Le secret de Superman
ou comment léviter grâce à la supraconductivité.
Qu'est-ce
que la supraconductivité ?
«
Est-ce un oiseau ? Est-ce un avion ? Non, c'est Superman ! »
L'identité cachée de Clark Kent, révélée dans les années 1920,
doit beaucoup au concept d'Obermensch de Nietzche, mettant en
jeu un surhomme protecteur qui dominerait des êtres inférieurs.
Cependant, le super-héros n'a pas toujours été le défenseur de la
veuve et de l'orphelin qu'on connaît, avec des débuts moralement
moins irréprochables qu'il n'y paraît. Quoi qu'il en soit, Superman
a été créé à une époque où le préfixe « super » était
utilisé pour renforcer toutes sortes de concepts. Auparavant, «
super » apparaissait surtout dans des termes techniques :
superposition, superviser, ou encore superintendant... La période
qui a donné naissance à notre héros à la cape rouge a apporté de
nouveaux mots, banalisant l'utilisation de ce préfixe supermarché,
supertanker ou encore superstar Puis sont venus superordinateur,
superglue, superpuissance. Plus récemment encore, le staphylocoque
doré est devenu la première superbactérie.
En
1911, dans son laboratoire de Leiden, aux Pays-Bas, Kamerlingh Onnes
découvrit un phénomène surprenant, qui transformait
radicalement les propriétés du mercure à. basse température. Il
devenait un superconducteur, caractéristique qui lui valut le nom de
suprageleider, « supraconducteur » en français. Cette
découverte a été faite plus d'une décennie avant la naissance de
Superman, mais le rapprochement peut facilement être effectué :
tout comme le héros de BD pouvait défier la gravité comme aucun
autre homme, un supraconducteur défiait les lois usuelles de
l'électricité comme aucun autre matériau connu avant lui. Un
supraconducteur n'est pas juste un SUPER conducteur, mais est d'une
tout autre nature, aussi étrange que peut l'être un visiteur de la
planète Krypton qui porte ses sous-vêtements au-dessus de son
pantalon.
Un matériau peut être
classé en fonction de sa capacité à conduire l'électricité. Les
métaux, or et cuivre en tête, sont des matériaux conducteurs. Les
électrons peuvent y circuler librement, et ainsi conduire
l'électricité. On s'en sert notamment pour fabriquer des fils
électriques. De nombreux plastiques et caoutchoucs sont des isolants
: ils ne conduisent pas l'électricité. Les électrons y sont liés
aux atomes les constituant et ne peuvent donc pas circuler librement.
Les isolants servent notamment à envelopper les fils électriques,
afin de permettre leur manipulation sans risque d'électrocution.
Entre ces deux extrêmes, on trouve les matériaux semi-conducteurs
(expression inventée au XIXe siècle, décrivant la nature « ni
tout à fait l'un, ni tout à fait l'autre » de ces matériaux),
comme le silicium ou le germanium. Matériaux de base des transistors
et des puces électroniques, les semi-conducteurs ont un comportement
très proche des isolants. Mais il est possible de leur imposer de
devenir conducteur en y ajoutant des impuretés. Toutefois, les
propriétés découvertes par Onnes ne correspondaient à aucune de
ces trois catégories.
Pour bien se rendre compte
de l'étrangeté du phénomène de supraconductivité, il suffit
d'imaginer une bobine fermée constituée de fils supraconducteurs
qu'on soumettrait à un courant électrique. Nous reviendrons plus
tard sur la mise en place d'un tel dispositif, mais le résultat est
spectaculaire. Un courant électrique commence alors à circuler dans
la bobine, sans qu'aucune alimentation ne soit plus nécessaire.
Quelle vision extraordinaire se présente alors à nous : un circuit
fermé dans lequel circule un courant qui ne s'atténue pas, sans
aucune source d'énergie présente. Tout cela fait fortement penser
au mouvement perpétuel, concept considéré depuis toujours comme
une utopie, ou, lorsqu'on présentait un dispositif semblant
fonctionner, comme une supercherie. Mais là, aucun trucage en vue.
Des scientifiques sont effectivement parvenus à créer, au sein d'un
matériau supraconducteur, un courant électrique qui circulait
encore des décennies plus tard. Même en l'absence de source
d'alimentation en énergie, le courant circule tant que personne ne
décide d'interrompre l'expérience.
La supraconductivité était
un phénomène qui n'existait tout simplement pas avant le XXe
siècle. Aucun indice ne laissait supposer son existence, et rien ne
permettait même de l'envisager. Et pourtant, comme nous le verrons
plus loin, les premiers pas y menant avaient déjà été effectués
au XIXe siècle. Une fois la supraconductivité découverte, il aura
fallu 50 ans pour développer une première théorie satisfaisante
expliquant le phénomène, et le demi-siècle qui suivit aura apporté
des résultats expérimentaux étonnants, montrant à quel point
notre compréhension de ses effets est encore loin d'être entière.
Malgré cela, les bobines supraconductrices sont utilisées tous les
jours dans les hôpitaux, lors d'une IRM (Imagerie à Résonance
Magnétique), ainsi que dans le MAGLEV, train à haute vitesse
japonais. La supraconductivité, ça fonctionne, et on en a la preuve
jour après jour.
Pour voir à quel point la
supraconductivité est fondamentalement différente du comportement
classique d'un matériau, considérons la situation suivante :
lorsqu'un fil est traversé par un courant électrique, il chauffe.
Ce phénomène est connu sous le nom d'effet Joule, en l'honneur du
scientifique et brasseur James Prescott Joule, qui le caractérisa au
XIXe siècle. Cet échauffement est généralement faible, même si
l'existence de courants trop importants dans un fusible le fait
fondre, ce qui coupe le circuit. La rupture d'un fusible est un
élément de sécurité d'un circuit électrique, mais tout fil
électrique trop fin est
également susceptible de fondre de la même façon. Il doit donc
être suffisamment épais pour supporter l'échauffement dû au
courant qui le traverse. D'où vient cet échauffement ? Pour le
comprendre, on peut comparer l'ensemble d'électrons libres, porteurs
de charges électriques au sein du métal constituant le fil, à un
essaim d'abeilles. Le mouvement de chaque individu pris séparément
y semble désordonné. Faire passer un courant électrique à travers
un fil est comme essayer de canaliser le mouvement de l'essaim dans
une direction particulière, le tout à l'aide d'une légère brise.
L'essaim dans son ensemble se déplace dans la direction voulue, mais
chacune des abeilles continue de se déplacer dans tous les sens,
rebondissant sur les obstacles se trouvant sur son chemin. Chacun de
ces chocs entraîne une dissipation d'énergie, même légère,
provoquant un échauffement de l'objet avec lequel l'abeille est
entrée en collision. Il suffit alors de remplacer les abeilles par
des électrons pour comprendre l'effet Joule. Ces collisions sont à
l'origine d'applications utiles. Elles permettent à une bouilloire
de chauffer de l'eau ou à un toaster de griller nos tartines. Mais
ce transfert de chaleur du nuage d'électrons vers les atomes des
fils électriques représente aussi la perte d'une part non
négligeable de la précieuse énergie produite dans les centrales et
qui voyage à travers nos réseaux électriques. Dans un fil
électrique, l'effet Joule est synonyme d'énergie gaspillée.
Dans
un supraconducteur, en revanche, l'effet Joule est inexistant. C'est
comme si tous les frottements avaient été supprimés, et que les
abeilles se contentaient de gentiment suivre le mouvement de
l'essaim, sans entrer en collision avec quoi que ce soit. Une bobine
supraconductrice peut donc conduire le courant en ne présentant
aucune résistance électrique. Le courant circulera alors encore et
encore, malgré l'absence d'apport d'énergie nécessaire pour
compenser d'éventuelles pertes. Si on parvenait à rendre un
matériau supraconducteur à température ambiante, cela
révolutionnerait le mode de transport de l'énergie électrique, et
les conséquences sur notre technologie seraient nombreuses.
Kamerlingh Onnes a rapidement mesuré l'impact de sa découverte, et
a imaginé la fabrication de bobines supraconductrices. Celles-ci
pourraient agir comme de puissants électroaimants, et produire des
champs magnétiques intenses sans aucune source d'énergie pour les
alimenter. Ses rêves sont aujourd'hui devenus réalité. Ainsi, lors
d'une IRM, les champs magnétiques nécessaires à l'obtention d'une
image sont produits par des bobines supraconductrices.
Malheureusement,
il reste un inconvénient pour l'instant rédhibitoire. Pour qu'un
matériau puisse avoir des propriétés supraconductrices, il doit
être placé à très basse température. C'est pourquoi, la
découverte de la supraconductivité n'a pu avoir lieu que suite au
développement de techniques de refroidissement à très basse
température. Et si nous avons l'intime conviction qu'il sera un jour
possible d'obtenir de la supraconductivité à température ambiante,
nous n'avons encore aucune idée sur le moyen d'y parvenir.
Stephen
Blundell, « La supraconductivité ».
La
supraconductivité
100
ans après
La
supraconductivité est l'un des domaines de recherche les plus
fascinants de la physique : à très basse température, certains
matériaux se mettent à conduire le courant électrique sans pertes,
et font léviter les aimants ! Découverte il y a exactement 100 ans,
elle a défrayé la chronique à la fin des années 1980 quand de
nouvelles classes de matériaux « à haute température critique »
ont vu le jour. Ces températures relatives « chaudes » ( 130 °C
tout de même) laissaient entrevoir des applications inédites, tout
en fragilisant l'explication théorique admise jusque-là. La
recherche a rebondi encore tout récemment, quand d'étranges
composés à base de fer se sont révélés supraconducteurs.
Cet ouvrage propose la première introduction à cette énigme de la physique moderne. Il détaille la découverte de la supraconductivité, et l'incroyable frénésie créatrice qui s'est emparée des chercheurs pour en percer théoriquement les mécanismes, sans oublier les multiples applications, de l'IRM aux trains à sustentation magnétique.