vendredi, octobre 12, 2012

Le secret des Pythagoriciens




IVe siècle après Jésus-Christ. En Égypte, la brillante philosophe Hypatie tente de préserver les connaissances accumulées depuis des siècles. Elle sera lapidée par des moines chrétiens sur l'ordre de saint Cyrille, évêque d'Alexandrie .

Les Égyptiens, qui avaient inventé la géométrie, se souciaient peu des mathématiques. Pour eux, ce n'était qu'un outil afin de compter l'écoulement des jours et de délimiter des parcelles de terrain. Les Grecs eurent une attitude différente : les nombres et la philosophie étaient inséparables, et ils prenaient les deux terriblement au sérieux. On peut dire que les Grecs se livraient à des débordements lorsqu'on parlait nombres...

Hippase de Métaponte se tenait sur le pont du bateau, se préparant à la mort. Autour de lui étaient rassemblés les membres d'un culte, une fraternité secrète qu'il avait trahie. Hippase avait révélé un secret qui pouvait être mortel pour la pensée grecque, un secret qui tendait à faire écrouler toute la philosophie que la fraternité avait échafaudée. Parce que Hippase avait révélé ce secret, le grand Pythagore lui-même l'avait condamné à la mort par noyade. Pour protéger sa philosophie des nombres, la secte allait tuer. Pourtant, aussi grave que fût le secret révélé par Hippase, il n'était rien par rapport au danger du zéro.

Le chef du groupe était Pythagore, un personnage fondamental de l'Antiquité. D'après la plupart des sources, il est né au VIe siècle avant J-C. à Samos, une île grecque au large des côtes de Turquie, célèbre pour son temple à Héra et pour son excellent vin. Même jugées à l'aune des standards des superstitieux Grecs anciens, les croyances de Pythagore étaient extravagantes. Il était fermement convaincu d'être la réincarnation de l'âme d'Euphorbe, un héros troyen. Ce qui encourageait Pythagore à penser que toutes les âmes — y compris celle des animaux — passaient dans de nouveaux corps après la mort. Pour cette raison, il était strictement végétarien. Les haricots, toutefois, étaient tabous, car ils causent des flatulences et ressemblent aux appareils génitaux.

Pythagore était sans doute un penseur New Age de l'Antiquité, mais il était aussi un narrateur exceptionnel, un chercheur renommé, et un enseignant charismatique. On dit qu'il a rédigé la Constitution destinée aux Grecs vivant en Italie. Les étudiants venaient vers lui en grand nombre et il se retrouva rapidement à la tête d'une flopée de disciples qui voulaient profiter de l'enseignement du maître.

Les Pythagoriciens vivaient conformément aux diktats de leur chef. Ils croyaient, entre autres, qu'il était préférable de faire l'amour aux femmes en hiver plutôt qu'en été ; que tout malaise était causé par une indigestion ; qu'il fallait manger de la nourriture crue, boire uniquement de l'eau et éviter de porter de la laine. Mais, au cœur de leur philosophie, le point le plus important tenait dans cette révélation : tout est nombre.

Les Grecs avaient hérité leurs nombres des géomètres égyptiens. Avec pour résultat que, dans les mathématiques grecques, il n'y avait pas de distinction nette entre les figures et les nombres. Pour les philosophes mathématiciens grecs, c'était à peu près la même chose. Aujourd'hui encore nous avons des nombres carrés et des nombres triangulaires, selon leur composition. A cette époque, démontrer un théorème mathématique se réduisait à l'exécution d'un élégant dessin ; les outils n'étaient pas la plume et le papier - c'était la règle et le compas. Et pour Pythagore le lien entre les figures et les nombres était profond et mystique. Chaque forme de nombre avait un sens caché, et les plus belles étaient sacrées.

Le symbole mystique du culte pythagoricien était naturellement le pentacle, une étoile à cinq branches. Cette simple figure ouvre sur l'infini. Blotti à l'intérieur des lignes de l'étoile, on décèle un pentacle. Si l'on relie par des traits les coins de ce pentacle, se dessine une petite étoile inversée qui a exactement les mêmes proportions que l'original. Cette étoile, à son tour, contient un pentacle encore plus petit qui contient une étoile plus petite avec son petit pentacle et ainsi de suite.

Aussi intéressant que cela soit, pour les Pythagoriciens la propriété la plus importante du pentacle ne résidait pas dans son auto-reproduction, mais était cachée dans les côtés de l'étoile. Ils contenaient ce qui était le symbole ultime de la conception pythagoricienne de l'univers : le nombre d'or.

Le nombre d'or vient d'une découverte de Pythagore peu connue. Dans les écoles modernes, les enfants entendent citer Pythagore pour son fameux théorème : le carré de l'hypoténuse d'un triangle rectangle est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. Cela n'avait rien de nouveau. On le savait plus de mille ans avant Pythagore. Dans la Grèce antique, Pythagore devait sa célébrité à une autre découverte : la gamme musicale.

Un jour, selon la légende, Pythagore jouait sur un monocorde, une boîte sur laquelle était tendue une corde. En faisant coulisser de haut en bas une pièce placée à cheval sur la corde, une espèce de capodastre, Pythagore changeait les notes que l'instrument émettait. Il découvrit vite que les cordes ont chacune un comportement particulier, quoique prévisible. Quand vous pincez la corde sans poser de capodastre, vous obtenez une note pure, appelée fondamentale. Poser le capodastre sur le monocorde change les notes que l'on joue. Quand vous placez le capodastre exactement au milieu du monocorde, chaque moitié de la corde émet la même note : une note exactement d'une octave supérieure à la note fondamentale. En faisant glisser légèrement le capodastre pour obtenir d'un côté trois cinquièmes de la corde et de l'autre deux cinquièmes, Pythagore remarqua qu'en pinçant les deux segments, on obtenait deux notes qui créaient une quinte juste, dont on dit qu'elle est le rapport musical le plus évocateur et le plus puissant. Des proportions différentes donnaient des tonalités différentes, qui pouvaient être plaisantes ou désagréables. (Le discordant tritone, par exemple, fut baptisé « le diable dans la musique » et écarté par les musiciens médiévaux.) Étrangement, lorsque Pythagore posait le capodastre à un endroit qui ne divisait pas la corde en une fraction exacte, les notes pincées sonnaient mal. Le son était alors dissonant et parfois pire. Souvent la note hoquetait comme un ivrogne de haut en bas de la gamme.

Pour Pythagore, jouer de la musique était un acte mathématique. Comme les carrés et les triangles, les droites étaient des figures-nombres, aussi diviser une corde en deux parties relevait de la même idée qu'établir un rapport entre deux nombres. L'harmonie du monocorde était l'harmonie des mathématiques — et l'harmonie de l'univers. Pythagore en conclut que des règles gouvernent non seulement la musique mais également tout ce qui est beau. Pour les Pythagoriciens, les proportions et les ratios ordonnent la beauté musicale, la beauté physique, et la beauté mathématique. Comprendre la nature devient aussi facile que comprendre les proportions en mathématiques.

Cette philosophie — l'interchangeabilité de la musique, des mathématiques et de la nature — conduisit au premier modèle pythagoricien du système planétaire. Pythagore avança que la Terre était au centre de l'univers, et que le Soleil, la Lune, les planètes tournaient autour, dans des sphères successives. Les proportions entre les sphères étaient harmonieuses et régulières et lorsqu'elles bougeaient, elles émettaient de la musique. Les planètes les plus à l'extérieur, Jupiter et Saturne, avaient le déplacement le plus rapide et émettaient les notes les plus haut perchées. Les planètes intérieures, comme la Lune, émettaient des notes plus graves. Les planètes toutes ensemble créaient une « harmonie des sphères » et les cieux étaient un merveilleux orchestre mathématique. C'est ce que Pythagore sous-entendait lorsqu'il proclamait : « Tout est nombre. »

Pour comprendre la nature, les mathématiciens grecs pythagoriciens et leurs successeurs consacrèrent beaucoup d'études aux proportions qui en étaient les clés. Finalement ils les classèrent en dix catégories, sous le nom de : la table d'harmonie. L'un de ses résultats donnait le nombre le plus beau du monde : le nombre d'or. Pour trouver ce nombre bienheureux, il faut diviser une droite d'une certaine façon, de manière à ce que le rapport entre la petite part et la grande part soit le même qu'entre la grande part et le tout. Décrit ainsi, cela n'a rien d'extraordinaire, mais les figures auxquelles s'appliquent ces proportions sont les plus belles. Aujourd'hui encore, les artistes et les architectes savent intuitivement que les objets dont la longueur et la largeur respectent cette proportion sont les plus esthétiques, et que le nombre d'or est à la base de quantité d'œuvres d'art et d'architecture. Certains historiens et mathématiciens avancent que le Parthénon d'Athènes fut construit entièrement sur cette base. La nature elle-même semble dessiner ses plans avec le nombre d'or. Comparez les proportions entre deux anneaux successifs d'un nautile, ou celles des écailles d'un ananas allant dans le sens des aiguilles d'une montre et celles allant dans le sens opposé, et vous venez que ces proportions tendent vers le nombre d'or. [...]

Les Pythagoriciens avaient tenté d'étouffer un concept dérangeant — l'irrationnel. Cette notion apportait la première mise en cause des conceptions pythagoriciennes, et la confrérie tenta de la garder secrète. Lorsque le secret s'échappa, le culte tourna à la violence.

Le concept de l'irrationnel était dissimulé comme une bombe à retardement dans les mathématiques grecques. En raison de la dualité nombre-forme, compter revenait à peu près pour les Grecs à mesurer un segment. Ainsi la proportion entre deux nombres n'était que la comparaison entre deux segments de différentes longueurs. Toutefois, pour effectuer n'importe quelle mesure, vous avez besoin d'un étalon pour comparer la longueur des lignes. A titre d'exemple, prenez une ligne longue d'un pied. Faites une marque, disons à cinq pouces et demi d'une extrémité, divisant ainsi le pied en deux parts inégales. Les Grecs représenteraient la fraction en divisant la droite en petits espaces, d'un demi-pouce chacun. Un segment en contient 11, l'autre 13. Le rapport entre les deux segments est donc de 11 à 13.

Pour que tout dans l'univers soit gouverné par des ratios, comme le souhaitaient les Pythagoriciens, tout ce qui règle l'univers doit pouvoir être ramené à une proportion exacte et agréable. Cela doit être, littéralement, rationnel. [...]

Le carré, l'une des figures les plus simples de la géométrie, était dûment révéré par les Pythagoriciens. (Il avait quatre côtés, un pour chaque élément : le symbole de la perfection des nombres.) Mais l'irrationnel est niché dans la simplicité du carré. Si vous tracez la diagonale - une droite joignant un angle à l'angle opposé - l'irrationnel apparaît. Pour un exemple concret, prenez un carré d'un pied de côté. Tracez la diagonale. Un peuple obsédé de proportion comme les Grecs ne pouvait manquer de s'interroger : quel est le rapport entre les deux droites ?

La première chose à faire est, à nouveau, de créer un instrument de mesure banal, peut-être une minuscule règle d'un demi-pouce de long. La deuxième est d'utiliser cette règle pour diviser chaque droite en segments d'égale grandeur. Avec cette mesure d'un demi-pouce, nous pouvons diviser le côté long d'un pied en 24 segments. Que se passe-t-il lorsque nous mesurons la diagonale ? Avec la même règle, nous trouvons que la diagonale fait.., allons, presque 34 segments, mais ce n'est pas absolument exact. Le trente-quatrième segment est un tout petit peu trop court ; la règle d'un demi-pouce déborde légèrement de l'angle du carré. Faisons mieux. Divisons la droite en segments encore plus courts, en utilisant une règle de 1/6e de pouce de long. Le côté du carré est découpé en 72 segments, alors que la diagonale se révèle être de plus de 101, mais moins de 102 segments. De nouveau, la mesure ne donne pas un résultat exact. Que se passe-t-il lorsque nous essayons avec des segments vraiment plus petits, en mesurant en éléments d'un millionième de pouce ? Le côté du carré fait 12 millions d'éléments, et la diagonale atteint un nombre inférieur à 16 970 563. De nouveau notre règle ne réussit pas à mesurer exactement les deux droites. Et quelque règle que nous prenions, notre mesure ne tombera pas juste.

En fait, aussi minuscule que soit la base de mesure, aucune ne permettra de mesurer parfaitement le côté et la diagonale. La diagonale est incommensurable avec le côté. Donc, avec un étalon banal, il est impossible d'exprimer un rapport entre les deux droites. Ceci signifie que nous ne pouvons choisir des nombres a et b tels que la diagonale s'exprime comme « a/b ». La diagonale de ce carré est irrationnelle - et aujourd'hui nous savons que ce nombre est la racine carrée de deux.

Voilà bien des soucis pour la doctrine pythagoricienne ! Comment la nature pouvait-elle être gouvernée par des rapports et des proportions si quelque chose d'aussi simple qu'un carré mettait à mal ce système ? L'idée était difficile à admettre, mais elle était incontournable — une conséquence des lois mathématiques que les Pythagoriciens appréciaient tant. L'une des premières preuves mathématiques de l'histoire permit d'établir l'incommensurabilité et l'irrationalité de la diagonale du carré.

L'irrationalité éveillait des dangers pour Pythagore, car elle sapait la base de son univers. Pour ajouter l'insulte à la blessure, les Pythagoriciens découvrirent bientôt que le nombre d'or, l'ultime symbole de la beauté et de la rationalité, était un nombre irrationnel. Pour empêcher ces horribles nombres de miner la doctrine, ils furent tenus secrets. Tous les membres de la communauté pythagoricienne avaient déjà l'habitude de tenir leur langue - personne n'avait même le droit de prendre des notes - et l'incommensurabilité de la racine carrée de deux devint le secret le mieux gardé, le mieux enfoui, des Pythagoriciens.

Toutefois, les nombres irrationnels, contrairement au zéro, ne pouvaient pas être facilement ignorés par les Grecs. Les irrationnels se présentaient et se représentaient dans toutes sortes de constructions géométriques. Il était difficile de tenir l'irrationnel secret face à une population obsédée de géométrie et de fractions. Quelqu'un allait un jour dévoiler le secret. Ce fut Hippase de Métaponte, mathématicien pythagoricien. Le secret des irrationnels lui porta malheur.

Les récits rapportant la trahison et le destin d'Hippase sont flous et contradictoires. Aujourd'hui encore, les mathématiciens évoquent le sort de l'homme infortuné qui révéla au monde le secret de l'irrationnel. Certains prétendent que les Pythagoriciens le jetèrent par-dessus bord et le noyèrent, comme juste punition pour avoir miné une magnifique théorie. Des sources anciennes racontent sa mort en mer, et d'autres que la fraternité pythagoricienne le bannit et lui construisit un sépulcre afin de l'exclure du monde des humains. Mais quel que fût le destin réel d'Hippase, il fut certainement maudit par ses frères. Le secret qu'il révéla ébranla les fondations de la doctrine de Pythagore, mais en traitant l'irrationnel comme une anomalie, les Pythagoriciens pouvaient empêcher les nombres irrationnels de mettre à bas tout leur édifice. Pourtant, les Grecs finirent à regret par admettre les irrationnels au royaume des nombres. Ce ne sont pas toutefois les irrationnels qui tuèrent Pythagore, mais les haricots.

Les légendes qui courent sur la fin de Pythagore sont aussi brumeuses que celles sur le meurtre d'Hippase. Elles sont cependant unanimes à attribuer au maître une fin étrange. Certaines versions prétendent que Pythagore se laissa mourir de faim, mais les plus répandues établissent que ce sont des haricots qui lui furent fatals. Un jour sa maison fut incendiée par ses ennemis (furieux de n'avoir pas été jugés dignes d'être reçus par le maître), et tous les disciples présents dans la maison tentèrent de s'échapper et s'enfuirent de tous côtés. Les attaquants tuaient Pythagoricien après Pythagoricien. Il ne restait plus rien de la communauté. Pythagore lui-même se sauva et il aurait peut-être réussi sa fuite s'il ne s'était soudain trouvé en plein dans un champ de haricots. Il s'arrêta et déclara qu'il préférait être tué plutôt que de traverser le champ de haricots. Ses poursuivants le prirent au mot et lui tranchèrent la gorge.

Même si la communauté s'était éparpillée et si son chef était mort, l'essentiel des enseignements de Pythagore survivait. Cela formerait bientôt la base de la philosophie la plus influente sur l'histoire occidentale — la doctrine aristotélicienne qui perdurerait pendant deux millénaires.

Charles Seife, Zéro, la biographie d'une idée dangereuse.



Inventé par les Babyloniens, rejeté par les Grecs, encensé par les Hindous, le zéro est au cœur des polémiques, des luttes, des spéculations des mathématiciens, des physiciens et des théologiens de toutes les époques. Le zéro est puissant parce qu'il triomphe des autres chiffres, rend folles les divisions et est le frère jumeau de l'infini. Les plus vertigineuses questions de la science et de la religion se posent autour du rien et de l'éternité, du vide et de l'infinité. Des débats passionnés et souvent violents autour du zéro ébranlèrent les fondations de la philosophie, de la science, de la religion.

De Pythagore à Aristote, qui renièrent son existence, des chrétiens qui le craignirent jusqu'aux musulmans qui le réintroduisirent en Occident, Charles Seife raconte avec clarté l'histoire extraordinairement mouvementée de ce chiffre, de ce concept qui est aujourd'hui une des clefs de la physique quantique, de la compréhension des trous noirs et de la naissance de l'Univers.

jeudi, octobre 11, 2012

Morale religieuse



Une nonne chrétienne chipe quelques bouteilles d'alcool.


« Il existe près des écluses un bas quartier de chapelains
Dont la belle jeunesse s'use à démêler le tien du mien... »

(D'après L'étrangère d'Aragon)

Vous transgressez, vous désobéissez à un interdit de façon consciente. Mais allez en paix ma sœur, Élisée Reclus, âme libertaire pure, ne prêchait-il pas la reprise d'individuelle, c’est-à-dire le vol à des fins de justice sociale ?

La femme et les moines bouddhistes

Le long d'un ruisseau, un moine et son jeune disciple se promènent en devisant sur la sagesse bouddhiste. Soudain, ils sont interrompus par une ravissante jeune fille qui réclame leur aide pour traverser le cours d'eau. Le vieux moine la prend dans ses bras et la dépose sur l'autre rive. Puis il reprend sa promenade avec son compagnon. ils marchent une demi-heure en silence.

Pourquoi restes-tu si longtemps sans prononcer un seul mot, interroge le vieux moine, que t'arrive-t-il ?

Maître, je suis scandalisé par votre conduite avec cette jeune femme. Vous l'avez prise dans vos bras.

Oui, c'est vrai. Mais moi je l'ai déposée il y a une demi-heure ! Toi, tu l'as encore dans les bras. »

Hubert Reeves, La petite affaire jaune.


Trois rabbins new-yorkais

« Dans la dépréciation de soi, il y a une finisse apparence de moralité et de religion. Et bien que la dépréciation de soi-même soit contraire à l'orgueil, celui qui se déprécie lui-même est cependant très proche de l'orgueilleux. »
Spinoza

Trois rabbins viennent d'entrer dans un taxi new-yorkais dont le chauffeur est un grand noir. Pendant le trajet, l'un des rabbins prend la parole comme pour prier à voix haute.

Mon Dieu, je vois ce que tu as fait pour moi et j'en éprouve une immense reconnaissance... Moi, un rien, un ver de terre, tu m'as élevé à la condition de rabbin. Sans que je le mérite, tu m'as sorti du néant !...

Le second l'interrompt :

Mon frère, vos paroles me plongent dans un abîme de réflexion. Si vous, un grand rabbin honoré de tous pour votre grande sagesse, affirmez n'être rien, que suis-je alors, moi ? En vous admirant, j'ai trop de raisons d'estimer l'étendue de mon insignifiance et de mesurer la puissance de la grâce divine qui me permet à moi aussi d'occuper le poste de rabbin !

Qu'est-ce que j'entends mes frères ? dit alors le troisième. Je suis bouleversé par vos paroles. Si vous deux, estimez être si bas dans l'échelle des valeurs, que me reste-il à moi qui suis tellement en dessous de vous ? Je suis confondu par vos mots qui me plongent dans la plus grande humilité !...

C'est alors que le chauffeur de taxi se tourne vers eux et dit :

Mes révérends, j'entends votre conversation et elle me sidère. Si vous, serviteurs de Dieu, dans votre grandeur notoire, vous vous considérez comme des néants alors qui suis-je moi, le néant du néant ?...

Les trois rabbins se regardent alors et l'un deux dit "Non... mais... Pour qui il se prend celui-là ?”

Hubert Reeves, La petite affaire jaune.

La petite affaire jaune

Après une vie entière consacrée à rendre la science accessible à tous, à donner à lire et à comprendre l'univers et ses phénomènes complexes, Hubert Reeves, astrophysicien et ardent défenseur de l'environnement, méritait bien une récréation. C'est lui-même qui nous la propose avec cette Petite affaire jaune.

Contes, histoires et devinettes composent ce beau-livre insolite, illustré par les gravures et dessins de Jean-Michel Charpentier.

De nombreux philosophes ou scientifiques se sont penchés sur le sujet très sérieux de la blague : de Kant à Voltaire ou de Bergson à Freud, tous ont trouvé là des réponses à la question : qu'est-ce qui provoque le rire ?

Mais peu importe la réponse : laissons-nous emporter dans cet univers original et décalé, le temps d'une rêverie qui nous ferait oublier toute la frénésie du monde...


mercredi, octobre 10, 2012

Ashoka Mukpo : l’ombre blanche du Bouddhisme





Quand votre père est un juif New New-yorkais, votre mère une aristocrate anglaise, et votre nom Ashoka Mukpo, vous passez beaucoup de temps à répondre à des questions sur votre identité. « Quand je rencontre quelqu’un, ça se produit dans les 20 secondes, je dois expliquer toute ma vie », dit Ashoka, 31 ans. « En général je dis juste, « Oh, mes parents étaient des hippies ». Si je suis dans une situation plus formelle, je dit « Oh, mon beau-père était tibétain ». Et s’il parle à quelqu’un qui connaît quelque peu l’histoire de l’arrivée du Bouddhisme tibétain en Occident, il dit la vérité. « Je dis alors, « mon père est Chogyam Trungpa », et Dieu sait quel genre conversation absurde va suivre ».

La mère d’Ashoka, Diana, a épousé Trungpa à l’âge de 16 ans, et elle a pris son nom tibétain, Mukpo. Elle était à ses côtés dans les années 70, pendant qu’il construisait un empire dérivé du mouvement hippie à Boulder, Colorado, et obtenait une renommée culturelle encore plus grande, en tant que gourou d’Allen Ginsberg et de Joni Mitchell. Contrairement au Dalaï-lama, qui s’en tient aux fondamentaux du Bouddhisme – en minimisant les souffrances de la vie - Trungpa a initié ses étudiants à l’aspect tantrique de la tradition : l’effort pour libérer les énergies de la vie quotidienne afin d’avancer plus vite sur le chemin de l’éveil. Sa communauté, finalement appelée Shambhala, était connue pour ses fêtes alimentées par l’alcool et le sexe, dont on disait pour les justifier qu’il s’agissait d’exercices tantriques – transformant le poison de l’alcool ou libérant chacun de l’attachement à l’amour romantique conventionnel. « Je ne sais pas, mec », dit Ashoka. « Je pense que si ça se passait maintenant et à mon âge, et que je tombais sur une bande de blancs et sur toute cette merde insensée qui se passait à l’époque, je serais parti en courant ».

En 1980 Trungpa était devenu de plus en plus fantasque, et Diana, bien qu’elle lui fut restée dévouée, prit un amant, Mitchell Levy, médecin personnel de Trungpa. La propre infidélité de Trungpa ne fut jamais en cause – depuis la puberté il avait toujours ouvertement fait preuve d’une grande liberté sexuelle. A la naissance d’Ashoka en 1981, sa peau blanche comme neige fit sensation dans la salle d’accouchement. Trungpa, fidèle à son credo de « folle sagesse », n’en fut pas perturbé. « J’étais son fils », dit Ashoka. « Le fait que je ne sois pas né de lui n’avait aucune importance, j’étais son fils ».

Ashoka fut reconnu comme tulkou à l’âge de 8 mois. Le précédent Karmapa appela Trungpa pour lui annoncer qu’il avait rêvé qu’Ashoka était la neuvième réincarnation de Khamnyon Rinpoché. Ils l’appelaient « le Yogi Fou du Kham », dit Ashoka en parlant de son prédécesseur spirituel. « Il avait un peu une réputation d’homme sauvage, et je ne pense pas lui être fidèle ».

Ashoka, qui vit à Londres avec sa petite amie, est à New York City pour une conférence des Nations Unies. Vêtu d’un costume gris à fines rayures en lieu et place de ses habituels jeans et t-shirt, il ressemble vaguement à un jeune Jeremy Piven. Il est intelligent et bien remonté, guidé par un idéalisme qui l’a conduit à travailler pour Human Right Watch (Observatoire des droits de l’homme), organisme à but non lucratif, pendant trois ans quand il a quitté la fac, et plus récemment à rejoindre « The London School of Economics », où il a obtenu sa maîtrise en développement international. A l’automne il va rejoindre une organisation à but non lucratif qui travaille sur les droits fonciers au Liberia. « En réalité c’est plus cool que ce que pensent les gens », dit-il.

Après la mort de Trungpa en 1987 à l’âge de 48 ans, conséquence de l’alcoolisme qui avait accompagné sans relâche son mode de vie débridé, Levy et Diana se marièrent et emmenèrent Ashoka à Providence, où leur vie de famille se rapprocha de la norme américaine. Mais Ashoka avait toujours su qu’il était promis à un destin particulier en tant que chef spirituel, ce qui était excitant, comme un super pouvoir secret, mais lui donnait aussi l’impression d’être anormal. Il se souvient du moment où ses parents lui proposèrent d’emmener à son entraînement de basket deux moines tibétains venus de leur monastère en Inde pour leur rendre visite. « Je leur ai dit « Vous ne vous rendez vraiment pas compte à quel point c’est incompatible avec l’image que j’ai de moi, là tout de suite », dit Ashoka. « Quand on a 15 ans on ne peut pas dire, « mec, je suis la réincarnation d’un maître spirituel venu des montagnes du Tibet, et mon père était ce coureur de jupons alcoolique, génie de la folle sagesse tibétaine », sans que les gens pensent qu’on est zarbi de chez zarbi. Maintenant c’est juste chiant ».

Le problème d’identité d’Ashoka devint poignant lors d’un voyage familial au Tibet quand il eut 22 ans. « Mon titre et mon rôle sont vraiment significatifs pour les gens », dit-il. « Des vieilles dames et des enfants s’approchaient de moi en pleurant. Des paysans dépourvus de tout m’offraient leurs économies d’une vie. Bon sang,quelqu’un a approché un bébé malade de mon visage et m’a demandé de lui souffler dessus. Je l’ai fait. Je ne peux pas être le genre de mec qui dit, « Tout ceci n’a aucun sens pour moi, désolé ! » Parfois j’ai vraiment le sentiment que je n’ai jamais décidé de prendre ce titre, mais maintenant j’ai l’impression qu’on m’a donné la possibilité de l’abandonner. »

Ashoka est en route pour une cérémonie de commémoration du 25eme anniversaire de la mort de Trungpa au Centre de Méditation de Shambhala dans le quartier de Chelsea à Manhattan – un des 165 centres qui, comme ses douzaines de best-sellers, maintient l’héritage de Trungpa. Nous arrivons tard dans la salle aux tentures bordeaux et safran, bondée de New-yorkais de 20 à 30 ans. Après avoir passé environ une heure assis par terre sur des coussins, à méditer et à chanter, des bénévoles font passer des assiettes de souper communautaire et des tasses de saké, la boisson favorite de Trungpa.

Ashoka participe, mangeant et buvant joyeusement. Mais s’aventurer au-delà de ces rituels pour vivre et enseigner comme un lama tulkou ne lui arrivera pas dans cette vie. « Pour moi, cela n’a pas de sens de s’aventurer trop loin dans les méandres de la culture tibétaine », dit-il. Non pas qu’il ait ressenti une quelconque pression de la part de l’establishment bouddhiste tibétain. « Il leur est facile de me condamner. Je suis le mec blanc. »

Article de Joseph Hooper, « Partis de leur OM, les lamas perdus du bouddhisme »
Lire aussi :
Les confessions de Kalou Rinpoché

Gomo Tulku, le lama rappeur

mardi, octobre 09, 2012

Les confessions de Kalou Rinpoché




« ...lorsque j'ai eu 12, 13 ans j'ai été sexuellement abusé par d'autres moines ... Mon propre tuteur a essayé de me tuer, c'est la vérité et à cette époque j'étais très traditionnel. Un très bon bouddhiste traditionnel. Ils ont essayé de me tuer parce que, vous savez, je n'ai pas fait ce qu'ils voulaient que je fasse. »

(... when I was like 12 and 13 I've been sexually abused by other monks ... My own Tutor, he tried to kill me, that's the truth and I was at that time I was really traditional.Very good traditional Buddhist practitioner.They tried to kill me because you know, I am not doing what they want me to do.)

Kalou Rinpoché, 22 ans, est l’une des étoiles les plus brillantes et l’un des plus grands espoirs du Bouddhisme tibétain. Il est à la tête d’une multinationale du bouddhisme tibétain mondiale comprenant 44 monastères et centres d’enseignement, dont 16 aux États Unis, qui drainent des milliers d’étudiants et de disciples. Il a hérité de bon nombre de ces adeptes, ayant été reconnu à l’âge de 2 ans comme la réincarnation de Kalou Rinpoché, décédé en 1989 et qui fut l’un des lamas les plus influents en Occident en dehors du Dalaï-lama.

Le Jeune Kalou voyage partout dans le monde, le plus souvent seul, pour rendre visite à ses centres de méditation et à ses monastères, ou juste pour s’amuser dans des pays où les visas sont accordés facilement. Son véritable monastère est en ligne – Kalou se qualifie lui-même de « premier Facebook rinpoché », gérant un réseau de pages personnelles et publiques avec des milliers d’amis et de « j’aime ». « La plupart sont des jeunes de son âge qui ont découvert qu’il était plutôt cool de recevoir un message personnel d’un lama authentique.

Kalou est un beau jeune homme lisse, agile, aux tempes dégarnies, avec de longues pattes, et une casquette de roadster blanche – quelque chose comme la version branchée d’un caddy de golf. Une ambiance pop star émane de lui, assez appropriée compte tenu de son style de vie. Après une série de sessions sur Skype, notre première constatation est qu’il se trouve dans un hôtel à Hong Kong, et non en Inde, comme ses posts sur facebook pourrait le faire croire à ses « amis ». Il aime aussi jouer avec son identité. Ce printemps, sa page facebook personnelle a affiché les noms divers de Kalu André (il adore Paris et en est parti uniquement parce que son visa avait expiré), Kalu Skrilles (il est fan de Skrillex), et George Kalooni (juste parce que).

Né dans une famille tibétaine privilégiée, vivant à la fois en Inde et au Bhoutan, Kalou a absorbé la culture occidentale au compte-goutte quand il était enfant dans son monastère près de Darjeeling, en Inde. « Nous étions 200 à partager un petit poste de télé », dit-il. « Nous regardions Van Damme et Arnold Schwarzenegger ». Il a appris l’argot anglais en regardant des films américains et en écoutant de la musique (les Backstreet Boys étaient à la mode). « Depuis que je suis gamin », dit-il, « je ne me suis jamais dit « c’est l’Occident ». Je me suis dit « c’est la réalité, c’est ce que je veux ». Quand il a quitté la vie monastique il y a deux ans, pour débuter sa carrière d’émissaire mondial, il a avalé une décennie de culture populaire en une seule bouchée de géant. Ses préférés sont, en musique, Foster the People et Deadmau ; à la télé, Gossip Girl (plein de coups de théâtre), et au cinéma, The Hangover. « Je suis fan du premier, le second n’était pas aussi bon », dit-il. « J’aime Bradley Cooper. Il est très séduisant. »

Malgré tous les plaisirs d’une vie sociale en réseau, Kalou est solitaire, Petit Prince bouddhiste à la dérive sur une cyber-astéroide. « En fait, je n’ai jamais eu de vrai ami », dit-il. « Je n’ai jamais senti que telle ou telle personne était mon ou ma meilleure ami(e). Avoir quelqu’un dans sa vie est une autre histoire. » Il y a un an environ, il a failli se marier avec une jeune tibétaine fortunée, et en ce moment il fait une pause avec sa petite amie argentine. Un peu plus tard cependant, il s’excuse d’avoir dit qu’il n’avait pas d’amis – « J’étais un peu éméché et déprimé » - et le réitère presque mot pour mot, mais en disant de la solitude qu’il « peut la gérer ».

Pour apprécier Kalou il faut voir en lui deux choses en même temps. C’est un gamin tourmenté et un adepte spirituel dont les dons ont été affinés au cours de la traditionnelle retraite de 3 ans qu’il a faite à l’adolescence – dont la dernière année a été consacrée à la pratique quasi constante de la méditation et du yoga.

Kalou reconnaît qu’il est temps de contrôler un peu mieux une vie qui a été marquée par un chaos émotionnel. Il a mis de côté son projet d’étude des religions comparées au sein d’une université américaine, afin de garder un peu d’autorité sur son organisation. Pourtant, les lamas supérieurs de son ordre ont du intervenir pour combler le vide créé par son mode de vie bohème et sa propension à dire tout ce qui lui vient à l’esprit.

Après une session d’enseignement à Vancouver, quelqu’un dans l’auditoire a interrogé Kalou sur les abus sexuels dans les monastères. Il a répondu qu’il y était sensible parce que lui-même avait été agressé. Cela a semblé briser le mur qui avait séparé hermétiquement ses traumatismes personnels de son personnage public souriant, qui avait l’aura d’un Dalaï-lama plus actuel et plus branché. Deux mois plus tard, Kalou a regagné son port d’attache temporaire à Paris, où il a tourné une vidéo qu’il a posté sur facebook. Intitulée « les confessions de Kalou Rinpoché », la vidéo a connu un succès modeste sur YouTube, et a fait de lui un paria dans le monde du bouddhisme tibétain traditionnel, et un héros de la conscience pour certains Occidentaux. (vidéo ci-dessus)

Dans la vidéo, Kalou est assis, vêtu d’une parka à capuche, et il dit à la caméra qu’au début de son adolescence il a été « abusé sexuellement par des moines plus âgés », et que quand il avait 18 ans son tuteur au monastère l’a menacé avec un couteau. « Et c’est une question d’argent, de pouvoir, de contrôle… et ensuite je suis devenu toxico à cause de tous ces malentendus, et je suis devenu fou ». Vers la fin de la vidéo, il dit dans un murmure qui parait presque suicidaire : « En tous cas, je vous aime. Prenez soin de vous, je suis heureux de la vie que je mène ».

Pour ceux qui ne connaissent que l’imagerie hollywoodienne de Little Buddha et de Kundun, et le sourire béat de sa Sainteté le Dalaï-lama, il est presque incompréhensible que le Bouddhisme tibétain ait ses propres problèmes, dans le style de ceux de l’Église Catholique. Mais Kalou dit que dans les premières années de son adolescence, il a été abusé sexuellement par une bande de moines plus âgés qui se rendaient dans sa chambre chaque semaine. Quand j’aborde la notion d’ « attouchements », il éclate d’un rire tendu. C’était du sexe hard-core, dit-il, avec pénétration. « La plupart du temps ils venaient seuls », dit-il. « Ils frappaient violemment à la porte et je devais ouvrir. Je savais ce qui allait se passer, et après on finit par s’habituer ». C’est seulement après son retour au monastère après la retraite de trois ans, qu’il a réalisé à quel point cette pratique était incorrect. Il dit qu’à ce moment là le cycle avait recommencé sur une plus jeune génération de victimes.

Les allégations de Kalou concernant les abus sexuels ressemblent à celles de Lodoe Senge, un tulku de 23 ans, ex-moine, qui vit dans le Queens à New York. « Quand j’ai vu la vidéo », dit-il en parlant de la confession de Kalou, « je me suis dit « merde, ce mec a les couilles d’en parler alors que moi je n’ai même pas eu le courage de le dire à mon amie ». Senge dit qu’il a été abusé quand il avait 5 ans par son propre tuteur, un homme proche de la trentaine, dans un monastère en Inde.

L’altercation entre Kalou et son tuteur monastique n’avait rien d’habituel. D’après Kalou, après son retour de retraite, lui et son tuteur se disputaient au sujet de sa décision de remplacer ledit tuteur. Le moine plus âgé partit en colère, et revint avec un grand couteau. Kalou se barricada dans la chambre de son nouveau tuteur, mais il dit que le moine furieux défonça la porte en criant « j’en ai rien à foutre de toi, de ta réincarnation. Je peux te tuer tout de suite et nous pouvons reconnaître un autre garçon, un autre Kalou Rinpoché ! ». Kalu se réfugia dans la salle de bain, mais le tuteur défonça aussi la porte. Kalu se souvient, « Vous vous dites, « Ok, c’est la fin, ça y est ». Heureusement, d’autres moines avaient entendu le vacarme et se sont précipités pour maîtriser le tuteur. Après l’attaque, Kalu dit que sa mère et plusieurs de ses sœurs (le père de Kalou est mort quand il était enfant) prirent le parti du tuteur. Il en fut si désemparé qu’il se sauva du monastère et s’embarqua dans une beuverie de six mois à Bangkok, consommant drogue et alcool, dans une version tibétaine plus extrême d’un rumspringa amish (Rite de passage de la communauté Amish, au cours duquel les adolescents sont temporairement libérés de leur Église et de ses règles afin de découvrir le monde moderne).

Par la suite, un maître plus âgé persuada Kalou de continuer à être un lama en dehors du monastère et sans l’habit de moine, ce qui est un arrangement assez courant. Kalou ne dit jamais à son maître quelles avaient été les raisons de sa fuite, un niveau de décorum qui peut sembler bizarre selon les critères occidentaux – mais Kalou dit qu’une forme d’omerta sévit dans le Bouddhisme tibétain.

Les médias occidentaux bouddhistes ont à peine évoqué l’histoire de Kalu, ce qui peut constituer une autre forme de décorum : ils ne veulent pas démoraliser les américains convertis au Bouddhisme ou faire des vagues parmi les bouddhistes tibétains influents. Mais certains jeunes bouddhistes occidentaux, comme Ashoka et son demi-frère Gesar Mukpo, qui a réalisé le documentaire Tulku en 2009, disent trouver l’honnêteté brute de Kalou inspirante. Ruben Derksen, tulkou hollandais de 26 ans qui apparaît dans le film de Gesar, dit qu’il est grand temps de « lever le voile et de démystifier les institutions du Bouddhisme tibétain ». Derksen, qui a passé trois ans dans un monastère en Inde quand il était enfant, souhaite attirer l’attention sur les violences physiques qui sont une pratique régulière là-bas. « J’ai rencontré Richard Gere et Steven Seagal, et ils n’ont rien vu de tout ça », dit-il. « Quand des célébrités ou des étrangers sont par là, on ne bat pas les enfants ».

Les révélations de Kalou ont doucement secoué l’institution bouddhiste tibétaine, et même certaines de ses figures les plus distinguées ont été prises de cours.

Robert Thurman, professeur à l’Université de Columbia et confident américain du Dalaï-lama, dit de la vidéo de Kalou, « j’ai pensé que c’était une des choses les plus réelles que j’ai vues ». Au sujet de l’incident du couteau, que certains pourront trouver difficile à croire, Thurman a écrit dans un mail ultérieur, « malheureusement, tout ça me paraît très crédible… ça dégage juste une odeur nauséabonde ».

Dzongsar Khyentsé Rinpoché, le lama réalisateur de La Coupe, un film assez peu sentimental sur des enfants tibétains qui apprennent à être moines, est aussi concerné par les abus sexuels dans les monastères. « Je pense que cela mériterait d’être examiné », dit-il. « Il est très important que les gens n’oublient pas : le Bouddhisme et les Bouddhistes sont deux entités différentes. Le Bouddhisme est parfait ». Il laisse entendre que les Bouddhistes ne le sont pas.

En Kalu il y a un réformateur qui se bat pour se sortir de son statut de victime qui s’apitoie sur son sort. Il projette d’ouvrir sa propre école au Bhoutan et d’interdire à ses monastères d’accepter des enfants. Il peste contre le coût humain du système monastique, qui consomme des milliers d’enfants, simples moines et tulkous vénérés, sans leur fournir d’éducation pratique ou de solution de repli, tout ça pour produire une poignée de maître spirituels commercialement brillants. « Le système des tulkous c’est comme des robots », dit-il. « Vous construisez 100 robots, et peut-être que 20 % réussiront alors que 80 % seront mis au rebut. »

Article de Joseph Hooper, « Partis de leur OM, les lamas perdus du bouddhisme »

Kalu Skrilles sur facebook

Confessions of Kalu Rinpoche
http://spiceyourday.com/?p=176



lundi, octobre 08, 2012

La rédemption d'un gourou



Patrick Vigneau


La joie d'être soi avec Ramana Maharshi

Marc-Alain Descamps, prophète du Transpersonnel, une bâtardise spiritualiste née aux USA en 1969 au sein de la psychologie humaniste, écrit :

« Le Transpersonnel est d'abord un mot nouveau pour désigner tout un ensemble de choses cachées depuis la fondation du monde et les renouveler par là, en la mettant à la disposition de tous, sans exclusive. […]

Le délire grandiloquent de Descamps lui fait dire : « Le Tranpersonnel est la chance de notre temps. Il est le fondement de la grande mutation qui s'ouvre avec le troisième millénaire et l'âge du Verseau. […] « Apparenté aux mouvements Science et Conscience, le Nouvel Âge, le Troisième Millénaire, le mouvement Transpersonnel constitue pour l'humanité une seconde Renaissance. »

A une époque où les sectes pullulent, Patrick Vigneau, lui-aussi adepte de la spiritualité frelatée du Transpersonnel et du Nouvel Âge, est le fondateur d'un institut de sophrologie transpersonnelle. Son allure de gourou newageux, vendeur d'une soupe mystico-sophrologique aux malheureux égarés dans le labyrinthe du spiritualisme contemporain, n'inspire pas forcément confiance à tout le monde.

Patrick Vigneau, qui sait compter (il était professeur de maths), a-t-il constaté que le Transpersonnel fait moins recette ? Quoi qu'il en soit, dans son dernier livre, La joie d'être soi avec Ramana Maharishi, il rappelle le message de grandes figures de la pensée spirituelle de l'Inde : Nisargadatta, Krishnamurti, Ramana Maharshi. Vigneau écrit à propos de ce dernier :

« Son expérience libératrice est communément présentée comme un exemple moderne de l'Advaïta Vedanta traditionnel. Cependant l'originalité du Maharshi le distingue sur deux points. Le Vedânta classique attache le plus grand prix à l'autorité fondatrice des Vedas, et à l'enseignement du gourou. Or l'expérience qui est à la source de la spiritualité de Ramana, fut soudaine et spontanée. Elle ne doit rien, à l'étude, à la culture, à l'intervention d'un maître. Par ailleurs Ramana a toujours souligné sa préférence pour une méthode simple, directe, désencombrée. […]

« Ramana Maharshi (1879-1950), jeune, rappelle Patrick Vigneau, il aimait le jeu, les sports et ne témoignait aucun intérêt spécial pour la religion ou la philosophie. A seize ans, alors qu'il se trouvait seul dans sa chambre, il fut saisi par une grande terreur de mourir. Il questionna avec une intensité extrême ce que signifiait pour lui d'être mort. Il s'allongea à même le sol : qu'est-ce qui se passe quand on est mort ? Le corps meurt, les pensées aussi... Que reste-t-il alors ? La réponse absolue le saisit et ne le quitta plus. Il connut alors une extase consciente où il toucha aux véritables sources du moi, à l'essence même de l'être qu'il appelait le Soi.

Voici ce qu'il en a dit à différentes occasions :

« Environ six semaines avant mon départ définitif de Madura, il se produisit dans ma vie un grand changement. Ce changement fut soudain. J'étais seul dans une des pièces du premier étage, dans la maison de mon oncle. Je n'avais été malade que rarement, et ce jour-là ma santé était excellente ; mais je fus pris soudain d'une violente peur de la mort. Rien dans mon état ne la justifiait, et je n'essayai pas d'en découvrir la raison ; je me contentai de l'éprouver. Je me disais : « Je vais mourir », et je me demandais que faire. Il ne me vint pas à l'esprit de consulter un médecin, ou l'un de mes amis. Je sentais qu'il me fallait résoudre moi-même le problème, et sur le champ. »

« Le choc causé par la peur de la mort forçait mes pensées à l'observation intérieure, et je me répétais mentalement, sans réellement formuler des paroles : « Maintenant que la mort est là, que signifie-t-elle ? Qu'est-ce que c'est que mourir ? C'est ce corps-là qui meurt ! » Et aussitôt je dramatisais le fait de la mort. J'étais couché, les membres raides comme si j'étais mort réellement.

J'imitais la situation d'un cadavre pour donner à mon enquête une réalité plus grande. Je retenais ma respiration, et serrais les lèvres pour qu'aucun son ne put s'en échapper, pour m'empêcher de prononcer le mot «je », ou tout autre mot. « Bon ! Me disais-je, ce corps est mort. On l'emportera complètement rigide au lieu de sa sépulture, où on le brûlera et le réduira en cendres. Mais suis-je mort par cette mort de mon corps ? Mon corps est-il « moi » ? Il est silencieux et inerte, mais je sens la pleine force de ma personnalité, et j'entends même la voix du « moi » au fond de mon être. Je suis donc un esprit qui transcende le corps. Le corps meurt, mais l'esprit, transcendant le corps, ne peut être touché par la mort. Ce qui veut dire que je suis un esprit immortel.»

« Ces pensées n'étaient pas obscures et ternes. Elles jaillissaient en moi telles d'éclatantes vérités, que je percevais directement sans que mes activités cérébrales fussent en jeu. Le « moi » était donc quelque chose de très réel, la seule chose réelle dans mon état présent, et toute [activité consciente de mon corps se concentrait sur ce « moi ». Depuis cet instant, la puissance fascinante de ce « moi » se plaça au cœur même de toute mon attention.

« La crainte de la mort avait disparu, et pour toujours. L'absorption dans le « moi » se poursuivit sans interruption. D'autres pensées passaient et disparaissaient, pareilles à diverses notes de musique, mais le « moi » demeurait comme la note fondamentale, sous-jacente à toutes les autres notes, et se confondant avec elles. »

Cette expérience mystique le transforma complètement, poursuit Vigneau. Toute peur ou désir pour quoi que ce soit disparurent. Il réalisa le Soi et connaissait dès lors la distinction essentielle entre le corps mortel et la conscience immortelle.

Il rechercha alors la solitude afin de se consacrer à la méditation. Détaché des soucis du monde, il se rendit à Arunachala. Où se dresse une petite montagne (855 m d'altitude) qui domine la plaine. On la tient pour sacrée.

Ramana se retira durant 7 années, dans une grotte de la colline, toujours absorbé dans la méditation. Il vécut ainsi en ermite, dans un long silence, sans jamais tenter de convaincre personne ni vouloir enseigner quoi que ce soit. Un petit groupe de disciples se forma autour de lui. Ils construisirent un ashram. Sa réputation grandit dans tout le pays. Les dévots reconnurent en lui un Jivan Mukta, un libéré vivant ayant atteint le but dont parlent les écritures sacrées. Il devint, sans l'avoir voulu ni refusé, le maître de milliers de disciples qui virent en lui l'un des plus grands sages de l'Inde.
Vers la fin de sa vie (1950) il était mondialement connu. Sa méthode est connue sous le nom de Atma-Vichara : recherche du Soi, ou investigation de Soi.

Selon Ramana Maharshi le corps physique auquel nous nous identifions est sans importance. Ce qui ne signifie pas qu'il faille le négliger, mais selon lui c'est le Soi, la pure conscience, qui mérite notre plus grande attention.

Et ce qui émanait de lui prouvait que ses paroles n'étaient pas juste une affaire purement discursive. Ce qui frappait ses auditeurs c'était surtout sa présence et la sérénité qui s'en dégageait.

Contrairement à beaucoup d'enseignants traditionnels de l'époque, Ramana ne poussait pas ses visiteurs à quitter leurs activités ou leur famille pour se consacrer entièrement à la sadhana. Il leur disait que quels que soient leurs choix, tôt ou tard, les gens connaîtraient la réalité.

Sa méthode avait de quoi surprendre : à toutes les questions qu'on lui posait, il répondait par d'autres questions. A la manière de Socrate, il obligeait le disciple à découvrir la Vérité au plus profond de son être et non pas à l'extérieur :

« Personne ne saurait vous donner la Connaissance, elle est un trésor caché dans votre propre cœur », disait-il.

Comment faire donc pour trouver ce Soi, qui n'est pas le moi ?

Par l'enquête incessante : « Qui suis-je ? » nous répète le sage.

Le soi est silence, imperceptible par les sens et inconcevable par l'intellect. Ce n'est pas un ressenti, ce n'est pas une idée. C'est autre chose. On pourrait en parler comme une présence absolue d'être qui demeure immuable.

Tandis que tout change dans l'univers, le Soi ne meurt pas ne naît pas, ne change pas. Et il demeure en chacun de nous. »

Patrick Vigneau,
son blog.



La joie d'être soi avec Ramana Maharshi

vendredi, octobre 05, 2012

Le système totalitaire marchand





Les textes de Jean Rousselet sur le travail (travail & pensée chrétienne (I), travail & pensée libérale (II), travail & pensée socialiste, utopique et marxiste (III) sont accompagnés de vidéos extraites du film documentaire De la servitude moderne.

De la servitude moderne dénonce l'odieux système totalitaire marchand actuellement ratifié par les politiciens de tous les partis politiques. Ce système serait-il inspiré par le tréfonds infernal de la psyché collective ou, comme de croyait René Guénon, par un inquiétant inframonde ?

« De la servitude moderne est un livre et un film documentaire de 52 minutes produits de manière totalement indépendante ; le livre (et le DVD qu’il contient) est distribué gratuitement dans certains lieux alternatifs en France et en Amérique latine. Le texte a été écrit en Jamaïque en octobre 2007 et le documentaire a été achevé en Colombie en mai 2009. Il existe en version française, anglaise et espagnole. Le film est élaboré à partir d’images détournées, essentiellement issues de films de fiction et de documentaires.

L’objectif central de ce film est de mettre à jour la condition de l’esclave moderne dans le cadre du système totalitaire marchand et de rendre visible les formes de mystification qui occultent cette condition servile. Il a été fait dans le seul but d’attaquer frontalement l’organisation dominante du monde.
Dans l’immense champ de bataille de la guerre civile mondiale, le langage constitue une arme de choix. Il s’agit d’appeler effectivement les choses par leur nom et de faire découvrir l’essence cachée de ces réalités par la manière dont on les nomme. La démocratie libérale est un mythe en cela que l’organisation dominante du monde n’a rien de démocratique ni même rien de libérale. Il est donc urgent de substituer au mythe de la démocratie libérale sa réalité concrète de système totalitaire marchand et de répandre cette nouvelle expression comme une traînée de poudre prête à incendier les esprits en révélant la nature profonde de la domination présente.

D’aucuns espéreront trouver ici des solutions ou des réponses toutes faites, genre petit manuel de « Comment faire la révolution ? ». Tel n’est pas le propos de ce film. Il s’agit ici de faire la critique exacte de la société qu’il nous faut combattre. Ce film est avant tout un outil militant qui a pour vocation de faire s’interroger le plus grand nombre et de répandre la critique partout où elle n’a pas accès. Les solutions, les éléments de programme, c’est ensemble qu’il faut les construire. Et c’est avant tout dans la pratique qu’elles éclatent au grand jour. Nous n’avons pas besoin d’un gourou qui vienne nous expliquer comment nous devons agir. La liberté d’action doit être notre caractéristique principale. Ceux qui veulent rester des esclaves attendent l’homme providentiel ou l’œuvre qu’il suffirait de suivre à la lettre pour être plus libre. On en a trop vu de ces œuvres ou de ces hommes dans toute l’histoire du XXe siècle qui se sont proposés de constituer l’avant-garde révolutionnaire et de conduire le prolétariat vers la libération de sa condition. Les résultats cauchemardesques parlent d’eux-mêmes.

Par ailleurs, nous condamnons toutes les religions en cela qu’elles sont génératrices d’illusions nous permettant d’accepter notre sordide condition de dominés et qu’elles mentent ou déraisonnent sur à peu près tout. Mais nous condamnons également toute stigmatisation d’une religion en particulier. Les adeptes du complot sioniste ou du péril islamiste sont de pauvres têtes mystifiées qui confondent la critique radicale avec la haine et le dédain. Ils ne sont capables de produire que de la boue. Si certains d’entre eux se disent révolutionnaires, c’est davantage en référence aux « révolutions nationales » des années 1930-1940 qu’à la véritable révolution libératrice à laquelle nous aspirons. La recherche d’un bouc émissaire en fonction de son appartenance religieuse ou ethnique est vieille comme la civilisation et elle n’est que le produit des frustrations de ceux qui cherchent des réponses rapides et simples face au véritable mal qui nous accable. Il ne peut y avoir d’ambiguïté sur la nature de notre combat. Nous sommes favorables à l’émancipation de l’humanité toute entière, sans aucune forme de discrimination. Tout pour tous est l’essence du programme révolutionnaire auquel nous adhérons.

Les références qui ont inspiré ce travail et plus généralement ma vie sont explicites dans ce film : Diogène de Sinoppe, Étienne de La Boétie, Karl Marx et Guy Debord. Je ne m’en cache pas et ne prétend pas avoir inventé l’électricité. On me reconnaîtra simplement le mérite d’avoir su m’en servir pour m’éclairer. Quand à ceux qui trouveront à redire sur cette œuvre en tant qu’elle ne serait pas assez révolutionnaire ou bien trop radicale ou encore pessimiste n’ont qu’à proposer leur propre vision du monde dans lequel nous vivons. Plus nous serons nombreux à diffuser ces idées et plus la possibilité d’un changement radical pourra émerger.

La crise économique, sociale et politique a révélé la faillite patente du système totalitaire marchand. Une brèche est ouverte.Il s’agit maintenant de s’y engouffrer sans peur mais de manière stratégique. Il faut cependant agir vite car le pouvoir,  parfaitement informé sur l’état des lieux de la radicalisation de la contestation, prépare une attaque préventive sans commune mesure avec ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. L’urgence des temps nous impose donc l’unité plutôt que la division car ce qui nous rassemble est bien plus profond que ce qui nous sépare. Il est toujours très commode de critiquer ce qui se fait du côté des organisations, des individus ou des différents groupes qui se réclament de la révolution sociale. Mais en réalité, ces critiques participent de la volonté d’immobilisme qui tente de nous convaincre que rien n’est possible. Il ne faut pas se tromper d’ennemis. Les vieilles querelles de chapelle du camp révolutionnaire doivent laisser la place à l’unité d’action de toutes nos forces. Il faut douter de tout, même du doute.

Le texte et le film sont libres de droits, ils peuvent être copiés, diffusés, projetés sans la moindre forme de contrainte. Ils sont par ailleurs totalement gratuits et ne peuvent en aucun cas être vendus ou commercialisés sous quelque forme que ce soit. Il serait en effet pour le moins incohérent de proposer une marchandise qui aurait pour vocation de critiquer l’omniprésence de la marchandise. La lutte contre la propriété privée, intellectuelle ou autre, est notre force de frappe contre la domination présente.

Ce film qui est diffusé en dehors de tout circuit légal ou commercial ne peut exister que grâce à l’appui de personnes qui en organisent la diffusion ou la projection. Il ne nous appartient pas, il appartient à ceux qui voudront bien s’en saisir pour le jeter dans le feu des combats. »

Jean-François Brient et Victor León Fuentes


De la servitude moderne


Chapitre I :
Épigraphe

« Mon optimisme est basé sur la certitude que cette civilisation va s’effondrer.
Mon pessimisme sur tout ce qu’elle fait pour nous entraîner dans sa chute. »

Chapitre II :
La servitude moderne

"Quelle époque terrible que celle où des idiots dirigent des aveugles."
William Shakespeare

La servitude moderne est une servitude volontaire, consentie par la foule des esclaves qui rampent à la surface de la Terre. Ils achètent eux-mêmes toutes les marchandises qui les asservissent toujours un peu plus. Ils courent eux-mêmes derrière un travail toujours plus aliénant, que l’on consent généreusement à leur donner, s’ils sont suffisamment sages. Ils choisissent eux-mêmes les maîtres qu’ils devront servir. Pour que cette tragédie mêlée d’absurdité ait pu se mettre en place, il a fallu tout d’abord ôter aux membres de cette classe toute conscience de son exploitation et de son aliénation. Voila bien l’étrange modernité de notre époque. Contrairement aux esclaves de l’Antiquité, aux serfs du Moyen-âge ou aux ouvriers des premières révolutions industrielles, nous sommes aujourd’hui devant une classe totalement asservie mais qui ne le sait pas ou plutôt qui ne veut pas le savoir. Ils ignorent par conséquent la révolte qui devrait être la seule réaction légitime des exploités. Ils acceptent sans discuter la vie pitoyable que l’on a construite pour eux. Le renoncement et la résignation sont la source de leur malheur.

Voilà le mauvais rêve des esclaves modernes qui n’aspirent finalement qu’à se laisser aller dans la danse macabre du système de l’aliénation.

L’oppression se modernise en étendant partout les formes de mystification qui permettent d’occulter notre condition d’esclave.

Montrer la réalité telle qu’elle est vraiment et non telle qu’elle est présentée par le pouvoir constitue la subversion la plus authentique.

Seule la vérité est révolutionnaire.

Chapitre III :
L’aménagement du territoire et l’habitat

« L’urbanisme est cette prise de possession de l’environnement naturel et humain par le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de l’espace comme son propre décor. »
La Société du Spectacle, Guy Debord.

À mesure qu’ils construisent leur monde par la force de leur travail aliéné, le décor de ce monde devient la prison dans laquelle il leur faudra vivre. Un monde sordide, sans saveur ni odeur, qui porte en lui la misère du mode de production dominant.

Ce décor est en perpétuel construction. Rien n’y est stable. La réfection permanente de l’espace qui nous entoure trouve sa justification dans l’amnésie généralisée et l’insécurité dans lesquelles doivent vivre ses habitants. Il s’agit de tout refaire à l’image du système : le monde devient tous les jours un peu plus sale et bruyant, comme une usine.

Chaque parcelle de ce monde est la propriété d’un État ou d’un particulier. Ce vol social qu’est l’appropriation exclusive du sol se trouve matérialisé dans l’omniprésence des murs, des barreaux, des clôtures, des barrières et des frontières… ils sont la trace visible de cette séparation qui envahit tout.

Mais parallèlement, l’unification de l’espace selon les intérêts de la culture marchande est le grand objectif de notre triste époque. Le monde doit devenir une immense autoroute, rationalisée à l’extrême, pour faciliter le transport des marchandises. Tout obstacle, naturel ou humain doit être détruit.

L’habitat dans lequel s’entasse cette masse servile est à l’image de leur vie : il ressemble à des cages, à des prisons, à des cavernes. Mais contrairement aux esclaves ou aux prisonniers, l’exploité des temps modernes doit payer sa cage.

« Car ce n’est pas l’homme mais le monde qui est devenu un anormal. »
Antonin Artaud

Chapitre IV :
La marchandise

« Une marchandise paraît au premier coup d'œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilité métaphysique et d'arguties théologiques. »
Le Capital, Karl Marx

Et c’est dans ce logis étroit et lugubre qu’il entasse les nouvelles marchandises qui devraient, selon les messages publicitaires omniprésents, lui apporter le bonheur et la plénitude. Mais plus il accumule des marchandises et plus la possibilité d’accéder un jour au bonheur s’éloigne de lui.

« A quoi sert à un homme de tout posséder s’il perd son âme. »
Marc 8 ; 36

La marchandise, idéologique par essence, dépossède de son travail celui qui la produit et dépossède de sa vie celui qui la consomme. Dans le système économique dominant, ce n’est plus la demande qui conditionne l’offre mais l’offre qui détermine la demande. C’est ainsi que de manière périodique, de nouveaux besoins sont créés qui sont vite considérés comme des besoins vitaux par l’immense majorité de la population : ce fut d’abord la radio, puis la voiture, la télévision, l’ordinateur et maintenant le téléphone portable.

Toutes ces marchandises, distribuées massivement en un lapse de temps très limité, modifient en profondeur les relations humaines : elles servent d’une part à isoler les hommes un peu plus de leur semblable et d’autre part à diffuser les messages dominants du système. Les choses qu’on possède finissent par nous posséder.

Chapitre V :
L’alimentation

« Ce qui est une nourriture pour l’un est un poison pour l’autre. »
Paracelse

Mais c’est encore lorsqu’il s’alimente que l’esclave moderne illustre le mieux l’état de décrépitude dans lequel il se trouve. Disposant d’un temps toujours plus limité pour préparer la nourriture qu’il ingurgite, il en est réduit à consommer à la va-vite ce que l’industrie agrochimique produit. Il erre dans les supermarchés à la recherche des ersatz que la société de la fausse abondance consent à lui donner. Là encore, il n’a plus que l’illusion du choix. L’abondance des produits alimentaires ne dissimule que leur dégradation et leur falsification. Il ne s’agit bien notoirement que d’organismes génétiquement modifiés, d’un mélange de colorants et de conservateurs, de pesticides, d’hormones et autres inventions de la modernité. Le plaisir immédiat est la règle du mode d’alimentation dominant, de même qu’il est la règle de toutes les formes de consommation. Et les conséquences sont là qui illustrent cette manière de s’alimenter.

Mais c’est face au dénuement du plus grand nombre que l’homme occidental se réjouit de sa position et de sa consommation frénétique. Pourtant, la misère est partout où règne la société totalitaire marchande. Le manque est le revers de la médaille de la fausse abondance. Et dans un système qui érige l’inégalité comme critère de progrès, même si la production agrochimique est suffisante pour nourrir la totalité de la population mondiale, la faim ne devra jamais disparaître.

« Ils se sont persuadés que l’homme, espèce pécheresse entre toutes, domine la création. Toutes les autres créatures n’auraient été créées que pour lui procurer de la nourriture, des fourrures, pour être martyrisées, exterminées. »
Isaac Bashevis Singer

L’autre conséquence de la fausse abondance alimentaire est la généralisation des usines concentrationnaires et l’extermination massive et barbare des espèces qui servent à nourrir les esclaves. Là se trouve l’essence même du mode de production dominant. La vie et l’humanité ne résistent pas face au désir de profit de quelques uns. 



Chapitre VI :
La destruction de l’environnement


« C’est une triste chose de songer que la nature parle et que le genre humain ne l’écoute pas. »
Victor Hugo
Le pillage des ressources de la planète, l’abondante production d’énergie ou de marchandises, les rejets et autres déchets de la consommation ostentatoire hypothèquent gravement les chances de survie de notre Terre et des espèces qui la peuplent. Mais pour laisser libre court au capitalisme sauvage, la croissance ne doit jamais s’arrêter. Il faut produire, produire et reproduire encore.

Et ce sont les mêmes pollueurs qui se présentent aujourd’hui comme les sauveurs potentiels de la planète. Ces imbéciles du show business subventionnés par les firmes multinationales essayent de nous convaincre qu’un simple changement de nos habitudes de vie suffirait à sauver la planète du désastre. Et pendant qu’ils nous culpabilisent, ils continuent à polluer sans cesse notre environnement et notre esprit. Ces pauvres thèses pseudo-écologiques sont reprises en cœur par tous les politiciens véreux à cours de slogan publicitaire. Mais ils se gardent bien de proposer un changement radical dans le système de production. Il s’agit comme toujours de changer quelques détails pour que tout puisse rester comme avant.

Chapitre VII :
Le travail

Travail, du latin Tri Palium trois pieux, instrument de torture.
Mais pour entrer dans la ronde de la consommation frénétique, il faut de l’argent et pour avoir de l’argent, il faut travailler, c'est-à-dire se vendre. Le système dominant a fait du travail sa  principale valeur. Et les esclaves doivent travailler toujours plus pour payer à crédit leur vie misérable. Ils s’épuisent dans le travail, perdent la plus grande part de leur force vitale et subissent les pires humiliations. Ils passent toute leur vie à une activité fatigante et ennuyeuse pour le profit de quelques uns.

L’invention du chômage moderne est là pour les effrayer et les faire remercier sans cesse le pouvoir de se montrer généreux avec eux. Que pourraient-ils bien faire sans cette torture qu’est le travail ? Et ce sont ces activités aliénantes que l’on présente comme une libération. Quelle déchéance et quelle misère !

Toujours pressés par le chronomètre ou par le fouet, chaque geste des esclaves est calculé afin d’augmenter la productivité. L’organisation scientifique du travail constitue l’essence même de la dépossession des travailleurs, à la fois du fruit de leur travail mais aussi du temps qu’ils passent à la production automatique des marchandises ou des services. Le rôle du travailleur se confond avec celui d’une machine dans les usines, avec celui d’un ordinateur dans les bureaux. Le temps payé ne revient plus.

Ainsi, chaque travailleur est assigné à une tache répétitive, qu’elle soit intellectuelle ou physique. Il est spécialiste dans son domaine de production. Cette spécialisation se retrouve à l’échelle de la planète dans le cadre de la division internationale du travail. On conçoit en occident, on produit en Asie et l’on meurt en Afrique.

 Chapitre VIII :
La colonisation de tous les secteurs de la vie


« C’est l’homme tout entier qui est conditionné au comportement productif par l’organisation du travail, et hors de l’usine il garde la même peau et la même tête. »
Christophe Dejours

 L’esclave moderne aurait pu se contenter de sa servitude au travail, mais à mesure que le système de production colonise tous les secteurs de la vie, le dominé perd son temps dans les loisirs, les divertissements et les vacances organisées. Aucun moment de son quotidien n’échappe à l’emprise du système. Chaque instant de sa vie a été envahi. C’est un esclave à temps plein.

Chapitre IX :
La médecine marchande


« La médecine fait mourir plus longtemps. »
Plutarque

La dégradation généralisée de son environnement, de l’air qu’il respire et de la nourriture qu’il consomme ; le stress de ses conditions de travail et de l’ensemble de sa vie sociale, sont à l’origine des nouvelles maladies de l’esclave moderne. 

Il est malade de sa condition servile et aucune médecine ne pourra jamais remédier à ce mal. Seule la libération la plus complète de la condition dans laquelle il se trouve enfermé peut permettre à l’esclave moderne de se libérer de ses souffrances.

La médecine occidentale ne connaît qu’un remède face aux maux dont souffrent les esclaves modernes : la mutilation. C’est à base de chirurgie, d’antibiotique ou de chimiothérapie que l’on traite les patients de la médecine marchande. On s’attaque aux conséquences du mal sans jamais en chercher la cause. Cela se comprend autant que cela s’explique : cette recherche nous conduirait inévitablement vers une condamnation sans appel de l’organisation sociale dans son ensemble.

De même qu’il a transformé tous les détails de notre monde en simple marchandise, le système présent a fait de notre corps une marchandise, un objet d’étude et d’expérience livré aux apprentis sorciers de la médecine marchande et de la biologie moléculaire. Et les maîtres du monde sont déjà prêts à breveter le vivant.

Le séquençage complet de l’ADN du génome humain est le point de départ d’une nouvelle stratégie mise en place par le pouvoir. Le décodage génétique n’a d’autres buts que d’amplifier considérablement les formes de domination et de contrôle.

Notre corps lui-aussi, après tant d’autres choses, nous a échappé.

 Chapitre X :
L’obéissance comme seconde nature

« À force d’obéir, on obtient des réflexes de soumission. »
Anonyme

Le meilleur de sa vie lui échappe mais il continue car il a l’habitude d’obéir depuis toujours. L’obéissance est devenue sa seconde nature. Il obéit sans savoir pourquoi, simplement parce qu’il sait qu’il doit obéir. Obéir, produire et consommer, voilà le triptyque qui domine sa vie. Il obéit à ses parents, à ses professeurs, à ses patrons, à ses propriétaires, à ses marchands. Il obéit à la loi et aux forces de l’ordre. Il obéit à tous les pouvoirs car il ne sait rien faire d’autre. La désobéissance l’effraie plus que tout car la désobéissance, c’est le risque, l’aventure, le changement. Mais de même que l’enfant panique lorsqu’il perd de vue ses parents, l’esclave moderne est perdu sans le pouvoir qui l’a créé. Alors ils continuent d’obéir.

C’est la peur qui a fait de nous des esclaves et qui nous maintient dans cette condition. Nous nous courbons devant les maîtres du monde, nous acceptons cette vie d’humiliation et de misère par crainte.

Nous disposons pourtant de la force du nombre face à cette minorité qui gouverne. Leur force à eux, ils ne la retirent pas de leur police mais bien de notre consentement. Nous justifions notre lâcheté devant l’affrontement légitime contre les forces qui nous oppriment par un discours plein d’humanisme moralisateur. Le refus de la violence révolutionnaire est ancré dans les esprits de ceux qui s’opposent au système au nom des valeurs que ce système nous a lui-même enseignés.
 
Mais le pouvoir, lui, n’hésite jamais à utiliser la violence quand il s’agit de conserver son hégémonie.

Chapitre XI :
La répression et la surveillance

« Sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la place de l’homme juste est aussi en prison. »
La désobéissance civile, Henry David Thoreau

Pourtant, il y a encore des individus qui échappent au contrôle des consciences. Mais ils sont sous surveillance. Toute forme de rébellion ou de résistance est de fait assimilée à une activité déviante ou terroriste. La liberté n’existe que pour ceux qui défendent les impératifs marchands. L’opposition réelle au système dominant est désormais totalement clandestine. Pour ces opposants, la répression est la règle en usage. Et le silence de la majorité des esclaves face à cette répression trouve sa justification dans l’aspiration médiatique et politique à nier le conflit qui existe dans la société réelle. 

Chapitre XII :
L’argent

« Et ce que l’on faisait autrefois pour l’amour de Dieu, on le fait maintenant pour l’amour de l’argent, c’est-à-dire pour l’amour de ce qui donne maintenant le sentiment de puissance le plus élevé et la bonne conscience. »
Aurore, Nietzsche

Comme tous les êtres opprimés de l’Histoire, l’esclave moderne a besoin de sa mystique et de son dieu pour anesthésier le mal qui le tourmente et la souffrance qui l’accable. Mais ce nouveau dieu, auquel il a livré son âme, n’est rien d’autre que le néant. Un bout de papier, un numéro qui n’a de sens que parce que tout le monde a décidé de lui en donner. C’est pour ce nouveau dieu qu’il étudie, qu’il travaille, qu’il se bat et qu’il se vend. C’est pour ce nouveau dieu qu’il a abandonné toute valeur et qu’il est prêt à faire n’importe quoi. Il croit qu’en possédant beaucoup d’argent, il se libérera des contraintes dans lesquels il se trouve enfermé. Comme si la possession allait de paire avec la liberté. La libération est une ascèse qui provient de la maîtrise de soi. Elle est un désir et une volonté en actes. Elle est dans l’être et non dans l’avoir. Mais encore faut-il être résolu à ne plus servir, à ne plus obéir. Encore faut-il être capable de rompre avec une habitude que personne, semble-t-il, n’ose remettre en cause.


 Chapitre XIII :
Pas d’alternative à l’organisation sociale dominante


Acta est fabula
(La pièce est jouée)

 Or l’esclave moderne est persuadé qu’il n’existe pas d’alternative à l’organisation du monde présent. Il s’est résigné à cette vie car il pense qu’il ne peut y en avoir d’autres. Et c’est bien là que se trouve la force de la domination présente : entretenir l’illusion que ce système qui a colonisé toute la surface de la Terre est la fin de l’Histoire. Il a fait croire à la classe dominée que s’adapter à son idéologie revient à s’adapter au monde tel qu’il est et tel qu’il a toujours été. Rêver d’un autre monde est devenu un crime condamné unanimement par tous les médias et tous les pouvoirs. Le criminel est en réalité celui qui contribue, consciemment ou non, à la démence de l’organisation sociale dominante. Il n’est pas de folie plus grande que celle du système présent.  

Chapitre XIV :
L’image

« Sinon, qu’il te soit fait connaître, ô roi, que tes dieux ne sont pas ceux que nous servons, et l’image d’or que tu as dressé, nous ne l’adorerons pas. »
Ancien Testament, Daniel 3 :18


Devant la désolation du monde réel, il s’agit pour le système de coloniser l’ensemble de la conscience des esclaves. C’est ainsi que dans le système dominant, les forces de répression  sont précédées par la dissuasion qui, dès la plus petite enfance, accomplit son œuvre de formation des esclaves. Ils doivent oublier leur condition servile, leur prison et leur vie misérable. Il suffit de voir cette foule hypnotique connectée devant tous les écrans qui accompagnent leur vie quotidienne. Ils trompent leur insatisfaction permanente dans le reflet manipulé d’une vie rêvée, faite d’argent, de gloire et d’aventure. Mais leurs rêves sont tout aussi affligeants que leur vie misérable.

Il existe des images pour tous et partout, elles portent en elle le message idéologique de la société moderne et servent d’instrument d’unification et de propagande. Elles croissent à mesure que l’homme est dépossédé de son monde et de sa vie. C’est l’enfant qui est la cible première de ces images car il s’agit d’étouffer la liberté dans son berceau. Il faut les rendre stupides et leur ôter toute forme de réflexion et de critique. Tout cela se fait bien entendu avec la complicité déconcertante de leurs parents qui ne cherchent même plus à résister face à la force de  frappe cumulée de tous les moyens modernes de communication. Ils achètent eux-mêmes toutes les marchandises nécessaires à l’asservissement de leur progéniture. Ils se dépossèdent de l’éducation de leurs enfants et la livrent en bloc au système de l’abrutissement et de la médiocrité.

Il y a des images pour tous les âges et pour toutes les classes sociales. Et les esclaves modernes confondent ces images avec la culture et parfois même avec l’art. On fait appel aux instincts les plus sordides pour écouler les stocks de marchandises. Et c’est encore la femme, doublement esclave dans la société présente, qui en paye le prix fort. Elle en est réduite à être un simple objet de consommation. La révolte elle-même est devenue une image que l’on vend pour mieux en détruire le potentiel subversif. L’image est toujours aujourd’hui la forme de communication la plus simple et la plus efficace. On construit des modèles, on abrutit les masses, on leur ment, on crée des frustrations. On diffuse l’idéologie marchande par l’image car il s’agit encore et toujours du même objectif : vendre, des modes de vie ou des produits, des comportements ou des marchandises, peu importe mais il faut vendre.

Chapitre XV :
Les divertissement

« La télévision ne rend idiots que ceux     
qui la regardent, pas ceux qui la font. »
Patrick Poivre d’Arvor

Ces pauvres hommes se divertissent, mais ce divertissement n’est là que pour faire diversion face au véritable mal qui les accable. Ils ont laissé faire de leur vie n’importe quoi et ils feignent d’en être fiers. Ils essayent de montrer leur satisfaction mais personne n’est dupe. Ils n’arrivent même plus à se tromper eux-mêmes lorsqu’ils se retrouvent face au reflet glacé du miroir. Ainsi ils perdent leur temps devant des imbéciles sensés les faire rire ou les faire chanter, les faire rêver ou les faire pleurer. 
On mime à travers le sport médiatique les succès et les échecs, les forces et les victoires que les esclaves modernes ont cessé de vivre dans leur propre quotidien. Leur insatisfaction les incite à vivre par procuration devant leur poste de télévision. Tandis que les empereurs de la Rome antique achetaient la soumission du peuple avec du pain et les jeux du cirque, aujourd’hui c’est avec les divertissements et la consommation du vide que l’on achète le silence des esclaves.

Chapitre XVI :
Le langage

« On croit que l'on maîtrise les mots, mais ce sont les mots qui nous maîtrisent. » 
Alain Rey

La domination sur les consciences passe essentiellement par l’utilisation viciée du langage par la classe économiquement et socialement dominante. Étant détenteur de l’ensemble des moyens de communication, le pouvoir diffuse l’idéologie marchande par la définition figée, partielle et partiale qu’il donne des mots.
Les mots sont présentés comme neutres et leur définition comme allant de soi. Mais sous le contrôle du pouvoir, le langage désigne toujours autre chose que la vie réelle.
C’est avant tout un langage de la résignation et de l’impuissance, le langage de l’acceptation passive des choses telles qu’elles sont et telles qu’elles doivent demeurer. Les mots travaillent pour le compte de l’organisation dominante de la vie et le fait même d’utiliser le langage du pouvoir nous condamne à l’impuissance.
Le problème du langage est au centre du combat pour l’émancipation humaine. Il n’est pas une forme de domination qui se surajoute aux autres, il est le cœur même du projet d’asservissement du système totalitaire marchand.

C’est par la réappropriation du langage et donc de la communication réelle entre les personnes que la possibilité d’un changement radical émerge de nouveau. C’est en cela que le projet révolutionnaire rejoint le projet poétique. Dans l’effervescence populaire, la parole est prise et réinventée par des groupes étendus. La spontanéité créatrice s’empare de chacun et nous rassemble tous.

Chapitre XVII :
L’illusion du vote et de la démocratie parlementaire

« Voter, c’est abdiquer. » 
Élisée Reclus

Pourtant, les esclaves modernes se pensent toujours citoyens. Ils croient voter et décider librement qui doit conduire leurs affaires. Comme s’ils avaient encore le choix. Ils n’en ont conservé que l’illusion. Croyez-vous encore qu’il existe une différence fondamentale quant au choix de société dans laquelle nous voulons vivre entre le PS et l’UMP en France, entre les démocrates et les républicains aux États-Unis, entre les travaillistes et les conservateurs au Royaume-Uni ? Il n’existe pas d’opposition car les partis politiques dominants sont d’accord sur l’essentiel qui est la conservation de la présente société marchande. Il n’existe pas de partis politiques susceptibles d’accéder au pouvoir qui remette en cause le dogme du marché. Et ce sont ces partis qui avec la complicité médiatique monopolise l’apparence.  Ils se chamaillent sur des points de détails pourvu que tout reste en place. Ils se disputent pour savoir qui occupera les places que leur offre le parlementarisme marchand. Ces pauvres chamailleries sont relayées par tous les médias dans le but d’occulter un véritable débat sur le choix de société dans laquelle nous souhaitons vivre. L’apparence et la futilité dominent sur la profondeur de l’affrontement des idées. Tout cela ne ressemble en rien, de près ou de loin à une démocratie.
La démocratie réelle se définit d’abord et avant tout par la participation massive des citoyens à la gestion des affaires de la cité. Elle est directe et participative. Elle trouve son expression la plus authentique dans l’assemblée populaire et le dialogue permanent sur l’organisation de la vie en commun. La forme représentative et parlementaire qui usurpe le nom de démocratie limite le pouvoir des citoyens au simple droit de vote, c'est-à-dire au néant, tant il est vrai que le choix entre gris clair et gris foncé n’est pas un choix véritable. Les sièges parlementaires sont occupés dans leur immense majorité par la classe économiquement dominante, qu’elle soit de droite ou de la prétendue gauche social-démocrate.
Le pouvoir n’est pas à conquérir, il est à détruire. Il est tyrannique par nature, qu’il soit exercé par un roi, un dictateur ou un président élu. La seule différence dans le cas de la « démocratie » parlementaire, c’est que les esclaves ont l’illusion de choisir eux-mêmes le maitre qu’ils devront servir. Le vote a fait d’eux les complices de la tyrannie qui les opprime. Ils ne sont pas esclaves parce qu’il existe des maîtres mais il existe des maitres parce qu’ils ont choisi de demeurer esclaves. 

 Chapitre XVIII :
Le système totalitaire marchand

« La nature n’a créé ni maîtres ni esclaves,
Je ne veux ni donner ni recevoir de lois. »
Denis Diderot
Le système dominant se définit donc par l’omniprésence de son idéologie marchande. Elle occupe à la fois tout l’espace et tous les secteurs de la vie. Elle ne dit rien de plus que : « Produisez, vendez, consommez, accumulez ! » Elle a réduit l’ensemble des rapports humains à des rapports marchands et considère notre planète comme une simple marchandise. Le devoir qu’elle nous impose est le travail servile. Le seul droit qu’elle reconnaît est le droit à la propriété privée. Le seul dieu qu’elle arbore est l’argent.
Le monopole de l’apparence est total. Seuls paraissent les hommes et les discours favorables à l’idéologie dominante. La critique de ce monde est noyée dans le flot médiatique qui détermine ce qui est bien et ce qui est mal, ce que l’on peut voir et ce que l’on ne peut pas voir.

Omniprésence de l’idéologie, culte de l’argent, monopole de l’apparence, parti unique sous couvert du pluralisme parlementaire, absence d’une opposition visible, répression sous toutes ses formes, volonté de transformer l’homme et le monde. Voila le visage réel du totalitarisme moderne que l’on appelle « démocratie libérale » mais qu’il faut maintenant appeler par son nom véritable : le système totalitaire marchand.

L’homme, la société et l’ensemble de notre planète sont au service de cette idéologie. Le système totalitaire marchand a donc réalisé ce qu’aucun totalitarisme n’avait pu faire avant lui : unifier le monde à son image. Aujourd’hui, il n’y a plus d’exil possible.
Chapitre XIX :
Perspectives
A mesure que l’oppression s’étend à tous les secteurs de la vie, la révolte prend l’allure d’une guerre sociale. Les émeutes renaissent et annoncent la révolution à venir.

La destruction de la société totalitaire marchande n’est pas une affaire d’opinion. Elle est une nécessité absolue dans un monde que l’on sait condamné. Puisque le pouvoir est partout, c’est partout et tout le temps qu’il faut le combattre.

La réinvention du langage, le bouleversement permanent de la vie quotidienne, la désobéissance et la résistance sont les maîtres mots de la révolte contre l’ordre établi. Mais pour que de cette révolte naisse une révolution, il faut rassembler les subjectivités dans un front commun.

C’est à l’unité de toutes les forces révolutionnaires qu’il faut œuvrer. Cela ne peut se faire qu’à partir de la conscience de nos échecs passés : ni le réformisme stérile, ni la bureaucratie totalitaire ne peuvent être une solution à notre insatisfaction. Il s’agit d’inventer de nouvelles formes d’organisation et de lutte.

L’autogestion dans les entreprises et la démocratie directe à l’échelle des communes constituent les bases de cette nouvelle organisation qui doit être antihiérarchique dans la forme comme dans le contenu.

Le pouvoir n’est pas à conquérir, il est à détruire.
Chapitre XX :
Épilogue


« O Gentilshommes, la vie est courte… Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des rois. »
William Shakespeare



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