Au pays
de Ford, c'est l'ordre, la discipline, le respect absolu des règles
et de l'autorité, la soumission totale aux lois édictées par le
patron qui justifient les décisions. C'est bien en vertu du principe
d'autarcie juridique que fonctionnait la Ford Motor Company,
coupée du monde et coupant du monde ceux qui y évoluaient. Dans les
écrits de Ford, les lois fédérales semblent inexistantes. Il n'y
est simplement question que de ses directives, ses règlements, la
façon dont il entend gérer son entreprise. Il faut donc garder à
l'esprit le climat de peur qui régnait chez les ouvriers et le
sentiment d'un contrôle étroit de leurs faits et gestes.
La
morale de Ford fut elle aussi érigée en modèle à suivre. Il n'y
avait pas de place pour la liberté de pensée, il était impératif
d'adhérer et de se conformer aux valeurs, toutes issues de son
éducation puritaine, qu'il prônait. La propreté, la rigueur, la
bonne conduite, les bonnes mœurs étaient autant de domaines sur
lesquels l'entreprise restait intransigeante. Les ouvriers aux mœurs
dissolues, qui s'adonnaient à la boisson ou fumaient, fréquentaient
« des maisons de mauvaise réputation » étaient immédiatement
renvoyés.
Avec un
code de valeur aussi strict et aussi proche des obédiences
puritaines les plus rigoristes, c'est la vie quotidienne et même la
vie intime des ouvriers qui était dirigée.
Un
contrôle étroit de la population ouvrière
L'organisation
de la population ouvrière à Highland Park dépendait d'une
institution : le Sociological Department. Favoriser
l'intégration de nouveaux ouvriers et assurer le bien-être des
employés fut dans un premier temps le but de ce « service
sociologique ». Créé en 1913, au lendemain de la réforme des
salaires et de la mise en place de la journée à cinq dollars, son
importance grandit de façon considérable. En 1919, l'effectif des
enquêteurs, au nombre de 30 à l'origine, avait été multiplié par
cinq. Ces détectives étaient chargés d'enquêter sur les familles
de chacun des employés de la Ford Motor Company. Le
Sociological Department désignait les ouvriers méritant de
bénéficier du plan de partage des bénéfices.
Le rôle
des enquêteurs, parfois secondés par un traducteur, était de
soumettre les employés à une série de questions destinées à
évaluer le degré de leur moralité. Il s'agissait, selon
l'expression de Ford, de s'assurer que les « participations
bénéficiaires basées sur la bonne conduite » soient remises à
ceux, et seulement à ceux, qui le méritaient. « Si vous doublez
les revenus d'un homme et vous lui permettez de vivre au-dessus du
pair, il pourrait dérailler. D'où l'utilité du Sociological
Department qui permet d'enseigner aux hommes la façon de mener
une vie saine et bien rangée. » Les ouvriers devaient répondre à
des exigences de sobriété et de propreté, il était fortement
conseillé de faire des économies, de mener une vie respectable, de
ne pas se comporter de façon séditieuse ni d'accueillir trop de
pensionnaires, ces derniers risquant de compromettre l'équilibre du
cocon familial. Les couples mariés étaient privilégiés et l'on
incitait les ouvriers vivant maritalement à régulariser leur
situation. Le « service sociologique » accordait un très grand
nombre d'avantages aux familles déclarées aptes : des loyers à
prix modérés et des prix préférentiels sur les produits de
première nécessité. Elles pouvaient bénéficier de services
sanitaires et éducatifs.
Cependant,
ce service était perçu par certains comme un véritable «
ministère de la Morale », un organe de promotion de la vertu et de
lutte contre le vice, apparemment autonome et bienveillant, mais qui
n'obéissait qu'à une seule logique : maintenir les ouvriers sur le
chemin de la vertu, au sens biblique du terme, et en accord avec les
préceptes d'un seul homme, Henry Ford.
D'abord
placé sous la responsabilité de John R. Lee, le service fut confié
à partir de novembre 1915 au
révérend Samuel Simpson Marquis, conseiller spirituel de Clara Ford
qui recommanda cet ancien doyen de
la cathédrale épiscopale de Detroit à son époux. Après
1921, Charles Sorensen fut chargé d'administrer le Sociological
Department. Il dénatura complètement sa vocation première
d'assistance et de soutien aux employés pour en faire un vrai outil
de contrôle coercitif. […]
Malgré
les bonnes volontés affichées de ses dirigeants, l'existence de ce
service, surtout après 1921, était très mal vécue par la
population ouvrière de Detroit et de Dearborn. Elle dénonçait,
avec ses moyens limités et sans grande efficacité face au puissant
dispositif fordiste, une violation de sa vie privée et s'en
plaignait auprès des quelques organisations ouvrières en
constitution. En plus des impératifs contraignants de productivité,
s'ajoutait ce fardeau supplémentaire du Sociological Department
qui enquêtait sur la vie intime des ouvriers, leur mode de vie et la
gestion de leurs salaires. L'ouvrier de M. Ford s'apparentait de plus
en plus à un rouage, un élément malléable à merci et contrôlé
de cette immense machine dont le patron restait le maître
omnipotent. Il était de plus en plus évident que ce système
économique se doublait d'un appareil de façonnage social complexe
et évoluait dans le sens d'une coercition accrue et d'un
autoritarisme à peine voilé.
Damien Amblard, Le "fascisme" américain et le fordisme
Le "fascisme" américain et le fordisme
Un
"fascisme" américain ? L'expression peut surprendre, tant
le terme de "fascisme" est le plus souvent associé à
l'Italie mussolinienne.
Certes,
aux États-Unis le fascisme n'est jamais parvenu au pouvoir, il n'a
pas disposé de porte-parole désigné ni de groupe important
réellement constitué en son nom. Pour autant, que ce soit dans la
culture politique ou dans l'histoire nationale, les États-Unis de
l'entre-deux-guerres portaient en germe tous les éléments
constitutifs d'une imprégnation fasciste particulière qui est loin
d'être un simple phénomène d'importation.
Damien
Amblard concentre son étude du fascisme américain sur le personnage
emblématique que fut Henry Ford. Ruraliste, populiste, antimarxiste,
antisémite et nationaliste, Ford mit en place avec sa Ford
Motor Company
une idéologie industrielle basée sur les principes d'ordre et
d'autorité.
Avec
son Juif
international,
ouvrage traduit en allemand et largement diffusé par les nazis, il
donna même à penser que si l'idée d'un "complot juif"
n'avait pas finalement été désavouée par l'opinion
internationale, il n'aurait pas hésité à exploiter ce motif dans
le contexte de la crise économique.
Nombreux
furent les mouvements américains qui prirent la suite de Ford pour
raviver un antisémitisme national latent qui, contrairement à
l'antisémitisme européen, ne se fondera jamais sur une idéologie
mais préférera toujours s'appuyer sur les préjugés populaires -
au premier rang desquels la hantise d'un "complot judéo
bolchévique".
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