Un soir, place de l'Odéon, je fus
attiré par un attroupement qui me sembla prometteur de joies
profondes. Au pied de la statue de Danton, un homme d'une
cinquantaine d'années, vêtu avec l'élégance d'un ancien élève
de Sciences Po, agitait des pancartes sur lesquelles on lisait :
REFUSEZ L'ABRUTISSEMENT !
PAUVRES IMBÉCILES QUI
ADMIREZ VOLTAIRE, SOUVENEZ-VOUS QUE CE PHILOSOPHE A ÉCRIT :
« LES FRANÇAIS SONT
LES RÉSIDUS, LES EXCRÉMENTS DU GENRE HUMAIN. »
(Discours aux Welches.)
Et
« JE MOURRAI BIENTÔT
ET CE SERA EN DÉTESTANT LA FRANCE, PAYS DE SINGES ET DE TIGRES OU
LA FOLIE DE MA MÈRE ME FIT NAÎTRE. »
(Lettre du 7 août 1766 à
D'Alembert.)
Et encore :
« L'UNIFORME PRUSSIEN
NE DOIT SERVIR QU'A FAIRE METTRE A GENOUX LES FRANÇAIS. »
(Lettre de mai 1775 à
Frédéric II de Prusse.)
VOILA L'ÉCRIVAIN QUI EST
VOTRE DIEU !
ON VOUS ABÊTIT !
ON VOUS ABÊTIT !
REFUSEZ LES RITES DE LA
VIE MODERNE !
ON FLATTE VOS VICES !
L'ARGENT et LE SEXE MÈNENT
LE MONDE !
NE SOYEZ PLUS ESCLAVES !
VIVE LA LIBERTÉ !
ANTARÈS
Au moment où je me mêlais
aux badauds, l'orateur s'en prenait à un personnage qui, au premier
rang, tenait à la main un journal du soir.
— Vous n'avez pas de haut-le-cœur, monsieur ?
L'autre parut effaré
derrière ses lunettes.
— Non. Pourquoi ?
— A votre place,
j'aurais un goût amer dans la bouche. Vous vous nourrissez de sang
et de sexe...
Et, désignant le journal du
brave homme dont les gros yeux de myope s'agitaient avec angoisse, il
ajouta :
— Un bel assassinat
vous fait plaisir, une éruption volcanique — pour peu qu'elle ait
fait trois mille victimes — vous met en train pour la journée, et
les détails d'un accident de chemin de fer vous font passer une
soirée agréable... Quant à un bel adultère...
L'autre se révolta :
— En voilà assez !
— Mais non. Vous êtes
un sadique qui s'ignore...
Antarès dépassait les
bornes et la foule prit la défense du myope. Les insultes, les
quolibets et les lazzi plurent sur la tête du vitupérateur du monde
moderne qui se contentait de sourire.
— Alors vous ne lisez
jamais aucun journal ? lui demanda finalement un jeune homme.
— Non, monsieur ! Il y
a vingt ans que je n'ai pas sali mon regard contre ces ordures.
Il y eut un silence que
l'individu rompit :
— Je ne possède pas
non plus un de ces appareils destinés à l'abrutissement des masses.
Je veux parler de la radio et de la télévision.
Comme ces dernières paroles
avaient été accueillies avec indifférence, il résolut
probablement de frapper un grand coup et, mettant le feu à un billet
de mille francs, il alluma une cigarette. La foule eut le souffle
coupé. Puis il y eut une rumeur scandalisée et les badauds
s'éparpillèrent.
— C'est un fou !
criait une femme. On devrait l'enfermer !
— A Charenton ! disait une
autre.
— Ah ! Il y a des coups de
pied qui se perdent ! dit un home en s'éloignant. Et il indiqua en
peu de mots l'endroit où, d'après lui, ces coups de pied eussent
été plus à leur place...
Quand tous les badauds
eurent disparu, je m'approchai du curieux personnage avec un air
complice :
— Vous les avez ébahis !
Il
se rengorgea :
— J'espère les avoir
scandalisés... J'aime montrer, de temps en temps, à ces petits
bonshommes minables en quel mépris il faut tenir l'argent.
Il me parut opportun et
diplomate d'acquiescer.
— Je vois que vous
n'êtes pas un médiocre, me dit-il.
(Ce monsieur tenait
d'étranges propos, mais son jugement était sain.)
Mis en confiance, il
m'expliqua qu'il appartenait à un groupe, « Les Chevaliers de
la Croix-Blanche », dont le but était de rendre un peu de sa
dignité à l'homme.
— Nous combattons la
presse, la radio, la télévision, l'armée et les dessins animés.
Toutefois, l'argent est notre ennemi n° 1. Il est à l'origine du
désordre moral qui règne chez nos contemporains et nous devons le
détruire. Notre tâche est belle et, si nous devions donner un
sous-titre à notre groupe, je crois que nous reprendrions le nom
qu'avait choisi Léon Bloy: « Entrepreneur de démolitions » Nous
démolissons les fausses idoles.
— Êtes-vous anarchiste ?
Sa réponse fut
catégorique :
— Oui et non !
Et il ajouta en clignant de
l'œil :
— Vous me comprenez ?
— Bien sûr, dis-je d'un
ton ferme.
— Aussi, notre but
n'est-il pas de faire sauter la Banque de France ou de tuer les gens
riches. Il est plus philosophique. Nous procédons, chaque mois, dans
mon appartement, à une destruction symbolique du Veau d'Or. Si Cela
peut vous intéresser, je vous invite. Voici ma carte. Notre
prochaine réunion a lieu samedi.
Avant de le quitter, je lui
posai une dernière question :
— Les textes que vous
citez sur vos banderoles sont bien de Voltaire ?
— Exactement, monsieur.
Cet écrivain détestait la France. Il n'eut pas de mots assez durs
pour parler des Français. Or, voyez à quel point d'abrutissement
nos compatriotes sont arrivés : ils le considèrent comme l'esprit
le plus éclairé de tous les temps...
D'autres badauds
commençaient à s'arrêter devant les écriteaux. Le Chevalier
Antarès allait reprendre ses diatribes contre les méfaits du
modernisme. Je m'éloignai...