samedi, janvier 05, 2013

La croisade des Chevaliers de la Croix-Blanche




Un soir, place de l'Odéon, je fus attiré par un attroupement qui me sembla prometteur de joies profondes. Au pied de la statue de Danton, un homme d'une cinquantaine d'années, vêtu avec l'élégance d'un ancien élève de Sciences Po, agitait des pancartes sur lesquelles on lisait :

REFUSEZ L'ABRUTISSEMENT !
PAUVRES IMBÉCILES QUI ADMIREZ VOLTAIRE, SOUVENEZ-VOUS QUE CE PHILOSOPHE A ÉCRIT :
« LES FRANÇAIS SONT LES RÉSIDUS, LES EXCRÉMENTS DU GENRE HUMAIN. »
(Discours aux Welches.)

Et
« JE MOURRAI BIENTÔT ET CE SERA EN DÉTESTANT LA FRANCE, PAYS DE SINGES ET DE TIGRES OU LA FOLIE DE MA MÈRE ME FIT NAÎTRE. »
(Lettre du 7 août 1766 à D'Alembert.)

Et encore :
« L'UNIFORME PRUSSIEN NE DOIT SERVIR QU'A FAIRE METTRE A GENOUX LES FRANÇAIS. »
(Lettre de mai 1775 à Frédéric II de Prusse.)

VOILA L'ÉCRIVAIN QUI EST VOTRE DIEU ! 
ON VOUS ABÊTIT !
REFUSEZ LES RITES DE LA VIE MODERNE !
ON FLATTE VOS VICES !
L'ARGENT et LE SEXE MÈNENT LE MONDE !
NE SOYEZ PLUS ESCLAVES !
VIVE LA LIBERTÉ !
ANTARÈS

Au moment où je me mêlais aux badauds, l'orateur s'en prenait à un personnage qui, au premier rang, tenait à la main un journal du soir.
Vous n'avez pas de haut-le-cœur, monsieur ?

L'autre parut effaré derrière ses lunettes.
— Non. Pourquoi ?
A votre place, j'aurais un goût amer dans la bouche. Vous vous nourrissez de sang et de sexe...

Et, désignant le journal du brave homme dont les gros yeux de myope s'agitaient avec angoisse, il ajouta :
Un bel assassinat vous fait plaisir, une éruption volcanique — pour peu qu'elle ait fait trois mille victimes — vous met en train pour la journée, et les détails d'un accident de chemin de fer vous font passer une soirée agréable... Quant à un bel adultère...

L'autre se révolta :
— En voilà assez !
Mais non. Vous êtes un sadique qui s'ignore...

Antarès dépassait les bornes et la foule prit la défense du myope. Les insultes, les quolibets et les lazzi plurent sur la tête du vitupérateur du monde moderne qui se contentait de sourire.

— Alors vous ne lisez jamais aucun journal ? lui demanda finalement un jeune homme.

Non, monsieur ! Il y a vingt ans que je n'ai pas sali mon regard contre ces ordures.

Il y eut un silence que l'individu rompit :
Je ne possède pas non plus un de ces appareils destinés à l'abrutissement des masses. Je veux parler de la radio et de la télévision.

Comme ces dernières paroles avaient été accueillies avec indifférence, il résolut probablement de frapper un grand coup et, mettant le feu à un billet de mille francs, il alluma une cigarette. La foule eut le souffle coupé. Puis il y eut une rumeur scandalisée et les badauds s'éparpillèrent.
— C'est un fou ! criait une femme. On devrait l'enfermer !
— A Charenton ! disait une autre.
— Ah ! Il y a des coups de pied qui se perdent ! dit un home en s'éloignant. Et il indiqua en peu de mots l'endroit où, d'après lui, ces coups de pied eussent été plus à leur place...

Quand tous les badauds eurent disparu, je m'approchai du curieux personnage avec un air complice :
— Vous les avez ébahis !

Il se rengorgea :
J'espère les avoir scandalisés... J'aime montrer, de temps en temps, à ces petits bonshommes minables en quel mépris il faut tenir l'argent.

Il me parut opportun et diplomate d'acquiescer.

Je vois que vous n'êtes pas un médiocre, me dit-il.
(Ce monsieur tenait d'étranges propos, mais son jugement était sain.)

Mis en confiance, il m'expliqua qu'il appartenait à un groupe, « Les Chevaliers de la Croix-Blanche », dont le but était de rendre un peu de sa dignité à l'homme.
Nous combattons la presse, la radio, la télévision, l'armée et les dessins animés. Toutefois, l'argent est notre ennemi n° 1. Il est à l'origine du désordre moral qui règne chez nos contemporains et nous devons le détruire. Notre tâche est belle et, si nous devions donner un sous-titre à notre groupe, je crois que nous reprendrions le nom qu'avait choisi Léon Bloy: « Entrepreneur de démolitions » Nous démolissons les fausses idoles.

— Êtes-vous anarchiste ?

Sa réponse fut catégorique :
Oui et non !

Et il ajouta en clignant de l'œil :
Vous me comprenez ?
— Bien sûr, dis-je d'un ton ferme.
Aussi, notre but n'est-il pas de faire sauter la Banque de France ou de tuer les gens riches. Il est plus philosophique. Nous procédons, chaque mois, dans mon appartement, à une destruction symbolique du Veau d'Or. Si Cela peut vous intéresser, je vous invite. Voici ma carte. Notre prochaine réunion a lieu samedi.

Avant de le quitter, je lui posai une dernière question :
— Les textes que vous citez sur vos banderoles sont bien de Voltaire ?
Exactement, monsieur. Cet écrivain détestait la France. Il n'eut pas de mots assez durs pour parler des Français. Or, voyez à quel point d'abrutissement nos compatriotes sont arrivés : ils le considèrent comme l'esprit le plus éclairé de tous les temps...

D'autres badauds commençaient à s'arrêter devant les écriteaux. Le Chevalier Antarès allait reprendre ses diatribes contre les méfaits du modernisme. Je m'éloignai...


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