me faire baptiser. C'était plus un choix qu'une révélation : les questions que je me posais n'ont pas disparu par magie. Mais là, en m'agenouillant sous un crucifix dans le South Side de Chicago, j'ai senti l'esprit de Dieu me faire signe. Je me suis soumis à Sa volonté et je me suis engagé à découvrir Sa vérité.

Barack Obama


La maman des poissons

Les personnes nouvellement converties sont appelées pisciculi (« petits poissons »). Les penseurs chrétiens soulignent également que, lors du Déluge originel, les poissons furent épargnés par la colère divine, et ils assimilent parfois les chrétiens, au moment du baptême, précisément à des poissons.


jeudi, mai 03, 2012

La vision politique de Gandhi





Laissant derrière lui la crise qui sévit en Europe, Lanzan del Vasto arrive en Inde en 1937 et se rend auprès de Gandhi.

« A une civilisation dont le trait caractéristique est la lutte du prolétariat et de la bourgeoisie, Gandhi veut opposer une culture dont le fondement soit l'accord de la paysannerie et de l'artisanat.

Pour que subsiste une civilisation divisée comme la nôtre, il faut que l'État affirme toujours plus fortement sa prépondérance, soit qu'il admette la lutte des classes et maintienne l'alternative des partis, soit qu'il abolisse un des extrêmes, mate l'autre et réalise l'unité à son propre profit.

Le but principal du Gouvernement tel que le conçoit Gandhi, c'est de se rendre de moins en moins nécessaire : c'est de créer des conditions telles qu'on se puisse passer de lui. « Le meilleur gouvernement, a dit Goethe, est celui qui nous enseigne le mieux à nous gouverner nous-mêmes. » Il est clair que la puissance de l'État augmente en proportion de l'incapacité des hommes à s'appliquer la loi sans qu'on les y force, tandis que l'habitude de la soumission à la force éteint le jugement et le contrôle de soi et aggrave le mal. Dans le régime gandhien au contraire, la plus large autonomie administrative viendrait partout corroborer l'autarcie économique, de sorte que les autorités de chaque village acquerraient des droits presque souverains.

Le système est celui qui a dominé dans l'Inde pendant des millénaires. C'est celui qui a dominé en Chine et en Égypte, dans tous les empires millénaires. C'est grâce à lui que ces grands peuples pensifs et pacifiques ont pu se constituer des institutions inébranlables, garder des traditions primordiales, conduire à maturité leur culture, devenir pour les autres peuples les sources véritables de toute culture. Nous les éphémères, nous les intermittents, nous les accidentels, nous ne devons pas oublier que nous ne possédons rien de bon qui n'ait été conçu, connu et pratiqué, des siècles auparavant, par ces peuples-là et qui ne nous ait été transmis par tels intermédiaires qui s'attribuèrent l'honneur de l'invention.

Ces empires sans doute ont entretenu de puissantes dynasties théocratiques et militaires, ont soutenu des guerres, ont subi des invasions dévastatrices. Mais ni la fortune des armes ni la forme du gouvernement ne regardaient la vie pratique et spirituelle du village qui opposait à toutes les vicissitudes extérieures un fond immuable. Le tribut payé aux uns ou aux autres, le laboureur se trouvait quitte et pouvait assister en spectateur aux querelles des princes, et même à l'arrivée successive des conquérants.

Même les Mongols musulmans, maîtres sanguinaires et détestables, avaient respecté cet heureux ordre de choses et se contentaient d'en profiter. Il a fallu la venue des Anglais — beaucoup moins inhumains d'ailleurs, et moins tyranniques — pour gâter le pays de fond en comble. Ce n'est pas le fardeau, pourtant non léger, du Gouvernement impérial, ce n'est pas l'armée avec ses canons, qui ont consommé cette ruine :
C'est le camelot avec sa valise. […]

On ne comprendra rien à la politique de Gandhi si l'on ignore que le but de sa politique n'est pas une victoire politique mais spirituelle.

Tel qui sauve son âme ne sert pas seulement lui-même : la division qui subsiste entre les corps ne sépare point les âmes : tel qui sauve son âme sauve en vérité l’Âme, amasse un bien qui appartient à tous : suffit que les autres s'en aperçoivent pour en profiter. Tel part de l'autre bout et s'appliquant à servir les autres sauve son âme. Les Hindous appellent ce genre d'hommes un Karma-yoguî, un ascète de l'Action. Ils le figurent comme un sage siégeant dans la pose de la méditation et tenant une épée au poing. Gouverner peut être une manière de servir autrui et de sauver son âme. Chasser de l'Inde les Anglais constituerait une ambition bien mesquine et banale pour un si grand sage que Gandhi. Son but est de délivrer le peuple de ses maux (dont les Anglais sont le moindre, et le plus apparent). Son but est de délivrer son âme de l'ignorance : de vivre, c'est-à-dire d'essayer la vérité. [...]

« Résistance passive », c'est ainsi qu'on entend communément parler de la politique de Gandhi. La nommer ainsi, c'est déjà se disposer à n'y rien comprendre. Il suffit pour cela qu'on donne à « passif » le sens d' « inerte » et qu'on imagine qu'il s'agit de je ne sais quelle « force d'inertie », nouvelle forme sans doute de la fameuse « paresse orientale » ; ou bien qu'on s'en rapporte au fameux « fatalisme oriental » et qu'on y voie une résignation à l'injustice comme à un malheur que Dieu envoie.

La résistance non-violente que dirige Gandhi se montre plus active que la résistance violente. Elle demande plus d'intrépidité, plus d'esprit de sacrifice, plus de discipline, plus d'espérance. Elle agit sur le plan des réalités tangibles et agit sur le plan de la conscience. Elle opère une transformation profonde en ceux qui la pratiquent et parfois une conversion surprenante de ceux contre lesquels on l'exerce. »

Lanzan del Vasto





L'art de gouverner d'Ashoka




mercredi, mai 02, 2012

L'institution du mal





Le mal dans l'histoire et la société

Le mal ne trouve pas seulement son expression dans la volonté individuelle, mais se manifeste dans l'ensemble des entreprises collectives (politiques et historiques) de vie en commun. Peut-être s'y manifeste-t-il d'ailleurs plus clairement et plus radicalement, un peu comme la justice de l'âme, selon Platon, devait être rendue visible dans la justice de la Cité.

C'est d'abord sous la forme de la violence que le mal entre dans l'histoire. Certes, la violence n'est pas le mal puisqu'elle n'a pas d'abord un sens moral (elle est plus un effet qu'une intention). Mais il n'est pas douteux non plus, qu'au niveau historique, la violence, en tant qu'elle est un pouvoir que l'homme exerce sur l'homme, constitue la manifestation par excellence du mal moral. Il convient avec Freud d'en établir la genèse psychique, mais aussi de se demander ce qui fait de la sphère politique l'occasion privilégiée du mal.

L'idée selon laquelle l'histoire humaine constitue le sol dans lequel s'enracine et s'exprime le mal, est paradoxalement liée à l'idée d'un sens positif de cette même histoire. Il faut bien, en effet, placer ses espérances dans le devenir des hommes, supposer un progrès de l'humanité au cours du temps, pour que le mal historique puisse être repéré dans ce qui, à chaque fois, remet en cause cette évolution. C'est ce qu'illustre parfaitement la pensée de Hegel qui comprend l'histoire comme le développement progressif de la conscience que prennent les hommes de leur propre liberté.

S'interroger sur le mal dans l'histoire, c'est donc pour Hegel s'interroger sur les apparentes discontinuités dans ce progrès vers le bien. Plus concrètement, le simple fait que les révolutions faites au nom de la liberté se révèlent meurtrières devient problématique. Une théodicée historique consiste donc en la justification de ce qui, dans l'histoire, semble contredire la puissance de la raison ; elle s'élabore autour d'une réévaluation du négatif sans lequel il n'existe aucune dynamique de progrès (pas de libération sans guerres de libération).

On comprend, dans ces conditions, que l'histoire ait pu être considérée comme la religion moderne en ce sens que toutes les espérances réservées à l'au-delà ont été transposées au monde humain. Au nom de l'histoire, comme précédemment au nom de l'harmonie de l'univers décrétée par Dieu, le mal doit être justifié et ne pas apparaître comme absurde.

Malgré toutes les difficultés d'une telle conception, elle permet au moins d'inscrire le mal dans une problématique anthropologique : si le mal apparaît dans l'histoire, c'est qu'il est une réalité proprement humaine. Cette perspective a été radicalisée par Hobbes pour qui le mal n'est que le résultat d'une convention. À l'état de nature, en effet, le droit d'un individu coïncide avec la puissance de ses désirs ; il est donc impossible qu'il commette une injustice puisqu'aucune loi admise par tous n'est à même de distinguer le bien du mal.

Dire que le mal est conventionnel, c'est dire qu'il n'apparaît que dans la société, qu'il n'a de sens que juridique. Le mal ne précède donc pas la loi, il correspond seulement à ce que la loi interdit (il a fallu, ainsi, attendre le commandement divin « Tu ne tueras pas » pour que le meurtre soit reconnu comme une faute). L'homme se révèle être dépendant de l'institution politique jusque dans l'évaluation individuelle de ses conduites. Cet aspect nous invite à nous interroger sur le rapport entre l'institution politique et le mal, non plus en ce sens que la première définirait le second par la loi, mais plutôt parce qu'elle peut elle-même être pervertie.

Qu'est-ce que le mal politique

Pour savoir s'il existe une forme de mal spécifiquement politique, il faut d'abord s'interroger sur la nature du politique comme tel. Or le lien politique se caractérise par l'exigence de rationalité que les hommes veulent introduire dans leurs rapports. Autrement dit, la communauté politique (aujourd'hui l'État) constitue une médiation indispensable à la vie en commun : c'est pour donner sens et efficacité à leurs conduites collectives que les hommes se réunissent sous des lois.

Mais, et c'est ici qu'intervient le problème du mal, ces lois s'appliquent nécessairement sous la forme de la contrainte. Le pouvoir (potentiellement violent) est l'auxiliaire inévitable de la rationalité politique à laquelle il est un peu comme la volonté à l'entendement, à savoir la force capable de réaliser le droit. C'est tout le sens du paradoxe politique : sur une exigence intrinsèquement bonne — la volonté de rationaliser les liens humains —, se greffe un risque permanent, celui de voir la force l'emporter sur le droit pour autant que le droit, par lui seul, ne peut s'imposer.

L'aliénation politique désigne donc le processus par lequel l'État perd le sens de ce qui le définit pour ne plus se réduire qu'a un complexe de violence et de contrainte. On peut radicaliser une telle conception en isolant plus précisément encore la spécificité du mal politique. Au politique est en effet lié un type particulier d'attente, d'espérance même, celle de réaliser sur terre le meilleur des mondes. Dès lors que cette espérance se présente comme savoir, dès lors que la prétention à améliorer l'homme devient exigence de le transformer, le politique adopte le point de vue de la théodicée, c'est-à-dire qu'il nie en l'homme tout ce qui résiste à cette transformation.

C'est là une forme d'empiétement de la sphère publique sur la sphère privée, caractéristique des régimes totalitaires. La liberté de l'individu est niée au nom d'un idéal de perfection incompatible avec la finitude humaine. L'État prend en quelque sorte la place de Dieu : il veut modeler l'homme à son image. Ce type particulier de perversion (un idéal qui aboutit à sa négation) nous invite à nous interroger sur le sens et les limites des diverses ripostes possibles au mal humain.

Michaël Foessel





Crime contre la démocratie et déferlement totalitaire

Anthropologue français, spécialisé en santé publique, Jean Dominique Michel enseigna dans de nombreuses universités. Dans une courte vidéo ...