La politique n'a pas de
sens pour Guénon : « Nous n'avons que la plus parfaite indifférence
pour la politique et tout ce qui s'y rattache de près ou de loin, et
nous n'exagérons rien en disant que les choses qui ne relèvent pas
de l'ordre spirituel ne comptent pas pour nous. » Cette
position était particulièrement remarquable à une époque où les
passions politiques étaient d'une rare violence, avec d'un côté
les Camelots du roi, les Jeunesses patriotes de Taitinger, les Croix
de Feu et les Volontaires nationaux du colonel de La Rocque, et de
l'autre, les socialistes, les communistes, la CGT, les anarchistes.
La société était profondément polarisée et la démocratie
impuissante face à la montée des totalitarismes.
L'indifférence de Guénon
à la politique lui aura permis de ne pas tomber dans les pièges des
prises de position partisanes, à la différence de nombreux
intellectuels de l'époque. Dans Orient et Occident, il considère le
mouvement bolchevique comme « nettement anti-traditionnel, donc
d'esprit entièrement moderne et occidental ». Dès 1931, il ne
manque pas une occasion de parler avec mépris des « racistes
allemands » à propos des nazis. Pour lui la notion de « race »
est « une concession plutôt fâcheuse à certaines idées
courantes, qui sont assurément fort éloignées de toute
spiritualité », écrit-il dans la critique d'un article de Julius
Evola paru dans la Vita italiana
en septembre 1938. Dans Le Symbolisme de la
croix, il écrit : « Nous laissons
entièrement de côté, cela va sans dire, l'usage tout artificiel et
même anti-traditionnel du swastika par les "racistes allemands"
qui, sous l'appellation fantaisiste et quelque peu ridicule de
hakenkreuz ou "croix à crochets", en firent très
arbitrairement un signe d'antisémitisme, sous prétexte que cet
emblème aurait été propre à la soi-disant "race aryenne".
alors que c'est au contraire [...] un symbole réellement universel.
» De même, à propos du fascisme, il affirme dans une lettre à R.
Schneider datée du 6 janvier 1937 : « Il y a de singulières
ressemblances entre les emblèmes du fascisme et ceux d'une certaine
"Maçonnerie noire" qui, n'avait d'ailleurs de maçonnique
que le nom. »
À propos de l'Action
française, s'il lui arrive de citer Jacques Bainville, et
d'approuver certaines idées de Léon Daudet, il est très éloigné
de la pensée maurrassienne xénophobe, raciste et antisémite. Il
affirme nettement à plusieurs reprises que « le nationalisme est
anti-traditionnel » et il consacre de nombreuses pages dans Orient
et Occident ou dans La
Crise du monde moderne à réfuter avec
virulence les thèses anti-orientalistes et pro-occidentales de ce
parti. À l'époque où il écrivait Orient et
Occident, qui dénonce les méfaits de la
présence occidentale en Orient, seuls les communistes et quelques
groupes libertaires étaient fondamentalement anticolonialistes. Ce
n'est pas pour autant que Guénon était anarchiste. Il ne l'était
pas plus que partisan de l'Action française, et il jugeait
l'agitation et le bruit faits à son époque par les différents
partis avec hauteur, distance, et rapportés à la pensée
traditionnelle, comme autant d'illusions.
D'une manière plus
générale, c'est la démocratie elle-même qu'il remettait en cause.
Elle lui semblait une expression parfaite du « règne de la quantité
» : « Il nous faut encore insister sur une conséquence immédiate
de l'idée "démocratique", qui est la négation de l'élite
entendue dans sa seule acception légitime […] Celle-ci, par
définition en quelque sorte, ne peut être que le petit nombre, et
son pouvoir, son autorité plutôt, qui ne vient que de sa
supériorité intellectuelle, n'a rien de commun avec la force
numérique sur laquelle repose la "démocratie", dont le
caractère essentiel est de sacrifier la minorité à la majorité,
et aussi, par là même, [...] la qualité à la quantité, donc
l'élite à la masse. »
Le système démocratique
favorise les plus ambitieux, les plus agressifs. ceux qui veulent «
réussir » et sont prêts à toutes les compromissions. « Comme
l'égalité est impossible en fait, et comme on ne peut supprimer
pratiquement toute différence entre les hommes, en dépit de tous
les efforts de nivellement, on en arrive, par un curieux illogisme, à
inventer de fausses élites, d'ailleurs multiples, qui prétendent se
substituer à la seule élite réelle [...]. On peut s'en apercevoir
aisément en remarquant que la distinction sociale qui compte le
plus, dans le présent état de choses, est celle qui se fonde sur la
fortune, c'est-à-dire sur une supériorité tout extérieure et
d'ordre exclusivement quantitatif, la seule en somme qui soit
conciliable avec la "démocratie", parce qu'elle procède
du même point de vue. » Et c'est bien ce qui se passe dans notre
monde qui privilégie, en réalité, les valeurs les plus basses,
celles du profit, tout en nous faisant croire que ce sont les plus
méritants qui « gagnent ». C'est ainsi que l'on se retrouve
gouverné par des êtres monstrueux d'avidité et de duplicité —
et les grands discours humanitaires ne servent qu'à camoufler ce
fait.
A l'inverse, « une élite
véritable [...] ne peut être qu'intellectuelle ; et c'est pourquoi
la "démocratie" ne peut s'instaurer que là où la pure
intellectualité n'existe plus, ce qui est effectivement le cas du
monde moderne ». Cela signifie qu'une société harmonieuse doit
être dominée par des êtres de spiritualité. Ils constituent la
seule véritable élite car une société « normale »,
traditionnelle, doit se fonder sur le spirituel, comme c'était le
cas dans beaucoup de villages afghans avant l'invasion soviétique.
Les artisans du bazar faisaient souvent partie de tariqas
soufies et le Sheikh (le maître spirituel) représentait l'autorité
suprême, même s'il ne participait en rien à la vie de la
communauté villageoise. Il était souvent une simple « présence »,
à l'image du roi taoïste dont le pouvoir ne s'exerce pas, ne se
voit pas, qui demeure inconnu des hommes, mais qui est, par son
rayonnement, la source d'une continuelle bénédiction pour le
peuple. Il est l'expression du ciel sur la terre. Il reflète le Tao
et maintient l'harmonie de l'univers dans son royaume.
Dans l'ancien Tibet nous
retrouvons cette prééminence du spirituel avec l'institution des
Dalaï Lamas. Ces derniers représentaient « l'autorité spirituelle
». alors que les khans de Mongolie étaient le « pouvoir temporel
», et chacun demeurait à sa place. Du vivant du Ve Dalaï Lama, qui
réunifia le Tibet, le dirigeant mongol Goushri Khan siégeait sur un
trône plus bas que le chef spirituel du pays des neiges pour bien
marquer le rapport de hiérarchie entre les deux hommes. Goushri Khan
ne demanda comme récompense, pour avoir largement participé à
l'unification du pays, que la seule bénédiction du chef spirituel
des Tibétains.
Chez les anciens Celtes,
les druides étaient entourés d'un très grand respect et tout le
inonde leur obéissait, y compris les rois. Ce sont eux, d'ailleurs,
qui veillaient à ce que le choix du roi se fasse dans les meilleures
conditions et soit « régulier et bénéfique ». Comme le dit
Françoise Le Roux : « La royauté celtique a vécu à l'ombre et
pour ainsi dire sous la protection du sacerdoce druidique. » Le
recrutement des druides n'était pas héréditaire et tous ceux qui
le désiraient et en avaient la capacité pouvaient suivre
l'enseignement pour devenir druide.
On a caricaturé le
système des castes de l'Inde ancienne. On a oublié que « plus le
rang est élevé dans la société, plus les obligations morales et
les restrictions sont sévères ». Un brahmane, la caste la plus
élevée, celle qui détient la connaissance, « ne peut
posséder que très peu de biens matériels [...] En revanche, un
membre de la caste artisanale, un shudra,
a beaucoup plus de liberté. À tel point que les bateliers du Gange,
quand ils se disputent, se menacent mutuellement : "Par ma
malédiction tu renaîtras brahmane..." »
Cependant, toutes les
sociétés traditionnelles sont loin d'avoir un système de castes
aussi rigide qu'en Inde ancienne. Dans la société pharaonique. un «
fils de paysans peut prétendre aux plus hautes fonctions de l'État
». C'est ainsi qu'un personnage aussi important qu'Imhotep, grand
prêtre d'Héliopolis et organisateur de tous les grands chantiers de
l'époque, était un simple fils d'agriculteur. Amenhotep, l'un des
plus grands sages reconnus de l'ancienne Égypte, qui fut l'éminence
grise du roi et de la reine Tiyi, était le fils d'un petit
fonctionnaire. Senmout, ministre et architecte de la reine
Hatcheptout, était l'enfant d'un modeste artisan. Des prêtres
étaient même chargés de repérer les enfants aptes à suivre
l'enseignement sacré des Temples. Ces derniers devenaient médecins,
officiers, scribes, prêtres. etc., en fonction de leurs qualités,
de leurs aptitudes, pour que se perpétue l'enseignement sacré sur
lequel était fondée la civilisation de l'ancienne Égypte.
Dans ces sociétés
traditionnelles, la caste sacerdotale dûment choisie était donc la
gardienne de la Tradition. Les prêtres étaient l'axe autour duquel
gravitait la vie sociale, ils étaient la source de l'harmonie du
royaume. Sans leur présence, les individus ne pouvaient que
s'égarer, et la société sombrer dans le chaos.
Toute société humaine se
retrouve finalement gouvernée par une élite. Même le communisme,
qui voulait abolir la hiérarchie du monde bourgeois, se retrouva
dirigé par une caste de privilégiés, peut-être plus tyrannique et
violente que celle qu'ils avaient bannie. Le problème est simplement
de savoir quelle élite nous voulons avoir. Est-ce celle de la
finance, de la noblesse, de penseurs médiatiques, de techniciens. ou
même de l'apparence, comme on le voit avec l'importance actuelle des
acteurs, des actrices et des mannequins?
Les sociétés
traditionnelles, au sens où l'entendait Guénon. ont toujours
privilégié les personnes consacrées à la quête du spirituel. Une
élite que nous avons oubliée depuis longtemps et qui n'appartient
même plus à nos références scolaires.
Une expression populaire
parle de « marcher sur la tête ». Nous pouvons dire que la
modernité « marche sur la tête ». Elle a renversé la hiérarchie
véritable et les valeurs de sagesse qui en découlent. Ce qui doit
être normalement en haut se retrouve en bas, et le bas domine, pour
le plus grand malheur de l'être humain.