dimanche, mai 08, 2011

Le racisme ésotérique de Mouravieff




Existe-t-il une race sans âme ? Laura Knight-Jadczyk, après avoir lu « Gnôsis » de Boris Mouravieff, n'en doute pas. Dans son livre, « L'histoire secrète du monde », elle écrit : « Qu'il existe une race sans âme, constituée de près de 3 milliards d'habitants de cette planète contribue certainement à expliquer pourquoi notre Terre se trouve dans un tel état. […]
Les portails organiques (la race sans âme) sont des véhicules ou portails génériques ayant forme humaine, prêts à se laisser utiliser par diverses forces. Voilà pourquoi ce sont de parfaites et dociles marionnettes au service de la Matrice. »

Nous avons déjà, dans le premier volume de « Gnôsis », fait allusion à plusieurs reprises à cette coexistence de deux races essentiellement différentes : celle des Hommes et celle des Anthropoïdes, ce dernier terme n'emportant au sens ésotérique, insistons-y, aucune idée péjorative.

Constaté depuis des temps très reculés, ce fait, encore que déformé parce que généralement perçu sous un jour faux, a trouvé accès à la conscience nationale, sociale et juridique de plusieurs peuples, anciens et nouveaux : c'est ainsi que l'on retrouve son influence dans la notion d'Intouchable des Indiens, d'Ilote des Grecs, de Gohi des Juifs, d'Os blancs et d'Os noirs de l'Europe médiévale, d'Untermensch des Allemands nazis, etc.

Remarquons, incidemment, que la légende du sang bleu ne relève pas uniquement de la fantaisie : ce n'est pas, en effet, dans la conception du sang bleu comme phénomène psychosomatique qu'est l'erreur, mais dans la croyance simpliste, moyenâgeuse, que ce sang, dit aristocratique, passe automatiquement de père en fils à chaque génération, alors, qu'il ne peut être, pour des raisons que les lecteurs de « Gnôsis » n'auront nulle peine à comprendre, que l'attribut des êtres deux fois nés.

Observons également qu'à l'autre extrême, la conception égalitaire de la nature humaine, si chère aux théoriciens des révolutions démocratiques et sociales, est aussi erronée que la première : la seule égalité réelle des sujets de droit interne et international est l'égalité des possibilités car les hommes naissent inégaux.

Les Écritures contiennent plus d'une indication de la coexistence sur notre planète de ces deux humanités, actuellement semblables de forme mais dissemblables dans leur essence. On peut même dire que toute l'histoire dramatique de l'humanité, depuis la chute d'Adam jusqu'à nos jours et sans excepter la perspective de l’Ère Nouvelle, est placée sous le signe de la coexistence de ces deux races humaines dont la séparation ne doit intervenir qu'au Jugement Dernier.

C'est ce qu'a indiqué Jésus, en paraboles naturellement lorsqu'il s'adressait à la foule, mais en termes clairs à l'intention de ses disciples ; il y a notamment la parabole de l'ivraie et de la bonne semence (96) que, sur la demande de ces derniers, il a ainsi commentée :

Celui qui sème la bonne semence, c'est le Fils de l'homme; le champ, c'est le monde; la bonne semence, ce sont les fils du royaume; l'ivraie, ce sont les fils du malin; l'ennemi qui l'a semée, c'est le diable; la moisson, c'est la fin du monde (97).

Et Jésus a ajouté :

Tout homme lettré instruit de ce qui regarde le royaume des deux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes (98).

La coexistence, ainsi confirmée, d'une race d'Anthropoïdes et d'une race d'Hommes, est nécessaire, du point de vue de la Loi Générale, pour que se maintienne sans interruption la stabilité dans le mouvement de la Vie organique sur la Terre; elle l'est également en vertu du Principe d’Équilibre, la première race étant un contrepoids qui permet à celle des Hommes de poursuivre son évolution ésotérique. Cela aussi a été confirmé par Jésus, à propos de la Fin, dans les termes suivants :

Alors, de deux hommes qui seront dans un champ, l'un sera pris et l'autre laissé; de deux
femmes qui moudront à la meule, l'une sera prise et l'autre laissée (99).

Ces paroles appellent une observation :

L'ivraie pousse sans qu'on ait besoin de la cultiver. En revanche, la bonne semence exige, pour fructifier, un travail considérable : il faut labourer la terre, la nourrir d'engrais, l'ensemencer soigneusement, la herser, etc.; et si la récolte n'est pas moissonnée, mais laissée là où elle a poussé, on ne trouve plus au bout de quelques années aucun épi de froment, car l'ivraie, plante naturelle de la Terre, étouffe le froment et le seigle, fruits de la culture céleste (100).

L'ivraie humaine, c'est la race anthropoïde issue de l'humanité pré-adamique. La différence capitale — bien que non perçue par les sens — entre l'homme pré-adamique et l'homme adamique contemporains, c'est que, comme nous l'avons vu, le premier ne possède pas les centres supérieurs développés qui existent chez le second et qui, bien que coupés chez lui de la conscience de veille depuis la chute, lui offrent une possibilité réelle d'évolution ésotérique. A cela près, les deux races sont semblables : mêmes centres inférieurs et même structure de la Personnalité ; même corps physique, bien que souvent plus fort chez l'homme pré-adamique que chez l'homme adamique; et quant à la beauté, n'oublions pas que l'homme et la femme préadamiques avaient été créés par Dieu le sixième jour, à son image et à sa ressemblance (101) et que les filles de cette race étaient particulièrement belles (102). [...]

En s'identifiant avec le Moi de sa Personnalité, Adam perdit la conscience de son Moi réel et tomba ainsi de la condition édénique qui était précédemment la sienne dans celle des pré-adamiques. Au lieu qu'avant la chute les adamiques relevaient de la seule autorité de l'Absolu et participaient essentiellement de la note SI, sous l'impulsion du i|) de la deuxième octave cosmique (122), les deux humanités, issues de deux procédés de création différents, se mélangèrent ensuite sur le plan de la vie organique sur la Terre, placée sous l'autorité de l'Absolu. Dès lors, la coexistence de ces deux types humains et la compétition dont elle s'accompagna devinrent un fait pour ainsi dire normal. Or, comme les enfants de ce siècle sont plus habiles que ne le sont les enfants de lumière (123) dans leur état postérieur à la chute, nous voyons tout au long de l'histoire, et encore de nos jours, les adamiques se trouver généralement en position d'infériorité par rapport aux pré-adamiques.

Cette situation, ses conséquences pratiques et les problèmes qui en découlent feront plus loin l'objet d'un examen plus approfondi, examen commandé par l'approche de l’Ère du Saint-Esprit au terme de laquelle se posera la question de la séparation de l'ivraie et de la bonne semence. Pour l'instant, bornons-nous à répéter que l'homme adamique contemporain, ayant perdu le contact avec ses centres supérieurs, et par suite avec son Moi réel, apparaît pratiquement semblable à son homologue pré-adamique. Toutefois, à la différence de ce dernier, il a encore ses centres supérieurs, ce qui lui assure la possibilité de s'engager sur la voie de l'évolution ésotérique. De cette possibilité, le pré-adamique est actuellement privé, mais elle lui sera donnée dans l'éventualité d'une évolution heureuse de l'humanité adamique au cours de l’Ère du Saint-Esprit.

Le troisième temps de la Création de l'humanité adamique, celui où apparaît la Femme, révèle, comme le deuxième, un processus tout à fait différent de celui d'où sortit l'humanité pré-adamique (124). Alors que dans ce dernier cas la création de la femme était intervenue indépendamment de celle de l'homme et de manière parallèle (125), Ève fut créée après Adam, et après que celui-ci eut reçu le Souffle de Vie. Elle ne fut pas non plus créée indépendamment de l'homme et parallèlement à lui, ni directement à partir de la poussière de la terre (126), mais indirectement, à partir d'Adam déjà rendu vivant, mais endormi, de sorte que c'est également en tant qu'âme vivante qu'elle apparut sur la Terre. La différence, on le voit, est essentielle. Pour le moment, nous ne retiendrons que la réaction d'Adam lorsque Dieu, l'ayant sorti du sommeil où il l'avait plongé, lui amena la femme tirée de sa côte : Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair (127) ! Par ces mots, la Bible souligne le fait que l'homme et la femme du VIème Jour étaient d'une autre race qu'Adam et Ève.

Notons également que ni l'homme ni la femme pré-adamiques n'avaient reçu de nom, alors qu'Adam, qui signifie homme rouge, ou de terre rouge (128), fut ainsi appelé par Dieu (129) ; et c'est lui qui, sur l'ordre du Seigneur, donna, comme à toutes les créatures (130), un nom à la Femme, son épouse. Il l'appela Ève, ce qui veut dire Vie, Vivante, Vivifiante (131).

Ce récit symbolique et plein de signification ésotérique trouve un certain écho dans la physiologie moderne. En l'état actuel des connaissances scientifiques, en effet, on constate — les deux races étant mélangées — que l'homme a des hormones féminines en même temps que des hormones mâles et que la femme a des hormones mâles en même temps que des hormones féminines. Or, alors que chez l'homme contemporain la proportion des hormones féminines n'est que de un pour cent, celle des hormones mâles chez la femme est de l'ordre de cinq pour cent : on voit donc que la femme est plus homme que l'homme n'est femme. Il est probable qu'après les millénaires pendants lesquels les deux races se sont mélangées, cette proportion est maintenant équilibrée entre pré-adamiques et adamiques — ce qui vaudrait la peine d'être vérifié dans toutes les races de l'humanité actuelle. Mais il est permis de penser que, primitivement, la proportion des hormones de l'autre sexe chez l'homme et la femme du VIème Jour devait être égale, alors que chez les adamiques la disproportion devait être plus forte qu'elle ne l'est aujourd'hui.

Les fils de Dieu, nous dit la Bible, virent que les filles des hommes étaient belles et ils en prirent pour femmes (132). Le mélange des deux races qui s'ensuivit, contraire au Plan de la Création, détermina Dieu à exterminer partiellement, par le Déluge d'eau, l'humanité ainsi corrompue (133). Mais le mélange des chromosomes était déjà un fait accompli, et l'asymétrie hormonale propre aux adamiques diminua forcément au cours des générations pour se stabiliser au point où elle en est maintenant. Il est donc logique, si comme certaines indications contenues dans l’Évangile portent à le croire les deux races humaines qui coexistent sur la terre sont numériquement égales (134), de supposer que chez les adamiques de la première heure l'asymétrie hormonale pouvait être de l'ordre de 1 à 10. Vraisemblablement, les adamiques devront la regagner au cours de l’Ère du Saint-Esprit afin que, leur physiologie se trouvant ainsi rétablie, ils soient de nouveau, comme l'étaient Adam et Ève avant la chute, libérés de la servitude de la reproduction qui avait primitivement été imposée seulement aux pré-adamiques. Car c'est à ces derniers que Dieu avait ordonné : Croissez et multipliez (135) ; Adam et Ève ne s'étaient jamais
vu assigner une telle mission; leur union était purement androgyne, et ce n'est qu'après la chute qu’Ève conçut et mit au monde ses fils. La première indication de l'obligation de multiplier faite par Dieu aux adamiques n'apparaît que beaucoup plus tard, notamment dans ces paroles adressées à Jacob : Sois fécond et multiplie : une nation et une multitude de nations naîtront de toi et des rois sortiront de tes reins (136). On place ce fait à quelque 1760 ans avant Jésus-Christ (137). Il faut croire que c'est dès ce moment, Dieu ayant accepté le fait accompli et résolu de faire, cette fois avec Jacob, un nouveau départ, que la proportion hormonale de 1 à 5 a tendu à se généraliser.

Ce nouveau départ était, nous l'avons dit, à l'avantage des pré-adamiques, auxquels il ouvrait la perspective, lointaine certes mais réelle, d'une évolution appelée à s'opérer pendant le cycle du Saint-Esprit, où, si tout se passe bien, il leur sera donné de prendre la place des adamiques corrompus tandis que ces derniers devront parvenir à la Rédemption, c'est-à-dire à l'état intégral et harmonieux où ils étaient avant la chute et qu'il leur faut maintenant regagner par des efforts conscients...

Boris Mouravieff, « Gnôsis ».


96 Matthieu, XIII, 24-30.
97 Ibid., 37-39.
98 Ibid., 52, cité d'après le texte slavon.
99 Matthieu, XXIV. 40, 41.
100 Ces céréales n’existent pas, à l’état naturel, sauvage, comme on trouve par exemple l’églantine qui, convenablement
cultivée, devient rose.
101 Genèse, I, 26, 27.
102 Genèse, VI. 2.
122 Gnôsis T. II, p. 23.
123 Luc, XVI, 8 ; cité d'après le texte slavon.
124 Infra.
125 Genèse, I, 27.
126 Ibid.,II, 7.
127 Ibid., II, 23.
128 Concordance, op. cit., p. 618.
129 Genèse, II, 15.
130 Ibid., II, 19, 20.
131 Ibid., III, 20; Concordance, p. 645.
132 Genèse, VI, 2.
133 Ibid., VI, 7 et suiv.
134 Matthieu, XXIV, 40; Luc, XVII, 36, et d'autres encore.
135 Genèse, I, 28.
136 Ibid., XXXV, 11.
137 Concordance, op. cit., p. m.

Télécharger gratuitement les 3 tomes de « Gnôsis » sur le site Zone-7 :

GNÔSIS
Étude et commentaires sur l'orthodoxie orientale

GNÔSIS fut distingué dès la parution du tome I, qui reçut le prix Victor-Émile Michelet de Littérature ésotérique en 1962. GNÔSIS a été traduit en grec, anglais, espagnol et italien; traductions arabe et japonaise en cours.
La règle absolue de l'hermétisme a longtemps constitué une sauvegarde pour la Tradition chrétienne ésotérique. Les circonstances ont changé ; notre époque réclame d'être éclairée par la Connaissance (Gnôsis en grec), marche indispensable, après la Foi et l'Espérance, pour atteindre l'Amour.
GNÔSIS, en divulguant en profondeur la Doctrine issue de la Tradition ésotérique de l'Orthodoxie orientale, facilite les recherches de ceux qui veulent saisir le sens vrai de la vie et comprendre la tâche qui incombe à l'homme, au seuil de l’Ère nouvelle.
Le tome I, dans ses trois parties: l'Homme, l'Univers, la Voie, expose à un premier degré (cycle exotérique) les contenus théoriques et pratiques de cette Connaissance issue de la Sagesse diurne, mystérieuse et cachée. La divulgation se poursuit dans les tomes II (cycle mésotérique) et III (cycle ésotérique).
Fruit d'un remarquable travail de synthèse, parfaitement maîtrisé dans sa structure et dans sa forme, GNÔSIS représente un précieux instrument de travail pour tous ceux qui recherchent la vérité qui affranchira.


Boris Mouravieff (Cronstadt, 1890 - Genève, 1966) a enseigné la philosophie ésotérique à l'Université de Genève durant les années 1955-1958. Il fonda le Centre d'études chrétiennes ésotériques de Genève, qu'il présida jusqu'à son décès.



Peinture de William Blake, « Elohim Creating Adam »


samedi, mai 07, 2011

La vérité




Dans "L’enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain", la philosophe Simone Weil considère que l'organisation du mensonge est un crime punissable. Elle envisage la prison ou le bagne pour les menteurs invétérés, politiciens, religieux, journalistes...


Le besoin de vérité est plus sacré qu’aucun autre. Il n’en est pourtant jamais fait mention. On a peur de lire quand on s’est une fois rendu compte de la quantité et de l’énormité des faussetés matérielles étalées sans honte, même dans les livres des auteurs les plus réputés. On lit alors comme on boirait l’eau d’un puits douteux.

Il y a des hommes qui travaillent huit heures par jour et font le grand effort de lire le soir pour s’instruire. Ils ne peuvent pas se livrer à des vérifications dans les grandes bibliothèques. Ils croient le livre sur parole. On n’a pas le droit de leur donner à manger du faux. Quel sens cela a-t-il d’alléguer que les auteurs sont de bonne foi ? Eux ne travaillent pas physiquement huit heures par jour. La société les nourrit pour qu’ils aient le loisir et se donnent la peine d’éviter l’erreur. Un aiguilleur cause d’un déraillement serait mal accueilli en alléguant qu’il est de bonne foi.

A plus forte raison est-il honteux de tolérer l’existence de journaux dont tout le monde sait qu’aucun collaborateur ne pourrait y demeurer s’il ne consentait parfois à altérer sciemment la vérité.

Le public se défie des journaux, mais sa défiance ne le protège pas. Sachant en gros qu’un journal contient des vérités et des mensonges, il répartit les nouvelles annoncées entre ces deux rubriques, mais au hasard, au gré de ses préférences. Il est ainsi livré à l’erreur.

Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l’organisation du mensonge, il constitue un crime. Mais on croit que c’est un crime impunissable. Qu’est-ce qui peut bien empêcher de punir une activité une fois qu’elle a été reconnue comme criminelle ? D’où peut bien venir cette étrange conception de crimes non punissables ? C’est une des plus monstrueuses déformations de l’esprit juridique.

Ne serait-il pas temps de proclamer que tout crime discernable est punissable, et qu’on est résolu, si on en a l’occasion, à punir tous les crimes ?

Quelques mesures faciles de salubrité publique protégeraient la population contre les atteintes à la vérité.

La première serait l’institution, pour cette protection, de tribunaux spéciaux, hautement honorés, composés de magistrats spécialement choisis et formés. Ils seraient tenus de punir de réprobation publique toute erreur évitable, et pourraient infliger la prison et le bagne en cas de récidive fréquente, aggravée par une mauvaise foi démontrée.

Par exemple, un amant de la Grèce antique, lisant dans le dernier livre de Maritain : « Les plus grands penseurs de l’Antiquité n’avaient pas songé à condamner l’esclavage », traduirait Maritain devant un de ces tribunaux. Il y apporterait le seul texte important qui nous soit parvenu sur l’esclavage, celui d’Aristote. Il y ferait lire aux magistrats la phrase : « Quelques-uns affirment que l’esclavage est absolument contraire à la nature et à la raison ». Il ferait observer que rien ne permet de supposer que ces quelques-uns n’aient pas été au nombre des plus grands penseurs de l’Antiquité. Le tribunal blâmerait Maritain pour avoir imprimé, alors qu’il lui était facile d’éviter l’erreur, une affirmation fausse et constituant, bien qu’involontairement, une calomnie atroce contre une civilisation tout entière. Tous les journaux quotidiens, hebdomadaires et autres, toutes les revues et la radio seraient dans l’obligation de porter à la connaissance du public le blâme du tribunal, et, le cas échéant, la réponse de Maritain. Dans ce cas précis, il pourrait difficilement y en avoir une.

Le jour où Gringoire publia in extenso un discours attribué à un anarchiste espagnol qui avait été annoncé comme orateur dans une réunion parisienne, mais qui, en fait, au dernier moment, n’avait pu quitter l’Espagne, un pareil tribunal n’aurait pas été superflu. La mauvaise foi étant dans un tel cas plus évidente que deux et deux font quatre, la prison ou le bagne n’auraient peut-être pas été trop sévères.

Dans ce système, il serait permis à n’importe qui, ayant reconnu une erreur évitable dans un texte imprimé ou dans une émission de la radio, de porter une accusation devant ces tribunaux.

La deuxième mesure serait d’interdire absolument toute propagande de toute espèce par la radio ou par la presse quotidienne. On ne permettrait à ces deux instruments de servir qu’à l’information non tendancieuse.

Les tribunaux dont il vient d’être question veilleraient à ce que l’information ne soit pas tendancieuse.

Pour les organes d’information ils pourraient avoir à juger, non seulement les affirmations erronées, mais encore les omissions volontaires et tendancieuses.

Les milieux où circulent des idées et qui désirent les faire connaître auraient droit seulement à des organes hebdomadaires, bi-mensuels ou mensuels. Il n’est nullement besoin d’une fréquence plus grande si l’on veut faire penser et non abrutir.

La correction des moyens de persuasion serait assurée par la surveillance des mêmes tribunaux, qui pourraient supprimer un organe en cas d’altération trop fréquente de la vérité. Mais ses rédacteurs pourraient le faire reparaître sous un autre nom.

Dans tout cela il n’y aurait pas la moindre atteinte aux libertés publiques. Il y aurait satisfaction du besoin le plus sacré de l’âme humaine, le besoin de protection contre la suggestion et l’erreur.

Mais qui garantit l’impartialité des juges ? objectera-t-on. La seule garantie, en dehors de leur indépendance totale, c’est qu’ils soient issus de milieux sociaux très différents, qu’ils soient naturellement doués d’une intelligence étendue, claire et précise, et qu’ils soient formés dans une école où ils reçoivent une éducation non pas juridique, mais avant tout spirituelle, et intellectuelle en second lieu. Il faut qu’ils s’y accoutument à aimer la vérité.

Il n’y a aucune possibilité de satisfaire chez un peuple le besoin de vérité si l’on ne peut trouver à cet effet des hommes qui aiment la vérité.



Simone WEIL, L’enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain.

Télécharger gratuitement L'enracinement.


L’enracinement, 
Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain


Simone Weil examine les rapports entre l'individu et la collectivité. Elle montre les failles du monde moderne, la décomposition de la société contemporaine et esquisse les conditions d'une intégration harmonieuse de l'homme et avant tout de l'ouvrier – dans un ensemble équilibré.


vendredi, mai 06, 2011

Un sage optimiste




Faire de René Guénon un sage « optimiste » semble a priori une gageure absolue ! Et pourtant, tout livre signé de son nom semble toujours puiser dans la Tradition primordiale (est-ce simplement la sienne ?) la réponse analogique à la question existentielle que tout lecteur de ce type de texte d'érudition se pose, plus ou moins consciemment bien sûr. De ce point de vue, on ne peut que saluer Luc Benoist qui écrit : « Je sentis aux premières pages qu'il m'apporterait ce que je cherchais. Il fut le messager du bonheur. J'avais compris, et comprendre, pour certains, c'est le bonheur. Tout ce que mon intuition n'avait fait que supposer dans un violent et solitaire effort, tout ce qui ne m'était apparu que dans la logique du possible, avec le vague et la défiance du rêve, tout cela m'était dévoilé d'un coup, autour de moi et en moi (...). Bien entendu, l'effet de cette lecture m'était en grande partie personnel. Comme au grimpeur qui s'arrête harassé avant d'avoir atteint le sommet, une aide m'avait été nécessaire. Moins encore : l'affirmation d'une présence. Plus peut-être : la révélation d”un monde. »

La révélation primordiale

C'est cela même l'espérance contenue dans chaque exposé de Guénon, cette faculté qu'il a d'ouvrir un chemin de développement envisageable, cette façon unique de nous suggérer plutôt que de nous dire qu'il s'agit, pour être sauvé, de réintégrer l'état primordial, l'état paradisiaque originel. Guénon sait nous éveiller au pèlerinage « métaphysique », en quelque sorte. Certes, comme le note Lucien Méroz, l'un de ses hagiographes passionné, il nous propose tout d'abord « un retour intérieur de l'homme à son être le plus profond ››, vers ce « soi » qui est sa vraie personnalité et qui demeure aussi « l'âme de l'Univers ». Mais le philosophe orientaliste n'est certes pas panthéiste. Il nous fait réfléchir sur ce qu'est l'être, le non-être, la doctrine de la non-dualité de l'hindouisme orthodoxe, la réalité suprême et infinie. Derrière lui et avec Blaise Pascal on peut s'exclamer : « Combien de royaumes nous ignorent ! » Et, bien sûr : « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie. »

Mais, justement, Guénon nous rassure. Il nous donne des conseils, nous offre des repères, nous parle de « loi d'harmonie qui régit les rapports de tous les cycles de l'Existence universelle ». Il délimite des domaines, n'hésitant pas à aller jusqu'à affirmer que chaque chose, de toute éternité, est rigoureusement à la place qu'elle doit occuper comme élément de l'ordre total. Nous voilà bel et bien engagés dans une quête jusqu'au principe causal de toute vie humaine, nous voilà embarqués, qu'on le veuille ou non, dans une course vers la lumière du soleil qui dissipe les ténèbres, nous voilà très loin de notre quotidien ordinaire, attiré peut-être par ce centre circumpolaire de la tradition hindoue qui correspond, dans la mythologie grecque, à la Tula hyperboréenne et, chez les Latins, à l'île de Thulé, aux confins arctiques du monde, bien entendu. Avec Guénon, nous prenons la route pour un voyage initiatique, suivant à la trace cette philosophia perennis, héritage commun de toute l'humanité. Léopold Ziegler, membre de 1'Académie des sciences et lettres de Mayence, écrit ainsi : « Guénon, en face du processus de déclin qui entraîne irrésistiblement notre génération, fait appel à la seule force contraire d'où puisse encore venir le salut. (...) Il va droit à la solution qui concerne l'homme tout entier, il nous impose comme une tâche impérieuse le retour au bien commun et héréditaire de l'humanité, à cette tradition intégrale, précisément, que nous pourrions appeler aussi le savoir primordial, celui qui élève l'homme au-dessus de l'animalité, ou encore la révélation primordiale, à vrai dire perdue, mais non définitivement disparue. »

Loin du hasard et de la nécessité

Guénon, dirions-nous encore, dénonce la phrase de Démocrite qui sert d'exergue au célèbre essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Le Hasard et la nécessité de Jacques Monod : « Tout ce qui existe dans l'univers est le fruit du hasard et de la nécessité. » Encore une fois, pour lui, tout ce qui existe descend de la Tradition primordiale. Et Guénon n'est pas davantage le Sisyphe d'Albert Camus qui, « revenant vers son rocher, contemple cette suite d'actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort ». Parce qu'il sait que la Tradition oubliée peut être retrouvée, parce qu'il y croit, Guénon ne désespère jamais, même s'il a toujours la dent dure pour ses contemporains d'Occident. Pour lui, toute vie a un sens. Le sens est le point central du débat humain. Et, comme l'enseigne Hegel, « l'objet de la religion, comme celui de la philosophie, est la vérité éternelle dans son objectivité même, Dieu et le néant comme Dieu et l'explication de Dieu » (in Œuvres complètes, p. 37).

Guénon et Heidegger

Certes, durant son parcours philosophique, Guénon est éloigné de la pensée de Hegel, dans la mesure où, d'après lui, il faut renoncer à appliquer aussi bien les méthodes scientifiques que celles issues de l'Antiquité grecque. Alors, que nous offre-t-il pour dépasser la « crise du monde moderne » ? L’Orient, nous l'avons vu, et le soufisme, mais, plus globalement encore, une attitude de transformation graduelle, du dedans, un chemin d'approfondissement de l'intériorité, de type initiatique. Léopold Ziegler parle d'un « mode de connaissance pré, extra et suprascientifique ». Derrière ces termes complexes, sinon compliqués, émerge l'idée-force d'un dépassement par la transcendance totale. Guénon, comme Heidegger, se rattache alors aux présocratiques, aventuriers de la pensée contemporains de Socrate ou antérieurs à lui, et dont Nietzsche disait : « Ils ont inventé les grands types de l'esprit philosophique, et la postérité tout entière n'a plus rien inventé d'essentiel qui puisse y être ajouté. »

Un présocratique pour notre temps

En effet, René Guénon, dans son œuvre, n'est pas très éloigné parfois d'Anaximandre (vers 610-545 av. J.-C.) qui cherchait un principe fondamental à l'origine de toutes choses et qui prétendait, en substance, qu'il fallait explorer l'apeiron, mot que l'on peut traduire par « illimité ›› ou plutôt « indéfini ». On retrouve aussi certaines de ses idées chez Héraclite (vers 567-480 av. J.-C.), et davantage encore chez le légendaire Pythagore (né vers 580 av. J.-C.) qui croyait en l'immortalité de l'âme et spécula sur les nombres comme principes organisateurs du cosmos et de toutes choses (« tout est nombre ») pour tenter de parvenir à la compréhension du monde.

De quelque manière, Guénon préconise un creuset d'origine éternel et incorruptible, une Tradition intégrale qu'il s'avère toujours passionnant de comparer avec la tradition proprement chrétienne, évangélique, catholique ou même issue de la religion orthodoxe. En résumé, on peut oser l'idée que Guénon apporte du nouveau au monde moderne en lui rappelant l'ancienne notion d'« incommunicable », pour reprendre un terme de Pierre Prévost. Guénon, afin de garder la mémoire de la Tradition primordiale, tente d'en parcourir encore et encore l'anamnèse. Il est en cela le représentant contemporain du véritable esprit traditionnel, quelle que soit la forme qu'il revête. Il préconise une unité fondamentale. Pour lui, c'est là tout l'essentiel. Le salut du monde « ne peut s'opérer réellement que par en haut, et non par en bas, et ceci doit s'entendre en un double sens : il faut partir de qu'il y a de plus élevé, c'est-à-dire des principes ; pour descendre graduellement aux divers ordres d'applications en observant toujours rigoureusement la dépendance hiérarchique qui existe entre eux... (La crise du monde moderne, p. 40).

De quel « égalitarisme » parle-t-on ?

On reprochera beaucoup à Guénon cette notion d'élite intellectuelle à reconstituer pour sauver l'Occident, qui peut être la porte ouverte à des mouvements aux bras étroits, et de type janséniste ou fasciste, mais il ne faut jamais oublier, pour éviter un formidable contre-sens dans la lecture de l'œuvre de Guénon, que celui-ci se place toujours en tant que l'intercesseur et le défenseur de la Vérité unique et universelle, en tant que métaphysicien, et non pas en tant qu'idéologue politique.

Certes, Guénon est persuadé que l'« égalitarisme » est un leurre, et que la victoire de l'Esprit n'aura point lieu dans ce présent cycle que nous achevons. Mais il pense aussi que le versant maléfique de l'histoire actuelle de notre planète n'est qu'une partie de l'iceberg des apparences, et que l'autre versant, caractérisant le bien, en lui-même, « possède un caractère permanent et définitif ». D'ailleurs, Guénon n'écrit-il pas en toutes lettres : « Qu'on se rapporte d'ailleurs à l'Apocalypse, et l'on verra que c'est à l'extrême limite du désordre, allant jusqu'à l'apparent anéantissement du monde extérieur, que doit se produire l'avènement de la Jérusalem céleste, qui sera, pour une nouvelle période de l'humanité, l'analogue de ce que fut le paradis terrestre pour celle qui se terminera à ce moment même » (Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 1 14) ?

Mais attention, qu'on ne se méprenne pas : Guénon n'est pas un défaitiste, ou un fataliste, ou un Cassandre incorrigible. Il croit toujours qu'après le cycle sombre, un autre va lui succéder. Changer le cap d'une civilisation est toujours possible. Restaurer « l'ordre normal » est envisageable. Il s'agit alors de repérer aujourd'hui les vérités fondamentales et méconnues par le plus grand nombre. Ce qui doit être recherché, c'est la réalité spirituelle. Toutefois, et Paul Sérant a raison de le souligner : « C'est donc, en définitive, la constitution d'une élite “véritable” que Guénon appelle de ses vœux. Et il n'est pas question pour cette élite d'entreprendre une action extérieure quelconque. » Guénon confirme : « L'élite n'a pas à se mêler à des luttes qui, quelle qu'en soit l'importance, sont forcément étrangères à son domaine ; son rôle social ne peut être qu'indirect, mais il n'en est que plus efficace, car, pour diriger vraiment ce qui se meut, il ne faut pas être entraîné soi-même dans le mouvement «  (Orient et Occident, p. 176). On le voit, Guénon n'œuvre pas dans l'ordre temporel, en quelque sorte. Il souhaite sans doute une restructuration des valeurs spirituelles de la vie humaine, mais il ne rêve pas de créer des groupes de pression politique, ou des armées de militants, dirait-on aujourd'hui. Ce n'est pas un meneur d'hommes, un guide pour les masses ou je ne sais quel dictateur univoque. Il se méfie de la religiosité, diffuse et multiforme. Il fait plutôt appel à l'intériorité de l'homme, à ses facultés intellectuelles, à ses potentialités de base pour se connaître, à sa source.

Pour une grande rébellion spirituelle

Guénon nomme avec pertinence les signes de désordre, de déliquescence, de notre époque. Certes, il appelle de ses vœux un Occident différent, plus soucieux d'être que d'avoir, et il demeure comme un sage debout parmi les ruines. Il fait rempart. En somme, il pose l'acte d'une présence. Il devient le témoin contre une certaine aliénation métaphysique. Il porte la nostalgie d'un royaume perdu, il ne désespère pas, comme on l'a trop dit de lui. Il porte son regard au-delà du présent, au-delà de l'aspect matériel du monde manifesté, il va de l'extérieur vers l'intérieur, de l'évident vers le secret. L'expérience libératrice dont il trace, avec intuition, au fil de ses ouvrages, les pistes, nous entraîne à considérer à sa suite les principes fondamentaux de toute chose. Guénon vise ce qu'il nomme la « réalisation métaphysique ». Il nous incite à nous intégrer à notre juste place dans le cosmos. Sans équivoque, son attitude est d'inspiration gnostique, à la conquête de la croissance intérieure. Les ancêtres, Empédocle, Pythagore, Platon même, ne sont pas loin. Mais sa vision de la gnose s'appuie sur l'universalité de nombreux symboles et autres mythes. Et sa question insistante de l'origine commune des différents ésotérismes de par le monde n'en est que plus passionnante à formuler. Son argumentation incite à la réflexion profonde à ce sujet.

Guénon propose le salut par la connaissance. Par là même, c'est un philosophe de la droiture qui marche dans les labyrinthes de la lumière. Il peut faire songer alors à la grande mystique Simone Weil, gnostique contemporaine, qui écrivit dans Lettre à un religieux : « Les diverses traditions religieuses authentiques sont des reflets différents de la même vérité. » Quoi qu'il en soit, refusant l'artificiel, la mode, l'éphémère et toutes les mentalités modernes acquises, René Guénon interroge la mémoire de l'humanité, il défend avec ardeur ce que le journaliste Patrice de Plunkett appelle « la spécificité de la démarche spirituelle, mêlée intimement à notre histoire et qui pourtant la transcende, la surplombe, la fait raisonner dans l'éternel » (in Quelle spiritualité pour le XXIe siècle ?). Oui, comme Chesterton qui, dès 1909, dénonçait une société qui mutile la nature humaine en 1' amputant de sa dimension spirituelle, comme Bernanos prônant une « résistance spirituelle » autant que politique dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, comme Maurice Clavel qui en appelait à une sorte de grande rébellion spirituelle dans la rue quelques semaines avant les bouleversements de Mai 1968 en France, René Guénon a aussi en lui-même une part de prophète en révolte contre l'emprise du matérialisme. Quand il écrit : « On dit que l'Occident moderne est chrétien, mais c'est là une erreur ; l'esprit moderne est antichrétien, parce qu'il est essentiellement antireligieux ; et il est antireligieux parce que, plus généralement encore, il est antitraditionnel ; c'est là ce qui constitue son caractère propre, ce qui le fait être ce qu'il est » (La crise du monde moderne, p. 111), Guénon dénonce l'âge de l'imposture, de la subversion et de la parodie. Sa voix, alors, atteint l'Universel. Et la voie qu'il propose nous est toute proche.

Jean-Luc Maxence, « René Guénon, le philosophe invisible ».


L'élite de la fin des temps

Nous n'avons pas l'intention de revenir sur tout ce que nous avons eu déjà l'occasion d'exposer ailleurs en ce qui concerne le rôle de l'élite intellectuelle dans les différentes circonstances que l'on peut envisager comme possibles pour un avenir plus ou moins imminent. Nous nous bornerons donc à dire ceci : quelle que soit la façon dont s'accomplit le changement qui constitue ce qu'on peut appeler le passage d'un monde à un autre, qu'il s'agisse d'ailleurs de cycles plus ou moins étendus, ce changement, même s'il a les apparences d'une brusque rupture, n'implique jamais une discontinuité absolue, car il y a un enchaînement causal qui relie tous les cycles entre eux. L'élite dont nous parlons, si elle parvenait à se former pendant qu'il en est temps encore, pourrait préparer le changement de telle façon qu'il se produise dans les conditions les plus favorables, et que le trouble qui l'accompagnera inévitablement soit en quelque sorte réduit au minimum; mais, même s'il n'en est pas ainsi, elle aura toujours une autre tâche, plus importante encore, celle de contribuer à la conservation de ce qui doit survivre au monde présent et servir à l'édification du monde futur. Il est évident qu'on ne doit pas attendre que la descente soit finie pour préparer la remontée, dès lors qu'on sait que cette remontée aura lieu nécessairement, même si l'on ne peut éviter que la descente aboutisse auparavant à quelque cataclysme; et ainsi, dans tous les cas, le travail effectué ne sera pas perdu : il ne peut l'être quant aux bénéfices que l'élite en retirera pour elle-même, mais il ne le sera pas non plus quant à ses résultats ultérieurs pour l'ensemble de l'humanité.

Maintenant, voici comment il convient d'envisager les choses : l'élite existe encore dans les civilisations orientales, et, en admettant qu'elle s'y réduise de plus en plus devant l'envahissement moderne, elle subsistera quand même jusqu'au bout, parce qu'il est nécessaire qu'il en soit ainsi pour garder le dépôt de la tradition qui ne saurait périr, et pour assurer la transmission de tout ce qui doit être conservé. En Occident, par contre, l'élite n'existe plus actuellement; on peut donc se demander si elle s'y reformera avant la fin de notre époque, c'est-à-dire si le monde occidental, malgré sa déviation, aura une part dans cette conservation et cette transmission ; s'il n'en est pas ainsi, la conséquence en sera que sa civilisation devra périr tout entière, parce qu'il n'y aura plus en elle aucun élément utilisable pour l'avenir, parce que toute trace de l'esprit traditionnel en aura disparu. La question, ainsi posée, peut n'avoir qu'une importance très secondaire quant au résultat final; elle n'en présente pas moins un certain intérêt à un point de vue relatif, que nous devons prendre en considération dès lors que nous consentons à tenir compte des conditions particulières de la période dans laquelle nous vivons. En principe, on pourrait se contenter de faire remarquer que ce monde occidental est, malgré tout, une partie de l'ensemble dont il semble s'être détaché depuis le début des temps modernes, et que, dans l'ultime intégration du cycle, toutes les parties doivent se retrouver d'une certaine façon ; mais cela n'implique pas forcément une restauration préalable de la tradition occidentale, car celle-ci peut être conservée seulement à l'état de possibilité permanente dans sa source même, en dehors de la forme spéciale qu'elle a revêtue à tel moment déterminé. Nous ne donnons d'ailleurs ceci qu'à titre d'indication, car, pour le comprendre pleinement, il faudrait faire intervenir la considération des rapports de la tradition primordiale et des traditions subordonnées, ce que nous ne pouvons songer à faire ici. Ce serait là le cas le plus défavorable pour le monde occidental pris en lui-même, et son état actuel peut faire craindre que ce cas ne soit celui qui se réalise effectivement; cependant, nous avons dit qu'il y a quelques signes qui permettent de penser que tout espoir d'une meilleure solution n'est pas encore perdu définitivement.

Il existe maintenant, en Occident, un nombre plus grand qu'on ne croit d'hommes qui commencent à prendre conscience de ce qui manque à leur civilisation; s'ils en sont réduits à des aspirations imprécises et à des recherches trop souvent stériles, si même il leur arrive de s'égarer complètement, c'est parce qu'ils manquent de données réelles auxquelles rien ne peut suppléer, et parce qu'il n'y a aucune organisation qui puisse leur fournir la direction doctrinale nécessaire. Nous ne parlons pas en cela, bien entendu, de ceux qui ont pu trouver cette direction dans les traditions orientales, et qui sont ainsi, intellectuellement, en dehors du monde occidental ; ceux là, qui ne peuvent d'ailleurs représenter qu'un cas d'exception, ne sauraient aucunement être partie intégrante d'une élite occidentale ; ils sont en réalité un prolongement des élites orientales, qui pourrait devenir un trait d'union entre celles-ci et l'élite occidentale le jour où cette dernière serait arrivée à se constituer ; mais elle ne peut, par définition en quelque sorte, être constituée que par une initiative proprement occidentale, et c'est là que réside toute la difficulté. Cette initiative n'est possible que de deux façons : ou l'Occident en trouvera les moyens en lui-même, par un retour direct à sa propre tradition, retour qui serait comme un réveil spontané de possibilités latentes ; ou certains éléments occidentaux accompliront ce travail de restauration à l'aide d'une certaine connaissance des doctrines orientales, connaissance qui cependant ne pourra être absolument immédiate pour eux, puisqu'ils doivent demeurer occidentaux, mais qui pourra être obtenue par une sorte d'influence au second degré, s'exerçant à travers des intermédiaires tels que ceux auxquels nous faisions allusion tout à l'heure.

René Guénon, « La crise du monde moderne ».



jeudi, mai 05, 2011

Contemplation & action




Le travail et l'argent sont devenus les valeurs centrales de notre société. Selon la présentation de l'éditeur du livre de Dominique Méda consacré au travail (1) : « Hommes politiques, experts et économistes rivalisent aujourd'hui pour trouver les moyens d'augmenter le volume du travail. Tous semblent tenir pour acquis que l'homme a besoin de travail et que celui-ci non seulement a toujours été mais encore demeurera au fondement de notre organisation sociale. Et si cela était faux ? Si le travail n'était qu'une «invention» récente dont nos sociétés ont ressenti la nécessité dans un contexte historique particulier, une solution datée dont nous pourrions désormais nous passer ? La volonté farouche des pouvoirs établis de «sauver le travail» ne trahit-elle pas la difficulté que nous éprouvons à passer à une autre époque où le travail ne constituerait peut-être plus une valeur centrale ? ». Notre société retrouvera-t-elle l'harmonie entre le travail (action) et la contemplation ?


Nous considérerons maintenant, d'une façon plus particulière, un des principaux aspects de l'opposition qui existe actuellement entre l'esprit oriental et l'esprit occidental, et qui est, plus généralement, celle de l'esprit traditionnel et de l'esprit antitraditionnel, ainsi que nous l'avons expliqué. A un certain point de vue, qui est d'ailleurs un des plus fondamentaux, cette opposition apparaît comme celle de la contemplation et de l'action, ou, pour parler plus exactement, comme portant sur les places respectives qu'il convient d'attribuer à l'un et à l'autre de ces deux termes. Ceux-ci peuvent, dans leur rapport, être envisagés de plusieurs manières différentes sont-ils vraiment deux contraires comme on semble le penser le plus souvent, ou ne seraient-ils pas plutôt deux complémentaires, ou bien encore n'y aurait il pas en réalité entre eux une relation, non de coordination, mais de subordination ? Tels sont les différents aspects de la question, et ces aspects se rapportent à autant de points de vue, d'ailleurs d'importance fort inégale, mais dont chacun peut se justifier à quelques égards et correspond à un certain ordre de réalité.

Tout d'abord, le point de vue le plus superficiel, le plus extérieur de tous, est celui qui consiste à opposer purement et simplement l'une à l'autre la contemplation et l'action, comme deux contraires au sens propre de ce mot. L'opposition, en effet, existe bien dans les apparences, cela est incontestable ; et pourtant, si elle était absolument irréductible, il y aurait une incompatibilité complète entre contemplation et action, qui ainsi ne pourraient jamais se trouver réunies. Or, en fait, il n'en est pas ainsi ; il n'est pas, du moins dans les cas normaux, de peuple, ni même peut-être d'individu, qui puisse être exclusivement contemplatif ou exclusivement actif. Ce qui est vrai, c'est qu'il y a là deux tendances dont l'une ou l'autre domine presque nécessairement, de telle sorte que le développement de l'une paraît s'effectuer au détriment de l'autre, pour la simple raison que l'activité humaine, entendue en son sens le plus général, ne peut pas s'exercer également et à la fois dans tous les domaines et dans toutes les directions. C'est là ce qui donne l'apparence d'une opposition ; mais il doit y avoir une conciliation possible entre ces contraires ou soi-disant tels ; et, du reste, on pourrait en dire autant pour tous les contraires, qui cessent d'être tels dès que, pour les envisager, on s'élève au-dessus d'un certain niveau, celui où leur opposition a toute sa réalité. Qui dit opposition ou contraste dit, par-là même, disharmonie ou déséquilibre, c'est-à-dire quelque chose qui, nous l'avons déjà indiqué suffisamment, ne peut exister que sous un point de vue relatif, particulier et limité.

En considérant la contemplation et l'action comme complémentaires, on se place donc à un point de vue déjà plus profond et plus vrai que le précédent, parce que l'opposition s'y trouve conciliée et résolue, ses deux termes s'équilibrant en quelque sorte l'un par l'autre. Il s'agirait alors, semble t il, de deux éléments également nécessaires, qui se complètent et s'appuient mutuellement, et qui constituent la double activité, intérieure et extérieure, d'un seul et même être, que ce soit chaque homme pris en particulier ou l'humanité envisagée collectivement. Cette conception est assurément plus harmonieuse et plus satisfaisante que la première ; cependant, si l'on s'y tenait exclusivement, on serait tenté, en vertu de la corrélation ainsi établie, de placer sur le même plan la contemplation et l'action, de sorte qu'il n'y aurait qu'à s'efforcer de tenir autant que possible la balance égale entre elles, sans jamais poser la question d'une supériorité quelconque de l'une par rapport à l'autre ; et ce qui montre bien qu'un tel point de vue est encore insuffisant, c'est que cette question de supériorité se pose au contraire effectivement et s'est toujours posée, quel que soit le sens dans lequel on a voulu la résoudre.

La question qui importe à cet égard, du reste, n'est pas celle d'une prédominance de fait, qui est, somme toute, affaire de tempérament ou de race, mais celle de ce qu'on pourrait appeler une prédominance de droit ; et les deux choses ne sont liées que jusqu'à un certain point. Sans doute, la reconnaissance de la supériorité de l'une des deux tendances incitera à la développer le plus possible, de préférence à l'autre ; mais, dans l'application, il n'en est pas moins vrai que la place que tiendront la contemplation et l'action dans l'ensemble de la vie d'un homme ou d'un peuple résultera toujours en grande partie de la nature propre de celui-ci, car il faut en cela tenir compte des possibilités particulières de chacun. Il est manifeste que l'aptitude à la contemplation est plus répandue et plus généralement développée chez les Orientaux; il n'est probablement aucun pays où elle le soit autant que dans l'Inde, et c'est pourquoi celle-ci peut être considérée comme représentant par excellence ce que nous avons appelé l'esprit oriental. Par contre, il est incontestable que, d'une façon générale, l'aptitude à l'action, ou la tendance qui résulte de cette aptitude, est celle qui prédomine chez les peuples occidentaux, en ce qui concerne la grande majorité des individus, et que, même si cette tendance n'était pas exagérée et déviée comme elle l'est présentement, elle subsisterait néanmoins, de sorte que la contemplation ne pourrait jamais être là que l'affaire d'une élite beaucoup plus restreinte ; c'est pourquoi on dit volontiers dans l'Inde que, si l'Occident revenait à un état normal et possédait une organisation sociale régulière, on y trouverait sans doute beaucoup de Kshatriyas, mais peu de Brahmanes (2). Cela suffirait cependant, si l'élite intellectuelle était constituée effectivement et si sa suprématie était reconnue, pour que tout rentre dans l'ordre, car la puissance spirituelle n'est nullement basée sur le nombre, dont la loi est celle de la matière ; et d'ailleurs, qu'on le remarque bien, dans l'antiquité et surtout au moyen âge, la disposition naturelle à l'action, existant chez les Occidentaux, ne les empêchait pourtant pas de reconnaître la supériorité de la contemplation, c'est-à-dire de l'intelligence pure ; pourquoi en est il autrement à l'époque moderne ? Est ce parce que les Occidentaux, en développant outre mesure leurs facultés d'action, en sont arrivés à perdre leur intellectualité, qu'ils ont, pour s'en consoler, inventé des théories qui mettent l'action au-dessus de tout et vont même, comme le « pragmatisme », jusqu'à nier qu'il existe quoi que ce soit de valable en dehors d'elle, ou bien est-ce au contraire cette façon de voir qui, ayant prévalu tout d'abord, a amené l'atrophie intellectuelle que nous constatons aujourd'hui ? Dans les deux hypothèses, et aussi dans le cas assez probable où la vérité se trouverait dans une combinaison de l'une et de l'autre, les résultats sont exactement les mêmes ; au point où les choses en sont arrivées, il est grand temps de réagir, et c'est ici, redisons le une fois de plus, que l'Orient peut venir au secours de l'Occident, si toutefois celui-ci le veut bien, non pour lui imposer des conceptions qui lui sont étrangères, comme certains semblent le craindre, mais bien pour l'aider à retrouver sa propre tradition dont il a perdu le sens.

On pourrait dire que l'antithèse de l'Orient et de l'Occident, dans l'état présent des choses, consiste en ce que l'Orient maintient la supériorité de la contemplation sur l'action, tandis que l'Occident moderne affirme au contraire la supériorité de l'action sur la contemplation. Ici, il ne s'agit plus, comme lorsqu'on parlait simplement d'opposition ou de complémentarisme, donc d'un rapport de coordination entre les deux termes en présence, il ne s'agit plus, disons nous, de points de vue dont chacun peut avoir sa raison d'être et être accepté tout au moins comme l'expression d'une certaine vérité relative ; un rapport de subordination étant irréversible par sa nature même, les deux conceptions sont réellement contradictoires, donc exclusives l'une de l'autre, de sorte que forcément, dès que l'on admet qu'il y a effectivement subordination, l'une est vraie et l'autre fausse. Avant d'aller au fond même de la question, remarquons encore ceci : alors que l'esprit qui s'est maintenu en Orient est vraiment de tous les temps, ainsi que nous le disions plus haut, l'autre esprit n'est apparu qu'à une époque fort récente, ce qui, en dehors de toute autre considération, peut déjà donner à penser qu'il est quelque chose d'anormal. Cette impression est confirmée par l'exagération même où tombe, en suivant la tendance qui lui est propre, l'esprit occidental moderne, qui, non content de proclamer en toute occasion la supériorité de l'action, en est arrivé à en faire sa préoccupation exclusive et à dénier toute valeur à la contemplation, dont il ignore ou méconnaît d'ailleurs entièrement la véritable nature. Au contraire, les doctrines orientales, tout en affirmant aussi nettement que possible la supériorité et même la transcendance de la contemplation par rapport à l'action, n'en accordent pas moins à celle-ci sa place légitime et reconnaissent volontiers toute son importance dans l'ordre des contingences humaines (3).

Les doctrines orientales, et aussi les anciennes doctrines occidentales, sont unanimes à affirmer que la contemplation est supérieure à l'action, comme l'immuable est supérieur au changement (4). L'action, n'étant qu'une modification transitoire et momentanée de l'être, ne saurait avoir en elle même son principe et sa raison suffisante ; si elle ne se rattache à un principe qui est au-delà de son domaine contingent, elle n'est qu'une pure illusion ; et ce principe dont elle tire toute la réalité dont elle est susceptible, et son existence et sa possibilité même, ne peut se trouver que dans la contemplation ou, si l'on préfère, dans la connaissance, car, au fond, ces deux termes sont synonymes ou tout au moins coïncident, la connaissance elle-même et l'opération par laquelle on l'atteint ne pouvant en aucune façon être séparées (5). De même, le changement, dans son acception la plus générale, est inintelligible et contradictoire, c'est à dire impossible, sans un principe dont il procède et qui, par là même qu'il est son principe: ne peut lui être soumis, donc est forcément immuable ; et c'est pourquoi, dans l'antiquité occidentale, Aristote avait affirmé la nécessité du « moteur immobile » de toutes choses. Ce rôle de « moteur immobile », la connaissance le joue précisément par rapport à l'action ; il est évident que celle-ci appartient tout entière au monde du changement, du «devenir »; la connaissance seule permet de sortir de ce monde et des limitations qui lui sont inhérentes, et, lorsqu'elle atteint l'immuable, ce qui est le cas de la connaissance principielle ou métaphysique qui est la connaissance par excellence, elle possède elle-même l'immutabilité, car toute connaissance vraie est essentiellement identification avec son objet. C'est là justement ce qu'ignorent les Occidentaux modernes, qui, en fait de connaissance, n'envisagent plus qu'une connaissance rationnelle et discursive, donc indirecte et imparfaite, ce qu'on pourrait appeler une connaissance par reflet, et qui même, de plus en plus, n'apprécient cette connaissance inférieure que dans la mesure où elle peut servir immédiatement à des fins pratiques ; engagés dans l'action au point de nier tout ce qui la dépasse, ils ne s'aperçoivent pas que cette action même dégénère ainsi, par défaut de principe, en une agitation aussi vaine que stérile.

C'est bien là, en effet, le caractère le plus visible de l'époque moderne : besoin d'agitation incessante, de changement continuel, de vitesse sans cesse croissante comme celle avec laquelle se déroulent les événements eux-mêmes. C'est la dispersion dans la multiplicité, et dans une multiplicité qui n'est plus unifiée par la conscience d'aucun principe supérieur; c'est, dans la vie courante comme dans les conceptions scientifiques, l'analyse poussée à l'extrême, le morcellement indéfini, une véritable désagrégation de l'activité humaine dans tous les ordres où elle peut encore s'exercer ; et de là l'inaptitude à la synthèse, l'impossibilité de toute concentration, si frappante aux yeux des Orientaux. Ce sont les conséquences naturelles et inévitables d'une matérialisation de plus en plus accentuée, car la matière est essentiellement multiplicité et division, et c'est pourquoi, disons le en passant, tout ce qui en procède ne peut engendrer que des luttes et des conflits de toutes sortes, entre les peuples comme entre les individus. Plus on s'enfonce dans la matière, plus les éléments de division et d'opposition s'accentuent et s'amplifient ; inversement, plus on s'élève vers la spiritualité pure, plus on s'approche de l'unité, qui ne peut être pleinement réalisée que par la conscience des principes universels.

Ce qui est le plus étrange, c'est que le mouvement et le changement sont véritablement recherchés pour eux-mêmes, et non en vue d'un but quelconque auquel ils peuvent conduire ; et ce fait résulte directement de l'absorption de toutes les facultés humaines par l'action extérieure, dont nous signalions tout à l'heure le caractère momentané. C'est encore la dispersion envisagée sous un autre aspect, et à un stade plus accentué : c'est, pourrait on dire, comme une tendance à l'instantanéité, ayant pour limite un état de pur déséquilibre, qui, s'il pouvait être atteint, coïnciderait avec la dissolution finale de ce monde ; et c'est encore un des signes les plus nets de la dernière période du Kali-Yuga.

Sous ce rapport aussi, la même chose se produit dans l'ordre scientifique : c'est la recherche pour la recherche, beaucoup plus encore que pour les résultats partiels et fragmentaires auxquels elle aboutit; c'est la succession de plus en plus rapide de théories et d'hypothèses sans fondement, qui, à peine édifiées, s'écroulent pour être remplacées par d'autres qui dureront moins encore, véritable chaos au milieu duquel il serait vain de chercher quelques éléments définitivement acquis, si ce n'est une monstrueuse accumulation de faits et de détails qui ne peuvent rien prouver ni rien signifier. Nous parlons ici, bien entendu, de ce qui concerne le point de vue spéculatif, dans la mesure où il subsiste encore ; pour ce qui est des applications pratiques, il y a au contraire des résultats incontestables, et cela se comprend sans peine, puisque ces applications se rapportent immédiatement au domaine matériel, et que ce domaine est précisément le seul où l'homme moderne puisse se vanter d'une réelle supériorité. Il faut donc s'attendre à ce que les découvertes ou plutôt les inventions mécaniques et industrielles aillent encore en se développant et en se multipliant, de plus en plus vite elles aussi, jusqu'à la fin de l'âge actuel ; et qui sait si, avec les dangers de destruction qu'elles portent en elles-mêmes, elles ne seront pas un des principaux agents de l'ultime catastrophe, si les choses en viennent à un tel point que celle-ci ne puisse être évitée ?

En tout cas, on éprouve très généralement l'impression qu'il n'y a plus, dans l'état actuel, aucune stabilité ; mais, tandis que quelques-uns sentent le danger et essaient de réagir, la plupart de nos contemporains se complaisent dans ce désordre où ils voient comme une image extériorisée de leur propre mentalité. Il y a, en effet, une exacte correspondance entre un monde où tout semble être en pur « devenir », où il n'y a plus aucune place pour l'immuable et le permanent, et l'état d'esprit des hommes qui font consister toute réalité dans ce même « devenir », ce qui implique la négation de la véritable connaissance, aussi bien que de l'objet même de cette connaissance, nous voulons dire des principes transcendants et universels. On peut même aller plus loin : c'est la négation de toute connaissance réelle, dans quelque ordre que ce soit, même dans le relatif, puisque, comme nous l'indiquions plus haut, le relatif est inintelligible et impossible sans l'absolu, le contingent sans le nécessaire, le changement sans l'immuable, la multiplicité sans l'unité ; le « relativisme » enferme une contradiction en lui-même, et, quand on veut tout réduire au changement, on devrait en arriver logiquement à nier l'existence même du changement; au fond, les arguments fameux de Zénon d'Élée n'avaient pas d'autre sens. Il faut bien dire, en effet, que les théories du genre de celles dont il s'agit ne sont pas exclusivement propres aux temps modernes, car il ne faut rien exagérer ; on peut en trouver quelques exemples dans la philosophie grecque, et le cas d'Héraclite, avec son «écoulement universel», est le plus connu à cet égard ; c'est même ce qui amena les Eléates à combattre ces conceptions, aussi bien que celles des atomistes, par une sorte de réduction à l'absurde. Dans l'Inde même, il s'est rencontré quelque chose de comparable, mais, bien entendu, à un autre point de vue que celui de la philosophie; certaines écoles bouddhiques, en effet, présentèrent aussi le même caractère, car une de leurs thèses principales était celle de la «dissolubilité de toutes choses» (6). Seulement, ces théories n'étaient alors que des exceptions, et de telles révoltes contre l'esprit traditionnel, qui ont pu se produire pendant tout le cours du Kali-Yuga, n'avaient en somme qu'une portée assez limitée ; ce qui est nouveau, c'est la généralisation de semblables conceptions, telle que nous la constatons dans l'Occident contemporain. Il faut noter aussi que les « philosophies du devenir », sous l'influence de l'idée très récente de «progrès», ont pris chez les modernes une forme spéciale, que les théories du même genre n'avaient jamais eue chez les anciens : cette forme, susceptible d'ailleurs de variétés multiples, est ce qu'on peut, d'une façon générale, désigner par le nom d' «évolutionnisme » Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons déjà dit ailleurs à ce sujet; nous rappellerons seulement que toute conception qui n'admet rien d'autre que le «devenir» est nécessairement, par là même, une conception naturaliste », impliquant comme telle une négation formelle de ce qui est au-delà de la nature, c'est-à-dire du domaine métaphysique, qui est le domaine des principes immuables et éternels. Nous signalerons aussi, à propos de ces théories antimétaphysiques, que l'idée bergsonienne de la « durée pure » correspond exactement à cette dispersion dans l'instantané dont nous parlions plus haut ; la prétendue intuition qui se modèle sur le flux incessant des choses sensibles, loin de pouvoir être le moyen d'une véritable connaissance, représente en réalité la dissolution de toute connaissance possible.

Ceci nous amène à redire une fois de plus, car c'est là un point tout à fait essentiel et sur lequel il est indispensable de ne laisser subsister aucune équivoque, que l'intuition intellectuelle, par laquelle seule s'obtient la vraie connaissance métaphysique, n'a absolument rien de commun avec cette autre intuition dont parlent certains philosophes contemporains : celle-ci est de l'ordre sensible, elle est proprement infra-rationnelle, tandis que l'autre, qui est l'intelligence pure, est au contraire supra-rationnelle. Mais les modernes, qui ne connaissent rien de supérieur à la raison dans l'ordre de l'intelligence, ne conçoivent même pas ce que peut être l'intuition intellectuelle, alors que les doctrines de l'antiquité et du moyen âge, même quand elles n'avaient qu'un caractère simplement philosophique et, par conséquent, ne pouvaient pas faire effectivement appel à cette intuition, n'en reconnaissaient pas moins expressément son existence et sa suprématie sur toutes les autres facultés. C'est pourquoi il n'y eut pas de « rationalisme » avant Descartes ; c'est là encore une chose spécifiquement moderne, et qui est d'ailleurs étroitement solidaire de l' « individualisme », puisqu'elle n'est rien d'autre que la négation de toute faculté d'ordre supra-individuel. Tant que les Occidentaux s'obstineront à méconnaître ou à nier l'intuition intellectuelle, ils ne pourront avoir aucune tradition au vrai sens de ce mot, et ils ne pourront non plus s'entendre avec les authentiques représentants des civilisations orientales, dans lesquelles tout est comme suspendu à cette intuition, immuable et infaillible en soi, et unique point de départ de tout développement conforme aux normes traditionnelles.

René Guénon, « La crise du monde moderne ».


(1) « Le travail, une valeur en voie de disparition »

(2) La contemplation et l'action, en effet, sont respectivement les fonctions propres des deux premières castes, celle des Brahmanes et celle des Kshatriyas ; aussi leurs rapports sont ils en même temps ceux de l'autorité spirituelle et du pouvoir temporel ; mais nous ne nous proposons pas d'envisager spécialement ici ce côté de la question, qui mériterait d'être traité à part.

(3) Ceux qui douteraient de cette importance très réelle, quoique relative, que les doctrines traditionnelles de l'Orient, et notamment celle de l'Inde, accordent à l'action, n'auraient, pour s'en convaincre, qu'à se reporter à la Bhagavad-Gîtâ, qui est d'ailleurs, il ne faut pas l'oublier si l'on veut en bien comprendre le sens, un livre spécialement destiné à l'usage des Kshatriyas.

(4) C'est en vertu du rapport ainsi établi qu'il est dit que le Brahmane est le type des êtres stables, et que le Kshatriya est le type des êtres mobiles ou changeants ; ainsi, tous les êtres de ce monde, suivant leur nature, sont principalement en relation avec l'un ou avec l'autre, car il y a une parfaite correspondance entre l'ordre cosmique et l'ordre humain.

(5) II faut noter, en effet, comme conséquence du caractère essentiellement momentané de l'action, que, dans le domaine de celle-ci, les résultats sont toujours séparés de ce qui les produit, tandis que la connaissance, au contraire, porte son fruit en elle-même.

(6) Peu de temps après son origine, le Bouddhisme dans l'Inde devint associé à une des principales manifestations de la révolte des Kshatriyas contre l'autorité des Brahmanes ; et, comme il est facile de le comprendre d'après les indications qui précèdent, il existe, d'une façon générale, un lien très direct entre la négation de tout principe immuable et celle de l'autorité spirituelle, entre la réduction de toute réalité au « devenir » et l'affirmation de la suprématie du pouvoir temporel, dont le domaine propre est le monde de l'action; et l'on pourrait constater que l'apparition de doctrines « naturalistes » ou antimétaphysiques se produit toujours lorsque l'élément qui représente le pouvoir temporel prend, dans une civilisation, la prédominance sur celui qui représente l'autorité spirituelle.


LE TRAVAIL
Une valeur en voie de disparition
Dominique Méda

Le travail n'a pas toujours été au cœur du lien social.
C'est un concept moderne, inventé au dix-huitième siècle pour répondre au double problème que constituait la fondation et la régulation d'une société laïcisée. Il n'est pas une catégorie anthropologique fondamentale, il ne constitue pas l'essence de l'homme.
La pensée économique a pris une place considérable dans nos sociétés modernes
Elle a éliminé la politique, puisqu'elle se veut une science des comportements humains, dont les lois permettent une régulation automatique de la société. Fondée sur une vision réductrice de l'homme et de ses richesses, elle nous entraîne dans une course au développement qui a oublié ses fins.
Nous vivons aujourd'hui une situation paradoxale.
Nous avons enfin la possibilité de réduire le temps consacré au travail et nous faisons tout pour ne pas le faire. Seule l'étude des origines et de l'évolution du concept de travail nous permettra de comprendre qu'il n'est pas le fondement de notre lien social et que nous pouvons nous en désinvestir au profit de la création d'un véritable espace public géré collectivement.



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