vendredi, octobre 05, 2012

Le système totalitaire marchand





Les textes de Jean Rousselet sur le travail (travail & pensée chrétienne (I), travail & pensée libérale (II), travail & pensée socialiste, utopique et marxiste (III) sont accompagnés de vidéos extraites du film documentaire De la servitude moderne.

De la servitude moderne dénonce l'odieux système totalitaire marchand actuellement ratifié par les politiciens de tous les partis politiques. Ce système serait-il inspiré par le tréfonds infernal de la psyché collective ou, comme de croyait René Guénon, par un inquiétant inframonde ?

« De la servitude moderne est un livre et un film documentaire de 52 minutes produits de manière totalement indépendante ; le livre (et le DVD qu’il contient) est distribué gratuitement dans certains lieux alternatifs en France et en Amérique latine. Le texte a été écrit en Jamaïque en octobre 2007 et le documentaire a été achevé en Colombie en mai 2009. Il existe en version française, anglaise et espagnole. Le film est élaboré à partir d’images détournées, essentiellement issues de films de fiction et de documentaires.

L’objectif central de ce film est de mettre à jour la condition de l’esclave moderne dans le cadre du système totalitaire marchand et de rendre visible les formes de mystification qui occultent cette condition servile. Il a été fait dans le seul but d’attaquer frontalement l’organisation dominante du monde.
Dans l’immense champ de bataille de la guerre civile mondiale, le langage constitue une arme de choix. Il s’agit d’appeler effectivement les choses par leur nom et de faire découvrir l’essence cachée de ces réalités par la manière dont on les nomme. La démocratie libérale est un mythe en cela que l’organisation dominante du monde n’a rien de démocratique ni même rien de libérale. Il est donc urgent de substituer au mythe de la démocratie libérale sa réalité concrète de système totalitaire marchand et de répandre cette nouvelle expression comme une traînée de poudre prête à incendier les esprits en révélant la nature profonde de la domination présente.

D’aucuns espéreront trouver ici des solutions ou des réponses toutes faites, genre petit manuel de « Comment faire la révolution ? ». Tel n’est pas le propos de ce film. Il s’agit ici de faire la critique exacte de la société qu’il nous faut combattre. Ce film est avant tout un outil militant qui a pour vocation de faire s’interroger le plus grand nombre et de répandre la critique partout où elle n’a pas accès. Les solutions, les éléments de programme, c’est ensemble qu’il faut les construire. Et c’est avant tout dans la pratique qu’elles éclatent au grand jour. Nous n’avons pas besoin d’un gourou qui vienne nous expliquer comment nous devons agir. La liberté d’action doit être notre caractéristique principale. Ceux qui veulent rester des esclaves attendent l’homme providentiel ou l’œuvre qu’il suffirait de suivre à la lettre pour être plus libre. On en a trop vu de ces œuvres ou de ces hommes dans toute l’histoire du XXe siècle qui se sont proposés de constituer l’avant-garde révolutionnaire et de conduire le prolétariat vers la libération de sa condition. Les résultats cauchemardesques parlent d’eux-mêmes.

Par ailleurs, nous condamnons toutes les religions en cela qu’elles sont génératrices d’illusions nous permettant d’accepter notre sordide condition de dominés et qu’elles mentent ou déraisonnent sur à peu près tout. Mais nous condamnons également toute stigmatisation d’une religion en particulier. Les adeptes du complot sioniste ou du péril islamiste sont de pauvres têtes mystifiées qui confondent la critique radicale avec la haine et le dédain. Ils ne sont capables de produire que de la boue. Si certains d’entre eux se disent révolutionnaires, c’est davantage en référence aux « révolutions nationales » des années 1930-1940 qu’à la véritable révolution libératrice à laquelle nous aspirons. La recherche d’un bouc émissaire en fonction de son appartenance religieuse ou ethnique est vieille comme la civilisation et elle n’est que le produit des frustrations de ceux qui cherchent des réponses rapides et simples face au véritable mal qui nous accable. Il ne peut y avoir d’ambiguïté sur la nature de notre combat. Nous sommes favorables à l’émancipation de l’humanité toute entière, sans aucune forme de discrimination. Tout pour tous est l’essence du programme révolutionnaire auquel nous adhérons.

Les références qui ont inspiré ce travail et plus généralement ma vie sont explicites dans ce film : Diogène de Sinoppe, Étienne de La Boétie, Karl Marx et Guy Debord. Je ne m’en cache pas et ne prétend pas avoir inventé l’électricité. On me reconnaîtra simplement le mérite d’avoir su m’en servir pour m’éclairer. Quand à ceux qui trouveront à redire sur cette œuvre en tant qu’elle ne serait pas assez révolutionnaire ou bien trop radicale ou encore pessimiste n’ont qu’à proposer leur propre vision du monde dans lequel nous vivons. Plus nous serons nombreux à diffuser ces idées et plus la possibilité d’un changement radical pourra émerger.

La crise économique, sociale et politique a révélé la faillite patente du système totalitaire marchand. Une brèche est ouverte.Il s’agit maintenant de s’y engouffrer sans peur mais de manière stratégique. Il faut cependant agir vite car le pouvoir,  parfaitement informé sur l’état des lieux de la radicalisation de la contestation, prépare une attaque préventive sans commune mesure avec ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. L’urgence des temps nous impose donc l’unité plutôt que la division car ce qui nous rassemble est bien plus profond que ce qui nous sépare. Il est toujours très commode de critiquer ce qui se fait du côté des organisations, des individus ou des différents groupes qui se réclament de la révolution sociale. Mais en réalité, ces critiques participent de la volonté d’immobilisme qui tente de nous convaincre que rien n’est possible. Il ne faut pas se tromper d’ennemis. Les vieilles querelles de chapelle du camp révolutionnaire doivent laisser la place à l’unité d’action de toutes nos forces. Il faut douter de tout, même du doute.

Le texte et le film sont libres de droits, ils peuvent être copiés, diffusés, projetés sans la moindre forme de contrainte. Ils sont par ailleurs totalement gratuits et ne peuvent en aucun cas être vendus ou commercialisés sous quelque forme que ce soit. Il serait en effet pour le moins incohérent de proposer une marchandise qui aurait pour vocation de critiquer l’omniprésence de la marchandise. La lutte contre la propriété privée, intellectuelle ou autre, est notre force de frappe contre la domination présente.

Ce film qui est diffusé en dehors de tout circuit légal ou commercial ne peut exister que grâce à l’appui de personnes qui en organisent la diffusion ou la projection. Il ne nous appartient pas, il appartient à ceux qui voudront bien s’en saisir pour le jeter dans le feu des combats. »

Jean-François Brient et Victor León Fuentes


De la servitude moderne


Chapitre I :
Épigraphe

« Mon optimisme est basé sur la certitude que cette civilisation va s’effondrer.
Mon pessimisme sur tout ce qu’elle fait pour nous entraîner dans sa chute. »

Chapitre II :
La servitude moderne

"Quelle époque terrible que celle où des idiots dirigent des aveugles."
William Shakespeare

La servitude moderne est une servitude volontaire, consentie par la foule des esclaves qui rampent à la surface de la Terre. Ils achètent eux-mêmes toutes les marchandises qui les asservissent toujours un peu plus. Ils courent eux-mêmes derrière un travail toujours plus aliénant, que l’on consent généreusement à leur donner, s’ils sont suffisamment sages. Ils choisissent eux-mêmes les maîtres qu’ils devront servir. Pour que cette tragédie mêlée d’absurdité ait pu se mettre en place, il a fallu tout d’abord ôter aux membres de cette classe toute conscience de son exploitation et de son aliénation. Voila bien l’étrange modernité de notre époque. Contrairement aux esclaves de l’Antiquité, aux serfs du Moyen-âge ou aux ouvriers des premières révolutions industrielles, nous sommes aujourd’hui devant une classe totalement asservie mais qui ne le sait pas ou plutôt qui ne veut pas le savoir. Ils ignorent par conséquent la révolte qui devrait être la seule réaction légitime des exploités. Ils acceptent sans discuter la vie pitoyable que l’on a construite pour eux. Le renoncement et la résignation sont la source de leur malheur.

Voilà le mauvais rêve des esclaves modernes qui n’aspirent finalement qu’à se laisser aller dans la danse macabre du système de l’aliénation.

L’oppression se modernise en étendant partout les formes de mystification qui permettent d’occulter notre condition d’esclave.

Montrer la réalité telle qu’elle est vraiment et non telle qu’elle est présentée par le pouvoir constitue la subversion la plus authentique.

Seule la vérité est révolutionnaire.

Chapitre III :
L’aménagement du territoire et l’habitat

« L’urbanisme est cette prise de possession de l’environnement naturel et humain par le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de l’espace comme son propre décor. »
La Société du Spectacle, Guy Debord.

À mesure qu’ils construisent leur monde par la force de leur travail aliéné, le décor de ce monde devient la prison dans laquelle il leur faudra vivre. Un monde sordide, sans saveur ni odeur, qui porte en lui la misère du mode de production dominant.

Ce décor est en perpétuel construction. Rien n’y est stable. La réfection permanente de l’espace qui nous entoure trouve sa justification dans l’amnésie généralisée et l’insécurité dans lesquelles doivent vivre ses habitants. Il s’agit de tout refaire à l’image du système : le monde devient tous les jours un peu plus sale et bruyant, comme une usine.

Chaque parcelle de ce monde est la propriété d’un État ou d’un particulier. Ce vol social qu’est l’appropriation exclusive du sol se trouve matérialisé dans l’omniprésence des murs, des barreaux, des clôtures, des barrières et des frontières… ils sont la trace visible de cette séparation qui envahit tout.

Mais parallèlement, l’unification de l’espace selon les intérêts de la culture marchande est le grand objectif de notre triste époque. Le monde doit devenir une immense autoroute, rationalisée à l’extrême, pour faciliter le transport des marchandises. Tout obstacle, naturel ou humain doit être détruit.

L’habitat dans lequel s’entasse cette masse servile est à l’image de leur vie : il ressemble à des cages, à des prisons, à des cavernes. Mais contrairement aux esclaves ou aux prisonniers, l’exploité des temps modernes doit payer sa cage.

« Car ce n’est pas l’homme mais le monde qui est devenu un anormal. »
Antonin Artaud

Chapitre IV :
La marchandise

« Une marchandise paraît au premier coup d'œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilité métaphysique et d'arguties théologiques. »
Le Capital, Karl Marx

Et c’est dans ce logis étroit et lugubre qu’il entasse les nouvelles marchandises qui devraient, selon les messages publicitaires omniprésents, lui apporter le bonheur et la plénitude. Mais plus il accumule des marchandises et plus la possibilité d’accéder un jour au bonheur s’éloigne de lui.

« A quoi sert à un homme de tout posséder s’il perd son âme. »
Marc 8 ; 36

La marchandise, idéologique par essence, dépossède de son travail celui qui la produit et dépossède de sa vie celui qui la consomme. Dans le système économique dominant, ce n’est plus la demande qui conditionne l’offre mais l’offre qui détermine la demande. C’est ainsi que de manière périodique, de nouveaux besoins sont créés qui sont vite considérés comme des besoins vitaux par l’immense majorité de la population : ce fut d’abord la radio, puis la voiture, la télévision, l’ordinateur et maintenant le téléphone portable.

Toutes ces marchandises, distribuées massivement en un lapse de temps très limité, modifient en profondeur les relations humaines : elles servent d’une part à isoler les hommes un peu plus de leur semblable et d’autre part à diffuser les messages dominants du système. Les choses qu’on possède finissent par nous posséder.

Chapitre V :
L’alimentation

« Ce qui est une nourriture pour l’un est un poison pour l’autre. »
Paracelse

Mais c’est encore lorsqu’il s’alimente que l’esclave moderne illustre le mieux l’état de décrépitude dans lequel il se trouve. Disposant d’un temps toujours plus limité pour préparer la nourriture qu’il ingurgite, il en est réduit à consommer à la va-vite ce que l’industrie agrochimique produit. Il erre dans les supermarchés à la recherche des ersatz que la société de la fausse abondance consent à lui donner. Là encore, il n’a plus que l’illusion du choix. L’abondance des produits alimentaires ne dissimule que leur dégradation et leur falsification. Il ne s’agit bien notoirement que d’organismes génétiquement modifiés, d’un mélange de colorants et de conservateurs, de pesticides, d’hormones et autres inventions de la modernité. Le plaisir immédiat est la règle du mode d’alimentation dominant, de même qu’il est la règle de toutes les formes de consommation. Et les conséquences sont là qui illustrent cette manière de s’alimenter.

Mais c’est face au dénuement du plus grand nombre que l’homme occidental se réjouit de sa position et de sa consommation frénétique. Pourtant, la misère est partout où règne la société totalitaire marchande. Le manque est le revers de la médaille de la fausse abondance. Et dans un système qui érige l’inégalité comme critère de progrès, même si la production agrochimique est suffisante pour nourrir la totalité de la population mondiale, la faim ne devra jamais disparaître.

« Ils se sont persuadés que l’homme, espèce pécheresse entre toutes, domine la création. Toutes les autres créatures n’auraient été créées que pour lui procurer de la nourriture, des fourrures, pour être martyrisées, exterminées. »
Isaac Bashevis Singer

L’autre conséquence de la fausse abondance alimentaire est la généralisation des usines concentrationnaires et l’extermination massive et barbare des espèces qui servent à nourrir les esclaves. Là se trouve l’essence même du mode de production dominant. La vie et l’humanité ne résistent pas face au désir de profit de quelques uns. 



Chapitre VI :
La destruction de l’environnement


« C’est une triste chose de songer que la nature parle et que le genre humain ne l’écoute pas. »
Victor Hugo
Le pillage des ressources de la planète, l’abondante production d’énergie ou de marchandises, les rejets et autres déchets de la consommation ostentatoire hypothèquent gravement les chances de survie de notre Terre et des espèces qui la peuplent. Mais pour laisser libre court au capitalisme sauvage, la croissance ne doit jamais s’arrêter. Il faut produire, produire et reproduire encore.

Et ce sont les mêmes pollueurs qui se présentent aujourd’hui comme les sauveurs potentiels de la planète. Ces imbéciles du show business subventionnés par les firmes multinationales essayent de nous convaincre qu’un simple changement de nos habitudes de vie suffirait à sauver la planète du désastre. Et pendant qu’ils nous culpabilisent, ils continuent à polluer sans cesse notre environnement et notre esprit. Ces pauvres thèses pseudo-écologiques sont reprises en cœur par tous les politiciens véreux à cours de slogan publicitaire. Mais ils se gardent bien de proposer un changement radical dans le système de production. Il s’agit comme toujours de changer quelques détails pour que tout puisse rester comme avant.

Chapitre VII :
Le travail

Travail, du latin Tri Palium trois pieux, instrument de torture.
Mais pour entrer dans la ronde de la consommation frénétique, il faut de l’argent et pour avoir de l’argent, il faut travailler, c'est-à-dire se vendre. Le système dominant a fait du travail sa  principale valeur. Et les esclaves doivent travailler toujours plus pour payer à crédit leur vie misérable. Ils s’épuisent dans le travail, perdent la plus grande part de leur force vitale et subissent les pires humiliations. Ils passent toute leur vie à une activité fatigante et ennuyeuse pour le profit de quelques uns.

L’invention du chômage moderne est là pour les effrayer et les faire remercier sans cesse le pouvoir de se montrer généreux avec eux. Que pourraient-ils bien faire sans cette torture qu’est le travail ? Et ce sont ces activités aliénantes que l’on présente comme une libération. Quelle déchéance et quelle misère !

Toujours pressés par le chronomètre ou par le fouet, chaque geste des esclaves est calculé afin d’augmenter la productivité. L’organisation scientifique du travail constitue l’essence même de la dépossession des travailleurs, à la fois du fruit de leur travail mais aussi du temps qu’ils passent à la production automatique des marchandises ou des services. Le rôle du travailleur se confond avec celui d’une machine dans les usines, avec celui d’un ordinateur dans les bureaux. Le temps payé ne revient plus.

Ainsi, chaque travailleur est assigné à une tache répétitive, qu’elle soit intellectuelle ou physique. Il est spécialiste dans son domaine de production. Cette spécialisation se retrouve à l’échelle de la planète dans le cadre de la division internationale du travail. On conçoit en occident, on produit en Asie et l’on meurt en Afrique.

 Chapitre VIII :
La colonisation de tous les secteurs de la vie


« C’est l’homme tout entier qui est conditionné au comportement productif par l’organisation du travail, et hors de l’usine il garde la même peau et la même tête. »
Christophe Dejours

 L’esclave moderne aurait pu se contenter de sa servitude au travail, mais à mesure que le système de production colonise tous les secteurs de la vie, le dominé perd son temps dans les loisirs, les divertissements et les vacances organisées. Aucun moment de son quotidien n’échappe à l’emprise du système. Chaque instant de sa vie a été envahi. C’est un esclave à temps plein.

Chapitre IX :
La médecine marchande


« La médecine fait mourir plus longtemps. »
Plutarque

La dégradation généralisée de son environnement, de l’air qu’il respire et de la nourriture qu’il consomme ; le stress de ses conditions de travail et de l’ensemble de sa vie sociale, sont à l’origine des nouvelles maladies de l’esclave moderne. 

Il est malade de sa condition servile et aucune médecine ne pourra jamais remédier à ce mal. Seule la libération la plus complète de la condition dans laquelle il se trouve enfermé peut permettre à l’esclave moderne de se libérer de ses souffrances.

La médecine occidentale ne connaît qu’un remède face aux maux dont souffrent les esclaves modernes : la mutilation. C’est à base de chirurgie, d’antibiotique ou de chimiothérapie que l’on traite les patients de la médecine marchande. On s’attaque aux conséquences du mal sans jamais en chercher la cause. Cela se comprend autant que cela s’explique : cette recherche nous conduirait inévitablement vers une condamnation sans appel de l’organisation sociale dans son ensemble.

De même qu’il a transformé tous les détails de notre monde en simple marchandise, le système présent a fait de notre corps une marchandise, un objet d’étude et d’expérience livré aux apprentis sorciers de la médecine marchande et de la biologie moléculaire. Et les maîtres du monde sont déjà prêts à breveter le vivant.

Le séquençage complet de l’ADN du génome humain est le point de départ d’une nouvelle stratégie mise en place par le pouvoir. Le décodage génétique n’a d’autres buts que d’amplifier considérablement les formes de domination et de contrôle.

Notre corps lui-aussi, après tant d’autres choses, nous a échappé.

 Chapitre X :
L’obéissance comme seconde nature

« À force d’obéir, on obtient des réflexes de soumission. »
Anonyme

Le meilleur de sa vie lui échappe mais il continue car il a l’habitude d’obéir depuis toujours. L’obéissance est devenue sa seconde nature. Il obéit sans savoir pourquoi, simplement parce qu’il sait qu’il doit obéir. Obéir, produire et consommer, voilà le triptyque qui domine sa vie. Il obéit à ses parents, à ses professeurs, à ses patrons, à ses propriétaires, à ses marchands. Il obéit à la loi et aux forces de l’ordre. Il obéit à tous les pouvoirs car il ne sait rien faire d’autre. La désobéissance l’effraie plus que tout car la désobéissance, c’est le risque, l’aventure, le changement. Mais de même que l’enfant panique lorsqu’il perd de vue ses parents, l’esclave moderne est perdu sans le pouvoir qui l’a créé. Alors ils continuent d’obéir.

C’est la peur qui a fait de nous des esclaves et qui nous maintient dans cette condition. Nous nous courbons devant les maîtres du monde, nous acceptons cette vie d’humiliation et de misère par crainte.

Nous disposons pourtant de la force du nombre face à cette minorité qui gouverne. Leur force à eux, ils ne la retirent pas de leur police mais bien de notre consentement. Nous justifions notre lâcheté devant l’affrontement légitime contre les forces qui nous oppriment par un discours plein d’humanisme moralisateur. Le refus de la violence révolutionnaire est ancré dans les esprits de ceux qui s’opposent au système au nom des valeurs que ce système nous a lui-même enseignés.
 
Mais le pouvoir, lui, n’hésite jamais à utiliser la violence quand il s’agit de conserver son hégémonie.

Chapitre XI :
La répression et la surveillance

« Sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la place de l’homme juste est aussi en prison. »
La désobéissance civile, Henry David Thoreau

Pourtant, il y a encore des individus qui échappent au contrôle des consciences. Mais ils sont sous surveillance. Toute forme de rébellion ou de résistance est de fait assimilée à une activité déviante ou terroriste. La liberté n’existe que pour ceux qui défendent les impératifs marchands. L’opposition réelle au système dominant est désormais totalement clandestine. Pour ces opposants, la répression est la règle en usage. Et le silence de la majorité des esclaves face à cette répression trouve sa justification dans l’aspiration médiatique et politique à nier le conflit qui existe dans la société réelle. 

Chapitre XII :
L’argent

« Et ce que l’on faisait autrefois pour l’amour de Dieu, on le fait maintenant pour l’amour de l’argent, c’est-à-dire pour l’amour de ce qui donne maintenant le sentiment de puissance le plus élevé et la bonne conscience. »
Aurore, Nietzsche

Comme tous les êtres opprimés de l’Histoire, l’esclave moderne a besoin de sa mystique et de son dieu pour anesthésier le mal qui le tourmente et la souffrance qui l’accable. Mais ce nouveau dieu, auquel il a livré son âme, n’est rien d’autre que le néant. Un bout de papier, un numéro qui n’a de sens que parce que tout le monde a décidé de lui en donner. C’est pour ce nouveau dieu qu’il étudie, qu’il travaille, qu’il se bat et qu’il se vend. C’est pour ce nouveau dieu qu’il a abandonné toute valeur et qu’il est prêt à faire n’importe quoi. Il croit qu’en possédant beaucoup d’argent, il se libérera des contraintes dans lesquels il se trouve enfermé. Comme si la possession allait de paire avec la liberté. La libération est une ascèse qui provient de la maîtrise de soi. Elle est un désir et une volonté en actes. Elle est dans l’être et non dans l’avoir. Mais encore faut-il être résolu à ne plus servir, à ne plus obéir. Encore faut-il être capable de rompre avec une habitude que personne, semble-t-il, n’ose remettre en cause.


 Chapitre XIII :
Pas d’alternative à l’organisation sociale dominante


Acta est fabula
(La pièce est jouée)

 Or l’esclave moderne est persuadé qu’il n’existe pas d’alternative à l’organisation du monde présent. Il s’est résigné à cette vie car il pense qu’il ne peut y en avoir d’autres. Et c’est bien là que se trouve la force de la domination présente : entretenir l’illusion que ce système qui a colonisé toute la surface de la Terre est la fin de l’Histoire. Il a fait croire à la classe dominée que s’adapter à son idéologie revient à s’adapter au monde tel qu’il est et tel qu’il a toujours été. Rêver d’un autre monde est devenu un crime condamné unanimement par tous les médias et tous les pouvoirs. Le criminel est en réalité celui qui contribue, consciemment ou non, à la démence de l’organisation sociale dominante. Il n’est pas de folie plus grande que celle du système présent.  

Chapitre XIV :
L’image

« Sinon, qu’il te soit fait connaître, ô roi, que tes dieux ne sont pas ceux que nous servons, et l’image d’or que tu as dressé, nous ne l’adorerons pas. »
Ancien Testament, Daniel 3 :18


Devant la désolation du monde réel, il s’agit pour le système de coloniser l’ensemble de la conscience des esclaves. C’est ainsi que dans le système dominant, les forces de répression  sont précédées par la dissuasion qui, dès la plus petite enfance, accomplit son œuvre de formation des esclaves. Ils doivent oublier leur condition servile, leur prison et leur vie misérable. Il suffit de voir cette foule hypnotique connectée devant tous les écrans qui accompagnent leur vie quotidienne. Ils trompent leur insatisfaction permanente dans le reflet manipulé d’une vie rêvée, faite d’argent, de gloire et d’aventure. Mais leurs rêves sont tout aussi affligeants que leur vie misérable.

Il existe des images pour tous et partout, elles portent en elle le message idéologique de la société moderne et servent d’instrument d’unification et de propagande. Elles croissent à mesure que l’homme est dépossédé de son monde et de sa vie. C’est l’enfant qui est la cible première de ces images car il s’agit d’étouffer la liberté dans son berceau. Il faut les rendre stupides et leur ôter toute forme de réflexion et de critique. Tout cela se fait bien entendu avec la complicité déconcertante de leurs parents qui ne cherchent même plus à résister face à la force de  frappe cumulée de tous les moyens modernes de communication. Ils achètent eux-mêmes toutes les marchandises nécessaires à l’asservissement de leur progéniture. Ils se dépossèdent de l’éducation de leurs enfants et la livrent en bloc au système de l’abrutissement et de la médiocrité.

Il y a des images pour tous les âges et pour toutes les classes sociales. Et les esclaves modernes confondent ces images avec la culture et parfois même avec l’art. On fait appel aux instincts les plus sordides pour écouler les stocks de marchandises. Et c’est encore la femme, doublement esclave dans la société présente, qui en paye le prix fort. Elle en est réduite à être un simple objet de consommation. La révolte elle-même est devenue une image que l’on vend pour mieux en détruire le potentiel subversif. L’image est toujours aujourd’hui la forme de communication la plus simple et la plus efficace. On construit des modèles, on abrutit les masses, on leur ment, on crée des frustrations. On diffuse l’idéologie marchande par l’image car il s’agit encore et toujours du même objectif : vendre, des modes de vie ou des produits, des comportements ou des marchandises, peu importe mais il faut vendre.

Chapitre XV :
Les divertissement

« La télévision ne rend idiots que ceux     
qui la regardent, pas ceux qui la font. »
Patrick Poivre d’Arvor

Ces pauvres hommes se divertissent, mais ce divertissement n’est là que pour faire diversion face au véritable mal qui les accable. Ils ont laissé faire de leur vie n’importe quoi et ils feignent d’en être fiers. Ils essayent de montrer leur satisfaction mais personne n’est dupe. Ils n’arrivent même plus à se tromper eux-mêmes lorsqu’ils se retrouvent face au reflet glacé du miroir. Ainsi ils perdent leur temps devant des imbéciles sensés les faire rire ou les faire chanter, les faire rêver ou les faire pleurer. 
On mime à travers le sport médiatique les succès et les échecs, les forces et les victoires que les esclaves modernes ont cessé de vivre dans leur propre quotidien. Leur insatisfaction les incite à vivre par procuration devant leur poste de télévision. Tandis que les empereurs de la Rome antique achetaient la soumission du peuple avec du pain et les jeux du cirque, aujourd’hui c’est avec les divertissements et la consommation du vide que l’on achète le silence des esclaves.

Chapitre XVI :
Le langage

« On croit que l'on maîtrise les mots, mais ce sont les mots qui nous maîtrisent. » 
Alain Rey

La domination sur les consciences passe essentiellement par l’utilisation viciée du langage par la classe économiquement et socialement dominante. Étant détenteur de l’ensemble des moyens de communication, le pouvoir diffuse l’idéologie marchande par la définition figée, partielle et partiale qu’il donne des mots.
Les mots sont présentés comme neutres et leur définition comme allant de soi. Mais sous le contrôle du pouvoir, le langage désigne toujours autre chose que la vie réelle.
C’est avant tout un langage de la résignation et de l’impuissance, le langage de l’acceptation passive des choses telles qu’elles sont et telles qu’elles doivent demeurer. Les mots travaillent pour le compte de l’organisation dominante de la vie et le fait même d’utiliser le langage du pouvoir nous condamne à l’impuissance.
Le problème du langage est au centre du combat pour l’émancipation humaine. Il n’est pas une forme de domination qui se surajoute aux autres, il est le cœur même du projet d’asservissement du système totalitaire marchand.

C’est par la réappropriation du langage et donc de la communication réelle entre les personnes que la possibilité d’un changement radical émerge de nouveau. C’est en cela que le projet révolutionnaire rejoint le projet poétique. Dans l’effervescence populaire, la parole est prise et réinventée par des groupes étendus. La spontanéité créatrice s’empare de chacun et nous rassemble tous.

Chapitre XVII :
L’illusion du vote et de la démocratie parlementaire

« Voter, c’est abdiquer. » 
Élisée Reclus

Pourtant, les esclaves modernes se pensent toujours citoyens. Ils croient voter et décider librement qui doit conduire leurs affaires. Comme s’ils avaient encore le choix. Ils n’en ont conservé que l’illusion. Croyez-vous encore qu’il existe une différence fondamentale quant au choix de société dans laquelle nous voulons vivre entre le PS et l’UMP en France, entre les démocrates et les républicains aux États-Unis, entre les travaillistes et les conservateurs au Royaume-Uni ? Il n’existe pas d’opposition car les partis politiques dominants sont d’accord sur l’essentiel qui est la conservation de la présente société marchande. Il n’existe pas de partis politiques susceptibles d’accéder au pouvoir qui remette en cause le dogme du marché. Et ce sont ces partis qui avec la complicité médiatique monopolise l’apparence.  Ils se chamaillent sur des points de détails pourvu que tout reste en place. Ils se disputent pour savoir qui occupera les places que leur offre le parlementarisme marchand. Ces pauvres chamailleries sont relayées par tous les médias dans le but d’occulter un véritable débat sur le choix de société dans laquelle nous souhaitons vivre. L’apparence et la futilité dominent sur la profondeur de l’affrontement des idées. Tout cela ne ressemble en rien, de près ou de loin à une démocratie.
La démocratie réelle se définit d’abord et avant tout par la participation massive des citoyens à la gestion des affaires de la cité. Elle est directe et participative. Elle trouve son expression la plus authentique dans l’assemblée populaire et le dialogue permanent sur l’organisation de la vie en commun. La forme représentative et parlementaire qui usurpe le nom de démocratie limite le pouvoir des citoyens au simple droit de vote, c'est-à-dire au néant, tant il est vrai que le choix entre gris clair et gris foncé n’est pas un choix véritable. Les sièges parlementaires sont occupés dans leur immense majorité par la classe économiquement dominante, qu’elle soit de droite ou de la prétendue gauche social-démocrate.
Le pouvoir n’est pas à conquérir, il est à détruire. Il est tyrannique par nature, qu’il soit exercé par un roi, un dictateur ou un président élu. La seule différence dans le cas de la « démocratie » parlementaire, c’est que les esclaves ont l’illusion de choisir eux-mêmes le maitre qu’ils devront servir. Le vote a fait d’eux les complices de la tyrannie qui les opprime. Ils ne sont pas esclaves parce qu’il existe des maîtres mais il existe des maitres parce qu’ils ont choisi de demeurer esclaves. 

 Chapitre XVIII :
Le système totalitaire marchand

« La nature n’a créé ni maîtres ni esclaves,
Je ne veux ni donner ni recevoir de lois. »
Denis Diderot
Le système dominant se définit donc par l’omniprésence de son idéologie marchande. Elle occupe à la fois tout l’espace et tous les secteurs de la vie. Elle ne dit rien de plus que : « Produisez, vendez, consommez, accumulez ! » Elle a réduit l’ensemble des rapports humains à des rapports marchands et considère notre planète comme une simple marchandise. Le devoir qu’elle nous impose est le travail servile. Le seul droit qu’elle reconnaît est le droit à la propriété privée. Le seul dieu qu’elle arbore est l’argent.
Le monopole de l’apparence est total. Seuls paraissent les hommes et les discours favorables à l’idéologie dominante. La critique de ce monde est noyée dans le flot médiatique qui détermine ce qui est bien et ce qui est mal, ce que l’on peut voir et ce que l’on ne peut pas voir.

Omniprésence de l’idéologie, culte de l’argent, monopole de l’apparence, parti unique sous couvert du pluralisme parlementaire, absence d’une opposition visible, répression sous toutes ses formes, volonté de transformer l’homme et le monde. Voila le visage réel du totalitarisme moderne que l’on appelle « démocratie libérale » mais qu’il faut maintenant appeler par son nom véritable : le système totalitaire marchand.

L’homme, la société et l’ensemble de notre planète sont au service de cette idéologie. Le système totalitaire marchand a donc réalisé ce qu’aucun totalitarisme n’avait pu faire avant lui : unifier le monde à son image. Aujourd’hui, il n’y a plus d’exil possible.
Chapitre XIX :
Perspectives
A mesure que l’oppression s’étend à tous les secteurs de la vie, la révolte prend l’allure d’une guerre sociale. Les émeutes renaissent et annoncent la révolution à venir.

La destruction de la société totalitaire marchande n’est pas une affaire d’opinion. Elle est une nécessité absolue dans un monde que l’on sait condamné. Puisque le pouvoir est partout, c’est partout et tout le temps qu’il faut le combattre.

La réinvention du langage, le bouleversement permanent de la vie quotidienne, la désobéissance et la résistance sont les maîtres mots de la révolte contre l’ordre établi. Mais pour que de cette révolte naisse une révolution, il faut rassembler les subjectivités dans un front commun.

C’est à l’unité de toutes les forces révolutionnaires qu’il faut œuvrer. Cela ne peut se faire qu’à partir de la conscience de nos échecs passés : ni le réformisme stérile, ni la bureaucratie totalitaire ne peuvent être une solution à notre insatisfaction. Il s’agit d’inventer de nouvelles formes d’organisation et de lutte.

L’autogestion dans les entreprises et la démocratie directe à l’échelle des communes constituent les bases de cette nouvelle organisation qui doit être antihiérarchique dans la forme comme dans le contenu.

Le pouvoir n’est pas à conquérir, il est à détruire.
Chapitre XX :
Épilogue


« O Gentilshommes, la vie est courte… Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des rois. »
William Shakespeare



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jeudi, octobre 04, 2012

Travail & pensée socialiste, utopique et marxiste (3)




De la servitude moderne 5/6

Travail & pensée socialiste, utopique et marxiste
- III -

Comment d'ailleurs pouvait-il en être autrement quand le courant de pensée socialiste qui constitue la troisième source d'inspiration de l'idéologie contemporaine, alors qu'il prenait le contre-pied de la presque totalité des doctrines spirituelles, économiques et politiques traditionnelles, ne faisait au contraire que renchérir sur ce qu'elles enseignaient de l'obligation de travail, en en faisant l'unique moteur du progrès et l'outil indispensable à la construction des sociétés futures, égalitaires, utopiques ou communistes ?

Cette véritable déification laïque de l'effort laborieux, née des premiers rêves des utopistes, prit de l'importance à mesure que le socialisme, de concept philosophique, se transformait en théorie économique.

Dès le XVe siècle, Thomas More, considéré comme le premier des grands utopistes, posait déjà l'obligation de travail pour tous comme principe fondamental, et prônait l'élimination des « frelons oisifs » de la ruche active que devait devenir l'humanité pour être enfin heureuse. Veiras d'Alais, en 1677 et Morelly, en 1755, les premiers à avoir imaginé des collectivités communistes, n'hésitaient pas non plus à imiter leurs contemporains les plus attachés à la propriété privée, en faisant avec la même sévérité de l'oisiveté « la mère des vices » et « la cause des querelles et des rébellions ».

On aurait pu attendre plus d'imagination, ou moins de conformisme, des pères français du socialisme. Il n'en fut rien, et leur ingéniosité à échafauder les systèmes économiques et politiques les plus hardis et les plus utopiques, n'alla jamais jusqu'à esquisser des projets de communauté où le travail, pour une fois, cesserait d'être défini comme le seul témoignage réel de l'activité humaine. Saint-Simon voulait, par exemple, que tous les hommes se considèrent « comme des ouvriers attachés à un atelier, dont les travaux ont pour but de rapprocher l'intelligence humaine de la divine prévoyance », et Victor Considérant voyait, lui, dans le travail la raison même de l'existence, puisque, disait-il, « l'humanité a été créée pour gérer le globe terrestre ». C'est à peu près pour les mêmes raisons que Fourier faisait de son Nouveau Monde industriel un paradis (?) où « chacun serait sur pied dès quatre heures du matin, hiver comme été, pour se livrer avec ardeur aux travaux utiles ». C'était d'ailleurs là revendication bien modeste à côté de celle de l'Italien Monro qui, lui, réclamait en toute simplicité « le travail continuel ». Peut-être parce que, comme Proudhon, il y voyait « une mission perpétuelle de l'esprit » ou « une insurrection permanente » et comme telle un « facteur essentiel de liberté ».

C'est à peine si quelques-uns d'entre eux, plus semble-t-il pour favoriser le rendement que pour réellement libérer l'homme de son fardeau originel, ont parfois discrètement fait allusion à une éventuelle et souhaitable diminution des horaires, ou à l'intérêt qu'il pourrait y avoir à rendre certaines tâches plus agréables.

L'Utopie des « grands ancêtres » ne se parait pas toujours de couleurs riantes et ne ressemblait que rarement à cet Éden avec lequel elle est si souvent confondue aujourd'hui.

Il est vrai que très tôt la prise de conscience des impératifs économiques, propres à n'importe quelle société évoluée, était venue tempérer les perspectives idylliques des disciples attardés de Jean-Jacques Rousseau. Les difficultés de la Convention en matière de ravitaillement et de prix alimentaires en avaient fourni la première occasion tangible, en montrant que l'égalité entre tous ne pouvait se concilier avec une production suffisante des biens de consommation, qu'à condition de dépasser le simple plan des déclarations éloquentes ou des décrets financiers, pour imposer dans les faits l'indispensable redistribution des tâches et des richesses.

Après Robespierre, mais beaucoup moins timidement, Gracchus Babœuf s'y était essayé. A côté d'une loi agraire qui prévoyait un complet remodèlement de la propriété terrienne, son Manifeste des égaux introduisait en effet le principe du travail obligatoire et faisait de la complémentarité de ces deux mesures la clef de voûte de tout son système. La guillotine mit très vite fin à cette fugitive tentative d'économie collectiviste, mais le souvenir devait en rester longtemps vivace dans les milieux socialistes du XIXe. Il fallut pourtant attendre que Marx apportât au socialisme traditionnel la caution scientifique et philosophique de ses thèses socio-économiques et historiques, pour que fussent clairement définis les rapports capital-travail et à travers eux la place et la fonction à réserver à l'obligation de travail, dans le long processus qui devait conduire à l'instauration du communisme. Quel que soit le jugement porté par chacun de nous sur son œuvre, nul ne peut nier qu'elle représente une étape importante de l'évolution des idées et que son empreinte marque encore, qu'on le veuille ou non, beaucoup de l'idéologie contemporaine.

Des concepts aussi nouveaux pour leur époque que ceux par exemple de force de travail, d'aliénation ou de matérialisme historique, sont maintenant entrés dans le langage courant et utilisés à tout propos... et même hors de propos.

Chacun pourtant, fervent disciple ou farouche contempteur, a trop souvent tendance à ne retenir du marxisme que ce qui légitime son acceptation ou son refus des programmes politiques qui s'en réclament.

Alors que les écrits de l'auteur du Manifeste du Parti communiste furent aussi ceux d'un philosophe, d'un sociologue, d'un historien et parfois même dans un certain sens, ceux d'un moraliste, rien ne semble en être retenu, quand leur contenu n'a pas valeur immédiatement économique et politique. Et comme il est vrai qu'il existe parfois des contradictions entre les ouvrages de jeunesse et le Capital, l'exégèse qui est faite aujourd'hui de sa doctrine globale à des fin de propagande ou de dénigrement, n'en retient que ce qui paraît le plus en accord avec le résultat recherché. Cette simplification outrancière est particulièrement évidente en ce qui concerne ce que Marx est censé avoir pensé de l'obligation de travail, et ce qui est donc présenté aujourd'hui comme l'orthodoxie en la matière.

Parce que son inspirateur Hegel avait écrit avant lui que « par son activité professionnelle l'homme participe dans la durée de sa propre vie et dans celle des générations successives au progrès général » et qu' « il identifie sa vie avec sa profession », il parut normal de ne retenir de sa propre opinion philosophique que les textes où il affirmait, en particulier dans l'Idéologie allemande, que le travail assure la conservation de l'individu et la perpétuation de l'espèce », « qu'il distingue l'homme de l'animal », ou même que « l'homme est créé par le travail humain ».

Parce que la Révolution russe en 1917 fut immédiatement confrontée avec l'obligation de transformer, le plus rapidement possible, un pays arriéré et sous-développé en une nation industrielle moderne, et qu'elle ne put le faire qu'en exigeant de tous un immense et brutal effort, il fallut souligner ce qui, dans ses thèses économiques, faisait de la force de travail et donc de l'énergie humaine consacrée au travail, l'instrument indispensable à tout progrès. Enfin, parce que le succès de Staline sur Trotsky imposa avec l'idée du « socialisme dans un seul pays », la nécessité pour l'URSS de rivaliser dans la paix ou la guerre avec les pays capitalistes, il fallut, pour sauver la « patrie des travailleurs », lier la notion de communisme à celle de production intensive. C'était combattre que travailler. Le stakhanovisme devint le meilleur moyen pour le citoyen soviétique de prouver en même temps son patriotisme et sa foi politique, en faisant de son labeur un exemple pour tous les autres travailleurs du monde, et en assumant son destin d'homme communiste dans une domination toujours plus grande de la nature.

Curieuse aventure pour l'ouvrier ou le paysan russe, dont le langage faisait pourtant du mot oisif (prasdny) l'étymologie du mot fête (prasdnik).

Dans la stricte observance du modèle soviétique, ce qui était nécessité impérieuse pour les travailleurs de l'URSS se transforma tout naturellement en dogme pour les communistes étrangers, et puisque l'article 8 du Manifeste prévoyait le travail obligatoire pour tous, cette obligation parut toute naturelle, même dans les régimes capitalistes, aux différents leaders du Parti. Un tel respect de l'activité de travail, et en particulier pendant les grèves les plus dures, un tel respect de l'outil de travail par les syndicalistes marxistes, peuvent paraître paradoxaux quand les moyens de production sont encore aux mains du patronat. C'est que pour eux leur appropriation par la classe ouvrière est toujours pour un avenir très proche. Contribuer à l'enrichissement de l'appareil industriel, même s'il est encore aux mains des classes possédantes, c'est encore favoriser l'avènement de la société communiste, qui ne sera viable qu'a condition d'être économiquement puissante, qu'elle construise elle-même sa puissance ou qu'elle en hérite peu ou prou du capitalisme.

Réduit à ces seules perspectives, le marxisme, tel qu'il inspire (inspirait) la ligne politique des gouvernements et des programmes qui s'en réclament, se trouve donc en fait reconnaître à la valeur travail un sens aussi contraignant que celui que lui accordaient depuis des siècles la tradition chrétienne ou le pragmatisme libéral et bourgeois. La tentation serait même grande de penser qu'en la matière certains régimes socialistes ont parfois dépassé les excès du puritanisme protestant ou du capitalisme naissant, et que pour les imposer ils ont dû faire état à leur tour des mêmes justifications morales et des mêmes rationalisations philosophiques. N'en est-il pas ainsi, par exemple, quand la Chine, faisant de la rééducation par le travail l'unique thérapeutique de toutes les déviations politiques et de toutes les perversions individuelles, espère ainsi construire un homme nouveau ? (lignes écrites en 1977)

Jean rousselet, L'allergie au travail.


De la servitude moderne 6/6

Travail & pensée libérale (2)



De la servitude moderne 3/6

Travail & pensée libérale
- II -

En substituant à l'obéissance aux commandements divins la sujétion aux lois de la nature, les écrivains et les hommes politiques qui tentèrent avec plus ou moins de succès de libérer leur pensée de toute influence religieuse, ne firent en effet que rendre l'obligation du travail encore plus pressante. Sur ce point précis la contribution des plus rationalistes ou des plus révolutionnaires d'entre eux à l'élaboration de l'idéologie actuelle semble même s'être limitée à apporter la caution de la science ou de l'égalitarisme aux plus sévères conceptions puritaines.

Dans un premier temps, l'ambition des esprits éclairés fut de proposer pour les sociétés humaines un modèle d'explication et d'organisation, aussi rigoureux que celui auquel obéissaient les lois physiques et astronomiques, qui venaient d'être découvertes. Cela pour maintenir l'ordre et favoriser le progrès beaucoup plus que pour satisfaire une simple curiosité. La raison n'y pouvait seule suffire. Il était nécessaire, pour qu'il y ait avancement des sciences et des techniques, de s'aider d'une force, d'une énergie toujours plus grandes. Le travail humain était seul à même de la fournir à profusion. Il fallait donc, pour qu'il y eût développement harmonieux et continu, que rien ne fût remis en question des règles qui avaient jusque-là présidé aux partages des responsabilités et des tâches entre les diverses classes sociales. C'est parce que beaucoup de progrès avaient été réalisés dans un passé récent grâce à une certaine conception du travail, qu'il devenait possible d'en attendre d'autres encore plus grands pour l'avenir. Il eût paru d'ailleurs d'autant plus déraisonnable d'y changer quoi que ce fût que ceux-là même qui se faisaient les théoriciens des sociétés mieux équilibrées à construire, appartenaient en majorité aux couches de la population qui tiraient justement leur originalité et leur nouveau pouvoir, du sens récemment donné à l'activité laborieuse et à la profession par les doctrines religieuses du moment. La bourgeoisie naissante qui voyait dans le progrès des idées un moyen de substituer aux privilèges du sang ceux de l'intelligence, voyait en effet aussi dans le progrès des techniques l'occasion de substituer à l'autorité déclinante de la noblesse celle de la fortune. Son libéralisme soucieux surtout de liberté d'entreprise et de liberté d'échanges, donc de profit et déjà de productivité, ne pouvait espérer s'imposer qu'à condition de transformer en impératif naturel, en loi économique. ce qui jusque-là n'était qu'obligation spirituelle un peu trop sujette à interprétations contradictoires. C'était se mettre à la mode du jour que d'attendre de la science la légitimation d'un statut de plus en plus privilégié, et c'était en même temps protéger ses intérêts que de se débarrasser par la même occasion de tous les dangereux aspects égalitaristes du message chrétien.

Ainsi, pour Montesquieu, « c'était tout un que le devoir soit fixé aux hommes par la Nature ou par Dieu » et quand Adam Smith faisait du travail, « la source de tout progrès ». Locke en faisait aussi tout naturellement « la source de toute propriété ». Est-ce vraiment caricaturer la pensée libérale que la résumer par la mise bout à bout de ces trois citations des auteurs qui en assument classiquement la paternité, puisque des encyclopédistes aux défenseurs modernes de l'économie libérale, tous les libéraux se sont toujours plus ou moins référés dans leurs écrits ou leurs politiques à ces trois axiomes ?

L'influence de la raison n'était cependant pas telle qu'elle puisse se substituer aux principes religieux du passé, pour inspirer toutes les conduites et toutes les mentalités. Les beaux esprits s'y soumettaient d'autant plus volontiers que son respect ne changeait pas grand-chose à leur existence de tous les jours. Il était au contraire à craindre que les individus les moins évolués intellectuellement y restassent d'autant plus insensibles que ses édits se traduisaient en général pour eux par un surcroît de labeur que ne venait plus compenser la perspective de récompenses spirituelles. La stricte observance des lois de la nature ne pouvait en effet rivaliser en matière de promesses post mortem avec celle des lois divines. Faute de pouvoir continuer à sacraliser le travail, en en faisant un passeport pour les béatitudes du paradis terrestre, force fut donc, pour retrouver le concours des habituelles références spirituelles, de stigmatiser l'oisiveté au nom de l'harmonie universelle ou de la dignité humaine. Les auteurs classiques ne s'en étaient déjà pas privés — de Racine affirmant dans Athalie « qu'au travail le peuple est condamné », à Boileau évoquant « le pénible fardeau de l'oisiveté ». Ceux de la fin du XVIIIe siècle furent obligés de renchérir sur ces jugements plus ou moins suspects de jansénisme, au nom des nouvelles idées philosophiques. De Rétif de La Bretonne critiquant « l'oisiveté infâme » à Voltaire plaignant dans Candide, « l'homme accablé du poids de son loisir », tous s'attachèrent ainsi à redonner une nouvelle valeur éthique à l'obligation de travailler sous prétexte de condamner une oisiveté contraire aux lois de la nature.

Cette substitution plus ou moins sincère d'un interdit naturel à un impératif métaphysique perdit d'ailleurs peu à peu de son sens, à mesure que l'idéologie bourgeoise retournait aux sources religieuses dont l'avaient un moment éloignée le scepticisme des encyclopédistes et l'athéisme de la Terreur. Si Saint-Just se contentait d'exiger de la Convention que « tous les individus soient obligés d'exercer une profession utile à la liberté », Napoléon dès 1807 n'hésitait plus à écrire « plus mes peuples travailleront, moins il y aura de vices. Je serais disposé à ordonner que le dimanche, passée l'heure des offices, les boutiques fussent ouvertes et les ouvriers rendus à leur travail ».

« L'oisiveté mère de tous les vices » devait venir compléter et aussi rendre possible le « enrichissez-vous » de la monarchie de Louis-Philippe, avant de légitimer les excès de la révolution industrielle.

C'était sous le prétexte de les empêcher de succomber aux tentations de la paresse que les enfants furent alors contraints de travailler dès l'âge de 6 ans, comme c'était sous prétexte de les protéger de la débauche, que les femmes furent entraînées à partager le même sort, les mêmes horaires et les mêmes conditions de travail, dans les ateliers de textile ou sur le carreau des mines. Il n'est qu'à relire le compte rendu des débats de la Chambre, lorsqu'en 1867 Jules Simon s'éleva à peu près seul contre l'exploitation éhontée du travail des enfants, pour mesurer à quel point les mentalités de l'époque étaient imprégnées de cet état d'esprit. Il est vrai que les orateurs qui s'en faisaient l'écho appartenaient tous aux groupes sociaux privilégiés dont la fortune, qui grandissait avec la mise en chantier des chemins de fer et des grandes entreprises modernes, exigeait la mise au travail d'une main-d'œuvre toujours plus abondante.

Puisque seule une vie d'effort et de fatigue paraissait digne d'être proposée à la jeunesse, Jules Ferry, quelques années plus tard, à l'aube de la IIIe République, tirait ainsi la vraie morale de la politique du moment, et de celle apparemment généreuse de ses projets d'éducation, lorsque inaugurant en 1884 le Collège professionnel de Vierzon, il concluait son discours par cette déclaration sans détour : « L'école nationale dans une démocratie de travailleurs comme la nôtre doit être l’École du Travail. »

Rien ne devait plus beaucoup changer au fil des ans de ces mentalités soi-disant modernes, nées avec l'ère industrielle. Les guerres, les révolutions, le progrès des techniques et des connaissances qui bouleversaient tout des mœurs, ne firent au contraire que les renforcer, comme si nos sociétés, en rendant l'obligation de travail plus pesante et son image plus contraignante, cherchaient à se rassurer sur leur équilibre et leur avenir. C'était évidemment l'intérêt des classes dominantes qui, par des approches diverses, y trouvaient la légitimation commune de leurs pouvoirs spirituels, économiques et politiques, respectifs. Dans ce domaine, en effet, rien ne séparait le puritanisme de la haute banque protestante et le conservatisme catholique de la grande bourgeoisie et du clergé, de l'idéologie hébraïque de certains milieux d'affaires, du néo-christianisme du Sillon, du rationalisme du corps enseignant ou même du rituel des francs-maçons qui se voulaient les héritiers spirituels des ouvriers du Temple de Salomon ou des compagnons du Moyen Age.

La plupart des familles croyaient réussir l'éducation de leurs enfants en se contentant de leur inculquer le respect aveugle du labeur quotidien et la crainte superstitieuse de l'oisiveté, tandis que notre système officiel d'enseignement était à ce point confondu avec une simple préparation au métier, que la fin de toute scolarité obligatoire devait être sanctionnée par un examen d'orientation professionnelle. Cela n'était pas propre à la

France, et sous des vocables différents, « l'efficience britannique », « l'esprit d'entreprise de la libre Amérique », ou « l'expansionnisme industriel allemand », reflétaient le même respect outrancier du travail et de la compétition économique.

Jean Rousselet, L'allergie au travail.

Travail & pensée chrétienne (1)



De la servitude moderne 1/6

Le travail

Pourquoi travailler ? Pour obéir aux lois de la politique, de la religion et de la morale ? Pour dominer la nature, préparer son salut en « se faire en faisant » ? Pourquoi pas, simplement, travailler pour vivre ?

Travail & pensée chrétienne
- I -

L'évolution de l'enseignement de l’Église est à cet égard pleine d'intérêt, car elle traduit bien le long glissement qui a peu à peu transformé le sens initialement spirituel reconnu au travail en une perspective de plus en plus économique, liée aux transformations socioculturelles des sociétés.

Trois aspects peuvent très schématiquement en être soulignés, qui ont successivement prévalu, sans jamais pourtant se substituer complètement l'un à l'autre. Encore aujourd'hui, beaucoup de l'ambiguïté des pensées catholiques ou protestantes en la matière s'explique par les manières différentes que certains ont d'en apprécier l'importance respective.

Le premier, celui du christianisme primitif, peut être résumé par la déclaration sans ambages de Paul de Tarse « que celui qui ne travaille pas, ne mange pas ». Elle s'inscrivait dans le droit fil de l'Ancien Testament, qui avait fait du travail imposé à l'homme la sanction d'une malédiction divine et la condition indispensable au rachat du péché originel.

« C'est avec effort que tu tireras nourriture de la terre. » « C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras ton pain » (Genèse, ch. III). Ces commandements avaient été peu à peu négligés par le Deutéronome et les derniers prophètes.

Les rappeler avec force, c'était mettre le droit de son côté dans la lutte à mener contre l'égoïsme économique des pharisiens et la protection abusive qu'accordait au négoce et à l'usure le Grand Sanhédrin.

Mais c'était aussi et surtout pour les compagnons de Jésus et ceux auxquels ils s'adressaient, s'affirmer. Il ne faut pas oublier en effet que les premiers chrétiens se recrutèrent d'abord parmi les artisans et les compagnons qualifiés, c'est-à-dire parmi les habitants des bourgades et des villes qui, ayant déjà l'expérience et le respect du travail libre et créateur, souffraient de n'occuper pourtant dans la hiérarchie sociale qu'une place très inférieure à celle des exploitants agricoles et des commerçants.

Le succès rapide du christianisme, sur tout le pourtour de la Méditerranée, s'explique ainsi par l'accroissement dans les villes qui s'y développaient, d'une population nouvelle de travailleurs impatients de se voir reconnaître le statut que lui refusaient les structures et les coutumes des anciennes sociétés gréco-romaines. Valoriser le travail, c'était pour elle concilier ses aspirations religieuses et sa recherche de dignité. C'était se voir attribuer un rôle social au moins égal à celui des autres classes, puisque la notion d'effort et de souffrance l'emportait sur celle de profession et prestige.

Pour la première fois aussi, les femmes, dans cette perspective, se retrouvaient les égales des hommes, puisque leurs humbles tâches domestiques devenaient aussi respectables que celles de leurs époux. De là probablement la part si grande qu'elles prirent à la propagation de cette nouvelle foi.

Mais il n'est pas interdit de penser qu'en réactualisant le vieux message biblique, le visionnaire du Chemin de Damas qui n'était pas, lui, un travailleur manuel, cherchait peut-être en même temps à compenser, par un rappel de l'égalité des devoirs, les effets économiques que risquait d'avoir l'accession des esclaves à l'égalité des droits. S'il devenait juste de reconnaître avec le Christ la même qualité à tous les hommes, et cela quels que fussent leur naissance ou leur état, il paraissait déjà dangereux que ceux qui avaient jusque-là le monopole des tâches ingrates puissent pour autant se croire autorisés à les abandonner.

Le nouveau sens accordé à l'effort laborieux ne pouvait que les aider à le supporter avec plus de patience.

D'abord facteur d'égalité et de dignité, le travail devenait ainsi instrument de rédemption, et donc de consolation, à mesure que la dimension égalitariste des paroles de Jésus était oubliée et qu'il était fait une différence toujours plus grande entre l'égalité de nature et l'égalité sociale, entre l'égalité spirituelle des âmes et l'égalité temporelle des corps souffrants.

Cette opposition ne devait pas cesser de s'aggraver, mais elle prit toute son importance avec l'édification des sociétés féodales et l'apparition en leur sein du premier système moderne de classes.

A partir de ce moment, l’Église officielle parut plus soucieuse de légitimer cette structuration, et avec elle les divers statuts et attentes y afférant, que de s'en tenir à l'esprit du message évangélique. Cette rupture avec la pensée chrétienne primitive est intervenue d'autant plus aisément que la tradition orale s'estompait et que la décision d'imposer le latin comme langue rituelle interdisait au plus grand nombre de prendre exactement conscience de la dénaturation des textes invoqués pour la justifier. En fait, chacun d'ailleurs était prêt à accepter une définition chrétienne du travail qui ne fût plus aussi univoque que celle de la Bible. A une époque où les seules références morales étaient religieuses, chaque groupe social attendait en effet de la religion commune qu'elle définisse ou reflète ses motivations propres, mais surtout qu'elle les singularise.

Dans cette habituelle relation dialectique, l'inégalité sociale devenait à la fois cause et effet, à mesure que pour certains le travail cessait d'être une fin pour devenir moyen. Comme l'a souligné Max Weber dans sa sociologie des religions, les différentes classes sociales n'attendent jamais en effet la même chose de la religion. Les classes privilégiées lui demandent de légitimer leur rang, leur statut et leur manière de vivre. Les classes défavorisées y cherchent le salut, c'est-à-dire la promesse d'une compensation future à leur sort misérable dans une « hiérarchie de rang et de mérite, différente de celle qui règne en ce monde ». L'homme heureux, riche ou puissant veut « avoir le droit à son bonheur, c'est-à-dire avoir conscience de l'avoir mérité ». L'homme malheureux, pauvre et faible ne peut supporter son malheur que « s'il sait être un jour délivré de sa souffrance ».

Ce souci de confort moral explique pourquoi la noblesse et le clergé, dès qu'ils virent confirmé par l'usage le rang que leur avaient conquis initialement l'épée ou l'exégèse des textes sacrés, ne purent sous peine de se désavouer eux-mêmes — eux qui ne travaillaient plus — continuer à accorder à la valeur travail sa primauté ancienne. Il leur fallut à la fois ne pas cesser d'en imposer le respect aux autres, pour que subsistassent économiquement les sociétés qu'ils dominaient et en même temps survaloriser les activités où ils étaient les mieux à même de prouver leur propre mérite. A une époque marquée par la violence et par un presque total désintérêt pour les problèmes intellectuels, la défense de l'Ordre et de la Foi en constituait le meilleur cadre. Aux vertus des humbles recommencèrent à s'opposer celles des puissants. L'honneur et la charité l'emportèrent peu à peu sur la soumission et le travail, puisque celui qui protégeait ne pouvait que dominer celui qui était protégé.

A ceux qui n'avaient plus ni dignité ni liberté restait la perspective des consolations célestes. Plus ils travaillaient et souffraient, et plus ils se promettaient pour l'Au-delà un sort enviable.

Mais déjà l'enseignement des cisterciens et des bénédictins d'une part, et d'autre part l'idéologie naissante des corporations, commençaient à donner un nouveau sens à cette souffrance en la transformant en ascèse et en motif de fierté.

Le même souci de rationalisation morale qui obligeait leurs seigneurs ou leurs prêtres à prouver leur supériorité dans les croisades, la chevalerie ou la diversité des rites liturgiques, amena en effet les artisans et les commerçants à refuser leur infériorité de fait, en acceptant et même en recherchant ce qui leur était imposé, et ainsi à transformer les contraintes en vocations.

C'est encore Max Weber qui, dans l’Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, a montré comment une certaine conception chrétienne du travail, conçue d'abord comme un retour à la pensée primitive, a pu se pervertir peu à peu jusqu'à légitimer après le principe de domination celui de profit.

Au début de son activité de réformateur, Luther avait simplement voulu prendre le contre-pied de ce qui, dans la doctrine catholique de son temps et en particulier dans le thomisme, lui paraissait contraire au dogme ; saint Thomas pour maintenir la valeur morale de la contemplation, et pour justifier les statuts des moines, avait cru pouvoir affirmer que l'obligation de travailler énoncée par saint Paul s'adressait à l'espèce humaine tout entière et non à chaque individu en particulier. Pour Luther au contraire, « l'unique moyen de vivre d'une manière agréable à Dieu n'était pas de dépasser la morale de la vie séculière par l'ascèse monastique, mais exclusivement d'accomplir dans le monde les devoirs correspondant à la place que l'existence a assignée à l'individu dans la société, devoirs qui deviennent ainsi sa vocation (Beruf) ».

A nouveau chacun devait travailler, mais cette fois c'était l'exercice même de la profession à laquelle on avait été appelé qui devenait important, et non plus l'activité de travail en soi. La nuance peut paraître minime, c'est elle pourtant qui explique que peu à peu la pensée protestante, puis la pensée chrétienne presque tout entière, se soient mises à cautionner l'exploitation du travail du plus grand nombre par une minorité qui apprenait à substituer au pouvoir de la violence ou des idées celui de l'argent. Puisque réussir dans sa profession devenait un devoir, et même une nouvelle forme de prière, force était à partir de ce moment, pour les Puritains, d'accumuler les preuves concrètes de cette réussite.

Pour ceux qui n'avaient que leurs bras pour témoigner par leur labeur de leur foi, c'était réussir dans un métier ingrat qu'y travailler de toutes ses forces et en accepter avec joie les peines et les souffrances.

Pour ceux dont le métier était au contraire de créer, de diriger ou de vendre, c'était réussir qu'élargir ses entreprises, mener avec autorité ses subordonnés, accumuler le profit, et finalement faire travailler son capital à l'augmentation de sa propre fortune, et donc à l'augmentation de son potentiel d'activité.

A ceux qu'une telle inégalité aurait pu choquer, il était rappelé d'une part que cette notion de vocation impliquait l'acceptation aveugle de sa destinée professionnelle, et que d'autre part le respect de la notion d'altruisme impliquait que toute accumulation de richesses au profit immédiat d'un seul individu se justifiait comme devant profiter tôt ou tard à tous.

C'était, par exemple, faire œuvre de charité que de créer des entreprises et donc des emplois, d'économiser sur les salaires distribués pour protéger ces mêmes emplois, d'embaucher à vil prix des femmes et des enfants pour les protéger de l'oisiveté, etc. Est-il interdit de penser que cette idéologie imprègne encore aujourd'hui bien des mentalités qui seraient fort surprises de s'en voir démontrer les sophismes ?

Rares d'ailleurs ont été les voix chrétiennes qui, avant Lamennais, se sont élevées au cours des siècles pour rappeler la vérité, en ce domaine, des messages évangéliques. Comment d'ailleurs auraient-elles pu le faire avec une réelle chance d'être écoutées, quand les systèmes de pensée qui se sont successivement posés en antagonistes du christianisme ont toujours adhéré spontanément ou non à des thèses qui, elles aussi, faisaient du travail une obligation liée à l'essence même de la nature humaine ?

Jean Rousselet, L'allergie au travail.

De la servitude moderne 2/6


Travail & pensée libérale (2)

Travail & pensée socialiste, utopique et marxiste (3)

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Le rabbin Michael Laitman est l'auteur de "Kabbalah, Science and the Meaning of Life". Le livre retrace les étapes de l'év...