Centre
védantique Ramakrishna de Gretz-Armainvilliers
Dans
« Et Jésus marcha sur le Gange », Alain Durel relate une
fulgurante illumination qui, selon un vieux swâmi tamoul friand de
sucreries, l'aurait propulsé au rang des élus du Seigneur. Mais de
quel Seigneur s'agit-il, Jésus, Shiva, Satan ?
L'ashram
que m'avait recommandé frère Antoine appartenait à l'ordre
Râmakrishna. Il était situé en banlieue parisienne, à
Gretz-Armainvilliers, dans une vieille maison française qui évoquait
Moulinsart, le manoir du capitaine Haddock. Bâtie au milieu d'un
grand parc admirablement entretenu, elle s'élevait sur trois étages.
D'autres bâtiments, de taille plus modeste, entouraient la vieille
demeure. L'un d'entre eux abritait les novices. un autre, plus en
retrait, faisait office de ferme ; au fond du parc se tenait la
maison des femmes. L'ashram était la propriété de l'ordre
Râmakrishna. La plupart de ses occupants étaient des Occidentaux -
vêtus à l'européenne -, excepté le gourou, swâmi Ritajananda, un
vieux Tamoul d'une grande profondeur d'esprit doublée d'un humour
décapant. Le groupe des novices se composait d'un Américain, de
deux Espagnols, deux Hollandais et un Allemand — Allemand
rebaptisé Véda — un homme d'environ trente ans, terminait sa
dixième année d'ashram. Il était sur le point de devenir swâmi.
Chargé d'accueillir les hôtes, il me fit visiter le parc. Tandis
que nous foulions l'herbe abondante du domaine. j'interrogeai Véda :
— Qui
était Râmakrishna ?
— Sri
Râmakrishna, répondit Véda avec son léger accent allemand, est né
dans un village du Bengale appelé Kamarpukur, en 1836. À onze ans,
alors qu'il traversait un jour les champs de riz vers Anur, il eut
soudain une vision de gloire et perdit connaissance. Les gens dirent
qu'il s'agissait d'un simple évanouissement, mais c'était en
réalité cette disposition calme et sereine, cet état
supraconscient appelé samâdhi, l'union à Dieu. Plus tard, Sri
Râmakrishna devint prêtre au temple de Dakshineswar dédié à la
déesse Kâli, la Mère. Pendant le service du soir, son travail
consistait, entre autres choses, à balancer les lumières, l'eau
sacrée et les fleurs devant l'image sainte. Rempli par la pensée
divine comme il l'était, il oubliait très souvent de terminer la
cérémonie. Et, plus étonnant encore, il plaçait sur sa propre
tête les fleurs destinées aux offrandes pour la Mère de l'uni-vers
! Les autorités du temple se rendirent compte que Sri Râmakrishna
était incapable de célébrer les cérémonies religieuses. Très
vite, de nombreuses personnes reconnurent en lui un prophète envoyé
par Dieu pour le salut de l'humanité...
Après
cette promenade dans le parc, Véda m'introduisit dans la belle
demeure et me présenta swâmi Ritajananda, un homme de petite
taille, très âgé, avec de petits yeux noirs qui semblaient
traverser les âmes. Ce regard de feu s'accordait parfaitement à une
grande douceur et même une certaine bonhomie. Il aimait faire des
plaisanteries en français comme en anglais. Quelques dames âgées,
dévotes du swâmi, vivaient également à l'ashram et s'occupaient
des travaux domestiques.
Chaque
matin et chaque soir avait lieu une longue séance de méditation
collective suivie du chant des bhajans. Après cet office, les
disciples montaient dans la chambre du swâmi et recevaient, comme
des petits enfants des mains de leur papa, un bonbon ou un gâteau.
Il y avait là quelque chose de puéril et d'émouvant, aussi. On
sentait tout l'amour que les disciples portaient à leur maître,
mais aussi la tendresse et l'affection que le swâmi leur
communiquait en retour.
Mon
séjour à l'ashram de Gretz dura une petite semaine et changea le
cours de ma vie. Lors du premier repas de midi, un invité parisien,
très exalté par ses lectures védantiques, questionna le swâmi
tandis qu'il mâchait très lentement, comme à son habitude, son
plat de riz.
« Pensez-vous,
dit l'invité, que le purusha expérimente les gunas de prakriti
comme l'affirme la Bhagavad-Gita ou, au contraire, que ses
attachements aux gunas n'ont pas d'incidence karmique sur la
naissance dans de bonnes ou mauvaises matrices ? »
La
question était pédante et reflétait plus le désir de briller que
celui d'être instruit. Le swâmi, sans détourner le regard de son
assiette, répondit avec un grand calme :
«
Je ne pense pas, monsieur, je mange ! »
Toute
la table éclata d'un rire bruyant qui fit rougir le pédant. Au
sortir du repas, le swâmi m'accorda une entrevue. Je lui demandai
s'il est possible d'éliminer nos samskaras. Il me répondit qu'il
était impossible de les détruire mais seulement de les purifier et
de les réorienter vers une bonne fin.
Le
lendemain, je fus le premier installé dans la salle de méditation,
qui se remplit rapidement. Les méditants étaient assis pour la
plupart sur des petits coussins ronds et avaient revêtu un grand
châle qui les recouvrait presque entièrement. Je repris mon
investigation, la quête du Soi, Atma vichara. Hélas, elle ne donna
pas le fruit escompté. J'eus enfin l'idée d'ouvrir les yeux sans
pour autant relâcher mon attention au cœur profond. J'aperçus
alors la grande image de Sri Râmakrishna devant laquelle nous étions
tournés. Je n'avais même pas pris le temps de contempler le visage
de ce mendiant d'amour.
J'étais
alors un jnani, un philosophe, et non un bhakta, un dévot. Or, ce
matin-là, dans la salle de méditation, le visage de Râmakrishna.
le chantre bengali de l'amour mystique, me parut soudain d'une
majestueuse beauté. La photographie du saint hindou le montrait
assis par terre, les yeux pleins d'amour, implorant avec ardeur la
Mère divine. Je compris alors qu'il manquait à mon yoga de la
connaissance une dimension amoureuse. La descente de l'intellect dans
le cœur, préconisée par le Maharshi, ne pouvait se produire
autrement !
Le
père Le Saux intercédait-il pour moi depuis le nirvâna des
sannyâsins chrétiens ? Je repris mon exercice d'introspection en y
ajoutant cet élément essentiel que j'avais jusqu'alors méprisé, l'amour. Ce grain de sable allait faire exploser l'immanence
tranquille d'un pseudo-soi qui n'était en réalité qu'une forme
plus subtile de mon ego, illusion que frère Antoine avait justement
analysée en disant : « Tu ne vois pas ton problème parce que
ton problème, c'est toi ! » La question fondamentale (qui
suis-je ?), je la posais maintenant à quelqu'un qui, bien plus
moi-même que je ne l'étais, n'en était pas moins radicalement
autre, transcendance dans l'immanence, infini en soi, un Soi situé
au-delà de l'Un, au-delà de l'Être : « Qui suis-je, ô mon
amour ? »
Je
suppliai cet autre en moi de me dévoiler ma véritable identité
avec toujours plus de ferveur lorsque, soudain, je fus littéralement
projeté, élevé, emporté au-dessus de mon propre corps, cependant
que la salle de méditation était inondée d'une lumière
étincelante. Des larmes abondantes s'écoulaient à grands flots de
mes yeux éblouis par cet embrasement divin tandis que mon âme
baignait dans un océan de lumière. Mon intellect devenu
parfaitement muet, je ne pensai plus, je contemplai, accédant ainsi
à un exercice supérieur de mes facultés mentales. Cette expérience
extatique emplit tout mon être de ravissement, c'était une
immersion dans la joie, dans la gloire. Enfin, après des minutes qui
me parurent des siècles. je retrouvai mon corps et me réveillai au
monde de la temporalité, m'endormant à celui de l'éternité.
J'avais goûté au divin, mais sans pouvoir le nommer, tel le baiser
volé d'une inconnue masquée au carnaval de Venise.
Lorsque
je revins à moi, je constatai que tous les méditants avaient quitté
la salle. Je sortis non sans quelques douleurs dans les jambes et
courus parler à swâmi Ritajananda, auquel je racontai en détail
mon illumination. Ce dernier m'écouta avec la plus grande attention,
puis, lorsque j'achevai mon récit, me dit d'une voix grave mais
sereine: « C'est une grande grâce que Dieu vous fait, et c'est
peut-être là un signe. Le Seigneur vous appelle, il vous a
choisi... »
Un
ravissement ne fait pas le saint. La quête de l'illumination d'Alain
Durel se poursuivra et « prendra peu à peu la tournure d'une
confrontation spirituelle le mettant aux prises avec ses propres
démons ».