Les Américains sont un peuple
religieux, c'est un truisme. Selon les études les plus récentes, 95
% d'entre eux croient en Dieu, plus des deux tiers appartiennent à
une Église, 37 % se considèrent comme des chrétiens engagés et
ils sont considérablement plus nombreux à croire aux anges qu'à
l'évolution. La religion ne se limite pas pour eux aux lieux de
culte. Des livres proclamant la fin des temps se vendent par millions
d'exemplaires, des airs de musique chrétienne sont en bonne place
sur la liste des best-sellers musicaux et de nouvelles églises
géantes sortent chaque jour de terre, semble-t-il, dans les
banlieues des grandes métropoles, fournissant toutes sortes de
services allant de la garderie aux rencontres pour personnes seules
en passant par le yoga et les cours de gymnastique Pilates. George W. Bush rappelle souvent que le Christ l'a transformé et les joueurs de
football pointent un doigt vers le ciel après chaque essai, comme si
Dieu, de la touche céleste, choisissait les combinaisons de jeu.
Bien sûr, cette ferveur n'est pas
nouvelle. Les Pères Pèlerins sont venus sur nos côtes pour
échapper aux persécutions religieuses et pratiquer librement leur
branche particulière d'un calvinisme strict. Le « réveil »
évangélique a plusieurs fois balayé le pays et les vagues
successives d'immigrants ont fait appel à leur foi pour ancrer leur
vie dans cet étrange Nouveau Monde. Le sentiment et le militantisme
religieux ont donné naissance à plusieurs de nos mouvements
politiques les plus puissants, de l'abolitionnisme aux droits
civiques et au populisme d'un William Jennings Bryan.
Pourtant, si vous aviez demandé il y a
cinquante ans aux commentateurs sociologiques les plus éminents quel
était l'avenir de la religion en Amérique, ils vous auraient sans
nul doute répondu qu'elle était sur le déclin. La religion à
l'ancienne dépérissait, victime de la science, de niveaux
d'éducation plus élevés dans la population et des merveilles de la
technologie, arguait-on. Les gens respectables continuaient à aller
à la messe tous les dimanches, les brandisseurs de bible et les
guérisseurs par la foi continuaient à parcourir le circuit du «
réveil » religieux dans le Sud, la peur du « communisme athée »
contribuait à nourrir le maccarthysme et le « péril rouge »,
mais, d'une manière générale, la pratique religieuse
traditionnelle — et à coup sûr le fondamentalisme — était
considérée comme incompatible avec la modernité, comme un refuge
des pauvres et des illettrés contre les duretés de l'existence.
Mêmes les croisades monumentales de Billy Graham étaient traitées
par les experts et les universitaires comme un curieux anachronisme,
le vestige d'un temps qui n'avait rien à voir avec des tâches
sérieuses comme la gestion d'une économie moderne ou la conception
d'une politique étrangère.
Lorsque les années 1960 arrivèrent,
un grand nombre des dirigeants des Églises classiques, protestante
et catholique, avaient conclu que pour survivre les institutions
religieuses devaient s'« adapter » à une époque changeante en
modifiant la doctrine en fonction de la science et en définissant un
évangile social s'attelant aux préoccupations matérielles,
inégalités économiques, racisme, sexisme, militarisme américain.
Que s'était-il passé ? En partie, on
a toujours exagéré le refroidissement du zèle religieux américain.
À cet égard au moins, la critique conservatrice de l'« élitisme
de gauche » est en grande partie fondée : retranchés dans les
universités et les grands centres urbains, les universitaires, les
journalistes et les pourvoyeurs de culture populaire n'ont tout
bonnement pas su comprendre le rôle que les formes d'expression
religieuse continuaient à jouer dans la population, d'un bout à
l'autre du pays. L'incapacité des institutions culturelles à
comprendre le besoin de religion de l'Amérique a contribué à
développer dans le domaine spirituel un esprit d'entreprise sans
égal dans les autres pays industrialisés. Poussé hors de vue mais
vibrant encore de vitalité dans tout l'intérieur du pays et la
Bible Belt, un univers parallèle a émergé, un monde fait non
seulement de « réveil » religieux et de ministères prospères
mais aussi de télévisions, de radios, d'universités, de maisons
d'édition et de distractions chrétiennes, permettant aux croyants
de rejeter la culture populaire de la même façon que celle-ci les
rejetait.
La répugnance de nombreux chrétiens
évangéliques à s'engager en politique — leur concentration
intérieure sur le salut individuel et leur volonté de rendre à
César ce qui lui appartient — aurait peut-être duré
éternellement s'il n'y avait eu les bouleversements sociaux des
années 1960. Dans l'esprit des chrétiens du Sud, la décision d'une
lointaine Cour fédérale de mettre fin à la ségrégation semblait
aller de pair avec ses décisions de supprimer la prière à l'école
: c'était un assaut sur plusieurs fronts contre les piliers
traditionnels de la vie sudiste. Dans toute l'Amérique, le mouvement
féministe, la révolution sexuelle, l'affirmation de soi croissante
des gays et des lesbiennes et, d'une manière déterminante, la
sentence de la Cour suprême dans l'affaire Roe contre Wade
semblaient constituer un défi direct aux enseignements de l'Église
sur le mariage, la sexualité et le rôle propre de l'homme et de la
femme. Se sentant attaqués et tournés en ridicule, les chrétiens
conservateurs estimèrent qu'il ne leur était plus possible de
s'isoler des grands courants politiques et culturels du pays. Et si
c'est Jimmy Carter qui a introduit le langage du christianisme
évangélique dans la politique moderne, le Parti républicain, en
portant l'accent sur la tradition, l'ordre et les « valeurs
familiales », était le mieux placé pour moissonner cette vague de
chrétiens évangéliques éveillés à la politique et les dresser
contre l'orthodoxie de gauche.
Inutile de répéter ici comment Ronald
Reagan, Jerry Falwell, Pat Robertson, Ralph Reed et, finalement, Karl
Rove et George W. Bush ont mobilisé cette armée de fantassins du
Christ. Il suffit de souligner que les chrétiens évangéliques
blancs sont aujourd'hui (avec les catholiques conservateurs) le cœur
et l'âme de la base du Parti républicain, un noyau de partisans
constamment mobilisés par un réseau de chaires et de médias que la
technologie n'a fait qu'amplifier. Ce sont leurs thèmes — la lutte
contre l'avortement, contre le mariage homosexuel, la prière à
l'école, le « dessein intelligent », Terri Schiavo, l'affichage
des Dix Commandements dans les tribunaux, l'éducation à la maison,
les bons de scolarité et la composition de la Cour suprême — qui
font souvent la une des journaux et constituent l'une des principales
lignes de faille de la politique américaine. Chez les Américains
blancs, la ligne de partage la plus déterminante pour l'adhésion à
un parti ne passe pas entre hommes et femmes, entre ceux qui résident
dans les États « rouges » et ceux qui vivent dans les États «
bleus », mais entre ceux qui vont régulièrement à la messe et
ceux qui n'y vont pas. Les démocrates s'efforcent d'avoir la
religion de leur côté, alors même qu'un noyau de notre électorat
demeure obstinément laïc dans son orientation et craint — à
juste titre — que le programme d'un pays s'affirmant vigoureusement
chrétien ne laisse aucune place à leurs choix de vie.
Mais l'influence politique grandissante
de la droite chrétienne n'explique par tout. Si la Majorité morale
et la Coalition chrétienne se sont nourries du mécontentement de
nombreux chrétiens évangéliques, ce qui est plus remarquable,
c'est la capacité de l'évangélisme non seulement à survivre mais
à prospérer dans une Amérique moderne, high-tech. Alors que les
Églises protestantes traditionnelles perdent toutes des fidèles,
les Églises évangéliques se développent, suscitent chez leurs
membres un niveau d'engagement et de participation qu'aucune autre
institution américaine n'atteint.
Il y a à cette réussite diverses
explications allant de l'habileté en marketing au charisme des
dirigeants. Mais leur succès traduit aussi un besoin du produit
qu'ils vendent, une faim de spirituel qui va au-delà de toute
question ou cause particulière. Chaque jour, semble-t-il, des
milliers d'Américains vaquent à leurs occupations quotidiennes —
ils déposent leurs enfants à l'école, se rendent au bureau,
prennent l'avion pour une réunion d'affaires, font les courses au
centre commercial, s'efforcent de suivre leur régime — et
s'aperçoivent qu'il leur manque quelque chose. Ils se rendent compte
que leur travail, leurs biens, leurs distractions, leurs activités
ne leur suffisent pas. Ils veulent avoir le sentiment d'un but, de
quelque chose qui les soulagera d'une solitude chronique ou les
élèvera au-dessus du fardeau de la vie quotidienne. Ils ont besoin
de savoir que quelqu'un là-haut se soucie d'eux, les écoute, qu'ils
ne sont pas simplement voués à rouler sur une autoroute menant au
néant.
Si je suis à même de percevoir ce
mouvement vers un engagement religieux plus profond, c'est peut-être
parce que c'est une route que j'ai parcourue.
Je n'ai pas été élevé dans une
famille croyante. Mes grands-parents maternels, originaires du
Kansas, ont baigné dans la religion dès leur enfance : mon
grand-père a été élevé par des grands-parents baptistes très
croyants après que son père a disparu sans laisser d'adresse et que
sa mère s'est suicidée ; les parents de ma grand-mère — qui
occupaient une place un peu plus haute dans la hiérarchie de la
société des petites villes de la Grande Crise (son père
travaillait dans une raffinerie de pétrole, sa mère était
institutrice) — étaient des méthodistes pratiquants.
Mais pour les mêmes raisons peut-être
que mes grands-parents finiraient par quitter le Kansas pour
s'installer à Hawaï, la foi n'a jamais pris racine dans leur cœur.
Ma grand-mère était trop rationnelle et trop têtue pour croire à
quelque chose qu'elle ne pouvait ni voir, ni sentir ni toucher. Mon
grand-père, le rêveur de la famille, avait cette sorte d'âme
agitée qui aurait pu trouver refuge dans une croyance religieuse
s'il n'avait eu d'autres traits de caractère — un esprit rebelle,
une incapacité totale à réfréner ses appétits, et une grande
tolérance à l'égard des faiblesses des autres — qui
l'empêchaient de trop s'impliquer dans quelque domaine que ce soit.
Cette combinaison — le rationalisme
intransigeant de ma grand-mère, la jovialité de mon grand-père,
son incapacité à juger les autres et lui-même trop sévèrement —
s'est transmise à ma mère. Sa propre expérience d'enfant sensible
et studieuse grandissant dans de petites villes du Kansas, de
l'Oklahoma et du Texas n'a fait que renforcer ce scepticisme hérité.
Elle n'avait pas gardé un bon souvenir des chrétiens qui peuplaient
sa jeunesse. Parfois, elle évoquait à mon intention les
prédicateurs sentencieux qui rejetaient les trois quarts de la
population du monde comme des païens ignorants condamnés à une
damnation éternelle et qui, dans un même souffle, affirmaient que
la terre et les cieux avaient été créés en sept jours, malgré
toutes les preuves géologiques et astrophysiques du contraire. Elle
se rappelait les bigotes, toujours promptes à éviter ceux qui se
révélaient incapables de satisfaire à leurs propres critères de
décence alors même qu'elles s'efforçaient désespérément de
cacher leurs sales petits secrets personnels, et les bigots, qui
proféraient des injures racistes et tiraient de leurs ouvriers tout
le profit possible.
Pour ma mère, la religion organisée
habillait trop souvent l'étroitesse d'esprit du manteau de la piété
et enveloppait la cruauté et l'oppression dans la cape de la vertu.
Cela ne signifie pas qu'elle ne m'ait
donné aucune instruction religieuse. Dans son esprit, une
connaissance des grandes religions du monde constituait un élément
indispensable d'une éducation complète. Dans notre foyer, la Bible,
le Coran et la Bhagavad-Gita voisinaient sur les étagères avec des
livres de mythologie grecque, scandinave et africaine. À Pâques ou
à Noël, ma mère m'emmenait parfois à l'église comme elle
m'emmenait au temple bouddhiste, dans un sanctuaire shintoïste ou
sur un site funéraire ancien d’Hawaï. Mais elle me faisait
comprendre que ces échantillons religieux ne demandaient aucun
engagement soutenu de ma part : ni exercices d'introspection ni
auto-flagellation. La religion est une expression de la culture
humaine, m'expliquait-elle, elle n'est pas sa source, elle n'est
qu'une des nombreuses façons — et pas nécessairement la meilleure
— par lesquelles l'homme tente de gérer l'inconnaissable et de
saisir les vérités profondes de notre vie.
En somme, ma mère voyait la religion
avec les yeux de l'anthropologue qu'elle deviendrait : un phénomène
à traiter avec le respect mais aussi le détachement adéquats. En
outre, dans mon enfance, je fréquentais rare-ment des gens qui
auraient pu me proposer une vision différente de la foi. Mon père
était presque totalement absent puisqu'il avait divorcé de ma mère
quand j'avais deux ans. De toute façon, bien qu'il ait été élevé
dans la foi musulmane, il était devenu un athée endurci lorsqu'il
avait rencontré ma mère et il considérait la religion comme une
superstition comparable au charabia des sorciers qu'il avait vus dans
les villages kényans de son enfance.
Ma mère s'est remariée avec un
Indonésien à l'esprit tout aussi sceptique, un homme pour qui la
religion n'était pas particulièrement utile pour faire son chemin
dans le monde, et qui avait grandi dans un pays mêlant à l'islam
des restes d'hindouisme, de bouddhisme et d'anciennes traditions
animistes. Pendant les cinq années que j'ai passées en Indonésie
avec mon beau-père, j'ai fréquenté d'abord une école de quartier
catholique puis une école majoritairement musulmane. Dans les deux
cas, ma mère se préoccupait moins de mon initiation au catéchisme
ou de mes interrogations sur le sens de l'appel du muezzin à la
prière du soir que de me faire apprendre mes tables de
multiplication.
Pourtant, malgré le laïcisme qu'elle
professait, ma mère était à de nombreux égards la personne la
plus éveillée à la spiritualité que j'aie connue. Elle avait un
instinct infaillible pour la gentillesse, la charité et l'amour, et
passait une grande partie de sa vie à se fier à cet instinct,
parfois à son détriment. Sans le secours de textes religieux ou
d'autorités extérieures, elle a grandement contribué à instiller
en moi des valeurs que beaucoup d'Américains apprennent au
catéchisme : honnêteté, empathie, discipline, gratification
différée, travail. Elle s'indignait de la pauvreté et de
l'injustice, et méprisait ceux qui y étaient indifférents. [...]
Tout d'abord, j'ai été attiré par la
capacité de la tradition religieuse afro-américaine à stimuler les
changements sociaux. Par nécessité, l'Église noire a dû secourir
la personne entière. Par nécessité, l'Église noire se payait
rarement le luxe de séparer salut individuel et salut collectif.
Elle a dû jouer pour la communauté le rôle de centre aussi bien
politique, économique et social que spirituel. Elle a saisi dans son
essence l'appel biblique à nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux
qui sont nus et défier les puissants. Dans l'histoire de ces luttes,
j'ai pu voir dans la foi plus qu'un simple réconfort pour ceux que
la vie a usés, plus qu'un rempart contre la mort : la foi a été un
agent actif, tangible, dans le monde. Dans la vie quotidienne des
hommes et des femmes que je rencontrais chaque jour à l'église,
dans leur capacité à « trouver un moyen dans l'absence de moyens
», à maintenir l'espoir et la dignité dans les situations les plus
difficiles, je voyais le Verbe se manifester.
C'est peut-être dans cette
connaissance intime des duretés de la vie, dans l'enracinement de la
foi dans la lutte que l'Église noire historique m'a offert une
deuxième prise de conscience : avoir la foi ne signifie pas que vous
ne doutez pas ou que vous relâchez votre emprise sur ce monde.
Longtemps avant qu'il devienne à la mode chez les évangélistes de
télévision, le sermon noir typique reconnaissait volontiers que les
chrétiens (pasteurs compris) pouvaient éprouver la même cupidité,
le même ressentiment, la même luxure et la même colère que tout
le monde. Les gospel songs, les pieds qui frétillent de
bonheur, les larmes et les cris, tout cela traduisait une libération,
une reconnaissance et finalement une canalisation de ces sentiments.
Dans la communauté noire, les limites entre pécheurs et élus
étaient plus souples ; les péchés de ceux qui allaient à l'église
n'étaient pas très différents des péchés de ceux qui n'y
allaient pas et on pouvait donc en parler avec humour tout en les
condamnant. Vous aviez besoin de venir à l'église précisément
parce que vous étiez de ce monde et non pas séparé de lui ; riche,
pauvre, pécheur, élu, VOUS aviez besoin d'embrasser le Christ
précisément parce que vous aviez des péchés à expier : parce que
vous étiez humain et que, dans votre voyage difficile, il vous
fallait un allié pour niveler les pics et combler les vallées, pour
rendre droits tous ces chemins tortueux.
C'est à cause de cette vision nouvelle
— l'engagement religieux n'exigeait pas de moi de suspendre toute
pensée critique, de me désengager du combat pour la justice
économique et sociale ou plus généralement de me retirer du monde
que je connaissais et que j'aimais — que j'ai enfin pu descendre un
jour l'allée centrale de la Trinity United Church of Christ et me
faire baptiser. C'était plus un choix qu'une révélation : les
questions que je me posais n'ont pas disparu par magie. Mais là, en
m'agenouillant sous un crucifix dans le South Side de Chicago, j'ai
senti l'esprit de Dieu me faire signe. Je me suis soumis à Sa
volonté et je me suis engagé à découvrir Sa vérité.
Barack Obama
La
maman des poissons
Les
personnes nouvellement converties sont appelées pisciculi (« petits poissons »).
Les penseurs chrétiens soulignent également que, lors du Déluge
originel, les poissons furent épargnés par la colère divine, et
ils assimilent parfois les chrétiens, au moment du baptême,
précisément à des poissons.